IX – Les chamallows sauvages

Les Indociles I - Le Surgissement

« Tu ne sais pas ? Les moutons, ce sont les adultes. »

Quai de gare.La gare de Lyon était comme une maison géante qui serait trouée. Jason MarcheurEnfant ; fils de Guy Marcheur et de sa seconde femme Hélène, demi-frère cadet d’Ulysse Marcheur, petit cousin de Colette Marcheur ; mutant depuis l’âge de quatre ans. Présent dans I : I ; mentionné dans I : III. en avait passé les portes, se sentant tout petit malgré ses neuf ans bien sonnés, tenant des deux mains le guidon de son vélo qui roulait sagement près de lui. Il s’était enfoncé dans la gare derrière ses cousins, Antoine et Barnabé Forestier, croyant qu’ils pénétraient à l’intérieur, et voilà qu’ils débouchaient sur le vide, les quais mal éclairés qui fuyaient vers l’infini, les grandes ombres des trains parallèles qui allaient s’écarter de plus en plus pour atteindre des points éloignés du monde, et tout le ciel noir d’octobre à respirer. L’air libre…
  « Toulon, c’est là-bas » déclara Antoine avec l’assurance de ses presque treize ans. Il avait marché devant, les yeux levés, cherchant, repérant, déchiffrant le panneau d’affichage de Myzon, pendant que Jason, comme toujours, tournait la tête en tous sens pour tout apercevoir à la fois. Quant à Barnabé, onze ans, il ne regardait que le guidon de son vélo et le sol sous ses pas. Cela valait mieux, d’ailleurs : dès qu’il voyait quelque chose qui lui plaisait, il fallait qu’il le dessine, mais s’il se mettait à dessiner maintenant, le train de nuit pour Toulon partirait sans eux.
  Les trois enfants et leurs trois vélos le longèrent, ce train, si longtemps que Jason eut le temps de croire qu’il n’avait jamais rien fait d’autre de toute sa vie. Les wagons noirs succédaient aux wagons noirs, se ressemblant bien plus que des gouttes d’eau qui peuvent être au moins de différentes tailles, alors que tous ces wagons étaient exactement les mêmes. Il fallait cinquante grands pas pour aller de l’un à l’autre. Ils avaient une seule porte au milieu, verrouillée, hermétique, avec sur le verrou un code-barres et le logo de Myzon. La gare était à des kilomètres derrière eux, elle avait dû avaler la ville ; ils étaient dans un monde étroit, bordé par le train, avec juste de l’autre côté en contrebas un fouillis de rails dans l’obscurité. Et surtout, ils y étaient seuls. Ils s’étaient aventurés dans le monde des choses ; dans ce monde-là, il n’y avait pas d’humains. À chaque nouveau wagon surgi, les cousins de Jason reprenaient le même dialogue. Antoine disait qu’il n’y aurait pas de voiture destinée aux voyageurs : Barnabé voyait bien que c’était un train de marchandises, il n’était pas fait pour les gens. Mais Barnabé secouait la tête : il SAVAIT qu’il y avait aussi un wagon spécial avec des portes possibles à ouvrir, et que n’importe qui pouvait y entrer. Il y en avait toujours un. Il ne pouvait pas ne pas y en avoir. Et Jason alors tendait le cou, impressionné par cette foi inébranlable que démentait pourtant, tous les cinquante pas, le nouveau wagon noir.
  Et soudain : « Le voilà ! » On ne pouvait pas s’y tromper. Pas noir plombé : blanc crème. Deux fois moins long que les autres. Pas hermétique du tout : des fenêtres un peu partout, surtout à l’avant. Et éclairé. C’était cela que Jason avait vu d’abord : il brillait de loin.
  Ils accélérèrent, riant, parlant fort. Le wagon avait deux portes, qui s’ouvraient dès qu’on les touchait et se refermaient toutes seules derrière vous. Ils se ruèrent à l’intérieur par celle de derrière. Comme c’était joli ! Le mot « Bienvenue » inscrit au-dessus des portes, sur le mur du wagon aussi, à l’intérieur du logo de Myzon. Leur territoire à eux pour toute la nuit. Des places spéciales pour encastrer les vélos ! Des casiers à bagages, bien plus qu’il n’en fallait ! Derrière cette porte, des toilettes, et même un lavabo minuscule ! Des photos au mur représentant les pays lointains, la Méditerranée et, non, il n’y avait pas Carqueiranne… Des banquettes pour eux !
  Des banquettes et, sur la première, une forme qui remuait, une dame blonde qu’ils n’avaient pas remarquée d’abord, presque allongée, les pieds sur la banquette de devant. Elle n’avait pas mis son gros sac à dos dans les casiers à bagages, elle l’avait gardé près d’elle, il lui servait à la fois d’accoudoir et d’oreiller.
  Dégrisés, ils allèrent s’installer avec leurs sacs côté rail, près de l’autre fenêtre, cédant à la voyageuse les deux banquettes qu’elle s’était d’ores et déjà appropriées. Barnabé se colla contre la fenêtre, vers l’avant du train, Jason se précipita en face de lui, pour pouvoir lui aussi regarder dehors. Antoine hésita un instant, puis s’assit à côté du sac de son frère, c’est-à-dire qu’il était près du milieu du wagon et des banquettes étrangères. « Bonjour, Madame ! », lança-t-il poliment, à tout hasard, par-dessus l’abîme du couloir central. Barnabé et Jason firent chorus.
  La dame se souleva sur un coude et repoussa pour mieux les voir ses mèches blondes qui tombaient n’importe où devant sa figure, pas du tout comme les cheveux de la mamanHélène Marcheur ; seconde femme de Guy Marcheur, mère de Jason Marcheur ; non mutante. Présente dans I : I ; mentionnée dans I : III et VI. de Jason, toujours coiffés pour n’avoir que le « mouvement » qu’elle voulait, qu’elle étudiait souvent devant la glace avec tata Sophie, la mère de ses cousins.
  « Salut, les mômes ! »
  Elle avait une drôle de voix traînante que Jason aima aussitôt : on aurait dit qu’il y avait un petit rire tout au fond, qu’on pouvait entendre si on tendait très bien l’oreille, un rire qui disait juste que la vie était drôle.
  Jason était en train de se demander si d’autres voyageurs allaient les rejoindre lorsque, sans prévenir mais sans hâte, le train s’ébranla. Ils étaient partis !
  « Alors, il paraît que je vais voyager avec trois petits mutants parisiens bien élevés qui commencent la vie buissonnière ! Parce que vous partez juste de chez vos parents, tous les trois, hein ? Les pauvres, ils doivent être dans tous leurs états maintenant, mais vous avez mis vos Iphs en silencieux, et vous leur répondez même pas… »
  Antoine, qui aimait bien discuter avec les adultes, lui expliqua qu’ils n’étaient pas vraiment partis pour faire la vie buissonnière. C’était juste une fugue : ils allaient pique-niquer au bord de la mer et passer une nuit à la belle étoile. À Carqueiranne, pas très loin de Toulon. C’était très joli. Ils y avaient passé des vacances quand ils étaient petits, ils avaient eu envie d’y retourner. Après cela, ils prendraient un train dans l’autre sens pour rentrer. Il ne fallait donc pas s’en faire pour leurs parents, car Barnabé ici présent leur avait expliqué cela dans le mot qu’il leur avait laissé.
  Barnabé, qui avait sorti un bloc, un crayon, une gomme, et s’appliquait depuis un moment à reproduire la vision ultime de la gare au bout de l’horizon pendant que le train s’en éloignait, récita sans lever la tête : « Nous ne sommes pas ici, étant ailleurs / Et nous reviendrons en gros dans 48 heures. Signé : Nous  ». Antoine reprit le fil de ses explications : leurs trois Iphs étaient avec le mot ! Comme ça, leurs parents ‒ il précisa que leurs mères étaient sœurs, et leurs pères copains ‒ ne pourraient pas les appeler et être tristes parce qu’ils ne répondraient pas…
  « Et ils ne pourront pas vous géolocaliser non plus, louer un jet et venir vous cueillir à la sortie du train ! compléta la dame avec un clin d’œil. Pas bête… Mais c’est sacrément courageux de voyager sans Iph ! Vous non plus, vous ne savez pas où vous êtes, vous ne pouvez pas voir ce qu’il y a autour, sauf avec vos propres yeux… »
  Antoine, très content d’eux, expliqua qu’ils voulaient tenter la vie sauvage, se débrouiller seuls dans la nature pendant une journée, le 6 octobre de l’an 5.
  La dame, qui paraissait décidément amusée, déclara qu’ils ne doutaient de rien : ils allaient traverser la France entière pour aller faire un pique-nique sur une plage de la côte d’Azur où ils s’étaient baignés à l’époque où les gens partaient encore en vacances ! Elle leur souhaitait bonne chance, en tout cas !
  Jason, qui l’écoutait avec beaucoup d’attention, fut empli de fierté à l’idée qu’ils ne doutaient de rien ; à vrai dire, Antoine avait douté de l’existence du wagon pour voyageurs, mais il avait quand même continué sur le quai, grâce à Barnabé et à lui qui, eux, n’avaient eu aucun doute. La dame avait raison : quand on ne doutait de rien, aucun pique-nique n’était impossible, même à l’autre bout de la France. Ils allumeraient un feu sur la plage pour y faire fondre leurs chamallows, comme dans les films.
  « Et, vous, Madame, vous voyagez souvent ? » demanda Antoine.
  La dame blonde se redressa, l’œil brillant (on n’en voyait qu’un parce que ses cheveux tombaient sur l’autre) :« Moi, je voyage tout le temps. Je suis une baroudeuse. »
  Jason entendait ce mot pour la première fois, et pourtant, il comprit aussitôt ce qu’il voulait dire. Barouder, c’était s’installer tout seul dans des trains de nuit au milieu des wagons de marchandises, prendre son sac à dos comme oreiller et discuter avec les gens qui partageaient le wagon, même si on ne les revoyait jamais ensuite. C’était exactement cela qu’il voulait faire quand il serait grand. Baroudeur !
  Il osa demander, d’une petite voix timide : « Pourquoi est-ce qu’il y a toujours un wagon pour les voyageurs ? »
  La Baroudeuse le savait, bien sûr ! Elle expliqua que quand il n’y en avait pas, les gens qui voulaient voyager forçaient les portes des wagons de marchandise (cela devait être difficile, parce qu’elles avaient l’air solides, pensa Jason) et que, souvent, ils abîmaient ou volaient les trucs transportés par Myzon. Et puis, avant, ils ne s’en souvenaient sans doute pas, il existait quelque chose qui s’appelait « la pub » ; Antoine, aussitôt, se rengorgea et affirma qu’il se le rappelait, comme chaque fois qu’un adulte évoquait le temps d’avant. La pub racontait de petites histoires bêtes où il suffisait d’acheter un truc pour être heureux, et c’était bizarre parce que les gens ne la croyaient pas vraiment, et pourtant, ça leur entrait dans le cerveau, et ils achetaient ce truc. Les mutants ne supportaient pas la pub, ils la détestaient. Donc, plus de pub. Depuis, il fallait que les gens pensent du bien des trucs à acheter, et aussi des compagnies qui les vendaient, qu’ils en parlent dans leurs messages, sur des forums, dans des blogs comme le blog de BérengèreBérengère Sabathon ; ex compagne de l’animateur télé Martial Orlamonde puis du Pr Frédéric Aubuisson, enseignant-chercheur en neurologie ; en l’an zéro jeune chercheuse en psychologie sociale étudiant la publicité, elle a fait partie de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui a découvert la mutation : c’est elle qui a compris, grâce à l’influence des minorités actives, qu’une petite proportion de mutants suffisait à changer toute la société. Présente dans I : V. (Jason connaissait, sa maman le lisait tout le temps). Voilà pourquoi Myzon mettait des wagons de courtoisie dans les trains, avec le chauffage, l’eau et l’électricité à l’intérieur ; elle réparait les rails, elle entretenait les routes, et les Myzoniers, avec leurs camionnettes, rendaient plein de services dans les villages. Ça marchait : tout le monde aimait Myzon, on lui faisait confiance et on lui passait ses commandes.
  « Alors, ils font juste ça pour gagner de l’argent ? demanda Barnabé, tête toujours baissée sur son dessin. C’est idiot ! » Sans souci des regards qui se fixèrent sur lui à l’énoncé de ce jugement péremptoire, il continua à crayonner son ciel en noir. « L’argent, ça sert à commander des trucs sur Myzon, alors pourquoi Myzon en veut aussi ? Ils peuvent prendre les trucs direct puisque c’est eux qui les ont.
  ‒ Mais c’est pas eux qui les fabriquent », précisa Antoine.
  Jason suivait cet échange, sourcils froncés. C’était compliqué, et ça le devint plus encore quand la Baroudeuse essaya de leur expliquer le rôle des banques dans cette histoire. Les banques (dont le papa de Jason et tonton Jean-Pierre, le papa de ses cousins, parlaient beaucoup) étaient aussi des applications sur les Iphs, mais très puissantes. C’étaient elles qui avaient l’argent de tout le monde, même de Myzon, et la Baroudeuse paraissait avoir un peu peur d’elles. Barnabé ne fut pas impressionné :
  « Les adultes parlent toujours de l’argent, dit-il avec dédain, tenant son dessin à bout de bras pour savoir s’il en était satisfait. En vérité, c’est pas si important, juste une appli à laquelle ils sont habitués. On peut vivre sans Iph, cultiver la terre, fabriquer les objets dont on a besoin. On peut redevenir des chasseurs-cueilleurs, comme les Indiens d’Amérique. »
  Antoine et Jason opinèrent gravement. Depuis des mois, les trois cousins suivaient avec ferveur les aventures des « peuples premiers » qui avaient décidé de tourner le dos à la civilisation des Blancs pour revenir à leur mode de vie ancestral. La campagne derrière la vitre était entièrement noire ; Jason pensa, une fois de plus, aux Inuits dans leur nuit polaire, plongés dans une coupure d’électricité, et au grand chaman qui avait déclaré : « Un soir, les lumières se sont éteintes, et les Esprits se sont remis à parler… » Les Esprits leur avaient dit que les pouvoirs des Blancs étaient épuisés et que le temps de leur domination avait pris fin, ils leur avaient dit de brûler leurs maisons enfoncées dans le sol et leurs Iphs avec. Partir vers le Nord, sur la neige, dans un traîneau tiré par des chiens, près des glaces disloquées… Qu’est-ce qui pouvait être plus beau, à part rouler vers le Sud, dans un train de nuit, vers la mer et un feu sur la plage ?
  Le silence s’était fait. La Baroudeuse proposa de s’installer pour la nuit ; l’un des garçons n’avait qu’à se mettre en face d’elle, comme ça, ils auraient une banquette chacun pour s’allonger. On ne savait jamais combien de temps durerait le voyage parce que ça dépendait des commandes de Myzon, du nombre de wagons à accrocher et à décrocher dans chacune des gares ; parfois même, il n’y en avait pas du tout, le train s’arrêtait seulement à tout hasard pour le wagon de courtoisie, mais juste une seconde, et si on n’ouvrait pas la porte au bon moment, elle ne s’ouvrait plus avant la gare suivante ! En tout cas, puisqu’ils descendaient tous dans le Sud, ils étaient tranquilles pendant les prochaines heures. Elle leur montra comment éteindre les lumières du wagon en en laissant une toute petite devant la porte des toilettes. Antoine traversa le couloir central pour s’installer en face de la Baroudeuse, Barnabé, sur la banquette devant Jason, se roula en boule et mit son pouce dans sa bouche. Quant à Jason, il se plia en chien de fusil et enfonça une main à l’intérieur de son sac à la recherche de la fourrure de Carousse, son ours en peluche. L’attirant doucement contre lui, il pensa à tonton Jean-Pierre qui, quand il les voyait faire, Barnabé et lui, leur disait toujours qu’ils avaient de la chance qu’il n’y ait plus ni écoles ni colonies de vacances, parce que les autres enfants se seraient moqués d’eux ; Jason n’avait jamais compris pourquoi l’invocation de ces enfants qu’ils ne connaissaient même pas puisqu’ils n’existaient pas aurait dû leur donner envie, à lui d’abandonner son ours et à Barnabé d’ôter son pouce. Pourquoi se seraient-ils moqués, d’ailleurs ? Chacun faisait bien ce qu’il voulait pour s’endormir… C’était l’heure où Jason n’était plus très sûr que Carousse ne soit pas vraiment vivant ; c’était en tout cas une présence amie devant laquelle il baissait la garde. Et bientôt, bercés par le roulement du train, emportés dans un demi-sommeil, Jason et Carousse traversèrent des campagnes ténébreuses, des gares fantômes aux noms irréels, comme Tonnerre, ou Nuit-sur-Rivières. Comment, demanda Jason à Carousse, pouvait-il y avoir un lieu au monde qui s’appelle Nuit-sur-Rivières, avec de grandes et profondes rivières noires, des fleuves peut-être, qui se croisaient là, toujours dans la nuit, un lieu qui n’était fait que pour être traversé par des trains de nuit, pour qu’ils y accrochent encore et encore des wagons noirs ?…

Quai de gare.

Il avait dû dormir. Ce fut l’immobilité du train qui le réveilla. Le froid aussi. La petite lumière devant les toilettes avait disparu. Le radiateur sous la fenêtre n’avait plus de chaleur. On aurait dit qu’on avait éteint leur wagon comme on éteint la télé ou un ordi, puis qu’on l’avait laissé là comme une chose inerte qui ne servait plus. Tandis qu’il y avait derrière la vitre des voix qui parlaient fort :
  « Et pour trier les wagons par codes-barres, tu attends quoi ? Une directive de l’UE ? Le gars de l’usine d’empaquettement va se pointer dans une heure !
  ‒ Toi, pour commencer, tu me parles sur un autre ton, sinon je démissionne en pleine nuit, et tu te démerderas avec tes codes-barres… »
  Des adultes en colère, se dit Jason effrayé. Il n’aimait pas ça, ça criait, c’était violent. Des lumières vives se promenaient sur le quai qui était maintenant de son côté ; il vit que Barnabé dormait tranquillement et qu’Antoine et la Baroudeuse s’étaient réveillés aussi.
  « Pourquoi ils parlent d’usine d’empaquettement ? » demanda Antoine, affolé.
  Un instant, croisant le regard de son cousin, Jason entrevit un scénario de cauchemar. Myzon n’était pas gentille du tout, le wagon de courtoisie était un piège, les milliers d’enfants qui disparaissaient tous les jours ne faisaient pas la vie buissonnière mais étaient empaquetés et livrés à des pédophiles, des cannibales ou des ogres… La Baroudeuse réagit tout autrement. Elle se précipita vers la porte côté quai, traversant tout le wagon de biais, et tambourina avec rage contre cette porte qui ne s’ouvrait plus.
  « Bordel, qu’est-ce que vous foutez ? Vous êtes quand même pas rouillés au point de nous avoir décrochés avec les marchandises ? Vous êtes cons comme des troueurs de pipe-line ! Vous voyez pas qu’on est le wagon de courtoisie ? »
  Les lumières s’éloignaient avec les cris. On ne les avait pas entendus, ils allaient rester prisonniers du wagon éteint !
  « Vous en faites pas, les mômes, dit la voix de la Baroudeuse dans le noir. Il y a toujours un système de sécurité pour ouvrir les portes… » Tout en parlant, elle avait mis son Iph en lampe-torche ; un gros rond de lumière vive se promenait maintenant sur les murs du wagon. « Il faut juste que je repère où il est… Sinon, au pire, on attendra qu’ils nous trouvent, mais ça pourrait prendre un moment, vu comment ils ont l’air doués dans cette gare… »
  La suite fut héroïque. Comme la Baroudeuse était seule à avoir un Iph pour les éclairer, ce fut Jason qui dut grimper sur la barre d’acier qui tenait les vélos pour atteindre le dispositif de sécurité, dans l’angle entre la paroi et le plafond du wagon, trouver dans un boîtier fermé le petit clavier inondé de lumière par l’Iph en lampe-torche, et là, taper le code correspondant au numéro du wagon qui actionna le déverrouillage des portes. La Baroudeuse reconnut qu’elle aurait eu du mal à y arriver seule : peut-être en tenant son Iph entre ses dents ? Il fallait une main au moins pour se tenir et une autre pour taper le code. Le système de sécurité en tout cas était fait pour que le wagon ne puisse être ouvert que de l’intérieur par des voyageurs coincés par une panne de courant. Mais bien sûr, le décrocheur de wagons de tout à l’heure aurait pu, simplement, leur remettre l’électricité en les raccrochant au train.
  Pendant ce temps Antoine, qui n’aimait pas les escalades, avait réussi à réveiller Barnabé qui voulait continuer à dormir. Plus de froid encore entrait par la porte à présent grande ouverte. La Baroudeuse avait sauté sur le quai noir : « Vous venez, les mômes ? »
  Elle n’avait pris que son Iph. Ils laissèrent donc leurs sacs et leurs vélos dans le wagon abandonné, mais Jason s’en voulut un peu à la pensée de Carousse gisant seul dans le noir sur la banquette du train.
  C’était une drôle de gare. Il y faisait vraiment très froid ; si Jason avait su, il aurait pris son blouson à capuche. Il n’y avait pas de lumière sur les quais, pas de panneau disant comment ça s’appelait. Juste des wagons de marchandises, des espèces de convois vides de chariots accrochés les uns aux autres, attendant qu’on mette des trucs dedans, sans doute quand on ouvrirait les wagons, et, vagues et lointaines autour de la gare, des silhouettes de grands hangars que la Baroudeuse appela des entrepôts.
  « Enfer, rouille et putréfaction ! On est dans une gare de triage. Il faut qu’on remette la main sur le type de tout à l’heure pour qu’il nous dégage de là. »
  Une lumière vive venait vers eux. C’était le Décrocheur de Wagons, seul, qui ne parut pas content du tout de les voir. Comment ça, ils sortaient d’un wagon de courtoisie ? Mais qu’est-ce qu’il foutait au milieu du train, parmi les stocks destinés à l’usine d’empaquettement de Mâcon que Myzon allait venir chercher dans trois quarts d’heure ? Ce n’étaient pas eux qui l’y avaient mis ? Ça ne changeait rien au problème ! Et oui, au fait, ils étaient à Mâcon, gare de triage zone d’empaquettement, et le pire était que si leur wagon était là, l’un des wagons à destination de Mâcon se dirigeait vers Lyon par erreur, donc c’était un beau bordel… Et vraiment, il avait d’autres chats à fouetter que de les raccrocher (les raccrocher à quoi, d’ailleurs ?), surtout avec l’autre Boosté-aux-OGM qui venait de démissionner en pleine nuit sous prétexte qu’il lui avait un peu secoué les puces. Sa priorité, c’était de contacter les collègues de Belleville-sur-Saône, peut-être même de Villefranche-sur-Saône, pour rapatrier le wagon manquant. Le wagon de courtoisie en trop pourrait bien attendre la relève à cinq heures du matin, ça n’avait rien d’urgent. Quant à eux, s’ils étaient pressés, ils n’avaient qu’à prendre leurs cliques et leurs claques et regagner la gare centrale qui n’était pas loin ; on apercevait ses lumières là-bas, à l’horizon, il y avait peut-être quatre cents mètres à tout casser. Après quoi ils prendraient un autre train, ce n’était pas plus compliqué que ça.
  La Baroudeuse protesta. Elle estimait qu’il aurait pu au moins utiliser une de ses petites locomotives pour les amener là-bas, même hors de leur wagon, en les faisant monter sur un de ses palets, ce n’était pas grand-chose pour lui comme dérangement.
  « Je ne suis pas payé pour ça, rétorqua l’autre en leur tournant le dos. Les voyageurs, c’est pas mon rayon.
  ‒ Dites donc, lui lança la Baroudeuse, c’est quand même vous qui nous avez décrochés ! Il faut vraiment être bigleux pour prendre un wagon blanc pour un wagon noir ! »
  Le Décrocheur de Wagons se retourna, indigné : « Vous allez pas soutenir que c’est ma faute, en plus ! Qu’est-ce que j’en sais, moi, s’il leur faut des wagons blancs ou des wagons noirs ? Moi, j’ai juste suivi les instructions : on m’a dit de décrocher sept wagons, j’ai décroché sept wagons.
  ‒ Et si Panurge vous dit de sauter dans le vide avec vos sept wagons, vous sautez direct ? »
  La Baroudeuse ne criait pas, mais sa voix était aussi énervée que la main du papa de JasonGuy Marcheur ; père d’Ulysse et de Jason Marcheur, époux en secondes noces d’Hélène Marcheur et cousin germain plus âgé de Colette Marcheur ; non mutant. Mentionné dans I : I et VI. quand une gifle « partait toute seule ».
  Le Décrocheur de Wagons s’immobilisa. Il regarda la Baroudeuse, puis les trois enfants, et prononça d’une voix étrange : « Ah, qu’elle était jolie la petite chèvre de Monsieur Seguin avec ses trois chevreaux ! Mais au matin, le loup les mangea. »
  Retourner en arrière sur le quai noir, enfoncer dans les sacs les affaires qu’on avait sorties pour la nuit, bien sûr sans oublier Carousse, « Attendez donc les mômes, je rebalaie partout avec l’Iph pour voir s’il n’y a plus rien qui traîne », sangler les sacs aux vélos, les doigts engourdis par le froid, descendre les vélos par la porte haute, les faire à nouveau rouler près de soi sur un quai, mais dans le noir, puis les descendre un à un au bout du quai et sauter soi-même pour qu’ils roulent le long des rails. Tout cela avec une seule lumière pour quatre, celle de l’Iph de la Baroudeuse qui se retournait régulièrement pour éclairer ce qui devait l’être : l’extrémité du quai, les ornières, etc. Quoi qu’elle fasse, on ne voyait pas à ses pieds ; Jason n’arrêtait pas de cogner le vélo tantôt contre les rails qu’il devait suivre, tantôt contre des pierres, des bosses ou des objets non identifiés sur le sol, ou de se cogner contre le vélo, bien fort, la cheville droite. Une autre fois, il se cogna le coude gauche contre le guidon de Barnabé qui le collait de trop près, car son cousin voulait s’approcher de la lumière de l’Iph. Le pire, c’était tout ce qui pouvait venir de derrière, des côtés, maintenant qu’ils étaient descendus au ras des rails et de la nuit… Jason se forçait à regarder les lumières au loin de la vraie gare de Mâcon, mais elles étaient toujours aussi loin, à croire qu’ils avançaient sans le savoir sur un tapis roulant qui allait, lui, vers l’arrière…
  « C’est plein de bouts de verre le long des rails, prévint Antoine qui ouvrait la marche, accompagnant la lumière ronde sur le sol. Il faut soulever les vélos… »
  Jason essaya, à bras-le-corps : dès les premiers pas le vélo lui cogna dans les jambes et lui barra la route.
  « Attends, je vais t’aider, décida la Baroudeuse, changeant son Iph de main. Prends-le par la selle, moi je prends sous le guidon… »
  C’était mieux comme ça, même si, à vrai dire, Jason donnait maintenant du nez dans l’énorme sac à dos de la Baroudeuse. Mais il avait moins peur. Jetant toujours des coups d’œil effrayés autour de lui, où il ne pouvait rien voir, il demanda :
  « Pourquoi est-ce qu’il a dit, tout à l’heure, que le loup allait nous manger ?
  ‒ T’en fais pas pour ça. C’est pas un vrai loup, c’est une expression. L’histoire, c’est que je l’ai traité de mouton en parlant de Panurge parce que j’étais énervée. Et quand quelqu’un te traite de mouton ‒ pas que ça risque de vous arriver, les mômes ! ‒ plutôt que de crier ou de l’insulter, tu réponds : Ah, qu’elle était jolie la petite chèvre de Monsieur Seguin ! Mais au matin, le loup la mangea. Ça veut dire que ceux qui se vantent d’être des mutants, ils pensent être plus malins que tout le monde, mais ils prennent aussi plus de risques et ça peut mal finir pour eux. C’était bien fait pour mon museau à moi, je regrette juste qu’il ait ajouté les trois chevreaux, si ça t’a fait flipper. De toute façon, j’avais pas à le traiter de mouton, même si c’est à cause de lui qu’on galère comme ça… Alors que je ne sais même pas si je suis mutante ou pas ! Je suis peut-être une moutonne, moi aussi ! »
  Elle rit joyeusement à cette idée loufoque.
  Ces histoires de moutons et de chèvres restaient bien obscures pour Jason ; cependant, à trois heures du matin le long de ces rails interminables, il s’en souciait fort peu. Ce qui comptait, c’était qu’il n’y aurait pas vraiment de loup pour les manger. Il savait qu’il y en avait en France, mais sans doute pas dans la zone ferroviaire près de Mâcon, et moins encore à Carqueiranne. Et puis, maintenant, les lumières de la vraie gare se rapprochaient…

Fleurs sauvages.

Quand ils descendirent du train à Toulon, la matinée était déjà bien avancée. Jason souleva une nouvelle fois son vélo pour lui faire franchir la porte et le marchepied, un peu hagard après cette nuit mouvementée, et tout brouillé encore d’images et de souvenirs. La vraie gare de Mâcon, hermétiquement close ; le quai éclairé où ils avaient eu si froid ; la gorgée chaude et amère de café noir tirée du thermos de la Baroudeuse, ce goût étrange, défendu, réconfortant, comme s’il avalait un peu de nuit d’aventure ; Barnabé dormant à poings fermés sur un banc, insensible au froid ; Antoine et la Baroudeuse marchant de long en large pour se réchauffer, elle l’interrogeant sur la vie à Paris ; le passage d’un Train Grands Voyageurs qui ne s’arrêtait pas, la vision furtive de ces wagons vaguement éclairés où les Grands Voyageurs, allongés sur des couchettes dans leurs minuscules compartiments individuels en plexiglas, semblaient être une bande de momies embaumées ; l’appréhension de ne pas repérer à temps le wagon de courtoisie si à nouveau il n’était pas en tête de train ; la course folle, la prise d’assaut de ce nouveau wagon, toujours vide ; les banquettes et le radiateur retrouvés… Et le réveil dans le train à la lumière du jour ; les paysages de Provence ; la Baroudeuse sur le départ, allant faire un brin de toilette dans le petit lavabo, puis rangeant joyeusement ses affaires ; la dernière vision de la Baroudeuse sur le quai de la gare à Marseille, leur adressant par la vitre un signe de la main puis redressant ses épaules sous le poids du sac à dos, les cheveux toujours dans les yeux.
  À Marseille, le wagon de courtoisie s’était rempli de gens méfiants : une vieille dame toute raide qui tenait son sac à main sur les genoux, un couple d’âge mûr qui parlait à mi-voix en les surveillant du coin de l’œil… Ceux-là n’étaient pas des baroudeurs ! Les trois cousins les quittèrent sans regret, sortirent de la gare sous un ciel nuageux, incertain, avec des moments de soleil, montèrent enfin sur leurs vélos, suivant Barnabé qui avait imprimé leur itinéraire entre Toulon et Carqueiranne, et consultait « la carte » d’un air aussi pénétré que s’il avait trouvé un vieux parchemin indiquant l’emplacement du trésor de Barbe-Noire ou de Rackham le Rouge.
  Ils pédalèrent d’abord le long d’une chaussée à plusieurs voies où roulaient différentes voitures : des quatre-quatre électriques flambants neufs, des véhicules hydrauliques qui vapotaient et n’allaient pas bien vite, et même une vieille automobile à essence pleine à craquer ‒ cinq hommes dedans avec de gros biceps ‒ et couverte d’autocollants agressifs : « Attention, conducteur méchant », « À l’arrêt je surveille mon réservoir et j’ai un flingue », etc. Puis, la circulation se raréfia. Antoine et Barnabé étaient en désaccord sur les provisions : pour Antoine, il fallait presque tout garder pour le pique-nique du soir ; Barnabé, au contraire, était d’avis de manger sans se priver, ce qui allègerait leurs trois sacs, de garder juste les chamallows à fondre, et de compter ensuite sur leurs capacités de chasseurs-cueilleurs. Enfin, plutôt de cueilleurs, car pour chasser ils n’avaient pas le matériel. Jason aimait bien quand ses deux cousins n’étaient pas d’accord : cela lui donnait la voix décisive de leur petite démocratie. Il vota pour qu’on mange le pain au petit déjeuner plutôt que de le laisser rassir ; pour le reste, il était plutôt d’accord avec Antoine : tant qu’on n’avait rien cueilli, il ne fallait rien manger.
  En discutant, en votant, ils étaient arrivés dans un lieu très étrange. Une immense piste d’asphalte à perte de vue, toute bosselée, craquelée, jusqu’à l’horizon. Divisée en deux dans sa largeur par des barrières de fer au milieu. Ils étaient piégés là sans pouvoir en sortir, car la grande piste était bordée de parapets en ciment, puis d’un haut talus couvert d’herbes folles. Était-ce vraiment la nationale qui traversait Toulon d’ouest en est ? C’était encore plus désert qu’une gare où il y avait au moins les wagons de marchandises qu’on devait bien vider un jour ou l’autre ; le point commun cependant avec la gare était qu’on ne voyait plus la ville, que Toulon semblait n’avoir jamais existé. Barnabé sortit en vain sa carte : il savait où ils auraient dû être, mais pas où ils étaient ; ils avaient beau avancer, on ne croisait aucune rue. Même le soleil avait disparu. On aurait dit qu’ils étaient passés dans un monde parallèle, ou peut-être, qu’ils avaient trouvé les traces d’une civilisation éteinte qui avait tracé jadis des routes gigantesques…
  « Je sais ce que c’est ! s’écria soudain Antoine. C’est l’autoroute ! Il faut absolument sortir de là ! »
  Debout sur leurs vélos, en danseuses, ils pédalèrent comme des fous dans l’autre sens. « Attendez-moi ! », criait Jason à ses cousins qui avaient de plus grandes jambes et allaient plus vite. Tout le monde savait que l’autoroute était un lieu hanté où errait la Dame Blanche, cherchant en vain des automobilistes alors qu’aucune voiture n’y roulait plus. Tandis qu’il y avait des carcasses, et des Vautours. Jason ne savait même pas ce que l’effrayait le plus : la femme fantôme, ou les Vautours avec leurs fameuses brouettes. Son papa disait que c’étaient des bandits, des criminels remis en liberté quand on avait fermé les prisons, que non seulement ils nettoyaient les carcasses, mais qu’ils faisaient les poches des suicidés…
  Enfin, hors d’haleine, ils repassèrent les barrières défoncées qu’ils n’avaient pas remarquées à l’aller, retrouvèrent des bâtiments, des chaussées carrossables et des cyclistes. L’estomac creusé par toutes ces émotions, ils s’arrêtèrent pour petit-déjeuner dans les ruines d’une station-service. Antoine prétendait maintenant qu’il n’avait pas vraiment eu peur, que la Dame Blanche n’existait pas et que l’autoroute n’était pas maudite. Simplement, ça ne servait à rien de continuer à la suivre parce qu’elle passait trop au nord et qu’elle ne les mènerait jamais à Carqueiranne ; si Barnabé avait imprimé une carte plus large, il l’aurait su. Si les autoroutes étaient abandonnées, c’était juste parce que Myzon ne les entretenait pas et qu’elles étaient souvent coupées à des endroits inattendus par des paysans qui les désalphatisaient… euh, désasphaltaient pour agrandir leurs champs. En nettoyant les carcasses, les Vautours ne faisaient de mal à personne. Mais pourquoi pédalait-il si vite tout à l’heure, comme s’il avait eu tous les Vautours et plusieurs Dames Blanches à ses trousses ? Barnabé et Jason échangèrent un regard entendu : parfois Antoine agissait et parlait avec la mauvaise foi d’un adulte…
  Ils avaient mangé du pain que le séjour dans les sacs avait déjà bien ramolli, et bu presque toute leur eau ; heureusement que, comme chacun sait, en Provence il y a des fontaines partout. Ils repartirent ; cette fois, pas de doute, ils traversaient Toulon. C’était heure de livraison, les drones de Myzon volaient bas, quadrillaient le ciel, venaient frapper aux vitres, les gens s’empressaient d’ouvrir leurs fenêtres et de scanner les colis avec leurs Iphs pour que les appareils volants lâchent prise. Jason aimait toujours voir ça ; cela mettait tout à coup plein d’animation, on découvrait que derrière bien des fenêtres inertes, il y avait des vies cachées, des gens qui auraient pu sortir s’ils le voulaient, ceux que le papa de Jason et tonton Jean-Pierre appelaient « les paranos ». (Bien sûr, il y en avait aussi qui sortaient dans la rue mais préféraient se faire livrer leurs courses.) Puis, en quelques minutes, les drones disparurent avec les emballages, les fenêtres se refermèrent, l’activité se concentra au ras du sol.
  Les rues de Toulon étaient bizarres. Les gens utilisaient juste les trottoirs pour marcher ou pour rouler sur des trottinettes électriques. Personne ne chantait, personne ne faisait de la musique, personne ne déclamait de poème, ne jouait du théâtre de rue ou ne prophétisait. Personne ne peignait des fresques sur les murs ni ne dessinait à la craie par terre. Personne ne nourrissait les pigeons ni n’apprivoisait les rats ; d’ailleurs, on ne voyait même pas de rats, et presque pas de pigeons. Personne ne portait de T-shirts I love Toulon pour dire sa fierté d’être resté en ville. Ceux qui étaient sur des trottinettes filaient vite et ne regardaient autour d’eux que pour éviter les obstacles, c’est-à-dire les autres gens. Et tous ceux qui marchaient étaient vieux, pas très-très vieux, mais assez pour avoir des cheveux gris, des lunettes et un air sévère. Tous ou presque avaient soit une canne à pommeau métallique, soit un grand parapluie fermé qui leur servait de canne, soit un chien en laisse du genre féroce, grognant et montrant les dents. Les gens qui se croisaient ou se dépassaient s’écartaient en même temps les uns des autres ou faisaient des bonds de côté pour éviter les chiens. Peut-être qu’à Toulon, tous les paranos sortaient, mais qu’ils restaient paranos ?
  En outre, tout le monde les regardait de travers, comme tout à l’heure les passagers du train Marseille-Toulon. C’était encore plus net maintenant qu’il n’y avait plus d’immeubles ni de balcons de cafés sur lesquels, après être passés par le portique sécurisé à l’entrée, les clients s’asseyaient dehors à l’étage, plus que des Répare-Tout, des magasins de panneaux solaires, des entreprises de recyclage, des supérettes 100 % automatisées aux parkings sécurisés réservés aux voitures électriques, et surtout, des maisons isolées qui avaient toutes des jardins. Moins il y avait de gens dans les rues et plus ils lançaient aux enfants des regards noirs.
  Jason observa avec intérêt le manège d’un Myzonier en camionnette électrique, qui livrait ses colis à la main, dans ce quartier où il y avait si peu d’habitants que les drones n’y allaient même pas ; il garait d’abord la camionnette et, à l’abri dans l’habitacle, envoyait un message, toujours sans doute avec une maison d’avance, pour ne pas perdre de temps, puis, vérifiant que la voie était libre, sortait vite son colis, tandis que la porte s’ouvrait à son approche, que des mains tendaient un Iph à la hâte pour scanner fébrilement, que le colis était happé à l’intérieur et la porte verrouillée à nouveau. Ils dépassèrent à vélo le Myzonier et s’arrêtèrent un peu plus loin pour consulter la carte : est-ce que c’était là qu’il fallait tourner pour Carqueiranne ?
  « Fichez-moi le camp, les enfants, vous n’avez rien à faire ici ! »
  Ils se retournèrent, surpris. Ils étaient bien à vingt mètres de la porte de la maison devant laquelle le Myzonier s’était garé, mais ce dernier n’avait pas de colis entre les mains, il tenait à la place un pistolet Flash-Ball anti-braqueurs.
  Jason se contenta de le regarder avec la plus parfaite incompréhension. Ses cousins eurent plus de répartie.
  « Voyons, Monsieur, le trottoir est à tout le monde… », commença Antoine, tandis que Barnabé s’exclamait avec dédain : « On s’en fout, de votre livraison ! Nous on regarde notre carte ! »
  Au lieu de s’excuser ou, à la limite, de leur demander gentiment de se pousser de quelques mètres de plus, le Myzonier les visa avec le pistolet Flash-Ball en disant :
  « Deuxième sommation. Si vous n’êtes pas partis à la troisième, je tire. »
  Ils repartirent sans regarder la carte. « C’est bien la peine de mettre sur votre autocollant : “Les Myzoniers sont sympas” ! » protesta Antoine pendant que Barnabé, dressé sur son vélo, appuyant de tout son poids sur la pédale haute, criait par-dessus son épaule : « Ils prennent vraiment n’importe qui chez Myzon ! » Jason était surpris et effrayé par tant de méchanceté gratuite, et Antoine vraiment indigné ; il leur en reparla à plusieurs reprises. D’après lui, le principe même d’une ville était que tout le monde devait avoir le droit d’aller partout ; sinon, ce n’était pas une ville mais une propriété privée.
  Barnabé haussa les épaules. Ils avaient repéré, cette fois, la route de Carqueiranne, c’était déjà ça ; ils allaient quitter Toulon et c’était tant mieux, car ce qui le préoccupait plus que l’autre cinglé, c’était que, pour le moment, ils n’avaient pas encore vu une seule fontaine. Et puis, il était temps de trouver quelque chose à manger dans la nature ; il devait être au moins midi… S’ensuivit une discussion pour essayer de deviner l’heure sans Iph, d’après le soleil… qui, en l’occurrence, avait disparu derrière les nuages.
  Quant à la nature, il leur fallut rouler encore un moment pour l’atteindre. Jason commençait à être fatigué. Sur les murs des magasins de cycles (heureusement qu’ils n’avaient pas les derniers modèles de vélos dont les pédales ne pouvaient être débloquées que par l’Iph du propriétaire !), des châteaux d’eau (qui leur donnaient soif) ou des transformateurs électriques, sur les poteaux des éoliennes, il y avait des affichettes pas plus grandes qu’un Iph, toutes les mêmes : « Pour la France : PO ». PO était écrit en très grosses lettres. Et il y avait toujours, avec des feutres différents, des écritures différentes, quelqu’un qui avait transformé le PO. Le plus souvent, c’était : pour la France : POliticien véreux, POrtion congrue, POllution généralisée, hard POrno, mais il y en avait de plus rigolos comme PÔvre de nous ! (avec une faute d’orthographe), poule au POt tous les dimanches, POchette surprise, touche pas à mes POtes les mutants, POtion magique, POrtails sécurisés (y a que ça qui marche !).
  Enfin, les dernières maisons, de plus en plus espacées, firent place à des champs tantôt de terre nue, tantôt couverts d’une végétation uniforme. Encouragés dans leur nouvelle vocation de chasseurs-cueilleurs qui se contenteraient de cueillir, ils s’arrêtèrent sur un talus pour manger le reste de pain, tout le fromage qui parfumait nettement les sacs et la fourrure de Carousse, et, comme ils avaient encore faim, les œufs durs. Ils finirent leur eau ; Antoine se souvenait de douches froides sur la plage pour se rincer du sable ; si elles étaient toujours là, ils pourraient y remplir leurs gourdes. Il ne leur restait plus pour le pique-nique du soir qu’un saucisson, mais sans couteau : Antoine n’y avait pas pensé, et Barnabé s’était dit qu’ils remplaceraient les outils civilisés par des pierres et des coquillages. Et puis, bien sûr, pour le dessert, les chamallows, et de longues fourchettes à manche de bois pour les tenir au-dessus du feu. Jason, plus prudent que son cousin artiste, s’était aussi muni d’allumettes au cas où la détermination de Barnabé à frotter deux bâtons l’un contre l’autre ne suffirait pas.
  La nature se révéla peu comestible. D’après Barnabé, qui avait potassé Les Propriétés cachées des plantes de nos contrées, ils auraient dû trouver sous de grands noyers des tapis de noix tombées à terre, qu’il n’y aurait qu’à se baisser pour ramasser, des arbousiers pas très hauts, couverts de fruits ronds et rouges, pâteux et sucrés, des framboisiers pleins de framboises « remontantes », et de grosses touffes de thym pour accompagner le saucisson. Mais ils ne virent que des arbres qui n’avaient pas de fruits et dont les feuilles ne se mangeaient pas du tout, ou alors, dans les champs, des débris de tiges sèches de trucs non identifiables, et en tout cas déjà récoltés. Ils finirent par dénicher, au milieu de branches nues bien alignées à leur hauteur, une grappe de raisin oubliée, toute desséchée et racornie ; ils la cueillirent pour le principe, seulement les grains restants n’avaient pas l’air mangeable.
  Puis, au bord de la route mais au milieu des champs, ce fut un grand panneau flambant neuf : « Municipalité du Pradet : Bientôt ici votre mur anti-buissonniers et squatters. » En attendant le mur, il y avait de tous petits piquets indiquant la limite que bientôt on ne pourrait plus franchir : elle coupait la route de Carqueiranne ! Puisque le mur n’était pas encore là, ils continuèrent ; en plus, on ne disait rien des fugueurs. Ils passèrent ensuite le panneau expliquant quelle entreprise de construction était d’ores et déjà chargée de réaliser le mur, et avec quels matériaux, et Jason se demanda pourquoi les adultes parlaient toujours très longtemps à l’avance de ce qu’ils allaient faire, avec tous les détails. Enfin un troisième panneau leur annonça qu’ils entraient dans le village du Pradet « interdit sauf riverains et touristes ». Jason croyait que « riverains » voulait dire qu’il y avait une rivière où ils pourraient remplir leurs gourdes dans le courant, mais d’après Antoine, les « riverains », c’étaient juste les gens qui habitaient dans le village. Est-ce qu’ils avaient tout de même le droit d’y entrer en considérant qu’ils étaient des touristes ?
  « Encore des gosses ! » « Fichez le camp d’ici : y a rien à voler. » « Allez-vous en, ou on appelle la milice. » Ils traversèrent Le Pradet sans s’attarder ni voir de fontaine. Les touristes, conclut Antoine, c’étaient plutôt des adultes avec de l’argent sur leurs Iphs…
  Touristes recalés et cueilleurs bredouilles, les trois cousins étaient sortis du village du Pradet, mais pas encore des limites plus larges du mur à venir, quand ils dénichèrent sur un poteau de ligne électrique une affichette « Pour la France : PO » qui n’avait pas encore été transformée. Jason dont la proposition, « POtiron d’Halloween », avait été mise en minorité eut comme compensation de pouvoir écrire au feutre noir « lissons en liberté » à la suite du PO, une formule d’Antoine qu’il trouva finalement du meilleur effet. Il reculait un peu pour admirer son œuvre quand il entendit Barnabé s’exclamer : « Venez voir ! J’ai trouvé de quoi manger ! »

Vignes.

Un laps de temps indéterminé plus tard, Jason était seul à quelques mètres de la route, planqué dans un bosquet avec les vélos et les sacs qu’il était censé garder. Barnabé était allé pénétrer par effraction dans un jardin potager pour y cueillir de grosses tomates rouges et juteuses, et Antoine l’avait accompagné pour essayer de le dissuader d’en cueillir trop, car à son avis c’était du vol. Mais si les champs cultivés c’était la nature, les jardins devaient bien l’être aussi ; Jason avait donc voté pour la proposition de Barnabé et, en outre, pensé à munir ses cousins du filet à provision, prévu pour les cueillettes.
  Après le départ de la mission de ravitaillement, Jason s’était d’abord consacré à la recherche d’une source ou d’un ruisseau dans ce bosquet, ou à proximité. Voulant ensuite exprimer ses sentiments devant le résultat, il s’était entraîné, à mi-voix, à s’exclamer : « Enfer, rouille, et putréfaction ! » en essayant d’y mettre autant de naturel et de conviction que la Baroudeuse. Puis il s’était demandé depuis combien de temps ses cousins étaient partis et s’ils n’auraient pas dû être de retour, même en tenant compte du fait qu’il y avait un bout de route en vélo entre son bosquet et le jardin de tout à l’heure, et que c’était donc plus long à pied. Puis il était retourné prudemment jusqu’à la route et avait regardé au loin jusqu’au tournant. Puis il s’était demandé à quoi pouvait servir, de toute façon, qu’il garde les vélos et les sacs, vu que seul et sans armes (sauf si on comptait les fourchettes à chamallows) il ne risquait pas de pouvoir les défendre contre une bande de buissonniers ou d’adultes, et que sans Iph, il ne pourrait pas non plus donner l’alerte. Par conséquent, il avait décidé de camoufler les trois vélos en les recouvrant de feuilles sèches (et en espérant que le retour de ses cousins viendrait l’interrompre), mais il y avait toujours un vélo qui dépassait et révèlerait immanquablement les deux autres…
  Finalement, Jason se retrouva sur son propre vélo, à pédaler en direction du jardin potager, pour une mission de reconnaissance susceptible à tout moment de se transformer en expédition de secours. Alors, il pourrait prendre un de ses cousins en selle (quand même pas les deux, l’autre devrait courir très vite) s’ils étaient poursuivis par le propriétaire du jardin ou d’autres amateurs de tomates. En chemin, il re-franchit le mur invisible qui séparerait un jour le Pradet du reste du monde.
  La première phase de la mission de reconnaissance s’acheva devant le mur bien réel du potager. En montant le vélo sur le trottoir et en se dressant sur la pédale haute, Jason pouvait voir le jardin désert, et derrière, une maison fermée, sans signe de vie apparent. Les tomates étaient toujours là ; il était incapable de déterminer s’il y en avait autant ou moins que tout à l’heure. Il guetta en vain sur son vélo immobile, sans entendre aucun mouvement ni bruit de voix, puis alla voir l’entrée de la maison, dans une rue perpendiculaire : la porte était fermée, les rideaux tirés devant les fenêtres ne révélaient rien. Que faire ? La seule solution était de pénétrer à son tour dans ce jardin. Jason regrettait maintenant d’être venu avec son vélo ; il savait bien qu’il n’y avait aucun endroit pour le cacher au bord de la route, c’était pour cela que, tout à l’heure, ils avaient roulé jusqu’au bosquet. Bah, tant pis : depuis le temps qu’ils roulaient sur cette route, il avait pu constater qu’il n’y passait même pas un quatre-quatre électrique tous les quarts d’heure…
  Jason se contenta donc d’appuyer son vélo contre le mur. Zut, son sac aussi était là, sanglé sur le porte-bagages ! Il hésita à l’emporter dans le jardin, mais après réflexion il en profita juste pour en tirer les trois fourchettes à chamallows. Tenant leurs manches serrés dans sa main gauche, il grimpa sans trop de difficulté sur le rebord du muret, vérifia que la voie était libre, et se laissa glisser doucement en territoire ennemi.
  Seconde phase de la mission de reconnaissance. Jason s’avança prudemment entre les plates-bandes, l’œil fixé sur la maison où les kidnappeurs pouvaient être embusqués. Indice en vue ! Le filet à provision gisait sur le sol, sous les plants de tomate, vide. Jason le ramassa et le fourra dans sa poche. Le scénario se précisait : ses cousins étaient bien arrivés jusqu’ici, ils avaient été surpris en début de cueillette, et faits prisonniers. Sans doute un ennemi supérieur en nombre les avait-il enfermés dans la maison, à moins qu’ils ne soient ligotés à un arbre à l’autre extrémité du jardin. Un instant, Jason s’imagina tranchant leurs liens, avant de s’apercevoir qu’il tenait trois fourchettes, mais pas de couteau…
  L’œil toujours rivé aux fenêtres, s’accroupissant, puis bondissant d’un massif à l’autre, Jason avait gagné la porte arrière de la maison. Il s’apprêtait à en essayer la poignée quand un chuchotement caractéristique lui parvint :
  « Jason ! C’est toi ? »
  La voix de Barnabé, à ses pieds ! Pour la reconnaissance en territoire ennemi, il avait encore des progrès à faire : il était passé près de ce soupirail sans le voir ! Il s’accroupit une fois de plus, inclina la tête, murmura à ras du sol :
  « Oui, c’est moi… On vous a faits prisonniers ? Tu n’es pas ligoté ?
  ‒ Non, mais il m’a enfermé à la cave. »
  Les choses se précisaient. L’ennemi, donc, était un ; par ailleurs, les yeux de Jason s’habituaient à l’obscurité. Barnabé était un mètre plus bas, au milieu des formes vagues de caisses ou de vieux meubles ; il chuchotait, les yeux et la bouche levés vers le peu de lumière du jour qui lui arrivait, au niveau des genoux de Jason. Non seulement le soupirail était trop étroit pour livrer passage même à un corps d’enfant, mais il était séparé en deux par un barreau, un vrai barreau de fer, comme dans une prison ! Impossible de le desceller en le secouant ou en le grattant avec les fourchettes, et il faudrait des heures, ou plutôt des jours pour le scier, surtout sans même une lime à ongles ! (C’était officiel : la mission de reconnaissance était transformée en expédition de sauvetage avec au moins une évasion à la clé.)
  « Et Antoine ? Il n’est pas avec toi ?
  ‒ Non, il nous a enfermés dans des pièces différentes. Je crois qu’il l’a emmené à l’étage. Il a dit qu’il allait appeler la Brigade des Mineurs, qu’elle viendrait nous chercher pour nous mettre dans un centre fermé près de Marseille. »
  Les images se télescopèrent dans l’esprit de Jason : une sorte de brigade légère à cheval, mais formée de mineurs couverts de suie, avec leurs pioches sur l’épaule. Ou peut-être qu’il ne s’agissait pas de mines de charbon, et moins encore de mines d’or ou de diamants, car Jason savait qu’il n’y en avait pas en Provence, peut-être que cette brigade minait le territoire pour le faire exploser sous les pas des enfants buissonniers…
  Le murmure de Barnabé se poursuivait, dramatique : « Il nous a traités de dégénérés du cerveau… Il a même dit qu’on était des monstres et que nos parents auraient dû nous abattre quand on a muté ! »
  Cette fois, Jason savait à qui ils avaient affaire : un neurotypiste ! Il savait que ça existait, mais il n’en avait encore jamais rencontré.
  « Il faut que je vous fasse sortir d’ici !
  ‒ Oui, et je sais comment tu vas faire, chuchota Barnabé, parfaitement à l’aise dans son rôle de conspirateur. Entre par la porte du jardin, elle n’est pas fermée. Là, tout de suite à ta gauche, tu vas voir la porte de la cave : tu tournes juste la clé qui est restée dessus. »
  Jason s’empressa de s’exécuter, à la fois rassuré et un peu déçu : ça ne faisait pas sérieux comme évasion ! De vagues bruits de voix, calmes et continus, provenaient de l’étage : Antoine discutait avec le Neurotypiste. Jason ne distinguait pas les mots, mais il reconnaissait la mélodie, le ton raisonnable et persuasif d’Antoine s’adressant à un adulte.
  Barnabé avait surgi par l’escalier de la cave, genoux maculés de terre, une toile d’araignée sur l’épaule de son sweatshirt, pas autrement traumatisé par sa détention souterraine : « Tu devrais ressortir par le jardin et retourner garder les vélos. Moi, pendant ce temps, j’irai délivrer Antoine… »
  Le mot « vélo » éveilla dans l’esprit de Jason l’image de celui qui était resté simplement appuyé contre le mur. Effectivement, il serait plus prudent d’aller le rejoindre…
  « Tu veux une fourchette à chamallows ? proposa-t-il seulement.
  ‒ Euh… Pourquoi pas, mais je compte plutôt sur l’effet de surprise… »
  Jason traversa en sens inverse le jardin du Neurotypiste. Cueillir peut-être quand même une tomate ou deux, puisqu’il avait le filet à provision ? D’abord, vérifier que son vélo était toujours là… Il se hissa jusqu’au rebord du mur : le vélo ! Il était juste en train de bouger ! Quelqu’un était en train de l’enfourcher, un autre enfant, de dos !
  « Eh, ça va pas ? C’est MON vélo ! »
  Jason avait sauté sur le sol au moment où l’autre appuyait sur la pédale d’en haut. Il se retrouva plié en avant, tirant vers lui de toutes ses forces par le porte-bagages un vélo qui voulait s’éloigner et qu’il ne parvenait qu’à immobiliser. Il aurait pu attaquer le voleur à coups de fourchette s’il ne les avait pas lâchées pour retenir le vélo.
  L’autre se retourna. Il avait l’âge et la taille de Jason. Crasseux, hirsute, les vêtements fripés, les yeux brillants, il sentait l’algue et la fumée ; bref, c’était un buissonnier.
  « C’ÉTAIT ton vélo, répondit-il avec calme. Je l’ai trouvé quand tu n’étais pas là, donc c’est le mien maintenant. Qui va à la chasse perd sa classe ; tu seras moins classe à pied qu’à vélo… Tant pis ; avec un peu de chance, tu en trouveras peut-être un autre. »
  Jason admira, à part lui, la logique imparable de ce raisonnement, mais il ne s’en cramponna pas moins de toutes ses forces au porte-bagages.
  « J’étais obligé de le laisser ! expliqua-t-il. Il fallait que j’escalade ce mur pour aller délivrer mes cousins prisonniers d’un neurotypiste. »
  Son histoire lui sembla assez piteuse. À la place du Buissonnier, il se serait demandé où étaient les cousins délivrés. D’ailleurs, si ceux-ci avaient eu la bonne idée de surgir à cet instant par la rue perpendiculaire, ils auraient pris le vélo en tenailles et l’auraient récupéré.
  Mais le Buissonnier ne paraissait ni pressé ni sceptique. Il se fit expliquer ce qu’était un neurotypiste. « Ah, ça ! » s’écria-t-il quand Jason lui eut répété les insultes et les menaces rapportées par Barnabé. « Il y en a beaucoup dans la région… » En revanche, quand Jason invoqua l’arrivée prochaine de la Brigade des Mineurs, la réaction du Buissonnier fut radicale : « Elle ne peut pas arriver, elle n’existe pas.
  ‒ Elle n’existe pas ?
  ‒ Enfin, elle a dû exister avant, ou à un autre endroit, comme tous ces trucs de moutons… »
  Il paraissait si bien renseigné, si calme et si sûr de lui que Jason osa lui poser la question qu’il n’avait pas risquée devant la Baroudeuse : « C’est qui, ces moutons dont tout le monde parle ? »
  Le Buissonnier le regarda sans mépris, sans sentiment de supériorité, juste extrêmement surpris que leurs expériences soient si différentes : « Ah, tu ne sais pas ? Les moutons, ce sont les adultes. »
  L’extrême simplicité de cette explication laissa Jason interdit. Le Buissonnier profita de cet instant de saisissement pour donner une brusque poussée sur la pédale. Le vélo partait, et avec lui, Carousse resté dans le sac ! Et les chamallows ! Et les allumettes pour le pique-nique sur la plage !
  Il avait crié « Non ! », agrippé le sac, freinant le vélo à nouveau. Et ses cousins n’arrivaient toujours pas. Le Buissonnier remit un pied à terre et se retourna, perché, calme et immobile :
  « Tu tiens beaucoup à ce sac, fit-il remarquer. Tu serais prêt à te battre pour lui ? »
  Jason, qui tentait d’affermir sa prise, se contenta de hocher la tête, dents serrées. Le Buissonnier risquait d’être plus fort que lui ; il était temps d’invoquer la devise « Parisien : peur de rien »…
  « Alors, je te le laisse, dit le Buissonnier, superbe, en décrochant les tendeurs d’un geste magnanime. Il n’est pas aussi important pour moi. Je garde juste le vélo. »
  Jason, admiratif et presque reconnaissant, se retrouva, son sac entre les mains, à regarder le vélo partir et, sur sa selle, l’enfant sage. Le Buissonnier avait gagné la chaussée quand Barnabé tourna le coin de la rue, portant d’une main un panier, de l’autre un gros sac de plastique : « Mais… c’était ton vélo ! »
  Pendant que Jason ramassait les fourchettes à chamallows et les rangeait dans son sac, ils se mirent mutuellement au courant des derniers rebondissements. Antoine discutait toujours avec le Neurotypiste ; nul doute, le connaissant, qu’il finirait par le convaincre de le libérer. Barnabé n’avait donc pas jugé utile de l’attendre ; il s’était enfui par une fenêtre du rez-de-chaussée et, au moment de l’ouvrir, il avait trouvé sur une table à côté ce panier plein de poires (petites, vertes et dures) et ce grand sac de tomates du jardin ; voilà donc leur pique-nique assuré. Pourvu qu’il ne soit rien arrivé aux deux vélos restants, et surtout, aux sacs du saucisson et des gourdes vides ! Si seulement Barnabé avait eu les gourdes avec lui, il aurait pu les remplir à la cuisine avant de sauter par la fenêtre.
  Le chemin était long jusqu’au bosquet, le panier de poires était lourd et n’arrêtait pas de leur cogner dans les jambes. Jason pensait au Buissonnier. Depuis combien de temps vivait-il seul, quelles aventures avait-il vécues, qui l’avaient laissé si sage et si calme ? Est-ce qu’il avait trouvé les noix et les arbouses qu’eux n’avaient pas vues, est-ce qu’il savait dénicher les sources, est-ce qu’il dormait la nuit sur la plage ?
  Barnabé reconnut que les deux autres vélos avaient été bien camouflés : ils n’avaient été découverts que par une colonne de fourmis. Ils n’eurent que le temps de les secouer avant de voir arriver Antoine. Mais devant les tomates et les poires, au lieu de se réjouir, ce dernier fut indigné. Pas question de les emporter, il fallait retourner les rendre. Barnabé n’avait rien compris aux peuples premiers s’il ne voyait pas la différence entre ramasser des noix sous un arbre et voler un panier de poires dans une cuisine. Barnabé, de son côté, invoqua le droit de la guerre et l’épisode d’Ulysse chez le cyclope (Barnabé et Jason avaient appris à lire dans L’Odyssée) : Ulysse et ses compagnons étaient bien repartis avec l’ensemble du troupeau ! Mais, protesta Antoine, ce pauvre vieux jardinier du Pradet n’était pas du tout un cyclope mangeur de chair humaine ! Au contraire, il lui avait servi plusieurs verres d’eau pendant qu’ils discutaient, il l’aurait fait aussi pour Barnabé si celui-ci ne s’était pas enfui avant qu’il aille le sortir de la cave. Il savait bien que la Brigade des Mineurs n’existait plus, il avait juste voulu les effrayer pour qu’ils arrêtent de le voler. Il en avait assez que des buissonniers escaladent son mur, cueillent des fruits encore verts ou des légumes qui devaient grossir et, en même temps, piétinent ses herbes aromatiques ou ses fleurs. Et s’il était devenu neurotypiste, c’était parce que après avoir muté en mangeant des Omasanty, son fils s’était suicidé…
  « Alors, il n’est pas vraiment méchant ? » demanda Jason, troublé.
  Ses cousins ne l’écoutaient pas et continuaient de se disputer. D’abord, disait Antoine, ils n’allaient certainement pas manger quinze tomates, et encore moins plusieurs kilos de poires dures comme des cailloux ; tout emporter serait du gaspillage. Et puis, Barnabé avait pris un panier, et un grand sac en plastique bien solide, comme on n’en fabriquait plus ; cela avait beaucoup de valeur. Il devait aller s’excuser et les rendre. Pas question ! protestait Barnabé. Pour se retaper toute la route jusqu’à là-bas ? Ils n’avaient déjà plus que deux vélos pour trois ! La priorité maintenant, c’était de gagner la plage, sans quoi ils ne pourraient jamais se baigner avant de faire un feu. Le Neurotypiste n’aurait qu’à se recommander un panier et un sac sur Myzon. Et si son fils s’était suicidé, ce n’était pas le retour des tomates et des poires qui l’en consolerait. « En tout cas, il nous a fait perdre assez de temps comme ça », conclut-il, et en disant cela, il avait tellement le ton et la voix de tonton Jean-Pierre que Jason en eut le souffle coupé. (Si les moutons, c’étaient les adultes, comment les enfants pouvaient-ils leur ressembler ?)
  « Si tu ne veux pas y aller, moi, j’y vais, fit Antoine, cinglant et définitif. Mais après, je continue sur Toulon et je prends le train dans l’autre sens. »
  Barnabé lui-même en perdit la parole. Et Jason se rua dans la brèche. « Écoutez-moi ! » cria-t-il. Et ils l’écoutèrent. Il sentit confusément à cet instant-là, avec une grande force, que ses deux cousins, confrontés l’un à l’autre depuis toujours, ne se comprenaient pas, tandis que lui les comprenait tous les deux, que le Neurotypiste était à la fois pour lui une aventure comme pour Barnabé et une personne comme pour Antoine.
  Oui, Antoine avait raison, il fallait rapporter le panier, le sac en plastique, et l’essentiel de ce qu’ils contenaient. Mais ils garderaient chacun une tomate pour le pique-nique, et deux petites poires qu’ils feraient fondre avec les chamallows pour le dessert. Il restait plein d’autres tomates dans le jardin, et si on en enlevait six poires sur le dessus du panier, ça ne se verrait même pas. Il fallait que ce soit Antoine qui les rapporte, parce que le Neurotypiste l’aimait bien, et qu’il y aille à vélo parce que ce serait trop long à pied ; Jason l’accompagnerait sur le porte-bagages pour tenir le panier. Barnabé les attendrait dans le bosquet en surveillant le second vélo et les sacs.
  « Prenez au moins les gourdes à remplir », conclut Barnabé en guise d’acquiescement.
  Jason commençait à connaître par cœur cette portion de départementale, il anticipait chaque tournant, le grand panneau « Bientôt ici votre mur anti-buissonniers et squatters », l’affichette améliorée par ses soins « Pour la France : POlissons en liberté ». En plus, ce n’était vraiment pas pratique de se tenir sur ce porte-bagages, les tomates coincées entre son ventre et le dos de son cousin, tout en portant à bout de bras le panier de poires et en l’empêchant de frotter contre la roue arrière. Jason cependant ne regrettait rien, il savait pourquoi il était là : le Neurotypiste l’intriguait, il voulait le voir de ses yeux pour s’en faire une idée.
  Antoine était bien silencieux ; il faut dire qu’il pédalait pour deux, et même pour trois en comptant le panier. Et il devait penser aussi au Neurotypiste…
  « Pourquoi est-ce que les adultes sont tout le temps en train de se suicider ? lui demanda Jason. Barnabé dit que c’est leur manière à eux de buissonner, mais c’est pas pareil… » Buissonner, ou fuguer, ou barouder, au contraire, c’était être vivant et fuir la Mort Noire.
  « Je crois que c’est parce que leur monde s’est écroulé, répondit Antoine après un temps de réflexion. Vivre dans celui d’aujourd’hui, ils voient ça comme un cauchemar bizarre. C’est pour ça qu’ils arrêtent pas de parler des choses qui devraient exister… »
  Jason essaya de se l’imaginer, en vain. Le monde était effrayant, excitant, plein d’inconnu, il invitait à explorer et donnait envie de vivre.
  Ils sonnèrent longtemps à la porte de la maison du Neurotypiste. En désespoir de cause, ils déposèrent le panier et le sac sur l’appui de la fenêtre de la cuisine et s’apprêtaient à repartir quand cette fenêtre s’ouvrit avec hésitation.
  Le Neurotypiste était un vieux monsieur à l’air perdu, qui montra une reconnaissance touchante envers Antoine quand il finit par comprendre que celui-ci était revenu exprès pour lui rendre ses tomates et ses poires. Jason sur le vélo regardait et écoutait sans se mêler au dialogue, mais quand les effusions firent place au début des adieux, il osa intervenir : « S’il vous plaît, Monsieur… Est-ce que vous pourriez juste nous remplir nos gourdes ? »
  Le Neurotypiste parut découvrir sa présence. Antoine dut reprendre ses explications :
  « C’est mon cousin qui a neuf ans. C’est lui qui nous attendait dans un bois avec les sacs et les vélos, et que je voulais aller rejoindre…
  ‒ Tu as soif, mon petit ? »
  Et comment ! « On n’a plus d’eau depuis midi, et même à midi, on n’en avait vraiment pas beaucoup… », répondit Jason, assez fier de ce qu’il avait héroïquement enduré.
  Les gourdes passèrent par la fenêtre et revinrent bien pleines. C’était Antoine à présent qui tenait le vélo, c’étaient les mains de Jason qui se tendaient par l’ouverture.
  « Bois, petit, bois autant que tu veux, je re-remplirai vos gourdes après… »
  Intermède. Comme c’était bon de boire enfin, comme Jason avait eu soif ! Toute la gourde y était passée. Il poussa un soupir de satisfaction et la tendit vers l’intérieur sombre. Voilà que la vieille main du Neurotypiste, au lieu de la prendre, s’était égarée plus haut, et qu’elle lui caressait les cheveux !
  « Tu es bien mignon… Alors, toi aussi, tu as laissé tes parents à Paris et ils ne savent pas où tu es ?
  ‒ C’est juste pour un pique-nique, expliqua Jason. On leur a dit dans notre mot qu’on allait rentrer, donc ils ne vont pas s’inquiéter… enfin, je ne crois pas… » Il n’en était plus si sûr soudain. Et il le fut moins encore quand il tendit les mains pour recevoir à nouveau la gourde pleine, qu’il vit le visage du Neurotypiste penché vers lui, les larmes dans ses yeux, sur ses joues. « Ne soyez pas triste pour eux, Monsieur, je vous en prie !… On va rentrer… On n’est pas partis pour toujours… »

Fleurs sauvages.

La mer ne devait plus être très loin. Mais comme tout était long, tellement plus long que prévu ! Antoine et Barnabé n’arrêtaient pas de se plaindre, tour à tour, quand ils avaient Jason sur le porte-bagages ; Jason avait bien essayé de les relayer, mais les vélos de ses cousins étaient déjà trop grands pour lui, alors avec le poids d’un des deux derrière, il n’arrivait pas du tout à pédaler. Heureusement qu’après consultation de la carte, ils avaient eu l’idée de couper par le Chemin du Canebas, pour aller tout de suite à la première plage, ne plus continuer vers l’est sur une route parallèle à la côte, éviter la traversée de Carqueiranne, où les gens étaient peut-être aussi méchants, ou paranos, ou neurotypistes qu’au Pradet. En même temps, cela reposait avec plus d’urgence le problème de l’eau potable : est-ce qu’il y avait aussi des douches sur la plage du Canebas ? Et des douches qui marcheraient encore ? D’après Barnabé (qui avait bu presque toute l’eau du Neurotypiste), ce n’était pas un problème, ils pourraient toujours boire de l’eau de mer, sans parler du jus des tomates, mais Jason aurait préféré, à défaut de fontaine, un vrai robinet d’eau froide. Et puis, il était bien long ce Chemin du Canebas, bien sinueux, et en outre, il les ramenait vers l’ouest ; le soleil qui n’était plus très haut maintenant les éblouissait, ils l’avaient en plein dans la figure. Jason n’avait qu’une envie, se baigner. Et boire. Mais d’abord se baigner. Et voilà qu’ils étaient arrêtés à nouveau, dans un petit bois de pins et d’autres arbres tout tordus, le long du grillage d’un camping abandonné, parce que Barnabé les avait convaincus de la nécessite de ramasser des branches sèches et des aiguilles de pin pour allumer le feu ; il disait qu’ils n’auraient aucune chance d’en trouver au bord de la mer.
  Un des sacs suffisait pour le pique-nique. Ils bourrèrent les deux autres d’aiguilles de pins et de branchettes plus ou moins concassées que Barnabé appelait le petit bois. Les vraies branches sèches iraient sur l’autre porte-bagages, celui où il n’y avait pas Jason. Et les pommes de pin, est-ce qu’elles pouvaient brûler ? Elles étaient bien en bois, elles aussi !
  « Des pommes de pin dans un feu ? Elles vont sauter, et projeter partout des étincelles », les renseigna une voix calme.
  Un jeune type était adossé au tronc d’un pin, près du grillage du camping, et les regardait tranquillement en fumant un joint. Il fallait vraiment qu’ils aient été absorbés par le ramassage et la conversation pour ne pas avoir au moins remarqué l’odeur : ça sentait les rues et les squares de Paris, les porches d’immeubles par temps de pluie, il ne manquait que les fientes de pigeons et l’urine de rats.
  « Mieux vaut n’en prendre que trois, alors ? », s’enquit Antoine, écartant la brassée de pommes de pin que Jason venait de récolter.
  Un bout de dialogue s’engagea ainsi ; Antoine, comme toujours, était le porte-parole du trio ; Jason ne disait pas grand-chose mais n’en perdait pas une miette, tandis que Barnabé, visage fermé, faisait tout pour ignorer cette intrusion dans leur retour à la vie sauvage. Le jeune homme devait avoir à peu près l’âge d’Ulysse, le grand frère de Jason, à ceci près qu’il était en jeans et T-shirt au lieu d’être en costume-cravate, qu’il avait des baskets noires poussiéreuses au lieu de chaussures marron cirées, et un joint à la main au lieu d’une serviette en cuir. (Est-ce qu’on pouvait imaginer Ulysse sans sa serviette en cuir ?) Peut-être même était-il plus jeune qu’ UlysseUlysse Marcheur ; fils du premier mariage de Guy Marcheur, demi-frère aîné de Jason Marcheur, petit cousin de Colette Marcheur ; assistant parlementaire ; non mutant, ambitieux et conformiste. Présent dans I : VI ; mentionné dans I : I. : difficile à dire, avec les adultes. Antoine, en tout cas, ne lui donna pas du « monsieur » et, dans le doute, Jason imita son cousin. Trouver dans le coin de l’eau potable ? Oui, ça pouvait se faire… Alors, comme ça, ils n’étaient pas des buissonniers ? Ils allaient vraiment repartir dès le lendemain, après une seule nuit sur la plage, pédaler à nouveau jusqu’à Toulon, reprendre le train dans l’autre sens ?
  « J’ai un deal à vous proposer, dit-il à Antoine. Tu viens me donner un coup de main pour porter un truc : c’est tout près, ce ne sera pas long. Et moi, en échange, je vous fais passer par l’entrée secrète du camping : tous les bungalows ont l’eau courante. »
  Barnabé s’intéressa enfin à la conversation : « Vous connaissez un passage secret ?
  ‒ Je le connais d’autant mieux que c’est moi qui l’ai percé ! Mais justement : il doit rester secret. »
  Il pouvait les y mener parce qu’ils allaient quitter la région. Il leur demanda d’abord de s’engager à ne pas le révéler. Un deal de squatter. Les Parisiens se retrouvaient en terrain familier. Ils jurèrent avec ferveur sur leurs têtes respectives, le salut de Paris, les moustaches de la Joconde (qu’on pourrait sûrement effacer quand cette chienlit serait terminée, disait le papa de Jason).
  Antoine, affalé sur les aiguilles de pins, était beaucoup moins emballé à l’idée de porter quelque chose. Parce qu’il fallait en plus monter jusqu’à la villa qu’on apercevait là-haut sur le flanc de la colline ? Ça grimpait raide, et il avait les jambes coupées par toutes ces heures de vélo…
  « Moi, moi ! Je peux y aller ? », proposa Jason, enthousiaste. Tout lui plaisait là-dedans : grimper sur la colline, pénétrer dans la villa, découvrir ce que le jeune homme voulait transporter, être celui des trois qui accomplirait cette nouvelle mission et leur procurerait à tous l’eau du camping.
  Le marché fut conclu : c’était la meilleure solution, Jason était le plus dégourdi et le moins fatigué des trois. Un peu petit de taille, objecta le jeune homme, mais il valait mieux, tant qu’à faire, disposer d’une main d’œuvre motivée. Après avoir éteint, roulé dans un papier d’alu, enfoncé dans sa poche de jeans le petit bout de joint qui lui restait, il les mena le long du grillage du camping bientôt masqué par des buissons, dans une partie du bois de plus en plus accidentée et sauvage. Et soudain, sans signe décelable, il s’enfonça dans le buisson : il s’agissait de se glisser dans l’interstice entre buisson et grillage, mais attention, sans casser de branches ! Le grillage derrière qui semblait intact était fendu à la verticale depuis le haut jusqu’à la hauteur du genou de Jason. Il suffisait de le tirer vers soi, vers l’arrière du buisson : il s’entrouvrait comme une porte et on pouvait pénétrer dans le camping. Les deux vélos aussi (le plus difficile fut de leur faire traverser le buisson sans l’abîmer).
  « Bienvenue au camping de la Colle Noire ! déclara fièrement leur hôte. Oui, je sais, c’est un drôle de nom, mais regardez, dit-il en désignant la colline au-dessus d’eux, c’est ça, la Colle Noire. »
  Ils suivirent leur guide entre deux bungalows abandonnés, sur une allée couverte d’herbes folles. Et, surprise : passé la première rangée de mobiles homes qui devaient avoir l’air désert car on pouvait les voir de l’extérieur, tout était entretenu ! Portes et fenêtres des maisonnettes étaient ouvertes. Des ustensiles de cuisine étaient regroupés sous un auvent, près d’un barbecue. Sur la pelouse jaunie du bungalow voisin, c’était un étendage avec du linge qui séchait : caleçons, chaussettes, jeans, serviette de plage. Devant le suivant, une chaise dehors et une guitare dessus. Et devant un quatrième en face, une autre chaise dehors avec un livre retourné pour garder la page. Le campeur solitaire habitait toutes les maisons à la fois…
  Pendant que ses cousins prenaient leurs aises, Jason testa longuement l’eau du robinet dans un des bungalows, puis s’essuya la bouche d’un revers de main et se déclara prêt pour la suite. La mission de transport secret d’un objet inconnu sortit du camping après vérification que la voie était libre : le jeune homme avait sur son Iph un programme qui lui permettait de détecter les autres Iphs à la ronde et de les géolocaliser, donc il ne se montrait jamais dans les parages de l’entrée secrète. Il était tombé sur les enfants tout à l’heure parce qu’ils n’avaient pas d’Iphs. Un jour, il y aurait des programmes pour détecter non seulement les autres Iphs, mais toutes les formes de vie : un chien errant, un nid de frelons en haut d’un pin…
  La « Colle Noire » était plutôt verte. Ils s’étaient engagés sur un petit sentier très raide entre les arbres épars, les buissons piquants et les fougères jaunes et sèches. Le Campeur Solitaire expliqua qu’ils allaient chercher dans la villa un matelas pour lequel il avait un acheteur ; il avait rendez-vous avec lui devant l’entrée officielle du camping, bien cadenassée. Il faisait mine de squatter dans la maisonnette du gardien à l’extérieur, mais toutes les affaires auxquelles il tenait étaient dans les bungalows. Il fallait que le matelas soit descendu un peu avant le rendez-vous, pour ne pas révéler le filon de la villa encore pleine de meubles, et cependant le plus tard possible, pour réduire les risques de vol.
  « Je suis pilleur de maisons vides », déclara-t-il sur le ton du papa de Jason quand il disait : « je suis le fondateur de “Mon pari pour Paris” ».
  « Comme les Vautours, mais pour les maisons ? demanda Jason, impressionné.
  ‒ Ouais, exactement. Sauf que moi j’ai un métier d’avenir. Y aura bientôt plus rien à piller dans les carcasses de voitures, tandis que des nouvelles maisons abandonnées, y en a tous les jours. »
  Décidément, il devait être plus jeune qu’Ulysse : il était moins content d’expliquer comme un adulte que content d’être admiré comme un plus grand. Le plus drôle était qu’en le regardant et l’écoutant, Jason voyait comment Antoine pourrait se transformer un jour en adulte, il voyait comment le futur M. Forestier ressemblerait à l’Antoine actuel tout en étant quelqu’un d’autre…
  Haletant à cause de la pente, le Pilleur de Maisons Vides raconta que son métier rapportait bien ; il fallait juste être observateur pour repérer les villas abandonnées, ne pas avoir peur des rats, et avoir le cœur bien accroché quand on tombait sur un cadavre de suicidé. Jason n’avait pas peur des rats, sauf s’il y en avait plus de quinze, affamés, et s’ils vous encerclaient parce que là, ça pouvait être dangereux, mais son papa disait que même dans le métro leur nombre allait finir par « se réguler » maintenant qu’il y avait moins de Parisiens et beaucoup moins de poubelles. Par contre, un cadavre de suicidé, Jason n’aimait pas ça, surtout quand il était pourri depuis plusieurs jours. Est-ce qu’à Carqueiranne personne ne venait les chercher ? Parce qu’à Paris, les bénévoles de la Brigade d’Hygiène les portaient au Crématorium-Libre-service de Pantin ou du Père-Lachaise. Rien de tel à Carqueiranne ; d’après le Pilleur de Maisons Vides, Parisien d’origine, lui aussi, et venu là à cause de la mer, dans le Var c’était chacun pour soi, et même, chacun barricadé chez soi, se méfiant de tous les « étrangers ». Quand il trouvait un cadavre, il devait avouer qu’il ne l’enterrait pas, sinon il n’aurait pas fini, mais au moins il prévenait la famille. Qui, bien souvent, ne venait pas, car les gens avaient tous peur de se déplacer.
  Pas de problème, cette fois : il n’aurait pas emmené « un gosse » si c’était horrible. Pas de mort dans la villa des Pins Perchés ; la famille était juste partie à Nice la semaine précédente dans une voiture pleine à craquer, en abandonnant une partie des meubles. De toute façon, à Nice, ils étaient sûrement en appartement, ils n’auraient jamais eu la place de tout mettre. Beaucoup de gens déménageaient pour Nice parce que c’était une ville sécurisée, entourée de murs de plexiglas, équipée de détecteurs d’intrus et interdite d’accès sauf à ses habitants et à des touristes inscrits d’avance, qui confiaient leurs armes à la police en arrivant, acceptaient d’être fouillés à l’entrée et expulsés sans être remboursés s’ils se montraient violents pendant leur séjour.
  « C’est ça qu’ils veulent faire aussi au Pradet ? demanda Jason.
  ‒ Exactement. C’est très à la mode. Et à Nice, en plus, ils ont les plages, la gare, l’aéroport, les hôtels au bord de la mer. Il y a vraiment des touristes : ils arrivent en Trains Grands Voyageurs ou en jets privés, ils savent que sur place ils ne risquent rien. Donc on rajoute des étages à tous les immeubles, et il est même question de faire des travaux pour repousser les murs de plexiglas… »
  On ne voyait toujours pas la mer : juste des pins, des toits de maisons et les premiers bungalows du camping. Ils étaient arrivés devant la villa silencieuse aux volets fermés. Le Pilleur de Maisons Vides, Iph à la main, déclencha l’ouverture automatique de la porte d’entrée : il avait réussi à hacker le passe-partout électronique des serruriers, qui recherchait et imitait les codes de tous les bipeurs ! C’était bien pratique dans son métier. Mais, concéda-t-il, si la famille avait eu un vrai portail sécurisé, il n’aurait pu rien faire ; la porte n’aurait alors pu être ouverte que par les Iphs respectifs des habitants de la villa. On n’imite pas un code génétique, c’est trop complexe.
  Il faisait presque froid dans la villa : on voyait que le soleil n’y était pas entré de toute la journée. Et surtout, elle avait déjà cette atmosphère des choses fermées, éteintes, où il ne se passe plus rien ; elle aussi, à sa façon, allait « rouiller ». Plus tard, Jason n’avait pas envie d’être Vautour, même pour les maisons et même si ça rapportait bien ; mieux valait être baroudeur dans des endroits où il y avait de la vie (même s’il se demandait ce que cela pourrait rapporter), parce qu’à l’épreuve des faits, être chasseur-cueilleur ne lui semblait plus une option. Il n’en fit pas moins, par acquit de conscience, le tour de toutes les pièces pendant que le Pilleur de Maisons Vides tentait de déterminer s’il valait mieux essayer de rouler et de ficeler le matelas, ou le porter tel quel. Rien d’extraordinaire : un frigo débranché, des tables sans chaises, des armoires vides, un sac d’affaires de ski, une maison de poupées sans poupées… La seule chose qui l’interpella fut, sur le frigo, une affichette « Pour la France : PO » non seulement intacte, mais aussi grande qu’une grande feuille de cahier, et avec une inscription supplémentaire : dans le coin en bas à droite, il y avait écrit Parti de l’Ordre, suivi d’une adresse à Toulon.
  Le Pilleur de Maisons Vides l’appela pour qu’il vienne prendre sa part du matelas à deux places (non ficelé, il était trop épais pour cela).
  « PO, ça veut dire Parti de l’Ordre ? demanda Jason, soulevant de son mieux sa moitié de matelas. C’est un parti politique comme ceux qu’on voit sur la Chaîne parlementaire ? » Il s’abstint de parler de son grand frère travaillant pour un député ; il savait que la plupart des gens croyaient que l’Assemblée nationale était dissoute.
  Le Pilleur de Maisons Vides acquiesça en faisant la grimace, peut-être parce que le matelas était lourd, ou parce qu’il n’aimait pas le Parti de l’Ordre. Pour Jason aussi, le mot « Ordre » était une menace imprécise, associée vaguement à l’Allemagne, aux paranos, à la nostalgie d’avant des adultes, aux énervements paternels contre la « chienlit »…
  « C’est Daniel GoujonFils de Mara Goujon ; chef de cabinet au ministère de l’Intérieur en l’an zéro ; non mutant. Mentionné dans I : II.… reste là, laisse-moi passer devant… Daniel Goujon qui a fondé le Parti de l’Ordre… », articula le Pilleur de Maisons Vides, bataillant pour incliner le premier ses coins de matelas afin de leur faire franchir la porte de la chambre.
  Le nom de Daniel Goujon était très familier à Jason. Il était sûr qu’Ulysse en parlait avec les autres adultes, sur un ton sinistre, en baissant la voix… mais Ulysse prenait toujours un ton sinistre quand il parlait politique, même si c’était juste pour annoncer que les députés s’étaient mis en grève, ou que le président avait quitté l’Élysée en claquant la porte, comme si c’était grave !
  « Beaucoup de succès dans la région… continua le Pilleur de Maisons Vides, le souffle presque coupé par l’effort. Réussi à faire des meetings, alors que pour faire déplacer les gens… C’est bien la mentalité du Var !
  ‒ Est-ce que c’est un neurotypiste ? », demanda Jason, inquiet. « Touche pas à mes POtes les mutants » : il comprenait soudain ce que modifier l’affiche voulait dire…
  « Comment tu appelles ça ? Un neurotypiste ? Moi, j’appelle ça un Enfonceur de Portes, ou un Crâne Obtus. Enfin, un mouton agressif qui veut être le chef du troupeau. Quand même pas du genre à vouloir nous exterminer tous. Mais du genre à vouloir refaire des écoles pour toi et tes deux copains, rouvrir les prisons, remettre la police partout… Bref, nous obliger à vivre comme des moutons. Sauf qu’il perd son temps : ça marchera plus jamais ! »
  Ils appuyèrent le matelas par terre pendant que le Pilleur de Maisons Vides refermait avec son Iph la porte de la villa. Jason le regarda d’un œil neuf. Il avait presque l’âge d’Ulysse, et la frontière mystérieuse qui coupait en deux les êtres humains passait juste entre Ulysse et lui : il était adulte, mais pas « mouton ». Il devait y en avoir d’autres comme lui à Paris. Jason n’y avait jamais réfléchi, il n’avait jamais séparé les adultes en catégories. Et il comprit pour la première fois ce que ça impliquait. Quand ses cousins et lui seraient adultes… eh bien, ils ne deviendraient pas ce qu’il avait toujours mis jusque-là dans le mot « adulte ». Lui, Jason, ne deviendrait jamais cet être incompréhensible et pourtant bizarrement rassurant qui comptait l’argent sur son Iph, n’avait pas le temps de s’arrêter de travailler pour jouer aux petits chevaux, s’intéressait plus à la démission du président qu’aux aventures des peuples premiers, et prétendait que la place d’un rat « apprivoisé » était sur le palier, et pas perché sur le tabouret de la cuisine à les regarder avec insolence. Quand ses cousins et lui seraient grands, les adultes seraient tous des enfants comme le Buissonnier… à part qu’ils seraient… adultes.
  Des enfants adultes, qu’est-ce que ça pouvait être ?

Plage au lever du soleil.

Le soir maintenant tombait pour de bon. Le soleil avait disparu. Mais ils descendaient vers la mer.
  Cinq minutes de marche à pied, avait dit le Pilleur de Maisons Vides. Ils avaient laissé les deux vélos appuyés contre un bungalow : de toute façon, ils reviendraient le lendemain matin pour remplir leurs gourdes. Ils avaient les bras bien chargés : le Pilleur de Maisons Vides les avait munis de duvets et de couvertures qu’ils lui rendraient le lendemain. Jason les avait invités, lui et sa guitare, à venir les rejoindre pour le pique-nique. Il avait répondu : « C’est très gentil. Je viendrai sûrement, sauf si entre-temps j’ai une meilleure idée. Du genre rester seul, regarder les étoiles et méditer sur la vie… »
  La route était toute grise, les villas et les pins autour estompés comme sur un dessin de Barnabé. Un peu de vent frais leur venait maintenant dans la figure. Ils passèrent un panneau sombre qui parlait de « conservatoire du littoral » : il aurait fallu un Iph pour éclairer ses lignes qui dansaient devant les yeux. Et voilà que des tapotements résonnaient derrière eux sur la route, le galop léger d’une bête. Jason qui marchait derrière, sac du pique-nique sur le dos, fagot porté à deux bras, sous le menton, se retourna et aperçut une silhouette grise, des yeux luisants, une gueule à crocs blancs qui éblouissaient les ténèbres : un loup ! Un loup, ou plutôt LE LOUP. Il réentendit la voix prophétique du Décrocheur de Wagons : « Et au matin, le loup les mangea… » Le loup les suivait pour l’instant à distance, se contentant de trottiner derrière eux, puis pendant la nuit…
  Mais Antoine et Barnabé, d’accord pour une fois, refusèrent de céder à la peur. Ils s’arrêtèrent, se retournèrent, scrutèrent la pénombre ; Barnabé appela le loup : cela pourrait leur faire un compagnon, on apprivoisait bien les rats… Et après tout, qu’est-ce qu’un chien, si ce n’est un loup apprivoisé ? Bon, d’accord, domestiqué ; pour ça, il avait fallu commencer par l’apprivoiser. À Paris, un jour, il y aurait des rats domestiques. Le « loup », les voyant immobiles, s’approcha en remuant la queue. « C’est un chien », affirma Antoine, tandis que Barnabé tenait au loup amical. Dans tous les cas, il n’avait pas l’air méchant.
  Ils continuèrent à quatre, la bête canine formant l’arrière-garde. La route finissait en parking désert, les laissant au pied d’une petite dune à l’entrée de la plage du Canebas. Vite, vite, il ne faisait pas nuit encore, le sable qui leur entrait dans les baskets disait déjà la mer qu’ils allaient enfin voir…
  « Ooooooh ! » Ce fut un long cri émerveillé, les immobilisant en haut de la pente de sable. Jason n’avait jamais rien vu de plus beau. Le soleil n’était plus là, mais sa lumière était restée dans le ciel et sur la mer toute brillante. Elle était d’un rose-pourpré plus vif que celui des nuages imprégnés de rayons, et elle ballottait dans ses vagues tranquilles des milliers de petits éclats multicolores qui scintillaient ; il y en avait des rouges, des verts, des jaunes, des blancs nombreux, des bleus vifs, et même des noirs brillants comme du vernis, elle portait les couleurs sur ses vagues, les faisait avancer et reculer, les abandonnait parfois sur le sable…
  « Ce sont de petits morceaux de plastique qui flottent sur l’eau, murmura Antoine avec révérence. Il y en a beaucoup dans les océans, et ils viennent souvent s’échouer sur les plages… »
  Et tout à coup, ils dévalèrent la pente, criant à pleins poumons, balançant leurs sacs sur le sol, lançant leurs baskets vers le ciel, arrachant leurs chaussettes pour sentir le sable. Jason, le premier, se rua dans l’eau. Tant pis pour le maillot de bain qui gisait quelque part au fond de son sac, gardé par Carousse, il n’avait pas le temps de le chercher, il voulait se baigner pendant que l’eau était rose, que les emballages jaunes, bleus et verts et les fragments de sacs-poubelles y brillaient encore comme des éclats de diamant. C’était drôle d’être nu dans la caresse de l’eau salée et la douceur des pellicules de plastique flottant sur les vagues. Elles n’étaient pas toutes colorées, il y en avait aussi de transparentes et fines qui venaient se coller contre son corps, contre ses bras qui nageaient la brasse. Le ciel semblait s’éteindre peu à peu et se border de nuit, et la mer, progressivement, avaler toute sa lumière. À présent, elle se posait là à l’horizontale, rose et lumineuse, comme si c’était à elle de les éclairer, et Jason était dedans ! Alors, il entendit « plouf ! plouf ! » derrière lui : le Loup Amical l’avait rejoint à la nage ! Ses yeux brillaient comme des bouts de sacs-poubelles noirs et il nageait de façon très drôle, en faisant des moulinets avec ses pattes de devant ! Parfois, une feuille de plastique pénétrait dans sa gueule ouverte, et il la recrachait avec l’eau de mer. (Jason préférait finalement penser que c’était un loup : nager avec un loup dans le soleil couchant, c’était bien plus classe.)
  Jason prolongea le bain le plus longtemps possible. Quand il sortit enfin, grelottant, claquant des dents, il faisait vraiment nuit, mais ses cousins avaient allumé le feu qui pour l’instant brûlait bien et montait haut, jetant des lueurs étranges sur la silhouette du Loup Amical galopant sur la plage, sans doute pour se sécher ; Jason l’imita, courant autour du feu, tournoyant sur lui-même pour expulser les gouttes de mer avant d’enfiler ses vêtements. Comme ils n’avaient pas beaucoup de bois, il fallait se dépêcher de manger s’ils voulaient faire fondre les chamallows. Antoine et Barnabé avaient trouvé la mer trop froide, ils avaient préféré la douche bien chaude du camping sous laquelle ils s’étaient prélassés pendant que Jason montait jusqu’à la villa sur la colline.
  Ils se régalèrent avec les grosses tomates juteuses. Finalement, ils auraient dû en garder plus, le Neurotypiste n’aurait même pas vu la différence. Faute de pierre tranchante pour couper le saucisson, ils prirent le parti d’en manger, chacun son tour, le quart à pleines dents ; le dernier quart fut évidemment pour le Loup Amical (« Vous êtes idiots, tous les deux : vous ne voyez pas que c’est un chien ! ») qui goba sa part sans hésiter ni lui laisser toucher le sable. Les poires furent plus problématiques. Elles ne tenaient pas bien sur les longues fourchettes ; l’une d’elles tomba dans le feu. Les autres furent carbonisées à l’extérieur mais toujours très dures à l’intérieur. Ils ne les mangèrent pas moins jusqu’au trognon, ainsi que les grains de raisin racornis qu’ils avaient cueillis pour de bon dans la nature. Et les chamallows roses, blancs ou vert pâle s’étirèrent enfin comme dans les films, ils étaient tièdes et fondants, on n’en faisait qu’une bouchée à l’arrière-goût de fumée. Le Loup Amical s’était assis sagement près d’eux, la lueur des flammes dansant dans ses prunelles ; Barnabé lui lança un de ses propres chamallows qu’il goba à nouveau au vol. (Ils n’auraient rien le lendemain que l’estomac dans les talons, et deux vélos pour regagner Toulon et rentrer au plus vite, mais demain était un autre jour.)
  Le feu s’éteignait déjà. Barnabé y voyait juste encore assez pour collecter autour d’eux quelques-uns des jolis morceaux de plastique qui jonchaient la plage. Antoine, allongé sur le dos, fouillait des yeux les constellations et supputait une fois de plus sur les formes de vie extraterrestres. Jason s’était enfoncé dans un duvet avec Carousse. Il sentait le sel sur sa peau, la brise de mer sur sa figure, il entendait les derniers craquements du feu, le bruit des vagues, le monologue d’Antoine sur les étoiles. Il pensa un instant au Pilleur de Maisons Vides si absolument seul, cerné par l’épaisseur de silence de plusieurs rangées de mobiles homes inhabités, au milieu du camping de la Colle Noire. Et collé, englué dans le noir, comme prisonnier de la nuit. Il valait bien mieux dormir près de la mer, parce qu’on l’entendait respirer et qu’on dormait en restant vivant…

Braises.

(Et au matin, le loup ne les mangea pas.)

Quai de gare.

Plus tard, à l’âge adulte, Jason Marcheur entendit souvent dire qu’avec la mutation, la valeur de la liberté avait disparu, que le mot même avait perdu son sens, tant la liberté était pour les mutants une évidence, ou peut-être une sensation primordiale, qu’ils seraient donc à jamais privés de la griserie, de l’exaltation, du sentiment de délivrance et de légèreté, car il fallait pour les éprouver avoir connu l’oppression et la soumission de l’humanité ancienne.
  Jason l’entendit souvent, mais il ne le comprit jamais. La liberté, ce fut pour lui, sa vie durant, la secousse d’un train de nuit qui s’ébranle, des cheveux blonds emmêlés sur l’oreiller d’un sac à dos, et le goût des chamallows sauvages.

Quai de gare.

 

un texte d’Isabelle Cani.

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