La prison, c’était avant tout la privation d’Iph. Et au bout de trois ans à Moulins-Yzeure, Akif KerabiFils d’Aïcha Aziz-Sliman, frère aîné de Malik Kerabi et demi-frère plus âgé de Djamila Aziz, cousin germain plus âgé de Rachid et Citak Kerabi ; braqueur et criminel malgré lui en l’an zéro, découvre la philosophie en prison. Mentionné dans I : IV, V et VII. n’arrivait toujours pas à s’y habituer. D’aucuns, bien sûr, pouvaient trouver pénible d’être enfermé la plus grosse partie de la journée dans un tout petit espace, de devoir partager ce dernier avec un codétenu, de n’être séparé de leurs toilettes communes que par un rideau de plastique qui ne faisait même pas la bonne largeur, mais tout cela, c’étaient des détails ; Akif n’oubliait jamais que s’il avait eu son Iph, il lui aurait suffi de se pencher sur cette petite fenêtre pour avoir à disposition le monde entier. Et surtout, pour pouvoir cliquer sur Akif Kerabi, vérifier, alimenter, corriger son contenu.
Le vrai problème était là. Depuis qu’Akif était devenu bibliothécaire-adjoint, il avait accès au power-book de travail de la responsable, Ariane LécuyerPrésente dans I : II. ‒ Ariane, presque aussi jeune que lui, si fragile et douce en apparence, si solide au fond ‒, mais il surfait en fantôme, sans pouvoir s’inscrire ni parler ; il allait sur des forums de philosophie, lisait des débats auxquels il ne pouvait participer. Quel que soit l’intérêt des idées échangées il ne s’y attardait pas, cela lui donnait, à chaque fois, l’impression d’être mort et de voir la vie continuer sans lui. C’était peut-être cela, le vrai but de la prison ? La vraie punition pour ses crimes ? En outre, avec le power-book professionnel, tous les « murs » privés étaient inaccessibles, ils ne s’ouvraient qu’à des individus identifiés. Tandis qu’avec son Iph, en quelques secondes, Akif aurait pu savoir comment allaient sa mère et son frère… ou, plus probablement, il n’aurait pas eu besoin de se le demander, il aurait vaqué à ses occupations virtuelles en toute sécurité, bien certain qu’une alarme l’aurait aussitôt prévenu en cas de problème affectant l’un des deux…
En prison, les rapports humains étaient ramenés à leur aspect le plus primitif. Soit l’autre était là, devant vous, avec son volume, son poids, ses kilos de chair et d’os, comme MalikMalik Kerabi ; fils d’Aïcha Aziz-Sliman, frère cadet d’Akif Kerabi, demi-frère plus âgé de Djamila Aziz, cousin germain de Rachid et Citak Kerabi ; dealer avant l’an zéro, il assiste à l’effondrement de son réseau, vit une conversion personnelle à l’islam, quitte Moulins pour Chartres où il rejoint son cousin Rachid ; en apparence insouciant et cool, il se pose plus de questions existentielles qu’on le soupçonnerait. Présent dans I : IV et VII. au parloir au début du mois d’octobre, ou José Sanchez, le codétenu d’Akif, qui, depuis un bon moment, faisait des pompes sur le sol de leur cellule, devant la télé qui martelait du Faux ProphèteRappeur à la mode. Mentionné dans I : IV, V et VII., soit l’autre n’était pas là, et on endurait son absence sans aucun adoucissement. Peut-être que cela rappelait ce qu’était vraiment, à la base, l’attachement pour les proches : la présence de la mèreAïcha Aziz-Sliman ; mère d’Akif et Malik Kerabi et de Djamila Aziz ; d’origine algérienne ; deux fois divorcée, a quitté Moulins pour Clermont-Ferrand en emmenant Djamila pour suivre un homme ; résolument athée, a élevé ses trois enfants hors de toute référence à l’islam. Présente dans I : IV ; mentionnée dans I : VI., tellement première, tellement oubliée, celle du corps interdit d’Ariane, celle si évidente de Malik… Au prix d’un gros effort mental, Akif supprima les pensées inutiles et stériles sur ce qui pouvait être arrivé à son frère, depuis près de deux mois, et revint à la question de l’identité. Comment pourrions-nous sentir notre propre existence qui se confond avec toutes nos perceptions du monde ? Il en fallait forcément un signe extérieur, une attestation, et c’est là que l’Iph devenait nécessaire ; j’ai un mur, donc je suis… Aux premiers temps de sa détention, l’Akif falot et irréel de la maison d’arrêt pensait constamment à l’autre Akif, le vrai, celui du mur ; les messages devaient continuer à lui arriver tandis que lui ne pouvait plus les lire ; le flot de la vie s’adressait désormais à l’autre, à l’heureux propriétaire de l’Iph…
La prison, c’était la vie sans « story », la vie sans selfies, la vie sans traces. Une vie faite tout entière pour vous dire que vous n’existez pas. Cela restait vrai même si, paradoxalement, être plongé dans ce néant avait amené Akif à découvrir la lecture, toutes ces pensées sur le monde et réflexions sur soi écrites par des gens qui n’avaient jamais eu d’Iphs ! Il savait que, comme le disait Ariane, cela l’avait rendu plus réfléchi et plus intelligent, et pourtant, les livres restaient des substituts, et le manque d’Iph était toujours sa sensation première.
La conclusion provisoire fut soulignée par une petite musique narquoise. José interrompit ses pompes, saisit ce qu’il appelait son « téléphone portable » et entama une conversation avec un des membres de sa nombreuse famille. Depuis le lit du haut (où il était allongé avec ses livres), Akif le suivit des yeux en se disant que tout ce qu’il venait de penser ne valait pas pour les Gitans. Ces derniers avaient une autre culture, un autre rapport à la technologie. José et son frère Pablo, détenu lui aussi, avaient bien eu des Iphs dans le passé, mais ils n’y avaient jamais attaché autant d’importance que la plupart de leurs contemporains. Ils les considéraient comme des moyens de communication qu’ils pouvaient remplacer au besoin par leur ancêtre primitif, ce drôle de petit appareil qui tenait dans le creux de la main… Or, avec son pré-Iph, José vivait la prison autrement : il pouvait communiquer à distance avec ses proches, il pouvait leur parler de sa cellule ! Comment intégrer ce fait récalcitrant à son analyse précédente ?
José, cependant, venait d’enfoncer le bouton de fin d’appel ; il releva la tête et se méprit sur le sens du regard d’Akif : « Si tu veux, je te le prête pour appeler ton frère. »
Communiquer de loin, sans Iph ? Akif fut d’abord déconcerté, puis bouleversé par les possibilités que cela offrait. Mais…
« C’est gentil, seulement je ne pourrais pas m’en servir… Je ne connais pas son numéro par cœur ; je l’avais en mémoire, comme celui de ma mère, cela affichait juste leurs noms et leurs visages… »
José ne cacha pas qu’il trouvait cela « très con ». Comme si Akif ne se doutait pas qu’il serait en prison un jour ! Et tous ces parloirs avec son frère pendant trois ans, sans même penser à lui demander son numéro ! Ce n’était quand même pas si compliqué de se procurer un téléphone portable à l’ancienne, il suffisait d’aller fouiner un peu dans une déchèterie. Enfin, il devait y avoir moyen d’arranger le coup. « Je t’ai pas dit que j’avais un cousin à Clermont qui connaissait ta sœur ?… Djamila AzizFille du second mariage d’Aïcha Aziz-Sliman, demi-sœur cadette d’Akif et Malik Kerabi ; jeune caissière dans un hypermarché de Clermont-Ferrand en l’an zéro, mutante, elle vit ensuite avec sa mère dans la communauté des squatteurs des friches. Présente dans I : IV ; mentionnée dans I : VII., c’est bien ta petite sœur ? Eh bien, mon cousin a son numéro d’Iph. Il me le passe, je te le donne, tu l’appelles, et elle te file le numéro de ton frère. Tu lui parleras à elle d’abord, elle sait sûrement comment il va… »
Akif, éberlué, se sentait tétanisé. José enchaînait déjà : il allait appeler son cousin de Clermont, mais pas tout de suite ; il ne voulait pas manquer la retransmission de Faux Prophète en live au Zénith de Paris.
Akif, perturbé, inquiet, le cœur battant (était-il vraiment prêt à entendre de la bouche de sa demi-sœur Djamila ce qui était arrivé à Malik ?), fixa machinalement à son tour l’écran de télévision, le capuchon dissimulant, comme toujours, les traits de Faux Prophète, ne révélant par instants que des yeux brillants et enfoncés ; il accorda une pensée à l’éclairage étudié qui maintenait la bouche dans l’ombre, une autre à la définition de l’homme impliquée par les paroles que José scandait en même temps que le chanteur : « Je suis un animal capable de muta-tion / qui va de l’affirmation à la néga-tion ». La voix de Faux Prophète, démultipliée, résonnait en même temps de toutes les cellules. Mais, alors que sous les hourrahs du public et de la prison, il entamait la chanson suivante, la fameuse « Grève des usagers de la SNCF », sa voix mourut soudain partout à la fois, à l’instant où l’image disparaissait, et l’éclairage électrique avec lui. Nouvelle coupure de courant.
« Ah non, putain ! » s’écria José, furieux, depuis le noir complet. Lors des coupures précédentes, un système de secours avait déclenché une sorte de veilleuse au plafond, une lumière blanche blafarde, trop faible pour permettre de lire. Et voilà qu’il n’y avait même plus cela. Akif, à tâtons, s’enveloppa dans sa couverture : le radiateur n’était déjà pas bien chaud, et maintenant il allait se refroidir complètement. Cependant, les exclamations indistinctes de colère et d’indignation fusaient d’un peu partout, bientôt couvertes par un cri lointain mais parfaitement audible : « Grève des usagers d’EDF !!! »
C’était le grand Max, deux cellules plus loin, un Antillais déjanté de vingt-trois ans qui ne manquait jamais de sens de la répartie. José, comme d’autres, reprit ce cri, hurla à son tour le titre modifié : « Grève des usagers d’EDF ! »
En quelques secondes, un rap improvisé et délirant gagna leur étage. Tout le monde savait par cœur les paroles de « Grève des usagers de la SNCF » ; chacun les scandait le plus fort possible en proposant les changements qui s’imposaient ; alors on tendait l’oreille, et les meilleures formules étaient adoptées et reprises en chœur. Les usagers d’EDF en avaient assez d’être opprimés, d’être exploités ; ils voulaient un autre statut…, non, ils cherchaient la vraie lumière, celle qu’EDF avec tous ses actionnaires… et toutes ses centrales nucléaires… ne savait pas leur fabriquer, alors ILS FAISAIENT GRÈVE ILS FAISAIENT GRÈVE ILS FAISAIENT GRÈVE et ils voulaient QU’EDF CRÈVE QU’EDF CRÈVE QU’EDF CRÈVE. À ce stade du rap, c’était à qui secouerait le lit, frapperait le mur ou cognerait sa chaise sur le sol pour ajouter des percussions. Akif lui-même se surprit, non seulement à fredonner à l’unisson avec les autres, mais à faire rouler ses phalanges en rythme contre le mur. Dans ce noir complet chaque voix proche ou lointaine devenait plus identifiable ; la possibilité de faire du bruit semblait apprivoiser l’obscurité, la peupler, la rendre humaine, la réchauffer aussi.
Lueur de torches électriques dans le couloir, bruits de voix indistinctes, couvertes par la clameur des cellules : « On veut attendre la fin du monde dans le noir ! » (la vraie chanson disait « dans notre lit ! »). La lueur arrivait droit sur eux.
« Putain, les matons ! commenta José. Pourvu que ce soit l’Oncle Ben ! »
L’Oncle Ben avait non seulement la peau noire, un trait qu’il partageait avec un bon quart des détenus, mais la tête ronde et le sourire d’un smiley, d’où son surnom rétro, évoquant les pubs sans complexes d’avant la mutation et le slogan resté célèbre : « il ne colle jamais ! » ; c’était le seul maton respecté et même aimé de tous pour son calme imperturbable et sa bienveillance à toute épreuve. Mais ce n’était certainement pas l’Oncle Ben ; si ce dernier avait été de service, il les aurait laissés se défouler pendant la coupure de courant.
La clé tournait dans la serrure de leur cellule, la torche électrique fut braquée sur José : « C’est pas bientôt fini, ton bordel ? » Scénario du pire. C’était Baltringue.
Baltringue était, selon la définition de Pablo, « le plus vicieux de tous les fils de pute assez tordus pour faire le sale boulot de maton » ; il était si vieux qu’il aurait bien dû prendre sa retraite depuis trois ou quatre ans au moins, mais dans ce contexte de démissions généralisées, l’administration était trop heureuse de le garder, tandis que lui voulait rester pour satisfaire ses penchants sadiques. Or Baltringue qui en voulait au monde entier avait, pour des raisons connues de lui seul, une haine spéciale envers les Gitans en général, et les frères Sanchez en particulier. Il fit donc irruption dans la cellule en éructant contre José : qu’est-ce qu’il avait à brailler comme un putois, il se croyait encore dans sa déchèterie natale, à manger du blaireau autour d’un feu de bois avec les autres sauvages, seulement ici, on était chez les civilisés… Méthode habituelle : il accumulait les insultes racistes dans l’espoir de le faire craquer et de susciter une réaction lui permettant de l’envoyer au mitard, mais José, pas idiot, ne lui donnerait pas ce plaisir. Pendant ce temps, deux autres gardiens se contentaient de gueuler dans le couloir et de cogner contre les portes pour rétablir le calme dans les cellules voisines.
Ce fut le moment choisi par cette abrutie d’EDF pour remettre le courant dans la centrale de Moulins-Yzeure. La télé se ralluma pour afficher le générique de fin d’émission du « Rap du siècle, concerts en live », et la lumière du plafonnier inonda la cellule, révélant à Baltringue le téléphone portable resté bien en vue sur le lit de José. Ce dernier se jeta dessus trop tard :
« Qu’est-ce que c’est que ça ? J’ai pas bien vu… Donne-le-moi ! »
José obtempéra, impassible mais les dents serrées. Akif se sentait maintenant la gorge nouée à regarder la scène. L’objet, cependant, avait excité la verve de Baltringue : incroyable ! C’était l’Iph des Gitans ? Un sous-Iph pour des sous-hommes ! Et puis, dis donc, c’était élaboré ! Pas de lettres, ce serait sans doute trop compliqué pour eux qui n’étaient pas allés à l’école, juste des chiffres de zéro à neuf : ils pourraient vraiment s’en tirer avec ça sans se tromper de touches ? Inutile de se demander où ils avaient pu dégotter un truc pareil ; à force de vivre dans des décharges d’ordures… Une vraie pièce de musée, en tout cas, qu’il se ferait un plaisir de montrer au directeur…
« Vous n’avez pas le droit ! » À sa propre surprise, Akif se rendit compte que c’était lui qui avait parlé, comme si chacun ne savait pas que quand un gardien décide de s’en prendre à un prisonnier en particulier, les autres n’ont plus qu’à baisser la tête et fermer leur gueule. La part de lui qui s’observait de l’extérieur même sans Iph constata qu’il n’était plus sur le lit du haut, mais debout à moins d’un mètre de Baltringue, aux côtés de José et à un pas devant lui : un quart d’heure plus tôt pourtant, la perspective d’utiliser ce téléphone portable l’angoissait, et maintenant, voir cet appareil qui pouvait le relier à Malik entre les sales pattes de Baltringue lui faisait péter un câble. « Ce sont les Iphs qui sont interdits, pas les téléphones portables ! En prison, on ne peut rien mettre sur son mur, rien rendre public ; en revanche, on peut communiquer avec ses proches, ça n’a jamais été défendu : pourquoi croyez-vous qu’il y a des parloirs ? Souvenez-vous qu’autrefois, avant que Myzon rachète la Poste, on écrivait des lettres à la main, et les gardiens s’occupaient de distribuer le courrier…
‒ Et ils venaient border les prisonniers dans leurs lits aussi, mais ça, c’était au temps des Bisounours ! »
Baltringue avait changé de cible. Ce fut en vain que d’un coup d’œil, José conseilla à Akif de ne pas insister ; ce dernier ne voulait plus rien entendre. Il raisonnait. Sur le courrier autrefois, il était sûr de son fait. Il n’y avait qu’à porter l’affaire devant le directeur…
« OK, OK, le bibliothécaire m’a convaincu : j’ai sûrement pas le droit, alors je vous le laisse », conclut Baltringue avec un sourire vicieux. Il posa le téléphone portable en équilibre instable sur le rebord de la table et, à l’instant même, le fit voler en arrière d’un bon coup de coude qui le projeta devant la porte de la cellule. « Oh, pardon ! » s’exclama-t-il, ravi, et lourdement, délibérément, il recula d’un pas, appuyant bien son pied sur le téléphone qui fit entendre un craquement sinistre.
Baltringue souleva son pied et regarda les morceaux : « Ben dis donc, c’était pas très solide à l’époque ! C’est peut-être pour ça que les gens normaux sont passés à l’Iph ? »
Akif croisa le regard de José, si éloquent : « Bouge pas, te fatigue pas : un jour, c’est sûr, je lui ferai la peau. » Et puis plus rien : un brouillard rouge, tandis qu’il se jetait sur Baltringue, poings en avant…
Akif passa dix jours au mitard et, durant ces dix jours, il y eut trois coupures de courant de plusieurs heures chacune. La durée de sa punition ne laissa pas de le surprendre : Baltringue n’avait pas eu grand-chose, les deux autres gardiens étant aussitôt accourus. Mais tout était tellement désorganisé à présent… En même temps, on ne l’avait pas entièrement oublié puisqu’on lui portait une fois par jour le plateau-repas habituel (réduit à la portion congrue pour tout le monde, car les entreprises de restauration collective avaient une fâcheuse tendance à mettre la clé sous la porte). Et puis, il pouvait faire confiance à Ariane : si cela se prolongeait trop, elle se renseignerait à plus d’une reprise, elle irait trouver le directeur, avec sa douceur tenace et son sourire désarmant…
En attendant, il faisait froid, il faisait sombre (au mitard, la lumière blafarde de la veilleuse était la seule source d’éclairage), entre les longues heures de nuit et les coupures d’électricité, c’était le noir complet une bonne partie du temps. Akif dormait le plus possible.
Il se remit à rêver du labyrinthe de façon récurrente, comme dans sa première année de détention. Le deuxième livre qu’il avait lu dans sa vie, sur les conseils d’Ariane, c’était Les Mythes et légendes de la Grèce antique, juste après Les Misérables, avant le Coran. Au premier abord, on aurait dit de simples contes, puis, comme l’avait dit Ariane, il en avait compris de plus en plus le sens symbolique. Était-ce à cause du fil d’Ariane, du prénom d’Ariane, que cette histoire de labyrinthe l’avait hanté depuis le début ? Ce ne devait pas être la seule raison. Ses rêves de labyrinthe n’avaient rien d’érotique ni d’agréable. Le scénario de base était toujours le même : il était perdu dans le labyrinthe, isolé des « autres » (un groupe vague : les futures victimes sacrifiées ?) et plongé dans le noir complet. (Le couvre-feu à la prison favorisait sans doute ce type de cauchemars.) Il entendait mugir le Minotaure plus ou moins loin de lui (c’étaient là que les diverses versions différaient le plus), il cherchait à tâtons le fil qui devait lui permettre de gagner la sortie, et en général il ne trouvait rien, se réveillait en tâtonnant dans le vide.
Pourquoi ne pas rêver plutôt que l’Ariane réelle était avec lui dans le labyrinthe, qu’il la sauvait de cette brute bestiale de Minotaure ‒ il aurait pu, par exemple, donner à ce dernier les traits de Baltringue… ‒ puis qu’il lui faisait furieusement l’amour dans un dédale discret ?
Au lieu de quoi, la dernière en date des versions du labyrinthe onirique était la pire de toutes. Cette fois, Akif en tâtonnant avait trouvé le fil et au lieu de le lâcher sans le vouloir ou de le sentir se dissoudre, il l’avait suivi un bon moment ; il en avait encore la sensation au bout des doigts : un mince fil de nylon résistant, tendu comme un fil de fer. Il entendait les mugissements du Minotaure de plus en plus proches : sans doute que le chemin de la sortie passait tout près du couloir où il se trouvait. Tout en avançant, Akif se demandait où étaient les huit autres, et voilà qu’il savait très bien de qui il s’agissait : c’étaient les huit personnes qu’il avait tuées au Crédit rural de Vichy ! Le fil toujours en main, il empruntait des couloirs en pente ; il avait beau tourner, retourner, cela descendait de plus en plus, et quand il débouchait enfin, ce n’était pas au grand jour, c’était aux pieds du Minotaure. Alors, il comprenait en un éclair : il avait suivi le fil dans l’autre sens ; il n’avait pas marché vers la sortie mais vers le centre du labyrinthe. (Ce n’était pas tout à fait la fin du rêve… Il avait oublié la suite ; il s’était réveillé avec le sentiment d’une découverte très perturbante… liée à son Iph ! Mieux valait ne pas insister…)
Rien d’étonnant à ce que le labyrinthe représente sa perception actuelle de son identité : en prison, sans Iph, avec les meilleures raisons du monde de se sentir coupable. Le fil d’Ariane ‒ d’Ariane la bibliothécaire ‒ cela pouvait être ses lectures : les textes anciens de sagesse, les grands traités philosophiques… Il s’y raccrochait, espérant y trouver la solution, et cela ne faisait peut-être que l’enfoncer dans la complexité et la perplexité. Mais s’il était lui-même le labyrinthe, si tout mutant était pour lui-même un labyrinthe, pouvait-il vraiment en sortir ? Le fil d’Ariane pouvait-il le mener ailleurs qu’au centre de lui, là où était tapi le monstre ?
Et bien sûr, le labyrinthe d’Akif serait à jamais hanté par les huit personnes qu’il avait tuées. Il avait peur maintenant de rêver qu’il les croisait dans un couloir ! Même si, en réalité, il ne revoyait qu’un des huit visages : celui de la dame effarée qui était restée plantée devant lui, les mains sur la tête comme il l’avait demandé. Il avait revécu la scène des milliers de fois : son rôle à lui devait juste être de tenir les clients en respect pendant qu’un autre braqueur, plus expérimenté, se faisait livrer l’argent liquide. Or, dès qu’il avait dit : « On ne bouge plus ! Les mains sur la tête, sinon je tire », les gens s’étaient tous mis à crier et à courir dans tous les sens. On ne savait rien, à l’époque, de la mutation, donc, sur le coup, Akif avait eu l’impression que c’était de sa faute, qu’il n’avait pas parlé avec suffisamment d’autorité, et qu’en plus il était lent à réagir ; il avait alors tiré à droite, à gauche, en direction des fuyards, ajoutant à la panique. Il ne revoyait aucune de ces victimes-là, tout n’était qu’un tourbillon confus, avec cette impression de déraper de plus en plus qu’on a dans les cauchemars. Mais sa dernière balle, Akif l’avait tirée en plein dans la poitrine de cette dame restée plantée devant lui, sans aucun mobile, sinon le besoin d’effacer ce regard effaré, cette expression d’horreur sur ce visage, l’image, ou plutôt, le reflet que cela lui renvoyait de ses faits et gestes. Résultat, il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir le visage de sa huitième victime ; il la revoyait tomber aussi, avec toujours dans la mort le même regard effaré.
Le souvenir de ses actes était d’autant plus lourd à porter qu’une fois arrêté, gavé d’Omasanty, qui était alors la base de l’alimentation dispensée par l’espèce de cafétéria minable de la maison d’arrêt, il avait muté aussitôt. Si bien qu’en quelques jours, il n’avait plus été capable de comprendre sa propre mentalité de non-mutant. Pourquoi avait-il accepté sans discuter, et même sans réfléchir, cet ordre idiot de menacer les clients avec un revolver dont il savait à peine se servir, et de tirer si quelqu’un bougeait ? C’était pourtant à la fois le traiter en larbin et se préparer, en cas de problème, à lui faire porter le chapeau, et cela crevait les yeux ! Pourquoi, avant cela, avait-il attaché tant d’importance à entrer dans ce gang, à montrer qu’il était un dur, à gagner la confiance du caïd local, à participer à un braquage ? Ce n’était pas pour l’argent que ça lui aurait rapporté ; comme Malik, il gagnait bien sa vie à dealer tranquillement du shit à Champmilan, leur quartier de Moulins. Akif se souvenait de ce qu’il avait ressenti, l’anxiété, l’espoir, la satisfaction, la fierté, mais rien de tout cela n’avait plus de sens pour lui, comme si cela avait été ressenti par quelqu’un d’autre… un autre Akif, encore, que celui du mur et des selfies, ou toujours le même, celui qu’il n’était plus ? De façon générale, pourquoi avait-il attaché par le passé de l’importance à ce que qui que ce soit pense quoi que ce soit de lui ? Qu’est-ce que l’opinion d’Untel ou Untel pouvait changer à ce qu’il était ou n’était pas ? Incompréhensible. Oui, décidément, c’était encore plus aberrant que le mur, les selfies, la story et le reste, par lesquels chacun paradait d’abord et avant tout devant lui-même, cherchant à s’auto-persuader qu’il était très cool en alignant les preuves. Or, on a assurément besoin de sa propre approbation, mais pas de celle d’autrui.
Si les autres victimes du Minotaure étaient les huit personnes qu’il avait tuées, cela voulait dire que le Minotaure, c’était lui aussi. La part de lui qui, trois ans plus tôt, avait tiré par pure bêtise, juste parce qu’on lui avait mis un revolver entre les mains et que cela lui avait paru, dans l’instant, le seul moyen à sa portée d’agir sur les événements. La part de lui qui s’était réveillée dix jours plus tôt, malgré Épictète, Marc-Aurèle et La Phénoménologie de l’Esprit restés posés sur son lit, et qui avait sauté à la gorge de Baltringue, comme si Akif ne savait pas qu’agresser ce dernier physiquement, c’était entrer dans son jeu, que ce vieux sadique était prêt à encaisser quelques coups afin de se donner le plaisir d’envoyer quelqu’un au mitard. Le plus fort mentalement en cette occurrence avait été José Sanchez ; Akif n’avait prouvé que sa faiblesse, son incapacité à se contrôler. Bref, qu’il y ait ou non une sortie à ce labyrinthe, il y avait en tout cas une manière de ne plus se changer en Minotaure : mener le vrai djihad, contre lui-même (il avait retenu cela du Coran), choisir désormais la non-violence et, quoi qu’il arrive, ne jamais en démordre.
Akif calcula la date de cette résolution : 11 décembre de l’an 3. « Le Minotaure ne passera pas », cela ferait un bon titre pour un rap type Faux Prophète ! Il tentait d’en composer les paroles quand il entendit, enfin, le bruit qu’il espérait depuis si longtemps : on arrivait en plein après-midi, en dehors de l’heure du repas. Inutile d’espérer un parloir, on ne serait pas venu le chercher ici, mais il allait sans doute regagner sa cellule, respirer à nouveau une heure par jour l’air frais, et même plutôt frisquet, de la cour, retrouver La Phénoménologie de l’Esprit qu’il avait à peine commencée, reprendre ses activités de bibliothécaire et donc revoir Ariane…
La porte du mitard fut ouverte par Balai-Brosse, pas causant, mais réglo. Il lui passa les menottes et l’emmena sans explications, mais pas vers sa cellule ni vers les douches. Ils suivirent de longs couloirs vides (suite à des séries de libérations successives, la prison de deux cents places ne renfermait plus que soixante-trois détenus qu’on continuait à entasser à deux par cellules pour la commodité des sept gardiens restants), jusqu’à l’aile réservée à l’administration, où Akif n’était jamais allé. Là, ils marchèrent sur de la moquette marron, croisèrent un Baltringue désœuvré qui lui décocha un regard haineux, et passèrent enfin par une porte blindée. Akif se retrouva dans un bureau. Aux murs, une armoire vitrée et en partie vide, contenant encore une cinquantaine d’Iphs éteints, tous étiquetés ; il se dit avec émotion que le sien devait être du nombre. Puis, tandis que Balai-Brosse s’activait à défaire ses menottes, son regard tomba sur la surface de la table au centre de la pièce : là, bien en vue, parfaitement reconnaissable, impossible à confondre avec aucun autre, IL était là, c’était le sien, IL l’attendait ! N’en croyant pas ses yeux, il découvrit dans le fauteuil d’en face Jean-Paul Sanguinetti, l’actuel directeur de la centrale, et debout dans un coin près de la fenêtre qui donnait sur la terre nue et désolée des champs, l’Oncle Ben, les bras croisés, qui souriait de toutes ses dents blanches.
« Ah, Monsieur Kerabi ! s’exclama le directeur, se soulevant à demi de son siège. Asseyez-vous, je vous en prie. »
Akif s’assit, couvant trop son Iph du regard pour être en état d’observer le visage du directeur et de deviner où il voulait en venir avec sa soudaine politesse de salon.
« J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer : vous êtes libéré. Vous pouvez reprendre votre Iph, je vous laisse cinq minutes pour le consulter, puis vous me parlerez un peu de vos projets… »
REPRENDRE SON IPH ! Un geste seulement, il suffisait de tendre la main, on ne le lui arracherait pas… La main d’Akif s’approcha en tremblant, et s’immobilisa à quelques centimètres.
Message d’alerte, sans passer par l’Iph éteint, directement de son cerveau à son cerveau. Il ne fallait pas qu’il le fasse. Alors il se sentit envahi de la même rage qui l’avait pris en voyant Baltringue détruire délibérément le téléphone portable. On n’avait pas le droit de tirer brusquement quelqu’un du mitard, pas lavé, pas rasé, et de lui dire comme ça, de but en blanc : « Voilà votre Iph ». Il avait été trop dur tout à l’heure avec sa rage ; elle n’était pourtant pas le désarroi qui l’avait fait tirer au Crédit rural, il y avait quelque chose de juste dans son indignation, quelque chose de libérateur. Il y avait son refus désormais d’être manipulé.
À condition de ne pas céder à la violence, il n’avait pas changé d’avis là-dessus. Il ramena sa main vers son corps, releva la tête et regarda le directeur en face :
« Vous vous foutez de moi ? lui demanda-t-il froidement.
‒ Pardon ? »
Sanguinetti n’en croyait tellement pas ses oreilles qu’il en oubliait d’être choqué. Derrière lui, le sourire de l’Oncle Ben s’effaça : sa bouche dessina un rond parfait, et ses yeux s’écarquillèrent.
« Vous voulez me libérer pour quoi ? Pas pour bonne conduite, en tout cas : je sors de dix jours de mitard pour avoir agressé un gardien ! »
Le directeur indiqua d’un geste que c’était une broutille. Lui aussi avait perdu son sourire.
« Disons que pour des raisons pratiques, il faut réduire le nombre des détenus, et que vous faites partie de ceux qui partent aujourd’hui. Est-ce que ça vous va ? Maintenant prenez votre Iph et allez cacher votre joie hors de mon bureau ; on ne va pas y passer la journée ! »
Une pointe traînante d’accent corse fit surface dans la fin de sa phrase, signe d’un énervement montant.
En entendant « prenez votre Iph », Akif se souvint de la fin de son rêve. Ayant suivi le fil dans le mauvais sens, il débouchait devant le Minotaure. Ce dernier était au pied d’un mur… d’un mur qu’Akif connaissait bien, car il était couvert des dernières photos qu’il y avait mises trois ans plus tôt, des icônes de skype et de sa messagerie. Le Minotaure ne prêtait d’ailleurs aucune attention à Akif, trop occupé à se photographier lui-même, avec dans son poing l’Iph qui était posé là, sur cette table… et qu’il ne fallait surtout pas qu’Akif accepte de prendre.
«Et pourquoi ça ? Qui est-ce qui a eu l’idée de me mettre sur la liste et en fonction de quoi ?
‒ Vous n’allez pas vous plaindre, maintenant ? C’est la meilleure !
‒ Je ne suis pas en train de me plaindre. Je voudrais juste comprendre. Il me semble que j’en ai le droit. C’est de ma propre vie qu’il s’agit, non ? Or, j’ai quand même eu un procès, un peu folklo à cause de la mutation qui se répandait, mais valable sur le fond, on m’a déjà compté des circonstances atténuantes, c’est pour cela que je n’ai eu que quinze ans de prison dont huit ans fermes, et j’ai bien dit à la fin que je ne voulais pas faire appel, car je trouvais ça très indulgent. Et j’ai à peine fait trois ans en comptant la détention provisoire ! Soit à peu près quatre mois par mort que j’ai causée : pas cher payé de leur peau, non ? Vous étiez prêt à me laisser cinq minutes pour regarder mon Iph, puis parler avec moi de mes projets à ma sortie. Donc, vous pouvez prendre ce temps-là pour m’expliquer pourquoi je devrais être libéré…
‒ À part qu’il n’y a rien qui m’oblige à vous donner une explication…
‒ Ça, c’est la réponse typique de celui qui n’a aucune bonne raison à fournir. Si votre choix était un tant soit peu justifié rationnellement, vous ne vous feriez pas prier pour me répondre. »
Le directeur leva les yeux au ciel, avant de se tourner vers l’Oncle Ben : « Voilà. Voilà exactement ce que je voulais dire. Voilà ce qui me fait dire qu’on ne peut pas travailler avec ces gens-là. » Le geste excédé rendait cela très clair : « ces gens-là » ne désignaient pas les détenus, ni les Arabes, mais les mutants. Puis, s’adressant à Akif sans plus se donner la peine de feindre l’amabilité : « La raison, elle est très simple. On va presque vider la prison. On ne garde que les plus dangereux, et toi, tu n’es pas dedans.
‒ Dans ce cas, vous feriez mieux de la vider carrément et de la fermer…
‒ Oh, pauvre ! Le jour où je te demanderai ton avis… » Sanguinetti avait repris à 100 % son accent corse.
« Vous ne me l’avez pas demandé, mais je peux toujours vous le donner, puisqu’on en parle… » L’Iph était toujours là. Pour résister à la tentation, ne pas tendre la main, parler à la place. « Vous pouvez libérer tout le monde, ça se tient, ça revient à dire que vous postulez que chacun de nous est responsable des actes qu’il va commettre désormais. Bien entendu, ce ne peut être qu’un postulat, il n’y a aucun moyen d’en avoir la certitude. Seulement, c’est l’unique postulat logique. Si vous ne croyez pas que chacun est responsable de ses actes, tout votre passé de directeur de prison devient absurde. En libérer certains, ça ne tient pas. Sur quelle base est-ce que vous pourriez faire un tri entre nous ?
‒ Je ne sais même pas pourquoi j’accepte de discuter avec toi… Mais, tant qu’on y est : peut-être parce qu’en tant que directeur de prison, j’ai une certaine expérience des criminels et que je suis un peu mieux placé qu’un autre pour savoir qui est susceptible de récidiver ?
‒ Ce serait vrai si une prédiction était possible en ce domaine ; or, elle ne l’est pas. Vous n’avez pas vu le film Minority report ? Vous n’avez aucun moyen de mesurer la dangerosité de quelqu’un ! Et je ne vous parlerai même pas de la situation nouvelle créée par la mutation, avec l’effondrement de l’État que nous étions nombreux à trouver oppressif, le plein emploi pour tous ceux qui veulent travailler, la diminution de l’agressivité due à la xéno-sérotonine, il n’y a pas besoin d’aller chercher si loin. De façon générale, comment pourriez-vous prévoir les comportements d’autrui ? Le maximum que chacun peut accomplir, c’est de s’engager au nom de ses valeurs à ne pas se décevoir soi-même, quelles que soient les circonstances. Ce n’est pas de la prédiction, c’est de la volonté. Donc, si vous avez trié les prétendus plus dangereux, vous avez pris une décision pire que subjective : arbitraire, fondée sur de purs préjugés, indigne d’un auxiliaire de la justice comme devrait l’être un directeur de prison. Voilà pourquoi on ne condamne pas les gens au nom d’une dangerosité supposée, mais pour les actes réels qu’ils ont commis et qui constituent la seule réalité sur laquelle on peut avoir prise. Quoi qu’il en soit, en ce qui me concerne, je considère que si cette prison reste ouverte, ma place ne peut être qu’à l’intérieur. Après ça, bien sûr, vous faites ce que vous voulez…
‒ Toi, en tout cas, si on ne t’a pas condamné comme casse-couilles, c’est vraiment parce que le code pénal est une belle connerie ! » Et, à l’Oncle Ben : « Boucle-le, puisque c’est ce qu’il demande. »
L’Iph éteint demeura sur la table.
De nombreux changements s’ensuivirent. Tout d’abord, Akif eut enfin des nouvelles rassurantes de Malik. En le ramenant dans sa cellule, l’Oncle Ben lui confia qu’il était un ami de longue date de sa demi-sœur Djamila (qui avait, décidément, les fréquentations les plus variées). Elle l’avait chargé de lui dire que Malik allait bien et que s’il ne venait plus le voir, c’était parce qu’il avait dû quitter Moulins ; il vivait désormais à Chartres où il s’était associé avec leur cousin RachidRachid Kerabi ; frère aîné de Citak Kerabi, cousin germain d’Akif et Malik Kerabi, ex apprenti puis employé de Kurt Grienenberger, fleuriste dans le centre-ville de Chartres ; hérite de la boutique de son patron en l’an 2, lorsque celui-ci retourne en Allemagne ; ouvert, sociable, facile à vivre, réfléchi à sa façon, il ignore s’il est liber ou sapiens mais croit à sa bonne étoile et est heureux dans son époque. Présent dans I : VII. (qui avait fait fortune dans le commerce des fleurs). Leur mère allait bien aussi, elle était toujours à Clermont-Ferrand ; si quelque chose arrivait à Malik ou à elle, Djamila le lui ferait dire tout de suite via l’Iph de l’Oncle Ben.
Il apparut ensuite que le directeur ne s’était pas contenté de libérer cinquante-deux prisonniers ; il avait également démissionné, laissant son poste à l’Oncle Ben qui avait commencé par renvoyer Baltringue, à moins que ce ne soit Sanguinetti lui-même qui ne l’ait licencié avant de partir. La première décision de l’Oncle Ben fut, en tout cas, de libérer les frères Sanchez, stupéfaits mais ravis, qui ne se le firent pas dire deux fois. José, faisant ses adieux à Akif, lui confirma que, dès que son frère et lui auraient passé la porte de la centrale, ils iraient trouver Baltringue dans son bled de Saint-Éloy-les-Mines. Voilà longtemps qu’ils avaient mis leur famille sur le coup pour connaître son nom et repérer où il habitait. Riraient bien alors qui riraient les derniers ; on disait qu’il n’y avait plus de police…
Les autres espérèrent que la libération des Sanchez était la première d’une nouvelle série, mais rien ne vint. Ils n’étaient plus à présent que neuf prisonniers pour quatre gardiens. L’Oncle Ben commença par les déménager à l’étage le moins vétuste et par leur attribuer une cellule à chacun. Puis, il acheta des pots de peinture bleu ciel, réunit les détenus dans la cour, peu avant Noël, et leur proposa joyeusement de se mettre à repeindre la prison. Non, ce n’était pas rémunéré, parce que ce serait inutile ; ils savaient bien que même les banques, désormais, refusaient l’argent liquide, que tout ce qu’ils pouvaient éventuellement posséder dormait sur leurs comptes, tant que leurs Iphs n’étaient pas activés. Mais ce serait quand même plus agréable pour eux tous de vivre dans une jolie prison bleu ciel et de savoir qu’ils l’avaient peinte eux-mêmes, non ? En outre, il avait un autre type de rémunération à leur offrir : tous ceux qui participeraient à ce travail et, de façon générale, à tous les petits travaux nécessaires, pourraient aller et venir à l’intérieur de la prison de neuf heures à dix-neuf heures, ils ne seraient bouclés dans leurs cellules que pour la nuit. Ils auraient accès à volonté à la cour, à la salle de muscu, au baby-foot, à la bibliothèque et aux douches. Non, pas à la cuisine, sauf aux heures des repas, et pour mettre la main à la pâte, pas pour vider les frigos ! Ils pouvaient le prendre comme un programme expérimental de semi-liberté ; cela s’était déjà fait, d’ailleurs, par le passé à Moulins-Yzeure.
Ils râlèrent, récriminèrent, ironisèrent, mais finalement, tout le monde fut volontaire. Akif, qui n’avait jamais été un adepte des travaux manuels, dut admettre qu’il appréciait l’expérience. Cette espèce de rédemption par le travail que leur offrait l’Oncle Ben était proposée avec tant de naïveté et organisée avec tant de bonne humeur qu’elle porta des fruits inattendus. Elle leur permit de s’approprier l’espace de la prison, de le sentir bon an mal an comme leur foyer actuel, de s’estimer en mesure d’intervenir eux-mêmes pour l’améliorer. Et elle souda leur groupe. Ils n’avaient fait jusque-là que se croiser une heure par jour dans la cour, au milieu de bien d’autres ; le travail commun créa une vie commune. À part Dave, le vieux pédophile pédéraste, qui avait au moins cinquante ans et servait de souffre-douleur aux autres, ils étaient tous dans la vingtaine ; Nolan, le plus jeune, venait juste d’avoir dix-neuf ans, Garou, l’unique trentenaire, faisait figure de doyen et d’autorité. Akif, adjoint-bibliothécaire, considéré comme l’intello de service, aimait se poser en observateur détaché, mais en réalité il aimait bien le grand Max qui lui rappelait plusieurs de ses copains de Champmilan, voire Malik lui-même, tandis que l’agressivité hargneuse de Brice-Couilles le bien nommé lui tapait souvent sur les nerfs.
Quatre gardiens pour neuf, cela n’avait rien d’une sinécure : il fallait maîtriser Hugo le Bourin quand il pétait les plombs pour une contrariété, à peu près une fois toutes les quarante-huit heures, le boucler dans sa cellule pour qu’il se calme, et néanmoins garder un œil sur les uns et les autres, dispersés dans la prison selon leurs goûts et leurs affinités. Même si, de fait, la dispersion restait relative ; le groupe se reformait sans cesse autour du baby-foot attenant à la salle de muscu dont la porte restait ouverte. Max eut l’idée d’en faire une petite salle de détente en y transportant deux banquettes depuis l’aile presque inutilisée de l’administration, et en y installant une télévision commune. En fin d’après-midi, Akif, attiré par les éclats de voix, les rires et les plaisanteries, venait s’asseoir là avec son livre du moment à côté du discret Colas. Quand Hugo le Bourin n’était pas bouclé dans sa cellule, on l’entendait souffler à soulever ses haltères ; il y avait toujours au moins deux gardiens sur quatre à disputer un tournoi de baby-foot contre l’équipe du grand Max, ou contre Garou, l’outsider. Brice-Couilles était mauvais joueur et cherchait querelle à tout le monde, mais c’était souvent Garou qui le remettait à sa place. Selon son humeur, toujours très variable, Nolan buvait les paroles de ce dernier, tentait d’imiter son assurance, lui faisait raconter Paris, les restaus chics, les poules de luxe, ou bien, énervé, agité, il assommait tout le monde en répétant que sa mère allait venir le voir. (Aucun des neuf, en réalité, ne recevait de visites personnelles.)
Pris par ses nouvelles responsabilités de directeur, l’Oncle Ben ne les rejoignait guère qu’aux repas qu’ils prenaient à présent tous ensemble, avec les gardiens de service à cet horaire, dans une grande tablée installée à même la cuisine. Le reste du temps, il ne chômait pas : il remuait ciel et terre pour obtenir simplement que la prison continue à fonctionner, souvent aidé de Brice-Couilles qui, malgré son sale caractère, savait tout faire de ses mains. Tantôt il remplaçait le plombier ou l’électricien, tantôt il jouait les infirmiers, sans l’aide de Brice-Couilles, cette fois. Heureusement, il n’eut rien de plus grave à soigner qu’un certain nombre de claquages musculaires (chez Hugo le Bourin) ou d’yeux au beurre noir (dus à Hugo le Bourin), ainsi que les migraines chroniques de Kévin, un schizophrène qui disait que les voix qui parlaient dans son cerveau lui donnaient mal à la tête. Courant janvier, il régla une fois pour toutes les problèmes de coupures d’électricité en faisant relier la centrale à une petite entreprise privée locale fonctionnant à base d’éoliennes. (« Alors, on ne veut plus attendre la fin du monde dans le noir ? », demanda le grand Max.) Et surtout, il se décarcassait pour trouver du ravitaillement. Si, dans un premier temps, la libération des cinquante-quatre autres détenus (en comptant les frères Sanchez) s’était traduite par des portions plus abondantes dans chaque assiette, la situation n’avait pas tardé à se dégrader de nouveau. L’Oncle Ben passait donc une bonne partie de ses journées à tenter d’acheter et de faire livrer des provisions, qui n’arrivaient plus sous forme de plats congelés à réchauffer, plutôt de patates terreuses à éplucher et laver. Préparer les repas était d’ailleurs l’activité par excellence pour laquelle, chaque jour, il y avait trop de volontaires tandis que les autres, également affamés, tournaient autour des fourneaux en y allant de leurs conseils culinaires.
Dans cette ambiance de débrouille quotidienne et collective, l’atmosphère était grosso modo amicale. L’Oncle Ben, qui ne doutait de rien, déboucha même pour le 1er janvier de l’an 4 ce que Garou appela « un pauvre mousseux minable », et proposa que désormais, tout le monde se tutoie et s’appelle par les prénoms ; lui, c’était Souad. (« Ouais, super, matons, taulards, on est tous potes, on n’a plus qu’à aller faire une virée en boîte pour fêter ça ! » lança le grand Max.) Seulement on ne changeait pas de rôle si facilement : pour les prisonniers, « Souad » avec son grand sourire aux lèvres, son Iph dans sa poche, son taiser et son trousseau de bipeurs et de clés à la ceinture, restait, quoi qu’il fasse, l’Oncle Ben, pas un être humain comme eux, mais une entité, une sorte de Père Noël / Guignol / Dieu le Père. Comme on parlait ouvertement avec lui, en particulier trois fois par jour pendant les repas, on lui demandait souvent sur tous les tons quand il se déciderait à les libérer : il voyait bien que la société les avait oubliés ! À quoi cela pouvait-il servir de les garder là, et pour attendre quoi ? Une ordonnance d’un juge ? Une circulaire du gouvernement ? (« Plutôt une directive de l’UE ! », commenta un jour le grand Max, et Akif s’interrogea sur l’avenir de ce trait d’esprit : bientôt, le sigle UE n’évoquerait plus rien pour personne…)
L’Oncle Ben répondait toujours de la même manière. Posément, avec toute sa lenteur et sa solennité africaines, il disait qu’il ne lui appartenait pas d’en décider. Lui, il se considérait toujours comme un gardien, seulement voilà, par la force des choses, il s’était retrouvé à garder la maison : ne pas laisser l’aile du directeur inhabitée et des prisonniers bouclés qui mouraient de faim, comme c’était arrivé ailleurs. Mais il croyait en la France, c’était un grand pays qui en avait vu d’autres. Elle allait se reprendre. Le chaos actuel ne durerait pas toujours. Dans six mois, dans un an, dans deux ans ‒ rien, soulignait-il, par rapport à la longueur des peines auxquelles ils étaient tous condamnés ‒, il y aurait à nouveau des tribunaux, ou un gouvernement digne de ce nom, enfin, une autorité responsable à laquelle, lui, Souad, pourrait faire son rapport sur ce qu’ils vivaient aujourd’hui, un rapport qui jouerait bien sûr en leur faveur.
Akif s’étonnait souvent de voir Souad MagabaEn l’an zéro grand vigile black rassurant et bienveillant au magasin Auclair de La Pardieu à Clermont-Ferrand, il a réalisé son projet de devenir maton ; les détenus l’ont surnommé l’oncle Ben. Présent dans I : IV., avec son esprit pratique et ses compétences en termes de relations humaines, conserver pieusement le mythe de l’État qui, tel le Phénix, allait renaître de ses cendres, et ce malgré les démentis quotidiens que lui apportait l’actualité. Mais il se demandait moins souvent ce qu’il attendait et espérait de son côté, car la réponse était beaucoup plus dérangeante. Le fait était qu’il n’en savait rien. Au contraire de Jean Valjean qui, une fois au bagne, avait jugé la société et l’avait trouvée coupable, lui, Akif, une fois en détention, s’était jugé lui-même ; il ne s’était pas défaussé sur le caïd, le gang, la société, la mutation : il s’était refusé toute circonstance atténuante et condamné à rester en prison. Il ne pourrait en sortir que si la prison fermait, sorte de sentence extérieure, ou plutôt, de justice immanente. L’Oncle Ben finirait sans doute par en venir là, c’était la seule décision logique. Akif souhaitait surtout qu’il n’y arrive pas trop vite, il voulait d’ici-là avoir le temps… le temps de quoi ? D’apprendre à vivre avec sa culpabilité ? Est-ce qu’il y parviendrait un jour ? À trouver une réponse à ses questions, éthiques, métaphysiques, le fil d’Ariane, la sortie du labyrinthe ? En fait de mythe, celui-ci était bien plus mythique, bien plus invraisemblable que l’improbable renaissance de l’État.
Et puis, petit à petit, leur équilibre fragile fut remis en cause.
Pour commencer, leur nombre diminua. Un premier gardien disparut sans donner d’explication. Puis Robin, le second schizophrène, timide et introverti au possible, parvint à se pendre dans sa cellule. Tout le monde savait plus ou moins qu’il n’avait pas envie de rester seul, qu’il aurait sans aucun doute préféré continuer à partager une cellule avec Dave. Ce dernier, rejeté et moqué par tous, appréciait probablement aussi d’avoir au moins la compagnie de Robin, mais devant les railleries qui accompagnèrent la séparation de leur « couple », aucun des deux n’avait osé réclamer. Robin avait été épouvanté par l’inscription « À moi Satan ! » sur un mur de sa première cellule individuelle ; Akif avait eu beau lui expliquer que c’était une allusion humoristique à Omasanty, et l’Oncle Ben le changer de cellule, le mal était fait, il s’était mis depuis lors en tête qu’il était possédé.
Robin était trop mal connu de tous pour être vraiment pleuré par un autre que Dave (qui avait, d’ailleurs, la larme facile, un trait de plus qui contribuait à l’exclure). Mais ce que le groupe vécut le plus mal fut le moment où, après avoir passé quelques coups de fil infructueux, l’Oncle Ben arriva avec une bêche et annonça qu’on allait enterrer Robin dans l’espèce de coin de pelouse de la seconde cour : qui était volontaire pour creuser la fosse ? Max n’avait plus du tout envie de rire : alors, on ne sortait même pas de la centrale les pieds devant, on y restait encore prisonnier après sa mort ? Et c’était la méthode camp de concentration, ils enterraient eux-mêmes les précédentes victimes ? L’Oncle Ben ne voulait pas aussi qu’ils creusent d’avance leur propre fosse, tant qu’ils y étaient ? Selon Max, ses intentions étaient claires désormais : il attendait qu’ils se soient tous tués les uns après les autres pour fermer la prison et s’en aller… Finalement ce furent Akif et Garou, souvent d’accord pour jouer les pacificateurs, qui firent taire le grand Max, non parce qu’il avait tort, mais parce qu’il les déprimait. Puis Hugo le Bourin, qui n’y mettait pas d’états d’âme, accepta de creuser la fosse en échange de deux pommes de terre et d’une part de fromage supplémentaires au prochain repas.
Dans la même période, les intervenants qui continuaient à établir un trait d’union entre eux et le monde extérieur disparurent les uns après les autres. L’assistante sociale avait démissionné depuis des mois. L’atelier de dessin mensuel avait fermé au départ de Sanguinetti ; Colas en avait profité pour récupérer les papiers, fusains, couleurs, qu’il utilisait avec un certain talent, mais pour des compositions très morbides. L’imam de Moulins-Est passa une dernière fois en décembre pour constater qu’il n’y avait aucun musulman parmi les neuf prisonniers restants (il avait renoncé depuis longtemps à convertir Akif) ; l’Église catholique, de même, envoya une « Madame Balai dans le cul » (sobriquet que lui donna Max dans les minutes suivantes) qui, apprenant qu’il n’y avait aucun public potentiel pour une messe « de minuit » qu’elle voulait organiser à vingt et une heures la veille de Noël, prit un air pincé et ne revint jamais. Le pasteur de l’Église protestante unie de Vichy, Moulins, Montluçon, continua, lui, ses visites sporadiques jusqu’au début du mois de mars. Il n’y avait pourtant pas plus de protestant parmi eux que de musulman ou de catholique, mais quand il se rendait à Moulins pour aller voir son dernier fidèle, un vieil homme, seul survivant des rares familles protestantes du coin, il en profitait pour venir faire un tour à la centrale et discuter avec les détenus qui le souhaitaient ; Max, Dave, Nolan, Akif étaient presque toujours demandeurs d’une bonne conversation en tête à tête. Cependant, début mars, le pasteur célébra à Moulins les obsèques de son vieux fidèle et alla faire ses adieux aux prisonniers. Akif le regretta ; il avait apprécié leurs discussions sur l’éthique de la responsabilité. Le jeune aumônier bouddhiste issu du monastère tibétain des Combrailles était le plus assidu et fut celui qui dura le plus longtemps ; il avait organisé des séances de méditation bimensuelles auxquelles ils avaient tous fini par participer, prisonniers comme gardiens, malgré leurs degrés de concentration variables, et il s’était engagé dans un travail de longue haleine avec Kévin et Robin d’abord, puis Kévin seul, pour leur apprendre à dialoguer avec leurs « voix » sans en avoir peur. Ce fut lui aussi qui célébra une cérémonie minimaliste sur la tombe de Robin. Toutefois, courant mars, il annonça à son tour qu’il n’avait plus de moyen de transport, les dons au monastère ne suffisant plus à payer l’essence.
Mais Ariane continuait à venir. Ariane venait même de plus en plus. Comme elle habitait un gros village à une douzaine de kilomètres à l’est d’Yzeure et entretenait toute seule son vélo, elle n’avait heureusement aucun problème pour se déplacer. Non contente d’approvisionner la bibliothèque en nouveaux livres, elle initia un club de lecture à voix haute qui n’eut qu’un succès mitigé, puis proposa une remise à niveau en français : orthographe, grammaire et rédaction. Hugo et Max trouvèrent que ça leur rappelait trop le collège, mais Brice et Nolan s’accrochèrent, et Ariane parut heureuse et fière de leurs progrès. Enfin, elle instaura un club théâtre hebdomadaire pour lequel tout le monde fut volontaire. Les premières séances furent consacrées à des impros sur leur vie de détenus ; Max, aussitôt, se révéla très doué et les fit tous pleurer de rire. Courant mars, il devint clair qu’Ariane allait rester durablement à la fois la seule intervenante extérieure et la seule femme avait laquelle ils seraient en contact ; or, la circulation était libre dans la prison aux heures de ses visites, et les activités qu’elle proposait impliquaient une familiarité grandissante. L’Oncle Ben les gratifia d’un petit laïus à ce sujet, que Garou traduisit aussitôt en termes beaucoup plus crus : « Vous pouvez vous branler dans vos pieux toutes les nuits en pensant à elle, par contre, vous n’y touchez pas, elle est tabou ! »
L’idée que ses fantasmes rejoignaient ceux des autres était désagréable à Akif. Il considérait qu’il avait avec Ariane une relation privilégiée, mais pour d’autres raisons Nolan, et Brice, et le grand Max auraient pu en dire autant. Peut-être même Garou parce qu’il était plus mûr, plus détaché, qu’Ariane semblait le respecter, qu’elle se tournait souvent vers lui, lui demandant des yeux son approbation. Cependant, il fallait reconnaître que les propos de l’Oncle Ben et/ou Garou avaient porté ; il n’y eut aucun incident en sa présence, et quand elle était là chacun s’efforçait de se montrer sous son meilleur jour.
Ariane était, comme dans le mythe, un peu d’air frais, l’espoir d’une sortie du labyrinthe, alors que par ailleurs ils vivaient de plus en plus hors du monde. Les efforts de l’Oncle Ben pour les nourrir entérinaient désormais cette clôture ; les solutions qu’il cherchait, c’étaient celles de Robinson dans son île. Il leur procura, d’abord, un coq et trois poules ; à la sortie des cellules à neuf heures chaque matin, le premier rituel était désormais la chasse aux œufs, qui était d’ailleurs, dans le meilleur des cas, une chasse à l’œuf, car ils n’en trouvèrent jamais plus d’un à la fois : leurs « poules pondeuses » pondaient très peu. La règle était que celui qui trouvait un œuf avait le droit de le manger coque au petit déjeuner, mais ils étaient inégalement doués pour chercher ; tous les deux ou trois jours, l’œuf unique revenait à Garou, à Colin ou au grand Max. Puis, vers la mi-mars, l’Oncle Ben les réunit non loin de la tombe de Robin. Il y avait un petit bout de pelouse donnant sur une esplanade de graviers qui servait autrefois à garer les voitures du personnel. L’Oncle Ben avait eu une idée lumineuse : ils allaient retourner cette pelouse, enlever ces graviers et planter un potager, ce qui résoudrait à l’avenir les problèmes de ravitaillement. Violentes protestations du grand Max, d’Hugo et de Brice-Couilles, le club des aspirants à la viande rouge : ils refusaient de suer sang et eau pour qu’on puisse les nourrir de radis et de salades vertes. L’Oncle Ben avait prévu cette réaction, et accentua encore son sourire : qu’ils viennent donc voir ce qu’il avait dans la main ! Ces petites graines de rien du tout, c’étaient des graines de cannabis ! Ils semaient au printemps et, à la fin de l’été, ils auraient des fleurs et même des feuilles à faire sécher, peut-être à fumer tout de suite. Gratuit, pas trafiqué, cultivé de leurs propres mains… Le projet de potager fut, finalement, adopté avec enthousiasme et mis en œuvre avec une certaine maladresse mais beaucoup d’entrain.
On aurait pu croire à partir de là qu’on s’acheminait vers un nouvel équilibre. Cependant, dès la fin du mois de mars, l’Oncle Ben alla trouver Akif un après-midi à la bibliothèque : « Je peux te parler seul à seul ? »
Rien n’était plus facile que d’être seuls à la bibliothèque hors des horaires d’Ariane : à part Garou venant renouveler son polar tous les cinq ou six jours, ce qui lui prenait cinq minutes à chaque fois… C’était l’heure où Akif profitait de sa « permanence » pour lire sérieusement de la philo, en soulignant les passages qui l’intéressaient. Il était remonté de Kant aux empiristes et il était juste en train de penser que décidément, tout cela ne valait pas les stoïciens, quand l’Oncle Ben fit irruption et entama son préambule. Il ne pouvait s’adresser qu’à lui. Même s’ils n’en avaient jamais reparlé, il n’avait pas oublié qu’Akif n’était pas un détenu comme les autres, qu’il aurait dû être libéré depuis des mois, qu’il avait choisi d’être là. Or, voici la situation : celui des trois gardiens restants qui manquait depuis deux jours rejetait désormais tous les appels venus de la prison ; nul doute qu’il avait démissionné à la manière sauvage des mutants. En outre, les deux autres gardiens avaient donné depuis longtemps leur préavis pour la fin du mois de mars ; Souad avait gardé l’info secrète, espérant en vain trouver à les remplacer. Suivit l’exposé de leurs raisons personnelles qui n’intéressaient pas Akif :
« Mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
‒ Je veux que tu m’aides, répondit Souad. Maintenant, le groupe fonctionne bien, il peut s’autogérer et se passer de surveillants. Ce sera même plus sain : moi, je vous garde en prison, à l’intérieur de cette prison vous n’avez personne sur le dos ; il y a des choses à faire pour vivre, on s’organise pour les faire ensemble. Par contre, je ne peux pas continuer seul, il faut qu’il y ait quelqu’un avec moi et ça ne peut être que toi. » Et, se méprenant sur un geste d’Akif effaré : « Oh, je ne te demande pas d’aller révéler aux autres que Sanguinetti t’aurait libéré, je comprends que tu aies gardé le silence. Je ne te demande pas non plus de leur parler de cette conversation, ils diraient que tu es mon chouchou, ça ne ferait qu’ajouter des tensions dont on n’a pas besoin. Seulement il faut qu’ils sachent que tu es de mon côté, que si certains voulaient préparer une évasion ou une mutinerie, tu te battrais contre eux. Au nom de mon autorité et de mon ascendant sur le groupe, il faut qu’ils le sachent. »
Akif repoussa comme secondaires les mille questions pratiques que cette demande aberrante pouvait susciter. Il alla droit à l’essentiel :
« Comment pourraient-ils savoir que je suis de ton côté… Ce n’est pas le cas ! Si tu te souviens de ma discussion avec Sanguinetti, tu dois te rappeler que je lui avais conseillé de libérer tout le monde. Je persiste à penser que c’est la seule décision logique…
‒ Je me souviens, dit gravement Souad. Tu avais dit que considérer chacun comme responsable des actes qu’il commettrait en sortant de prison était une posture…
‒ Un postulat.
‒ Posture, postulat… En tout cas, ce n’est pas mon choix. Pour moi, ton “postulat”, c’est une erreur. Je ne parle pas de toi ; toi, encore une fois, tu devrais être libre, tu fais partie des cas sur lesquels Sanguinetti et moi étions d’accord. Je parle des sept autres. Bien sûr que ce sont sept gars attachants, je suis le premier à le penser et à vouloir leur laisser une chance. Mais ce sont aussi sept criminels dangereux, et je ne peux pas prendre le “postulat” qu’ils ne vont pas tuer à nouveau… »
Ils en discutèrent comme on pouvait discuter avec l’Oncle Ben, en mêlant les questions de principe aux exemples concrets. Est-ce qu’une vie sans liberté ne valait pas la peine d’être vécue ? Souad n’en était pas convaincu ; d’ailleurs, à part Max, est-ce que les autres souffraient tant que ça d’en être privés ? Même s’ils râlaient pour la forme, est-ce qu’ils ne souffraient pas davantage des problèmes d’approvisionnement, du manque de viande rouge, de l’absence de visites extérieures, bref, de choses qu’on pouvait travailler à arranger, et Souad s’y employait ? Quant au grand Max, d’accord, parlons-en. Bien sûr que c’était un gars en or, le plus gentil de tous, quand il était sobre et clean. Mais si on le mettait à la porte sans aucune structure pour l’encadrer, est-ce qu’il n’irait pas tout droit s’acheter du shit ou de la cocaïne et se saouler la gueule, est-ce que ce n’était pas d’abord à ça qu’il aspirait quand il disait vouloir être libre ? Est-ce qu’Akif croyait vraiment que Max avait envie de se réveiller à nouveau devant le cadavre d’une fille violée et étranglée, et le vague, très vague souvenir des heures précédentes, de la logique qui avait été la sienne quand il était défoncé ? Et si cela signifiait que Souad prétendait savoir ce que Max voulait mieux que Max lui-même, eh bien oui, il l’assumait. Il souhaitait donner à Max la vie la plus douce possible : c’était d’abord en pensant à lui qu’il s’était procuré ces graines de cannabis. Si cela pouvait l’aider à supporter la prison, tant mieux. Par contre, il refusait de le mettre en danger de tuer, comme il refusait de mettre ses victimes potentielles en danger.
De là, ils firent un détour par Dave, Akif cita un article du Monde expliquant que le risque représenté par un pédophile en liberté était désormais presque nul : les mômes n’étaient plus impressionnés par les adultes, ils ne se laissaient plus faire. Il en fallait plus pour ébranler Souad : il suffisait qu’il existe quelque part en Auvergne un gosse non mutant, timide, sensible, même si ses chances de rencontrer Dave étaient infimes, Souad ne le passerait pas par « pertes et profits ».
Des structures d’accueil pour Dave, pour Nolan, pour Hugo, enfin, pour des gars paumés, marginaux, déstructurés, toujours susceptibles de basculer dans la violence ? Akif devait se rappeler qu’on ne se déplaçait plus faute de moyens de transport ! En Auvergne, ils trouveraient à la pelle des associations type Squatters des Friches de Clermont-Ferrand : on vit en communauté, chacun fait ce qu’il veut de ses journées, si quelqu’un ne s’intègre pas il s’en va ou on lui dit de partir… Personne n’empêcherait Dave d’essayer de tripoter des gamins fugueurs, ni Nolan de larder de coups de couteau le premier qui selon lui le regarderait de travers… « La liberté, la responsabilité, c’est l’idéal, mais qu’est-ce qu’on fait concrètement des irresponsables qui sont si nombreux ? Je crois que la plupart des gens ne savent pas ce qu’ils font. » C’était dit sans mépris, comme un constat empreint de tristesse.
Akif se serait bien contenté de prendre acte de leur désaccord tout en reconnaissant que la position de Souad était respectable, mais Souad ne l’entendait pas de cette oreille. Pour lui, son problème ÉTAIT celui d’Akif. Il fallait que ce dernier s’engage pour l’aider. Pas seulement parce qu’ils étaient dans le même bateau. Parce que sans Akif, la question ne se poserait pas : aucun des sept autres ne serait là aujourd’hui.
« Quoi ? !!
‒ Je sais que tu n’en avais pas conscience, donc je te l’apprends. Quand Sanguinetti t’a convoqué dans son bureau, ça faisait des jours que je discutais avec lui sans arriver à rien. Il était décidé à démissionner, à libérer le plus de détenus possible et à permettre à Lenoyer de tuer les autres ; Lenoyer, qui aurait dû déjà prendre sa retraite, était resté pour ça, il n’attendait que ça… Tout ce que moi, j’avais pu obtenir, pied à pied, c’était de réduire la liste à dix. Mais quand toi qui avais lu en trois ans plus de bouquins que Lenoyer, Sanguinetti et moi dans nos trois vies, tu as expliqué qu’on ne pouvait pas mesurer la dangerosité de quelqu’un, qu’on n’avait pas le droit de prétendre savoir ce que l’autre allait faire ou ne pas faire à l’avenir, ça a ébranlé Sanguinetti. Il ne voulait relâcher aucun des dix restants ‒ lui et moi, on était en désaccord sur les Sanchez : pour moi, les Gitans ont leurs règles à eux, mais ils sont loyaux ; pour les autres, je suis plutôt d’accord avec lui : ce sont tous des gars qui tuent soit en cas de stress, soit en cas d’obstacle, donc ils sont dangereux ‒, mais il ne voulait plus les tuer. Il n’en avait jamais eu envie de toute façon… Longtemps, il ne voyait pas d’autre solution ; il préférait ça en tout cas que se contenter de boucler chacun dans sa cellule, de refermer la prison sur eux et de les laisser mourir de faim…
Moi, je lui disais depuis des jours que ça ne me dérangeait pas de rester, qu’il y avait encore quatre gardiens prêts à conserver ce boulot quelques mois… Sanguinetti ne voulait pas m’écouter parce que pour lui, j’allais me retrouver coincé là en retardant juste, autant que je pourrais, un choix qui était sien : libérer les derniers détenus et mettre d’autres personnes en danger, ou les tuer et assumer d’avoir du sang sur les mains. Seulement moi, d’après lui, je ne déciderais jamais de les tuer, et il refusait de me coincer là pour toujours ou de m’abandonner pour que je me fasse tuer par eux à sa place. Après t’avoir entendu, il a changé d’avis, il a renvoyé Lenoyer et il m’a confié la maison… »
Huit personnes tuées au Crédit rural parce qu’Akif avait voulu exécuter un ordre idiot, dix autres sauvées parce que pour résister à la tentation de prendre son Iph, il avait servi un petit laïus à Sanguinetti ! Si ce n’est que sur les dix « sauvés », il y avait déjà Robin qui s’était suicidé, et il n’était peut-être pas le dernier… Et les deux Sanchez si « loyaux» avaient dû au moins tuer Baltringue, que Souad appelait Lenoyer : une victime de plus, même si ce n’était certes pas une victime innocente.
« Eh bien, je ne m’attendais pas à devoir dire cela un jour, mais je suis plutôt d’accord avec Sanguinetti. Tu t’es coincé tout seul ; tu t’es bouclé dans la prison avec nous et tu n’es pas près d’en sortir… »
« Et moi ? » se demandait Akif en même temps. Est-ce qu’il avait payé sa dette ? Est-ce qu’il se sentait moins coupable ? Malheureusement non. Il n’y avait pas d’arithmétique dans l’affaire ; les dix ou neuf sauvés n’effaçaient pas les huit morts. (Neuf morts, d’ailleurs, en comptant Baltringue, mais bon…) Et pourtant, la révélation de Souad changeait la perception qu’Akif avait de son rôle et de son histoire. Désormais, il ne pouvait plus jouer les observateurs détachés, il savait qu’il était concerné.
« Peut-être, oui », soupira Souad. Maintenant qu’il s’agissait de lui, il ne discutait plus, il ne cherchait plus à prouver que sa position était la bonne. Il parlait dans un souffle, tête basse. « Mais j’étais coincé aussi chez les Squatters des Friches, près de ta sœur Djamila… Peut-être qu’on se coince toujours tout seul : regarde Max… et Dave… et moi… »
Akif en savait quelque chose ! Il comprit autrement soudain pourquoi Souad était venu à lui : chacun d’eux avait besoin à l’heure actuelle de la prison, chacun avait ses raisons intérieures de ne pas vouloir sortir. Décidément, il y avait du monde dans ce labyrinthe, bien des victimes errantes à croiser dans les couloirs ! Une part de lui répétait cependant : demi-sœur Djamila (il ne la connaissait pour ainsi dire pas), Ariane demi-sœur du Minotaure…
Et Akif s’entendit dire : « OK, je vais te soutenir. Pas parce que je suis d’accord avec toi, mais parce que je ne veux pas te laisser seul dans cette galère… »
En ce printemps de l’an 4, la vie des habitants de Thiel-sur-Acolin oscillait entre débrouille et désarroi, avec des épisodes de panique, mais celle d’Ariane Lécuyer avait trouvé un nouvel équilibre. Elle se réjouissait chaque jour d’avoir décidé, si jeune, de vivre dans ce village, dans la maison de sa grand-mère synonyme des étés heureux de son enfance. À l’époque, elle avait choisi l’enracinement, le calme, la compagnie des livres qu’elle aimait par-dessus tout. Aujourd’hui, l’exode urbain faisait d’elle un modèle de clairvoyance : partout les Français quittaient les grandes villes pour revenir s’installer dans des villages où tous se connaissaient et, bon an mal an, malgré conflits et tensions, se serraient les coudes. Ils choisissaient de préférence des lieux où ils avaient déjà des attaches familiales et pouvaient être accueillis. Son travail ennuyeux de petite employée de mairie ratant tous les ans le concours de bibliothécaire (une place pour mille candidats) avait pris, de même, une autre dimension : dès les premiers jours de l’an 1, le maire avait disparu ; Ariane en savait quelque chose : la maison de sa grand-mère était voisine de sa belle propriété, désormais toujours fermée. Depuis, Rachel Charasse, la première adjointe, et Ariane faisaient marcher la mairie à elles deux (avec l’aide, quand même, d’un conseil municipal renouvelé, féminisé et motivé). Comme secrétaire de mairie, Ariane assurait la permanence trois demi-journées par semaine, elle recevait les gens, écoutait leurs doléances, c’est-à-dire essentiellement qu’elle les rassurait, les adressait les uns aux autres pour trouver des solutions à leurs divers problèmes concrets : du lait, une infirmière, une sage-femme, une institutrice retraitée capable d’apprendre à lire à un gamin mutant qui rendait folle sa mère ‒ mais oui, il y avait encore des bus pour l’hôpital de Moulins à partir du village de Montbeugny, à cinq kilomètres de Thiel, et du personnel dans cet hôpital, il ne fallait pas croire que tout s’était arrêté en France ! Et au besoin, on pouvait emprunter pour gagner le bus la camionnette de livraison de Myzon, Mme Charasse avait passé un accord avec eux pour les cas graves… Elle se sentait utile et informée sur la vie, plus seulement sur les livres, c’était une sensation nouvelle qui l’emplissait de fierté.
Et surtout, le rayon de soleil de la vie d’Ariane, c’était son engagement bénévole auprès des derniers prisonniers de la centrale de Moulins-Yzeure. Le sourire mélancolique d’Akif, la profondeur de ses yeux noirs, le regard brillant qu’il posait sur elle dès qu’il croyait qu’elle ne le regardait pas ; la chaleur de Souad, sa reconnaissance, sa façon de s’illuminer en la voyant arriver, sa sollicitude pour ses moindres besoins ou désirs, cette impression qu’il savait lui donner d’être infiniment précieuse ; au-delà, le lien qu’elle tissait avec chacun des autres, fût-il une brute épaisse (Hugo) ou une pauvre loque (Dave)… En pédalant, à l’aller, au retour, dans la brise légère, au milieu des champs qui se couvraient de verdure, sur une départementale désormais sans automobiles, mais où elle ne manquait pas de dépasser des piétons, de croiser d’autres cyclistes, Ariane avait l’esprit occupé par chaque détenu, par les confidences de Nolan et son immense demande affective, par la fierté de Brice maîtrisant enfin l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir, par la fantaisie de Max, les tempêtes d’Hugo, les pleurnicheries de Dave, la distance superbe de Garou et les menus indices qu’il donnait parfois sur son existence passée, brillante et cosmopolite… (Et aussi, il fallait l’avouer, le petit frisson d’excitation qu’elle éprouvait à chaque fois qu’elle franchissait les lourdes portes blindées de ce monde d’hommes seuls, le plaisir à l’intérieur d’être l’unique représentante de l’autre moitié de l’humanité.)
En outre, il y avait à présent le club théâtre ! Ariane avait toujours aimé le théâtre, mais elle n’en avait plus fait depuis ses années de fac, et n’avait plus assisté à une pièce depuis la mutation. Or c’était le vrai bon moyen de mettre les détenus en contact avec un texte littéraire qu’ils n’auraient pas eu le courage de lire ni la patience d’écouter. À partir de leurs impros sur leur vie de prisonniers (en particulier celles de Max, soulignées par les réactions enthousiastes du groupe), elle leur avait lu des extraits de Fin de partie de Beckett, qui les avait déconcertés, puis des Bâtisseurs d’empire de Boris Vian qui les avait accrochés tout de suite et qu’ils avaient décidé de monter ensemble. Pour Ariane, la pièce post-apocalyptique évoquait l’effondrement de la société dû à la mutation, vécu au quotidien dans cette prison quasi vide. Mais elle n’avait pas eu besoin de se lancer dans le commentaire de texte ; les détenus en avaient fait spontanément leur propre exégèse. Si la famille, fuyant devant un bruit mystérieux, changeait d’étage à chaque acte pour trouver toujours au-dessus un appartement avec une pièce de moins, perdant en route une partie de ses bagages et un de ses membres, s’habituant toujours à ces manques et à ces pertes, les acteurs-amateurs semblaient savoir pourquoi sans qu’on le leur explique : « Ouais, c’est toujours comme ça : on t’enferme dans des cases de plus en plus petites », « On te retire tes droits, tes avantages, et avec ça ferme ta gueule : on te dira toujours que c’est normal. »
La distribution des rôles avait été moins consensuelle. Ariane avait d’abord veillé à changer la fille unique du couple, Zénobie, en un garçon nommé Xavier, prénom que Boris Vian avait donné au fils du voisin, qu’on ne voyait jamais. Il suffisait d’intervertir les prénoms, le voisin aurait une fille nommée Zénobie, jusque-là tout allait bien. Il restait tout de même deux rôles féminins, la mère et la bonne. Enfiler un tablier pour jouer la bonne ne semblait déshonorant à personne, mais aucun des huit n’acceptait de jouer la mère. Quant à confier le rôle du schmürz, le souffre-douleur muet qui accompagnait la famille jusqu’à la fin, à celui qui était le moins capable d’apprendre un texte par cœur, il n’y avait, pour le coup, que l’embarras du choix… Après de longues négociations et d’épuisants efforts pour ménager l’amour-propre de chacun, Ariane parvint à imposer l’idée que chaque personnage serait reconnaissable à un attribut spécifique ‒ un tablier pour la bonne, une jupe longue pour la mère, une cravate pour le père, un sac poubelle en guise de chemise pour le schmürz… ‒ et ne serait donc pas toujours incarné par le même acteur. Elle le regrettait pour Akif, elle aurait voulu qu’il joue Xavier d’un bout à l’autre. Le Xavier de la pièce était une sorte d’Akif, seul à poser les vraies questions, à demander, par exemple, pourquoi il fallait fuir devant le bruit, seul aussi à garder la mémoire de ce qui était perdu à chaque fois en montant d’un étage. Akif ferait au moins Xavier à l’acte I, Colas le père, Dave la mère puisqu’il ne voulait pas faire le schmürz, Hugo le schmürz puisqu’il y tenait tant (et qu’il était incapable de réciter quoi que ce soit…), Max la bonne, il était si drôle, Kévin le voisin puisqu’il préférait ça, Brice aurait bien assez de jouer le père à l’acte II où Garou serait la bonne et Nolan Xavier, et Max serait seul en scène à l’acte III pour incarner le père avec Hugo qui pouvait être le schmürz muet d’un bout à l’autre. Non, cela n’allait toujours pas : il n’y avait personne pour faire la mère à l’acte II et Dave refusait de s’y coller deux fois de suite. Finalement, on pouvait se passer du voisin, il n’avait pas un rôle indispensable, et Kévin serait la mère à l’acte I, si, si, pas d’histoires !
Ariane crut qu’on allait enfin pouvoir commencer les répétitions. Mais le début de l’acte I fut un fiasco. Max en Cruche, la bonne, virevoltait, plein d’énergie, et tirait toute la couverture à lui ; Hugo était un contre-emploi étonnant dans ce schmürz haltérophile, masse de haillons et de muscles, dont on se demandait pourquoi il se laissait frapper sans réagir ; justement, ce pouvait être un parti pris de mise en scène. Seulement, il fallait le reconnaître, Akif n’était pas convaincant : trop posé et trop mûr pour incarner ce Xavier adolescent, trop réticent à jouer surtout, même s’il était le seul à savoir son texte. En face de lui, le couple des parents était lamentable. Aux côtés de Kévin renfrogné et inerte, n’osant bouger de peur de se prendre les pieds dans la jupe longue, Colas, fluet, gringalet, avec sa petite voix, devait lever la tête pour parler à son fils Akif, il n’était ni sûr de lui ni drôle. Comme Ariane le reprenait une fois de plus, Colas finit par dire qu’il ne se sentait pas de jouer le père, il serait bien plus à l’aise en étant Xavier, et tout le groupe abonda dans son sens : Colas n’était pas le plus jeune, mais il avait le physique d’un adolescent. Impossible, pourtant, d’intervertir les rôles : Ariane ne voulait pas confier à Akif un personnage lourdement comique comme le père ou la mère, ce n’était pas pour lui, elle n’aurait pas plaisir à le voir là-dedans. Akif déclara alors qu’il ne tenait pas à jouer, il aimait mieux servir de souffleur, de toute façon il en fallait un, tandis que Garou (un des rares à être capable de retenir un texte par cœur) se proposait pour faire le père.
Ariane fut très déçue de ne plus voir Akif en Xavier, alors qu’elle avait récrit le texte au masculin en pensant à lui. Mais si, dans un premier temps, cela altéra sa joie de monter Les Bâtisseurs d’empire avec les détenus, l’effet à moyen terme fut plutôt de la détourner d’Akif et de lui faire reporter une bonne part de son attention et de son affection sur les sept autres, à parts inégales. C’était plus sain, d’ailleurs : à quoi bon fantasmer sur Akif, pas plus près de purger sa peine que n’importe qui ? Et c’était bien Akif lui-même qui, une fois de plus, se mettait en retrait, s’asseyait à même le sol de la cour, au pied de l’estrade improvisée de la scène, la tête courbée sur son livre, ou se contentait d’écouter les autres, retranché derrière son sourire lointain. Ariane, elle, était dans le coup. Elle était indispensable. Elle se donnait à fond. Tous les deux ou trois jours de ce printemps-là, Ariane fut accueillie comme le Messie. Elle arrivait rarement les mains vides : elle leur apportait tout ce que ses voisins et administrés de Thiel lui donnaient dans leurs moments d’abondance. Elle nourrissait ses acteurs amateurs. Elle les entraînait, les corrigeait, les encourageait, et tous sauf Akif semblaient rivaliser de zèle et d’ardeur pour mériter ses éloges…
Cela, bien sûr, c’était la version positive… Parce qu’on aurait pu dire aussi que toute cette entreprise théâtrale n’était qu’une longue série de contretemps et de contrariétés. Passons sur Kévin à l’acte I, aussi convaincant dans le rôle de la mère qu’une potiche affublée d’une jupe longue. Mais il y avait Brice à l’acte II, qui tenait à jouer le père, le personnage le plus verbeux, tout en étant incapable de retenir la moindre réplique ; il ne savait jamais que c’était à lui de parler, même quand on lui soufflait les premiers mots il ignorait la suite, et Akif, exaspéré, devait lui souffler proposition par proposition, qu’il ânonnait après lui, l’air buté, avec de grands blancs au milieu. À chaque retour de la centrale, Ariane reprenait le texte de Boris Vian pour chercher où elle pourrait couper encore dans la partie de Brice, elle en était désormais à gratter quelques mots de-ci de-là… Comme si cela ne suffisait pas, à la fin du mois de mai Hugo se jeta par-dessus la rambarde de la cage d’escalier dans une de ses crises de rage, tomba sur le crâne et mourut sur le coup, si bien qu’on se retrouva sans schmürz. Impossible de le remplacer par Akif, on avait besoin du souffleur, ni par une pile de chiffons à laquelle on donnerait forme humaine, la violence symbolique de la pièce y perdrait trop. Bref, Ariane commençait à désespérer, quand Max eut une excellente idée : le schmürz serait toujours incarné par le dernier personnage à avoir quitté la scène ; ainsi, on verrait bien que n’importe qui pouvait servir de souffre-douleur. Ariane n’eut qu’à enchérir dans la mise en scène, imaginant de rendre bien visible le passage de relais : quiconque feignait de sortir enfilait ensuite ostensiblement le sac poubelle, libérant le précédent schmürz, qui gambadait pour exprimer sa délivrance…
Il apparut à ce moment-là que tous s’étaient mis à y croire et à s’attacher au projet chacun à sa manière. Et décidément, chacun avait ses moments de grâce. Kévin n’était pas mauvais en schmürz, c’était toujours ça. Colas incarnait un Xavier posé et gracile. Dave, ce personnage lamentable, semblait transfiguré par sa longue jupe de femme, surtout lorsqu’il s’agissait d’imiter les jeunes mariées rougissantes, quand le père et la mère rejouaient leur mariage, à l’acte II, devant un Xavier écœuré ; même Brice, gagné par la contagion, devenait très drôle le temps de la pantomime. Ariane s’adapta et développa la partie mimée dont Nolan, en Xavier, jouait le public. Nolan lui-même parvenait à être étrangement émouvant lorsque ses parents le poussaient dehors et qu’il criait de détresse, suppliait pour qu’on le laisse rentrer, tandis que le « bruit » résonnait dans le couloir. Garou, emphatique et faux d’un bout à l’autre ‒ ce qui, paradoxalement, ne collait pas mal dans le rôle du père à l’acte I ‒, prenait une étrange autorité en Cruche, à l’instant précis où celle-ci rendait son tablier et s’en allait, purement et simplement, ce que personne n’avait jamais cru possible, puisque dehors, il y avait le « bruit », et le monde, ou l’empire, envahi par ce « bruit » mystérieux… Et, bien sûr, toute la pièce reposait sur les épaules de Max, entre sa performance en Cruche à l’acte I et son one man show de l’acte III dans le rôle du père acculé par le « bruit » dans sa mansarde ; à chaque répétition, il était plus délirant, plus exubérant, plus haut en couleur. C’était drôle, mais aussi grinçant et pathétique. Cette façon que Max avait de crier à l’acte III : « Je le jure ! je contrôlerai mes appétits ! », pour s’avancer ensuite sur le devant de la scène, ouvrant de grands yeux innocents et ajoutant, comme une confidence adressée au futur public « … pour mieux m’en rendre compte et mieux les assouvir » ! Quand Max se défenestrait à la fin, il se faisait souvent un vrai silence durant lequel chacun pensait à Hugo dans sa cage d’escalier, et Ariane se découvrait la chair de poule, parfois même les larmes aux yeux. C’était à cet instant seulement qu’Hugo leur manquait, alors qu’il était bien l’être au monde le moins susceptible de manquer à qui avait supporté au quotidien ses kilos et ses colères… Souad, qui, par ailleurs, était beaucoup plus détendu maintenant que la disparition définitive d’Hugo lui imposait bien moins de surveillance du groupe, et moins de quantités de provisions à dégotter, apparaissait en général en fin de journée, heureux de les voir tout à leur affaire, et s’enthousiasmait à la perspective des représentations. C’était enfin l’occasion de rappeler à la ville de Moulins l’existence de la centrale, d’attirer des bénévoles d’associations locales, éventuellement, de commencer à tisser les liens qui pourraient créer un jour les conditions d’une mise en liberté encadrée par des tuteurs et référents à l’extérieur !
Ariane, de son côté, se prenait à envisager sérieusement, sinon la libération des prisonniers (elle s’interdisait de penser à celle d’Akif), du moins la possibilité de représentations dignes de ce nom, qui redynamiseraient les activités culturelles de l’Allier, au point mort depuis la mutation, et, accessoirement, feraient connaître et apprécier la centrale. Elle était sûre, en tout cas, d’avoir une bonne partie du village de Thiel-sur-Acolin dans le public ; tous ceux qui s’étaient résignés à l’idée que leur saucisson maison, les œufs de leurs poules, tel pot de confiture des prunes de leur jardin étaient allés nourrir des violeurs, des assassins et des pédophiles, avaient tendance, les fois suivantes, mi-méfiants, mi-paternalistes, à demander des nouvelles des jeunes gars. On se donnait encore l’été pour que Brice finisse, bribe par bribe, par retenir son reste de texte (il lui arrivait à présent de dire une phrase entière sans se tromper..), et que les autres améliorent leur jeu. Mais en septembre, ils monteraient tous sur les planches, et la centrale ouvrirait ses portes aux visiteurs pour l’occasion !
Lundi 3 août de l’an 4. Par amitié pour Max, devant son thé du matin, Ariane avait parcouru l’interview de Faux Prophète qu’il trouvait si extraordinaire, celle qu’il lui avait recommandée le jour de son apparition-surprise à la bibliothèque pour y emprunter le fameux best-seller sur Les Propriétés cachées des plantes de nos contrées. Max avait cependant plus de chances de se convertir aux vertus potagères qu’Ariane à l’adoration de Faux Prophète : décidément, elle n’aimait guère le personnage. Enfin, elle pourrait quand même citer à Max ce passage-là : « Je n’ai jamais compris pourquoi on va vous dire d’Untel ou Untel qu’il a “sauvé” tel ou tel autre, genre le chirurgien qui lui a fait une opération à cœur ouvert, un truc comme ça. On pourrait dire qu’il l’a sauvé, si le mec après, il était immortel, mais comme il faudra bien qu’il meure quand même, l’autre l’a pas sauvé, il a juste prolongé sa vie, dans le meilleur des cas de quelques années ou quelques mois. Ça vaut dans le sens inverse d’ailleurs : c’est la nature qui condamne les hommes à mort, le pire des assassins se contente d’abréger une vie, il vous envoie devant le peloton un peu plus tôt, c’est tout. On en fait bien des histoires ! Bon, je dis pas qu’il faut tuer les autres, je crois que c’est à chacun de décider quand et comment il veut partir… » Oui, Ariane dirait à Max qu’elle avait apprécié ces réflexions. C’était touchant d’imaginer Max si réconforté par ces propos… De façon générale, Ariane évitait de penser à ce que les détenus avaient fait pour se trouver en prison, elle préférait ne pas le savoir, mais Max, Nolan et Akif ne lui laissaient pas le choix ; chacun d’eux avait besoin d’en parler…
C’était jour de répétition, soleil, vent d’est, nuages blancs dans le ciel. Ariane, en pédalant, avait mille pensées éparses qui revenaient toujours se rassembler autour de la centrale. L’achat gagnant des Propriétés cachées des plantes de nos contrées qui avait fait passer à Max la porte de la bibliothèque, et qui soutenait Souad dans son idée de potager. Le projet d’affiche de Colas, cette espèce de tour de Babel devenant de plus en plus étroite en haut, et le schmürz sanglant gisant dans un coin : était-ce suffisant, ou fallait-il ajouter quelque part les silhouettes des « bâtisseurs » : le père, la mère, le fils, la bonne, comme des ombres sur le mur ? Les œufs frais qu’on lui avait donnés le matin, le sac congélation bien calé dans son panier. Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier : vraie ou fausse sagesse ? Sa mère et sa tante, la veille, par skype, l’éternelle rengaine du : « Quand même, tu n’as pas peur ? La seule femme ! Ils sont sûrement dangereux… ». Elle leur avait dit le respect dont ils l’entouraient ; cette fois où, lors d’une des premières répétitions, elle avait pris sans y penser Dave par l’épaule pour le placer, et alors la sidération, le silence, les yeux exorbités… En fait, ils ne la touchaient jamais. Pas même l’autre jour, quand il faisait si chaud, que Max était allé prendre une douche, et que, d’elle-même, Ariane avait rejoint Garou assis au bord de l’estrade, et comme elle était bien juchée là, accueillie par son sourire complice, balançant ses jambes telle une petite fille, bavardant à mi-voix de la pièce, de Paris, du monde d’avant (« Moi, j’étais escroc d’art… Non, je ne peignais pas des faux, mais j’étais plutôt doué pour les vendre… »), comme si les murs de la prison ne se dressaient pas entre eux ! Rencontrer quelqu’un à Thiel, le rêve de sa mère ? L’exode urbain avait amené d’abord des retraités, puis des cols blancs quinquagénaires partis avec leurs économies pour s’inventer ailleurs une autre vie, enfin, des familles. Les garçons de son âge dont Ariane aurait pu tomber amoureuse, elle ne les voyait qu’à Moulins-Yzeure, à travers la trinité Akif, Max, Garou. Peu importait : on vit très bien toute seule avec des livres et des fantasmes. Akif, Max, Garou, le rythme des roues qui tournent à chaque coup de pédale. Akif Xavier, Max la bonne, Garou le père. Akif Julien Sorel, Max Tête d’or (pourquoi le Tête d’or de Claudel ne serait-il pas incarné par un grand Antillais, puisque Julien Sorel était un Maghrébin ?), Garou Rhett Butler. Ou bien, version Shakespeare : Akif Hamlet, bien entendu, Max Puck, le lutin malicieux de Songe d’une nuit d’été, et Garou ? Macbeth ? Iago ?
Comme Souad était long à ouvrir ce matin ! Enfin, le système automatique livra, à distance, le passage par les deux premières portes. Ariane trouva la troisième déverrouillée, elle n’eut qu’à la pousser : Souad devait être occupé ailleurs. Un peu surprise, elle se dirigea seule vers l’estrade dans la cour, où elle s’attendait à voir le groupe s’affairer pour la répétition. C’est là seulement qu’elle sut, du premier coup d’œil, que quelque chose n’allait pas.
La grande plaque du décor avait piqué du nez, elle gisait renversée sur la scène, et personne ne la relevait. Max n’était pas en train d’arpenter l’estrade, de s’étirer, de plaisanter, impatient d’être le point de mire ; on ne le voyait nulle part. Les autres non plus n’étaient pas là ; il y avait juste Dave qui pleurait et Colas désœuvré. Puis elle découvrit à terre, comme s’ils voulaient remplacer Akif dans son rôle de souffleur, Brice et Nolan, prostrés. En l’apercevant, Dave redoubla ses pleurs, Nolan murmura : « Ariane… », comme si sa présence à l’heure prévue était le coup de grâce, et Brice, les yeux rouges, se tourna vers Colas : « Dis-lui, toi », lui intima-t-il, avant de baisser la tête. Nolan s’en mêla aussi, ils racontèrent à deux voix, soutenus par les hochements de tête approbateurs de Dave qui pleurait toujours.
Voilà. Max s’était tué. Souad l’avait trouvé mort deux heures auparavant, à l’ouverture des cellules. Ariane distinguait à présent, derrière l’estrade, la grande forme allongée sur le sol et couverte d’un drap. La veille, Max avait cueilli les fleurs de cannabis… comment, Ariane ne savait pas qu’ils cultivaient du cannabis dans leur potager, pas du tout en cachette puisque c’était « l’Oncle Ben » qui l’avait semé et qu’ils attendaient tous la récolte pour pouvoir se rouler des joints ? Reprenons : Max avait cueilli derrière leur dos toutes les fleurs de cannabis, ne leur laissant que les feuilles, et les avait utilisées sans qu’ils s’en doutent pour se préparer de la tisane. Il leur avait raconté que c’était une tisane au thym pour la gorge, parce qu’il avait trop forcé en jouant et voulait être en forme pour la prochaine répétition, il brandissait un bouquin sur les propriétés des plantes et vantait les bienfaits du thym. Tout le monde en rigolait : après acteur vedette, il pourrait faire mémé avec ses tisanes, il en prenait le chemin… En fait, il s’était bien foutu d’eux ; dans son bouquin sur les plantes, il avait souligné les phrases précisant que le cannabis en infusion ne perdait pas ses vertus hallucinogènes (Ariane retint un gémissement). Donc, à vingt et une heures, Max s’était laissé enfermer dans sa cellule avec son foulard sur la gorge et son pot de tisane que personne ne lui enviait, il avait bu sa tisane tranquille, puis, une fois défoncé, il s’était pendu avec son foulard. Oh que si, il avait laissé une lettre. Des lettres. Tout ce qu’il pouvait de lettres. Au point où Ariane en était, elle pouvait toujours aller voir, comme ça elle ne serait pas venue pour rien…
Et Colas la guida jusqu’à la cellule de Max. Ariane n’était jamais montée au deuxième étage. Le premier choc fut là. Ces boxes minuscules, ces espèces de cages, la conscience soudaine que Souad, le gentil Souad, venait enfermer les huit autres là-dedans tous les soirs après dîner et qu’il ne leur rouvrait qu’au matin. Elle passa la porte ouverte que Colas lui désigna du dehors avant de regagner la cour. Dans la cellule, les murs verts d’eau, très pâles, repeints à neuf, étaient couverts d’inscriptions fraîches au marqueur noir, les unes énormes, en majuscules, les autres gribouillées à la hâte, souvent presque illisibles. Il y en avait même au plafond ! Akif était là, au milieu de la petite pièce, avec un carnet et un stylo, et il accueillit Ariane d’un sourire triste :
« Il a mis des derniers mots partout, il en débordait… Je voudrais ne pas en perdre. »
Pendant qu’Akif notait méthodiquement, pan de mur par pan de mur, Ariane tournait la tête de tous côtés. En haut des murs : « Je vole. Je plane. NE PLUS JAMAIS REDESCENDRE ». Et aussi : «JAMAIS cela n’avait été si BON ». « Des années de privation. » « C’EST TROP BON. » « Ce que je sais et ne peux pas supporter : QUAND ON RECOMMENCE LA SENSATION S’ÉMOUSSE. » « Meurs au sommet de la montagne.» Au-dessus des toilettes (posées là, à côté du bureau, même pas isolées du reste, c’était assez horrible) : « ENFIN LIBRE ». Et, à peine plus bas : « Jetez les CENDRES, Tirez la chasse d’eau ».
« Tu as vu près du lit ? » lui demanda Akif, le nez toujours dans son carnet.
Là, autre son de cloche, écrit en tout petit, en disposition verticale :
« J’avais oublié
J’ai retrouvé maintenant
ma violence
Défoncé, il faut que je tue
Et ici, je ne peux tuer qu’une personne… »
Ariane regardait avec une indignation croissante qui lui faisait monter les larmes aux yeux. Tous ces murs couverts, et pas un mot pour les autres et pour leur peine, c’était « Moi je » partout ! Il les laissait tomber comme ça, sans une pensée pour la pièce, il ne voulait pas savoir ce que représentait pour ses camarades de jouer leurs pauvres rôles, de s’investir, de progresser, d’avoir un public, et pour elle, Ariane, d’avoir trouvé pour eux Les Bâtisseurs d’empire, de monter cela avec eux, avec lui… Elle n’existait pas pour lui ; dire qu’elle s’était crue importante, précieuse ! Et le Max qu’elle avait connu, le fantaisiste, l’humoriste, l’acteur-amateur plein de feu et de génie, qu’est-ce qu’il devenait dans cette histoire ? Avec quel mépris il était traité ! Juste un passe-temps, c’est ça ? un passe-temps pour attendre le mûrissement de ses sales fleurs de cannabis… Elle le détestait, elle… Mais, détournant la tête, elle vit inscrit sur un des murs : «Je le jure, je contrôlerai mes appétits… POUR MIEUX M’EN RENDRE COMPTE ET MIEUX LES ASSOUVIR », le dernier verbe plusieurs fois souligné. Alors elle éclata en sanglots, voulut s’enfuir et, au centre de la cellule, se cogna contre Akif qui la prit dans ses bras.
Les bras d’Akif, enfin. Leur évidence. Son odeur chaude et mâle, si désirable. Et les lèvres d’Akif sous les siennes. Ariane sentait bien que c’était elle qui l’embrassait, peut-être n’avait-il prétendu, au départ, que la serrer contre lui pour la réconforter parce qu’elle pleurait, mais c’était trop tard. Les Bâtisseurs d’empire ? Une pauvre diversion : la vérité est qu’elle était déjà amoureuse d’Akif bien avant l’atelier théâtre, avant le départ de Sanguinetti, au temps où l’on comptait encore les années à partir de la naissance de Jésus de Nazareth…
Et puis, tout à coup, le cœur qui manque comme lorsqu’on rate une marche et que le sol se dérobe. Tout à l’heure, à son arrivée, le décor flanqué par terre. Akif la repoussait.
« Non, il ne faut pas, dit-il nettement. On n’a pas le droit. Ce ne serait pas juste. »
En l’écartant de lui, il l’avait dirigée vers la porte. Ariane hésita sur le seuil, cherchant son regard, et il détourna la tête.
Elle avait dû s’éloigner, puisqu’elle se retrouva derrière l’estrade et le potager, près des tombes de Robin et d’Hugo, à regarder Souad creuser une troisième fosse, le visage ruisselant de larmes. Ariane, immobile, songeait aux mots que Max lui avait légués à elle : tuer les autres ou se tuer, ce n’était pas grave puisqu’il s’agissait juste d’abréger une vie… mais la vie « abrégée » de Max, c’était un cadavre encombrant, un suicide qui ne passait pas. La plupart des détenus survivants étaient là (peut-être étaient-ils au complet ? même si le groupe ne pouvait plus lui paraître entier…). Brice criait, soutenu par Kévin : pas question d’enterrer Max, il fallait le brûler et disperser ses cendres n’importe où, pourvu que ce fut à travers les barreaux d’une fenêtre donnant sur l’extérieur ; tout le monde savait qu’il voulait sortir de la prison, que rien ne le choquait plus que d’y rester dans la mort, on ne pouvait pas lui faire ça. Est-ce qu’il n’avait pas écrit : « Jetez les cendres » ? Les volontés d’un mort, c’était sacré. Et Garou, dressé en face de Brice, semblait fou de rage :
« Ouvre-la encore, pauvre connard, et je te jure que je tue la vieille poule grise de mes propres mains et que j’y mets le feu dans ta cellule ; quand tu sentiras l’odeur des os brûlés, tu comprendras ta douleur. Qu’est-ce qu’on en a à foutre de ce que Max voulait ou voulait pas ? IL EST MORT ! »
Les autres les écoutaient, déconcertés, et Souad continuait à creuser sa tombe comme une machine, sans réagir. Non, finalement, le groupe n’était pas au complet : Akif arrivait maintenant, évaluait la situation, évitait Ariane et, après avoir lancé en vain un appel muet à Souad qui creusait toujours, proposait un vote à main levée…
Et Ariane ne put en supporter davantage. Elle tourna les talons. Elle s’en alla, purement et simplement. Dave, Nolan, la voyant s’éloigner la rappelèrent avec des sanglots dans la voix, mais elle ne se retourna pas. (Cruche qui rend son tablier… cet instant où Garou lui-même était bon…) Fini l’atelier théâtre, fini Moulins-Yzeure, mieux valait essayer d’oublier qu’ils n’étaient pas encore tous morts à l’intérieur, car elle ne pouvait plus rien pour eux.
Suivirent cinq jours très longs et très tristes. Oublier Moulins-Yzeure… À l’âge de vingt-six ans, s’enterrer à Thiel-sur-Acolin, sa grand-place, sa mairie, ses champs de céréales et son championnat de pétanque… Comment avait-elle pu se coincer là, se piéger elle-même ? Le cinquième jour, Ariane prit des nouvelles de Souad ; cela déboucha, évidemment, sur un dialogue suivi. Et de fil en aiguille, le dimanche 9 août, elle se retrouva à poser son vélo dans la première enceinte, pour une visite impromptue, sans avoir rien décidé ; elle avait juste dit à Souad qu’elle passerait peut-être.
Cette fois, la chaleur de l’accueil avait de quoi la faire fondre. Souad vint ouvrir la troisième porte, souriant jusqu’aux oreilles, la remerciant avec effusion d’être là. L’estrade avait été démontée, les détenus dispersés dans la cour, le potager ou les bâtiments venaient entourer Ariane dès qu’il l’apercevait : Dave la suivait comme un petit chien ; Nolan, ému, nerveux, embarrassé, s’écria : « Je ne savais pas que tu devais venir aujourd’hui ! » ; Brice demanda à reprendre les cours de grammaire et d’orthographe… Akif gardait ses distances, mais il la regardait à la dérobée ; Ariane lui tourna le dos, cherchant en vain Garou des yeux : il devait être à l’intérieur ; avec un peu de chance, Nolan, qui s’était éclipsé, était allé le prévenir de son arrivée. À quoi bon, d’ailleurs, rester tous debout en plein soleil, à l’ancienne place de l’estrade des répétitions ?
Ariane allait initier un mouvement quelconque, peut-être demander son avis à Souad qui ne les avait pas quittés, lorsque Nolan refit irruption, affolé : « Baltringue » avait pénétré dans la centrale, l’air plus cinglé que jamais et armé d’un fusil à pompe ; Nolan l’avait aperçu là-bas, du côté des parloirs… Saisissement général. Souad partit en courant vers l’endroit indiqué, leur criant de rester groupés et de l’attendre sans prendre de risques.
Il y eut quelques minutes de flottement. Rester « groupés » devenait difficile avec ces effectifs qui ne cessaient de fondre : Nolan s’était contenté de traverser la cour en hurlant, se ruant dans une direction inconnue ; Brice insistait pour descendre à la cuisine où ils pourraient se munir de couteaux ; Akif hésitait, semblait toujours sur le point d’aller rejoindre Souad et, en attendant, ne bougeait pas et ne proposait rien. Bien entendu, Dave pleurnichait et se tordait les mains, Kévin était tétanisé et Colas faisait de la figuration. On n’entendait heureusement aucun coup de feu, mais Souad ne revenait pas. Puis, Garou surgit et s’informa : quel réconfort de le trouver fort et calme comme toujours ! Non, il n’avait rien vu, rien entendu ; il était tout de même plus sûr de ne pas rester là.
Et Garou, à son tour, se mit à courir, les guidant vers l’intérieur de la prison, l’ancienne aile de l’administration, là où Souad avait gardé son bureau au milieu de dizaines de pièces vides. Il courait vite, sans se retourner ; Ariane qui, grâce au vélo, avait du souffle et de bons mollets se maintenait dans son dos, désireuse de demeurer sous sa protection, sans savoir ce que faisaient les autres. Elle jeta un coup d’œil, à l’angle d’un couloir : Kévin et Brice les suivaient à quelques mètres, Colas était derrière eux, mais l’écart se creusait avec les halètements du vieux Dave ; quant à Akif, il avait disparu. Le scénario ressemblait de plus en plus aux Bâtisseurs d’empire ! Il ne manquait plus maintenant que de monter un étage en perdant encore une personne en route ; or, Garou s’élançait sans ralentir dans l’escalier, puis empruntait le couloir du premier étage couvert de moquette marron… et Dave était maintenant un étage plus bas, on l’entendait chercher à reprendre son souffle, il avait renoncé à les rattraper… Garou devait avoir une idée en tête, car il les menait résolument vers le bureau du directeur.
On touchait au but. Garou accéléra encore. Il courait sans se retourner, les mains dans les poches de son espèce de blouson léger. « Attends-moi ! » souffla Ariane, juste derrière lui, fixant à son tour la porte blindée du bureau de Souad (quelque chose n’allait pas, mais quoi ?). Garou tourna la tête et parut découvrir sa présence ; il était si loin de penser à elle que pendant un quart de seconde, elle crut voir en lui un étranger brutal, puis aussitôt ses yeux brillèrent et il lui sourit : « OK, je t’attends. Viens ! »
Il laissa Ariane le rattraper, ils parcoururent les derniers mètres côte à côte, et alors, les deux mains de Garou sortirent en même temps de ses poches. Il posa la gauche sur l’épaule d’Ariane en une sorte de prise de possession, tandis que, de la droite, il tirait de sa poche un bipeur pour ouvrir la porte du bureau de Souad… le bipeur de Souad, celui qui était accroché tout à l’heure à sa ceinture ! C’était cela qui n’allait pas : Garou se dirigeait vers le bureau parce qu’il avait la clé. Mais comment pouvait-il l’avoir ?
Ariane, stupéfaite, tourna la tête vers Garou ; il lui sourit à nouveau, triomphant, tandis que la porte bipée s’ouvrait devant eux. Tenant toujours Ariane par l’épaule, il la poussa à l’intérieur, entra avec elle et, d’un nouveau coup de bipeur, referma sur eux la porte blindée. Ariane, retournée en vain vers Kévin et Brice qui s’efforçaient de les rejoindre, vit disparaître leurs visages effarés.
« Enfin seuls ! dit la voix de Garou contre son oreille. T’en pouvais plus, hein ? »
Ainsi, Baltringue n’était pas mort ! Akif n’en revenait pas. Voilà de si longs mois qu’il s’était habitué à penser que les frères Sanchez lui avaient fait la peau dans les derniers jours de l’an 3 ! S’il s’était trompé sur ce point, il lui fallait tout réévaluer. Pour commencer, si Baltringue était vivant, cela signifiait que les deux Sanchez étaient morts à Saint-Éloy-les-Mines, d’autres Gitans aussi sans doute, car la tribu Sanchez n’avait pas dû lâcher l’affaire facilement. Baltringue et son fusil à pompe se mettaient à former un duo redoutable. Rien d’étonnant, bien sûr, à ce que le vieux gardien revienne réaliser son rêve de liquider les détenus restants, et avec eux, par-dessus le marché, Souad qui l’avait empêché de le faire plus tôt et qui, en outre, en libérant les Sanchez, lui avait expédié deux assassins. Ce qui devenait en revanche vraiment étrange était qu’il ne soit pas venu plus tôt. Qu’il ait pu pénétrer dans la prison était une autre énigme.
Ainsi méditait Akif, longeant prudemment le mur du bâtiment central en direction de l’aile de l’ancien parloir, celle où Baltringue avait été aperçu. C’était son devoir de prêter main forte à Souad ‒ même si, en l’occurrence, devant le fusil à pompe, il risquait de ne pas servir à grand chose ‒, cependant, il ne s’était pas résolu tout de suite à quitter Ariane. Baltringue, venu assouvir ses fantasmes, n’épargnerait certainement pas une bibliothécaire bénévole, coupable selon lui de vouloir adoucir la prison aux détenus. Akif ne s’était donc résigné à s’éloigner qu’en voyant arriver Garou et, surtout, en voyant Ariane se réfugier aussitôt près de ce dernier…
Akif progressait lentement, attentif à ne faire aucun bruit, l’œil et l’oreille aux aguets. Aucun signe de mouvement ou de vie ; il n’y avait, pour l’instant, pas eu de coup de feu. Jamais le silence de ces bâtiments désaffectés n’avait été aussi oppressant. Tous ces longs couloirs vides, ces parloirs fermés, ces vitres grises de poussière, sans aucune silhouette derrière !
Il avait longé la cour sans oser la traverser. Il s’engagea sur la pointe des pieds dans le passage couvert qui menait à l’aile des visiteurs, s’imaginant à chaque pas Baltringue tapi ici ou là pour l’abattre quand il serait dans sa ligne de mire. Et Souad, est-ce que lui aussi s’était caché, attendant que Baltringue se trahisse ? Cela expliquerait au moins leur silence… Il s’apprêtait à tourner à angle droit quand il aperçut à ses pieds un liquide rouge… une flaque de sang, une nappe de sang étale, stagnante. Un seul coup d’œil sur le couloir de droite : le grand cadavre de Souad sur le sol, étendu sur le dos, la gorge ouverte, baignant dans son sang.
Le premier choc, bien avant le deuil, fut la sensation physique du danger. Akif retira vite sa tête, comme si regarder dans cette direction allait suffire à le tuer, il se plaqua au mur, jambes tremblantes, avec une seule pulsion, se cacher, vite, vite, ne pas rester visible et exposé dans ce croisement de couloirs où l’on pouvait arriver de partout. Son sens du devoir lui tenait cependant un autre langage : prévenir les autres. Ce serait d’ailleurs réconfortant de les rejoindre, cela l’aiderait à sortir de cette logique de film d’horreur selon laquelle, au mépris de tout effet de surprise et de toute efficacité pratique, Baltringue entré armé avait décidé de se cacher dans la prison pour les éliminer un par un.
Il fit trois pas en rebroussant chemin et s’arrêta. Il venait de penser au taiser que Souad portait à sa ceinture ; en tant qu’arme, ce serait toujours mieux que rien. Mais l’idée du taiser n’arrivait pas à se superposer à l’image récente du cadavre de Souad. Quelque chose ne collait pas, une ou plusieurs anomalies. Alors il revint vers l’angle, la nappe de sang, repassa prudemment la tête et regarda.
Il n’y avait plus rien à prendre sur le cadavre de Souad ; on lui avait ôté la fameuse ceinture. Baltringue, dans son délire de psychopathe, s’en était emparé pour devenir enfin directeur de prison et, en tant que tel, les tuer tous ! Non, ce n’était pas ça, car la ceinture gisait un peu plus loin avec la plupart des clés ; elle avait été retirée du corps pour faciliter l’accès au trousseau, puis jetée là avec les clés inutiles, celles des cellules en particulier. Ce qui manquait, Akif le voyait du premier coup d’œil : le taiser d’une part, et, de l’autre, le bipeur ouvrant la porte du bureau des Iphs. Celui qui s’était servi ainsi, ce n’était pas Baltringue ; on devinait les mains fébriles d’un détenu qui avait cherché le bipeur pour récupérer son Iph, puis avait embarqué le taiser en se disant qu’il pourrait lui être utile.
Alors quoi ? Un Baltringue psychopathe passé le premier, et après lui un détenu détrousseur de cadavres, tombé par hasard sur le corps de Souad et profitant de l’aubaine pour s’emparer du bipeur ? Sans cependant rencontrer Baltringue et son fusil à pompe… ce fusil à pompe sans détonation qui fendait la gorge d’un grand trait horizontal… ? Si Akif n’avait pas été si bouleversé tout à l’heure, c’est la première chose qu’il aurait remarquée : Souad avait été tué à l’arme blanche, probablement d’un coup de couteau, par quelqu’un qui l’avait guetté, tapi contre le mur.
Au prix d’un gros effort mental, Akif raya définitivement l’image de ce Baltringue exterminateur caché dans un couloir voisin. Elle lui avait paru invraisemblable au début, mais il s’était fait tellement peur dans les minutes précédentes qu’elle avait pris pour lui une étonnante réalité. Il lui substitua l’image du vrai Baltringue, rendu depuis longtemps inoffensif, mort et enterré à Saint-Éloy-les-Mines. Il prit une grande inspiration, se campa solidement sur ses pieds : il ne risquait rien ici, personne n’allait le surprendre, car celui qui avait tué Souad était parti depuis longtemps vers le bureau des Iphs.
Et la vérité se fit jour, moins terrifiante à première vue, beaucoup plus horrible au fond, tandis que toutes les pièces du puzzle se mettaient en place : Sanguinetti qui ne voulait pas laisser Souad se faire tuer par les détenus à sa place ; Garou, sûr de lui, satisfait, surgissant de longues minutes après tout le monde, venu d’on ne sait où, les mains enfoncées dans les poches d’un blouson de toile ; le temps que Garou avait passé avec Nolan les jours précédents, soi-disant pour lui remonter le moral après la mort de Max ; l’exclamation curieuse de Nolan tout à l’heure, adressée à Ariane : « Je ne savais pas que tu devais venir aujourd’hui ! » ; son éloignement sous un vague prétexte, alors qu’Ariane venait juste d’arriver, mais il lui fallait rendre vraisemblable l’affirmation selon laquelle il avait aperçu Baltringue dans un autre bâtiment ; le geste de Garou menaçant de tuer la vieille poule grise, se voyant déjà en train de fendre une gorge… Garou l’insoupçonnable, le charismatique, le leader-né, courant vers l’aile de l’administration et le bureau des Iphs, entraînant Ariane avec lui… Akif serra les poings et se mit à courir à son tour. Il n’y avait plus de pensées maintenant, plus de raisonnements, certainement plus de prudence ni de sens du devoir, tout lui semblait coloré par le sang de Souad tant il voyait rouge, et le rythme de ses grandes foulées martelait : « Ariane ! Ariane ! »
Garou tenait toujours Ariane par l’épaule, d’une poigne de fer, sans la regarder : ses yeux faisaient à la hâte le tour de la pièce. Ariane en profita pour se tortiller de son mieux, mais il la serra plus fort :
« Patience, poupée, j’suis tout à toi bientôt… Aaaaah ! »
Ce râle de plaisir, Garou le poussa en reprenant contact avec son Iph, retrouvé sur une étagère au milieu de quelques autres, qui s’allumait à nouveau après de longues années. Et si, pendant ce temps, Ariane attrapait le bipeur dans la poche voisine du blouson, et ouvrait la porte du bureau que Brice et Kévin martelaient avec une ardeur réconfortante ?
La manœuvre échoua de peu : Garou parvint à protéger le bipeur, mais comme il ne voulait pas lâcher son Iph, il lâcha Ariane, tentant juste de l’immobiliser d’un grand coup de coude en pleine figure. Visage cuisant, tâtant son nez pour vérifier qu’il n’était pas cassé, Ariane se retrouva provisoirement hors de portée de Garou, et s’empressa de mettre le gros meuble du bureau entre eux. Malheureusement, côté fauteuil du directeur, elle était presque dos au mur, et bien loin de la porte et du bipeur…
« Je viens pas de te dire de te tenir tranquille ? Ici, qu’est-ce que tu crois ? c’est moi le metteur en scène. Tiens, je vais t’apprendre ! »
Ariane eut le temps de reconnaître, extrait de la poche gauche du blouson, le taiser de Souad, de se raidir en prévision du choc et de la douleur que Max et Nolan lui avaient souvent décrits, avant de constater, surprise, qu’elle pouvait toujours bouger.
Garou secouait le taiser, dépité : « Il est complètement déchargé ! Tu parles d’une merde ! » Il le jeta avec dégoût sur le bureau.
« Tu as tué Souad ! » s’écria Ariane, espérant encore une dénégation, cherchant cependant des yeux, de son côté, une quelconque arme défensive.
Garou ne nia pas : « Rien de personnel. Moi aussi, je l’aimais bien. Seulement j’ai compris à la mort de Max qu’il se déciderait jamais à nous libérer. » Il en parlait avec le détachement d’un simple « abrégeur de vie ». Escroc d’art ou pas, il était clair que ce n’était pas son premier meurtre. Un étranger brutal…
Garou continuait à fouiller la pièce des yeux. Ariane en profita pour se jeter au sol derrière le fauteuil, puis pour enfoncer ce dernier contre le pied du bureau. Agenouillée sur la moquette marron, collée contre le dossier du siège qui lui servait de bouclier, elle était provisoirement à l’abri, mais acculée dans un angle de la pièce.
« Tu crois aller où comme ça ? demanda la voix de Garou. J’en ai pour deux minutes, faut juste que je jette un coup d’œil dans ce bureau et que je consulte mes comptes en banque, on jouera à cache-cache après, si ça t’excite… »
L’angle de la pièce était rassurant ; dans l’état actuel des choses, Garou ne pourrait l’atteindre qu’en avançant à quatre pattes sous le bureau. Ariane avait l’impression d’avoir cinq ou six ans et de s’être fabriqué une « maison » délimitée par des pieds de chaise. Mais il était peu probable que Garou lui permette d’y rester… Ledit Garou ouvrait les tiroirs et les placards, il pestait à présent parce qu’il ne trouvait nulle part d’armes à feu : « l’Oncle Ben » avait dû s’en débarrasser.
« Écoute, laisse-moi partir… Tu vois bien que les autres sont derrière la porte, qu’il faudra bien de toute façon que tu sortes par là…
‒ C’est vrai, tu m’y fais penser ! » Garou s’approcha du bureau, appuya sur des boutons, puis s’adressa à la porte : « Je vous ai libérés, bande de cons ! Vous pouvez vous faire la malle… »
Ariane, ne voulant pas être en reste, cria aussi de toutes ses forces, d’une voix qu’elle trouva pitoyablement aiguë : « Au secours ! Sauvez-moi ! » Allaient-ils vraiment l’abandonner ? Pour l’instant en tout cas ils tambourinaient de plus belle ; elle reconnut les hurlements de rage de Nolan qui l’appelait et se jetait contre la porte blindée.
Garou, qu’elle épiait à présent par le haut du dossier, haussa les épaules : « Ils peuvent toujours essayer : c’est moi qui ai le bipeur. Il leur faudrait de la dynamite au moins. Alors, quand ils en auront marre, ils iront voir ailleurs. Et pour sortir d’ici, je m’en fais pas : j’ai tous leurs Iphs et je t’ai, toi : y aura de quoi négocier. On va déjà les laisser se calmer… »
Pendant les minutes suivantes, Garou se plongea dans son Iph pendant qu’Ariane plaquait plus hermétiquement encore le dossier du fauteuil contre elle et qu’elle cherchait à attirer vers elle le pied le plus proche du bureau. Elle aussi aurait pu utiliser son Iph, mais à quoi bon ? Souad était mort, police-secours n’existait plus, et le conseil municipal de Thiel-sur-Acolin serait bien en peine d’organiser à temps une expédition de secours… Bientôt, Garou poussa un grand soupir, enfonça son Iph dans l’ancienne poche du taiser, et se retourna vers Ariane.
« À toi, maintenant, ma jolie… Tu vas m’expliquer un truc : tu m’allumes depuis des mois, tu piques un sprint derrière moi pour pouvoir me coller au cul quand je vais chercher mon Iph, et quand on se retrouve tous les deux seuls ici, tu y vas de tes “Au secours ! Laisse-moi sortir !”. Est-ce que ça ne veut pas dire que la seule chose qui te fasse mouiller… » Garou, tout en parlant, avait empoigné le lourd bureau ; il le souleva du sol et l’arracha d’un coup, l’écartant violemment du fauteuil ; Ariane poussa un cri aigu, comme s’il arrachait déjà ses vêtements : « … c’est de jouer au Petit Chaperon Rouge devant le Grand Méchant Loup ? Parce que si c’est ça, je vais t’en donner : le Grand Méchant Loup, c’est moi, tant que tu veux ! »
Ariane avait bien choisi son angle : le bureau écarté livrait désormais passage vers le fauteuil, mais, compte tenu des murs et du mobilier, celui-ci restait étroit, en entonnoir, et obligeait Garou à se faufiler le long de la fenêtre, sans marge de manœuvre, puis, une fois au bout, à tirer peu à peu le fauteuil vers lui en reculant avec, car il n’avait pas la place de le soulever pour l’extraire de sous le bureau. Ariane gardait pour l’instant son bouclier. (Ne surtout pas penser à la suite, ne rien imaginer. Tant que le fauteuil était là tout allait bien.)
Garou fit le tour du bureau, se plaça au bout du passage, et changea de ton : « Maintenant sors de là. Si tu m’obliges à aller te chercher, je te jure que je te le ferai payer…
‒ Mais tu crois quoi ? cria Ariane, indignée. Que je vais te faciliter la tâche ? J’ai été idiote, c’est sûr, idiote d’avoir confiance en toi… » (Aucun être humain ne pouvait être stable, solide et sûr comme ce bon fauteuil…)
Garou s’engageait dans le passage, il était maintenant dangereusement proche ; elle se recroquevilla contre le fauteuil et continua, plus haut et plus fort :
« Oui, c’est vrai, tu me plaisais. Moins qu’Akif, mais comme il est plus distant, si je vous avais connu libres tous les deux, tu aurais eu tes chances. Seulement ça, figure-toi, c’était avant de savoir que tu avais tué Souad, avant que tu me frappes avec ton coude et que tu cherches à me paralyser avec un taiser pour pouvoir me violer ! Tu veux que je te mette les points sur les i ? Tu ne me plais plus du tout ! Tu me dégoûtes, même ! Je te prenais pour un séducteur, tu n’es qu’un pauvre type !
‒ Crie tant que tu veux, tu y passeras quand même… » Garou n’était plus séparé d’elle que par l’épaisseur du fauteuil ; recroquevillée, elle ne le voyait pas, mais elle sentait sa présence. « Tu peux te débattre ou tu peux être gentille ; dans le premier cas je vais te faire mal en plus, c’est tout. Cramponne-toi, parce qu’à trois je tire le fauteuil. »
Placée et orientée comme elle l’était, Ariane apercevait sous le bureau un petit morceau de la porte blindée, juste à la hauteur du mécanisme de fermeture. On s’agitait toujours beaucoup derrière cette porte, brouhaha de voix, de cris, d’exclamations ; Ariane ne cessait de la fixer malgré elle comme si la serrure allait céder par miracle à force d’être regardée.
« Un ! » dit Garou, empoignant le fauteuil par le siège. Ariane regardait la serrure, et vit le miracle : une vraie clé entrée à l’intérieur, faisant jouer le mécanisme, la porte poussée avec violence. « Deux ! » dit Garou sur sa lancée. Il n’eut pas le temps de dire trois : Akif et Nolan étaient propulsés dans la pièce, Akif levait la bêche de jardinage qu’il tenait à la main…
Un coup terrible, des os qui craquent, une masse qui s’affaisse, et que quelqu’un, Nolan, sans doute, continuait de piétiner et de bourrer de coups de pied… Ariane restait recroquevillée, elle commençait juste à trembler, mais le corps de Garou derrière ne cherchait plus à tirer le fauteuil.
Ariane tremblait et Nolan, déchaîné, n’était d’aucune aide, uniquement occupé à continuer à se défouler sur le cadavre de Garou. Ce furent Brice et Kévin qui aidèrent Akif à déplacer le bureau pour la rejoindre en libérant l’espace devant elle. Puis ils s’empressèrent tous pour savoir comment elle allait, mais elle ne regarda que lui, saisit sa main tendue, s’y cramponna, se releva en titubant et aussitôt, se jeta dans ses bras, s’enfouit, se blottit contre lui en sanglotant de soulagement. Akif l’étreignit, encore incrédule. Dire qu’elle avait pu se barricader ainsi avec le bureau et le fauteuil, dire qu’il avait vraiment pu arriver à temps ! Bien sûr, la principale raison était que chez Garou, le manque d’Iph l’emportait sur le manque de femme. À propos d’Iph… Akif détourna volontairement la tête de l’étagère où était sans doute le sien, l’inclina au contraire vers Ariane, et commença à couvrir de baisers ses cheveux, leurs racines et le haut de son front. Il avait tout le nécessaire.
Les autres détenus pendant ce temps lavaient leur linge sale en famille. Ils avaient commencé par demander des explications à Nolan, qui ne faisait aucun mystère de ce qui s’était passé. Oui, c’est vrai, à la demande de Garou, il avait attiré l’Oncle Ben dans un piège, mais il n’avait jamais été question de le tuer ! Il croyait que Garou voulait juste lui sauter dessus par surprise, le ligoter dans un coin et aller ouvrir les portes ! Nolan poursuivait tant bien que mal, sur fond de cris et d’insultes de Brice-Couilles : ce qui n’était pas prévu, c’était qu’Ariane soit là, ça l’avait perturbé, donc il ne s’était pas dépêché de sortir, il avait hésité à cause d’elle, puis, rôdant vers l’entrée, il avait trouvé le cadavre de l’Oncle Ben. Il avait alors compris que Garou s’était foutu de sa gueule et, tout en pleurant à cause de l’Oncle Ben, il avait voulu attendre l’autre à la sortie du bureau du directeur et là, il avait découvert qu’en plus il avait kidnappé Ariane… Enfin, il avait bien réglé son compte à cette ordure…
Dave rectifia : Nolan n’avait rien fait à part pourrir, depuis tout à l’heure, un bon coin de moquette qu’on ne pourrait jamais ravoir. C’était Akif qui avait défoncé le crâne de Garou d’un coup de bêche.
C’était donc cela qui s’était passé. Akif ne se souvenait ni d’avoir frappé ni d’avoir lâché la bêche ensuite. Il resserra son étreinte autour d’Ariane. Il avait manqué à son serment de ne plus jamais recourir à la violence et n’en avait aucun remords. Il pouvait regretter beaucoup de choses dans sa vie ‒ par exemple, de ne pas avoir deviné tout de suite que Nolan mentait, de ne pas avoir empêché Souad de courir sans précautions au-devant de ce Baltringue imaginaire… ‒ il ne regretterait jamais ça. Son corps, ses nerfs, son instinct avaient agi seuls et fait ce qu’il fallait. On ne pouvait pas être plus loin de la tuerie du Crédit rural. Il avait enfin cessé de vouloir se contraindre, se punir, il avait lâché les rênes, mais devant la bonne version de lui-même, parce qu’en courant comme un dératé dans les couloirs de son labyrinthe, il ne pensait absolument qu’à Ariane.
Brice-Couilles coupa court à ses méditations : « Et toi, si tu nous expliquais comment ça se fait que tu te ramènes comme une fleur avec la clé du bureau de l’Oncle Ben ? »
Akif expliqua sans se faire prier : au point où ils en étaient… La clé qui permettait de remplacer le bipeur, Souad la lui avait confiée en mars, après avoir obtenu sa promesse de l’aider à pallier la démission des derniers gardiens. Akif ne la conservait pas sur lui de peur que les autres ne la voient dans ses vêtements ; il l’avait accrochée bien en vue à la bibliothèque, au milieu des clés qui ouvraient les compartiments des manuels de droit, sûr et certain que personne ne remarquerait sa présence. Après avoir trouvé le cadavre de l’Oncle Ben, probablement avant Nolan, il avait donc dû faire un sacré détour pour aller chercher cette clé… Bien sûr qu’il ne leur avait rien dit jusqu’ici puisqu’il avait promis à Souad d’être secrètement de son côté tout en continuant à jouer en apparence le rôle d’un détenu comme les autres ! Même Ariane n’en avait rien su. Quant à Souad, il s’était adressé à Akif parce qu’il savait que celui-ci restait en prison volontairement : Sanguinetti voulait le libérer et il n’avait pas voulu partir. OK, si ça faisait plaisir à Brice, Akif était malade dans sa tête… Mais à quoi bon rester là debout dans ce bureau à en discuter près du crâne ouvert de Garou ? Qu’est-ce que cela pouvait faire, maintenant, qu’Akif se soit mis « du côté des matons », comme disait Brice ? C’était fini, tout ça !
« Dans tous les cas, le dernier gardien est mort, Garou a ouvert les portes tout à l’heure, et dehors il n’y a plus de police. Alors, qu’est-ce que vous attendez, tous les cinq ? Prenez vos Iphs et barrez-vous ! »
Et peut-être qu’enfin, Ariane et lui pourraient être seuls ensemble…
Silence de mort. Leurs yeux à tous se tournèrent vers l’étagère vitrée sur laquelle il n’y avait plus désormais que six appareils éteints. « C’est pas nos Iphs ?… Poussez-vous !… Touchez pas au mien !… J’y crois pas : il est toujours là ! » En même temps, si tous se pressaient autour, personne n’osait les prendre. Il était manifeste qu’ils avaient peur. Et Akif les comprenait. Se ruer sur leurs murs après tant d’années, pour découvrir à quelle vitesse les proches de naguère les avaient oubliés… Nolan, tout pâle, se mit à trembler :
« Tu crois que j’ai un message de ma mère ? » demanda-t-il à Ariane.
Akif n’entendit pas sa réponse. Brice-Couilles revenait à la charge en changeant son fusil d’épaule. L’injonction « barrez-vous ! » n’avait pas eu l’heur de lui plaire. Où Akif voulait-il qu’ils aillent, sans argent, sans transports en commun, sans programme de réinsertion ? Il les abandonnait comme ça ? Qu’est-ce qu’ils allaient devenir ? Est-ce qu’il ne venait pas de leur dire qu’il s’était engagé auprès de l’Oncle Ben, en promettant de le remplacer au besoin ? C’était comme cela qu’il traitait sa mémoire ? Belle mentalité !
Akif n’en crut pas ses oreilles. Ils étaient libres, qu’est-ce qu’ils voulaient de plus ? Ils ne l’avaient pas vu au JT ? Dehors, les deux-tiers de la population active avait démissionné ou perdu son emploi et se démerdait autrement ; par ailleurs, ceux qui acceptaient de travailler touchaient de très bons salaires. Et vraiment, il ne s’était jamais engagé à veiller sur eux après la mort de Souad ! « Vous êtes de grands garçons, non ? »
Il quémanda du regard l’approbation des autres et n’en reçut aucune. Tous paraissaient bouleversés, interdits ; aucune lueur dans les yeux, aucun frémissement de joie à l’idée de pouvoir enfin sortir de prison. Après avoir si brillamment manœuvré pour faire ouvrir les portes de la centrale, Nolan, plus pâle que jamais, marmottait maintenant qu’il n’était pas sûr de connaître l’adresse actuelle de sa mère. Kévin et Dave se donnaient la réplique, s’inquiétant des poules et du potager : les tomates qui commençaient à peine, les feuilles de cannabis qu’on pourrait bientôt récolter et mettre à sécher, l’Oncle Ben qu’il faudrait enterrer décemment à côté de Max, Garou aussi, d’ailleurs, tant qu’on y était. Seul Colas ne disait rien pour la bonne raison qu’il avait disparu après avoir discrètement récupéré son Iph. Celui-là au moins n’attendait pas qu’on lui dicte sa conduite. Tandis qu’en écoutant les quatre autres, Akif repensait à son dialogue avec Souad en mars dernier : chacune de leurs interventions donnait raison à Souad contre lui. Bien loin d’aspirer à la liberté, tous voulaient qu’on s’occupe d’eux, qu’on les prenne en charge et qu’on leur dise, jour après jour, ce qu’ils devaient faire d’eux-mêmes…
« Venez à Thiel ! » dit soudain la petite voix d’Ariane.
Dans le silence qui se fit autour d’elle, elle s’expliqua. La maison près de chez elle était inoccupée, mais tout à fait habitable. Le conseil municipal avait décidé depuis peu d’encourager de nouveaux arrivants à s’installer dans les maisons vides, pourvu qu’ils acceptent de jouer le jeu de la vie en communauté : entretenir les chemins, nettoyer les rues, protéger le village des rôdeurs et des braqueurs… enfin, on leur expliquerait. Ils pourraient continuer à vivre ensemble, avec une chambre chacun et les repas en commun. Ils pourraient amener les poules, refaire un potager. Et ça ne les empêcherait pas de trouver du travail. À Thiel, une petite entreprise de « vautours » recherchait un écumeur d’épaves automobiles : ce serait parfait pour Brice. Les autres trouveraient aussi ; comme disait Akif tout à l’heure, on embauchait partout. Elle pourrait continuer avec eux la remise à niveau en grammaire et orthographe. Et, pourquoi pas, refaire un club théâtre, mixte, cette fois ! Seulement, si elle les recommandait et les présentait…
Elle n’acheva pas : il y eut un concert de promesses émues de bonne conduite. Akif n’en revenait pas : Ariane venait d’apprendre si brutalement de quoi les plus sympathiques d’entre eux étaient capables, et elle n’avait rien de plus pressé que de leur refaire confiance en s’exposant encore davantage ! En même temps… elle était peut-être dans le vrai. C’était peut-être la seule chose à faire.
Il y eut quelques minutes de silence consacrées par les quatre autres à l’ouverture de leurs Iphs respectifs et à la remise à jour de leurs programmes.
« Et toi, murmura Ariane à son oreille, tu veux bien venir à Thiel-sur-Acolin ?
‒ Bien sûr ! » Et après l’emménagement, si les autres s’adaptaient au village, proposer à Ariane un voyage à deux jusqu’à Clermont-Ferrand ‒ il paraît que grâce à Myzon, il y avait encore des trains ‒ pour revoir sa mère en chair et en os, lui présenter Ariane, faire à deux la connaissance de Djamila, célébrer avec elle la mémoire de son merveilleux ami Souad Magaba qui avait rendu à Akif sa confiance en lui et sa dignité. « Je suis même prêt à continuer à vivre avec ce casse-couilles de Brice pour être près de toi !
‒ Mais toi, je ne veux pas que tu vives dans la maison d’à côté ! Je veux que tu viennes vivre dans ma maison à moi… »
Pendant qu’ils s’embrassaient, les têtes des autres se relevèrent lentement. L’excitation et l’anxiété avaient laissé place à la déception et à l’amertume. Seul Nolan fixait encore l’écran, y cherchait en vain le message qui n’y était pas… On commença à lister les choses pratiques à faire pour organiser le départ. Déjà, pour commencer, sortir de cette pièce gore, aller se poser à la cuisine pour décider du programme devant une bonne grande bouteille d’eau.
« Tiens, il reste encore un Iph…
‒ Oui, c’est le mien », dit Akif en tendant enfin la main pour le prendre.
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