Rachid Kerabi s’éveillait toujours de bonne humeur : il lui suffisait d’ouvrir les yeux, de découvrir autour de lui le décor de la chambre de M.GrienenbergerKurt Grienenberger qu'on a vu être sujet des expériences du professeur Aubuisson au chapitre 5., auquel il n’avait rien changé depuis huit mois, et de se rappeler aussitôt la situation. C’était lui, maintenant, lui, Rachid, vingt et un ans, fils d’immigrés algériens, un CAP « force de vente » pour tout diplôme, qui couchait là, à la place de son ancien patron ! Et le magasin au-dessous était à lui aussi, toute une boutique de fleurs, dans le vieux centre historique de Chartres ! Allez dire après que l’ascenseur social était en panne en France ! C’était l’instant où il riait de joie et sautait du lit. Et ce magasin, il ne l’avait ni volé ni squatté, tout était légal, LE papier était toujours là, dans le tiroir de la table de nuit : « Moi, Kurt Grienenberger, en possession de toutes mes facultés, je donne librement… » Et la photo du papier dans la mémoire de son Iph !
Sous la douche, même en rappant du Faux ProphèteRappeur au succès grandissant Faux Prophète a déjà été mentionné dans plusieurs chapitres précédents. ou en fredonnant les derniers tubes de Dragon Queen, il évoquait avec reconnaissance son vieux patron. Ses sourcils froncés, ses lèvres qui ne pensaient jamais à sourire, qui semblaient plutôt se coller l’une contre l’autre avec un petit « ploc ! » désapprobateur, que Rachid s’entraînait à refaire quand il rentrait chez lui, le « clac ! clac ! » froid et net des ciseaux quand ils coupaient les bouts de tiges, et le mouvement sec par lequel M. Grienenberger les balayait d’un revers de main. Sa politesse impeccable envers les clients, sa façon de les accuser, dès qu’ils avaient le dos tourné, de « n’être même pas foutus de changer l’eau d’un vase ». Tel quel, il lui avait tout appris. Il lui avait donné sa chance en l’embauchant comme apprenti-vendeur, alors qu’à seize ans Rachid n’avait pour lui que sa tchatche et son sourire. Très vite ensuite, il l’avait laissé faire, il s’était retiré dans l’arrière-boutique, d’où il suivait assez des conversations pour grommeler entre ses dents : « Je crois qu’on va rajouter conseiller conjugal à artisan fleuriste »… Le contact avec les clients, Rachid avait toujours aimé ça. Ils entraient dans la boutique plein de leurs histoires compliquées, leurs sentiments de toutes les couleurs, amour transi bien sûr, mais aussi tendresse, rancune, dépit, agacement, honte de soi et excuses piteuses, besoin de pardon, désir d’un nouveau départ, et lui, il était là pour changer tout ça en bouquets. Dès la validation de son CAP, il avait été embauché définitivement et s’attendait à rester le seul employé, déjà plutôt bien payé et émerveillé de sa bonne étoile. Et il n’était pas au bout de ses surprises…
Sacré M. Grienenberger ! Dès que la mutation s’était répandue, il n’avait pas arrêté de se plaindre que les gens étaient devenus fous, qu’ils faisaient n’importe quoi : quelle mouche l’avait donc piqué, autant que les autres, de décider comme ça, un beau matin, uniquement parce que les mimosas n’étaient pas arrivés (pour cause de routiers démissionnaires ou en panne sèche), qu’il ne voulait plus continuer, qu’il laissait tout en plan, qu’il donnait sa boutique à Rachid, avec son appartement en prime ! Et le comble était qu’il n’avait rien perdu au change : il était parti avec trente ans d’économies, il était retourné dans son Allemagne natale où les choses au moins marchaient droit (le seul pays d’Europe à avoir retiré les Omasanty de la vente dès la découverte de la mutation). Il y avait retrouvé sa famille, il y cultivait en paix ses chères orchidées. Oui, sacré M. Grienenberger ! Tiens, puisqu’on était dimanche (27 octobre, an 3), Rachid lui enverrait un petit message, une fois la boutique fermée pour l’après-midi ; il lui raconterait qu’avec la température restée estivale, on trouvait encore des ancolies en cette fin d’octobre, et qu’il faisait désormais venir ses colchiques des terres débétonnisées des environs de Chartres…
C’était l’heure où d’habitude, en prenant son café, Rachid aurait regardé sur C8 l’émission animalière « Eux aussi sont bizarres », mais depuis deux semaines, elle avait été supprimée sans explication. Il venait de mettre la cafetière en marche quand il entendit dans l’escalier les pas de Killian, le porteur de brioches. C’était trop cool d’être livré à domicile ! Et puis, même s’il n’y avait que la rue piétonne à traverser, il avait tant à faire le matin avant l’ouverture qu’il appréciait chaque minute gagnée, presque autant que les baguettes croustillantes et, surtout, les brioches dorées juste sorties du four. Et la conversation de Killian en prime, qui ne remplaçait pas si mal la télé.
« Bonjour, M’sieur Rachid ! » lança joyeusement le gamin en déposant sur la toile cirée de la cuisine le sac en papier rebondi.
« Qu’est-ce que tu veux aujourd’hui pour ta peine ? Un euro, ou une brioche ? »
Killian opta pour une des brioches : il était venu au saut du lit parce que « Monsieur Rachid » comptait sur lui, même pas eu le temps de prendre un petit déjeuner… Non, il n’avait personne d’autre à livrer avant dix heures et demie un dimanche matin.
Ses yeux curieux s’étaient promenés partout dans la pièce : « Si je vous presse une orange pour vous faire un jus, est-ce que je peux en avoir un moi aussi ? J’ai plus bu de jus d’orange depuis que Lesser Price a fermé, et j’allais encore au collège, en ce temps-là !
‒ Presse quatre oranges, alors, dit Rachid, grand seigneur. Il en faut deux au moins par verre. »
Sirotant son café, il regarda Killian s’escrimer avec le vieux presse-oranges manuel de M. Grienenberger, exagérant ses efforts pour montrer qu’il méritait son salaire. C’était chouette de se faire servir, comme un bourge à l’ancienne, mais par un serviteur qu’il aimait bien, et qui, de son côté, ne demandait que ça. Système gagnant-gagnant, comme disait le président de la République au temps où on le voyait encore à la télé.
Ils trinquèrent avec leurs deux jus, et Rachid attaqua sa troisième brioche :
« Comment tu trouves ? demanda-t-il à Killian qui testait la première gorgée avec la mine d’un type au restau auquel on fait goûter le vin.
« Ouais, ça rappelle les jus en briques, sauf qu’y a des trucs qui flottent dedans…
‒ C’est la pulpe de l’orange, boloss ! C’est le meilleur !
‒ Si vous le dites, M’sieur Rachid… Vous avez su, pour le pharmacien ? enchaîna-t-il sans transition.
‒ Quoi, le pharmacien ? Ne me dis pas qu’il a fermé ! »
Constatant l’ignorance de « Monsieur Rachid », Killian arbora l’air dramatique et secrètement triomphant des gens qui ont une mauvaise nouvelle sensationnelle à annoncer : « Il a fait pire que fermer ! Il s’est suicidé hier soir ! »
Rachid faillit s’étrangler avec son jus d’orange : « M. Duluc, celui de la pharmacie à côté ? Il s’est quand même pas tué ? Tu veux dire qu’il s’est suicidé-coup de déprime, pas suicidé-mort ? »
Mais Killian, les yeux brillants d’horreur et d’excitation, s’empressa de donner les détails. La veille à dix-huit heures, une heure avant l’horaire normal de fermeture de sa pharmacie, M. Duluc avait accroché lui-même le panneau « Fermé pour cause de décès ». Puis il avait avalé un cocktail de médicaments de son choix, qui l’avait foudroyé. Killian, qui avait pénétré dans la boutique parmi les premiers, l’avait vu de ses yeux par terre, le visage convulsé et violet, un vrai cadavre, comme dans les films ! Oui, Mme Verny le savait, elle était encore sous le choc. Et Marie, elle ne parlait que de ça, ce matin ; en remplissant le sac de brioches, elle en avait les mains qui tremblaient…
Rachid n’avait aucun mal à l’imaginer : au précédent dîner dominical chez les Verny, ils avaient bien dû passer dix minutes sur leur satisfaction à tous trois d’avoir toujours, rue du Soleil d’or, une pharmacie en état de marche, à quelques mètres de leurs deux boutiques. Marie disait qu’elle ne passait pas une semaine sans y aller pour un sirop, un pansement, une pommade, etc. ; d’après elle, M. Duluc s’inquiétait de la pénurie de médicaments, mais il savait se débrouiller pour se faire livrer, surtout depuis que Myzon avait racheté la Poste. Même si en l’espace de cinq ans Rachid n’avait jamais eu l’occasion de pousser la porte de cette fameuse pharmacie, cela le réconfortait de voir briller sa croix verte : peut-être aurait-il besoin un jour d’un doliprane ou d’un tube d’arnica ? La perspective du prochain dîner en était assombrie ; il lui faudrait encore entendre un duo de lamentations sur le sort des commerçants de centre-ville abandonnés de tous.
Killian continuait sur le corps de M. Duluc qu’on ne savait pas où brûler maintenant qu’il n’y avait plus personne pour faire marcher les crématoriums du coin, tandis que Rachid s’était jeté sur son Iph : chaque mauvaise nouvelle lui donnait un besoin instinctif de vérifier comment allait Citak, son frère cadet de dix-huit ans, devenu en quelque sorte sa seule famille depuis que leurs parents étaient repartis au bled, comme ça, du jour au lendemain, et sans en avoir jamais parlé avant, en plus ! Il n’avait plus que Citak, mais si loin, à Paris où il pouvait arriver n’importe quoi… D’un coup de pouce, il avait cliqué sur l’appli, et poussa un profond soupir de soulagement : son frère était à l’abri, géolocalisé dans sa piaule de la rue Monge, et d’après le rythme de ses pulsations et de ses battements de cœur (enregistrés par l’Iph qu’il portait au poignet, tandis que Rachid se contentait du vieux modèle classique), Rachid croyait le voir dormir paisiblement, son sourire énigmatique aux lèvres… Allah soit loué s’Il existait, et tant pis pour le pharmacien, ce rabat-joie ! Il coupa court aux considérations sinistres de Killian sur le bûcher qu’il faudrait peut-être installer en plein air près des Halles, ce qui serait vraiment gore…
« Oui, c’est bien dommage, mais franchement, ton M. Duluc, je le comprends pas. S’il était pas content de l’ambiance de Chartres, il avait qu’à partir en Allemagne, comme mon ancien patron ! Il y a des centaines de migrants venus de tous les pays d’Europe qui arrivent là-bas chaque jour, tous ceux qui veulent retrouver des flics, des écoles, des impôts, des juges et tout le tralala, alors si jamais il y a quelques mutants dans le lot, c’est pas eux qui font la loi…
‒ Il savait peut-être pas l’allemand ? suggéra Killian. Moi, on a essayé de me l’apprendre, au collège : c’était grave chiant !
‒ Dans tous les cas, il était pas obligé de se tuer ! Il y a toujours une solution ; il faut juste se creuser un peu la tête pour la trouver…
‒ Si vous le dites, M’sieur Rachid… »
Du haut de ses treize ans, Killian avait l’air encore moins convaincu que pour le jus d’orange.
Rachid se sentit interpellé, mi-compatissant mi-effrayé. Il prit le temps de répondre sincèrement. Enfin, Killian ne croyait quand même pas ce que racontaient les adultes : qu’ils vivaient une époque terrible, que tout allait très mal ? S’il en était là à treize ans, ce serait bien triste ! Un commerçant est toujours obligé d’être un peu hypocrite pour faire plaisir aux clients. Lui, Rachid, les entendait geindre à longueur de journée sur le thème « les temps sont durs », « c’est la fin du monde », « tout le monde va mourir » ; alors, bien sûr, il reprenait en chœur leur refrain, et il leur vendait des fleurs pour les consoler, mais il n’en pensait pas un mot ! La vérité, c’était que Killian et lui, qui étaient jeunes et avaient la vie devant eux, avaient la chance de vivre une époque formidable, une époque où tout était possible ! Killian n’était pas d’accord ? « Tu voudrais, toi, revenir au temps d’avant la mutation ? »
Killian fronça le nez, bouche entrouverte, et se mit un moment en pause. « Je sais pas… murmura-t-il enfin. C’est sûr, si y aurait pas eu la mutation, j’aurais été obligé de retourner au collège… Seulement y a ma daronne… Les premiers temps, elle était vénère parce que j’allais plus en classe, et elle me pourrissait tout le temps. Alors, quand le collège a fermé, j’ai pensé : c’est cool, on va arrêter de se prendre la tête, on aura plus de problèmes tous les deux… Je croyais qu’elle allait être fière de moi… Bien sûr, je peux pas lui dire tout ce que je fais (vous non plus, M’sieur Rachid, vous savez pas tout), mais je me débrouille pas mal, et je rapporte toujours un petit truc à manger. Pourquoi est-ce qu’elle est pas contente ? Elle est même plus vénère, on croirait qu’elle est triste… »
Le gosse en avait presque les larmes aux yeux !
Rachid fut touché : « Reviens après la fermeture, je te donnerai un bouquet de fleurs pour ta mère. Et dis-lui de passer me voir à la boutique la semaine prochaine, on parlera de toi et de ton avenir, ça lui remontera le moral… »
Killian s’illumina : « Alors vous êtes content de moi, M’sieur Rachid ?
‒ Pas de doutes, tu as fait du chemin depuis ce fameux jour où je t’ai tiré les oreilles parce que je t’avais pris en train de voler des pains au chocolat… »
Killian devint rose de plaisir, et Rachid, gagné par son grand sourire contagieux, vit à nouveau la vie en rose.
Rachid conserva sa belle humeur toute la matinée. Il eut une demi-douzaine de clients occasionnels (qui achetaient des fleurs, les payaient par Iphs et les emportaient), plus encore de visiteurs profitant de l’entrée libre. Il discuta longtemps avec l’ex-employé d’un bureau quelconque, qui venait de décider qu’il n’y mettrait plus jamais les pieds mais aurait voulu faire livrer des fleurs, le lendemain matin, à sa seule collègue sympathique, sans pour autant y retourner lui-même ; malheureusement, Rachid n’avait aucun moyen de livrer. Il vendit un abonnement aux fleurs du mois avec bouquet hebdomadaire à un monsieur déprimé qui éprouvait le besoin d’avoir autour de lui des couleurs et de la lumière. Puis la volée des cloches de la cathédrale invisible et proche lui amena la vieille aux œufs qui lui apportait six œufs frais de ses poules en échange de son bouquet hebdomadaire : elle n’avait pas d’Iph, et Rachid préférait largement la nourriture à l’argent liquide.
À onze heures, la boutique s’était vidée : peut-être que tous les Chartrains étaient à la messe ? Rachid prépara le bouquet de la vieille en pensant une fois de plus qu’il faudrait quand même qu’un jour ou l’autre, il aille voir l’intérieur de la cathédrale : tout le monde disait que c’était magnifique. Puis il profita de ce moment de calme pour vider sa boîte mail, et le souvenir du pharmacien lui revint alors brièvement devant un message d’utilité publique intitulé : « Ne pourrissez pas l’atmosphère pour vos voisins », qui recommandait à qui l’ouvrait : « Si vous tenez à vous suicider, faites-le à l’air libre, et pas enfermé dans votre appartement. Ou, au pire, signalez-le. Merci d’avance. Signé : Ceux qui pour l’instant essaient de continuer à vivre. » Citak était toujours en sûreté (resté dans sa piaule, passé sans doute du lit à son ordinateur), et la navigation de Rachid sur les sites d’actualité, en quête de bonnes histoires pour dérider les clients, lui apprit qu’une grosse compagnie pétrolière, dont l’État français était actionnaire, avait cru judicieux de payer grassement une troupe de mercenaires pour « sécuriser » un « site sensible » au Moyen-Orient, mais que les mercenaires en question, tous gavés d’Omasanty, avaient pris le fric et les armes, et s’étaient tirés avec aussi sec, laissant la compagnie se démerder entre le pétrole en terre et les autochtones à la surface. (Bon, une histoire à ne pas raconter à n’importe qui : des esprits chagrins pourraient trouver inquiétante l’idée de ces mercenaires mutants lâchés dans la nature avec leurs armes…) Nouvelle volée de cloches, fin de la messe, la vieille aux œufs vint bientôt chercher son bouquet. Après l’échange de politesses correspondant, Rachid s’apprêtait à fermer, quand deux individus passèrent la porte, un vieux et un jeune, entrant du même pas.
Ils n’avaient pas l’air de clients. Cela le frappa tout de suite. Il leur sourit d’autant plus chaleureusement : la plus belle victoire de son commerce n’était-elle pas de vendre des fleurs à des gens qui n’avaient pas l’air de clients ? Mais devant son sourire, le jeune ne réagit pas, tandis que le vieux le lui retourna bien transformé : rictus carnassier type loup-garou de série télé, et lueur malveillante dans l’œil. Ils allèrent droit au comptoir, sans un regard pour les fleurs.
« C’est toi le propriétaire de ce magasin ? » lui demanda le vieux, roulant un peu les r, avec un accent non identifié. Le jeune, quant à lui, continuait à ne rien dire et à regarder dans le vide. Vu de près, il n’était même pas si jeune que ça, au moins trente ans, mais il paraissait jeune comparé à l’autre aux cheveux gris, qui avait deux fois son âge.
Le vieux, à la fois aimable et vaguement menaçant, expliqua qu’ils faisaient le tour des propriétaires pour savoir comment ça se passait : les temps étaient si durs… « M. Kerabi » n’avait jamais été agressé ? Jamais volé ? Il n’avait pas trop de problèmes avec les braqueurs ? (L’accent évoquait décidément un de ces pays d’Europe de l’Est que Rachid confondait tous, genre Bosnie, Serbie et compagnie.)
Seul dans sa boutique, Rachid s’abstint prudemment de rétorquer que ce n’était pas leurs oignons. Et il sentit qu’en demandant poliment au nom de quel organisme on venait ainsi l’interroger, il ne ferait qu’accélérer le passage à une partie plus désagréable encore de la visite. Il se contenta donc de répondre en souriant, le plus lisse, le moins inquiet possible. Tout allait très bien pour lui, merci (et passez votre chemin, c’était sous-entendu…) : il n’était ni volé ni braqué, tout le monde savait qu’il n’y avait là que des fleurs, qu’il ne se faisait payer que par Iph, avec argent viré directement sur le compte du magasin, rien ne transitait par ses quatre murs. Il ne pourrait être volé que par un bon hacker, mais celui-là aurait aussi vite fait de voler la banque elle-même, ou de se créer, tout simplement, des masses de bit-coins.
Machinalement, tout en parlant au vieux, Rachid s’adressait aussi au jeune, le cherchait des yeux pour le prendre à témoin, sans aucun résultat ; celui-ci regardait en direction de Rachid comme s’il était un mur couvert de papier peint ou quelque chose d’approchant vu l’intérêt qu’il y prenait…
« Ne te fatigue pas pour lui : il ne comprend pas le français », déclara le vieux, avec le tutoiement superbe de celui qui n’est pas au courant que le vouvoiement existe, ou qui a décidé une fois pour toutes qu’il ne comptait pas s’embarrasser de ces subtilités propres aux indigènes.
Rachid en aurait bien profité pour lui demander d’où ils étaient originaires, quelle était leur langue maternelle, complimenter le vieux sur son français, le faire parler de son pays, lui dire qu’il avait toujours rêvé de visiter la Bosnie, ou la Serbie, ou la Croatie, ou n’importe quoi en i dans cette région du monde, enfin, essayer de dévier la conversation. Son interlocuteur le gagna de vitesse. Les autres commerçants du quartier l’avaient prévenu que « M. Kerabi » était le plus chanceux de tous et qu’il n’était pas de tempérament inquiet. Mais tout de même, les temps étaient durs pour tout le monde, pas vrai ? Et il pouvait arriver n’importe quoi, surtout maintenant qu’il n’y avait plus de police. Alors il était venir lui offrir une protection bien plus efficace que la police des derniers temps. Le centre-ville de Chartres, il s’en chargeait. Il veillait sur les commerçants, il assurait la sécurité de leurs clients et de leurs fournisseurs, il les débarrassait des braqueurs. Et puis, tous les premiers du mois, il regardait avec eux leurs fichiers de comptabilité, et chacun lui versait la moitié des bénéfices. Oui, pas des recettes, des bénéfices ! C’était raisonnable, hein ? « Système gagnant-gagnant, comme disait ton président… »
Rachid décida de laisser de côté pour l’instant l’épineuse question des bénéfices. Sur le ton le plus candide, il s’enquit des braqueurs. Comment comptaient-ils s’y prendre avec eux ? Très simple, répondit le vieux, qui aboya un ordre dans sa langue étrangère au jeune inexpressif, lequel ouvrit aussitôt son imperméable pour que Rachid puisse voir un gros revolver à sa ceinture, et referma le rideau aussi sec. (Cela non plus ne paraissait guère l’exciter, ou alors, il n’en montrait rien.) Et finis les braqueurs, liquidés !
Cette fois, Rachid savait où il mettait les pieds. Il avait expliqué cent fois à Marie Verny que les braqueurs étaient juste de jeunes mutants paumés, souvent des étudiants qui, bouleversés par une brusque poussée de xéno-sérotonine, avaient abandonné la fac et mis la main sur un revolver, avec ou sans munitions. Quand ils n’avaient plus de quoi manger, ils braquaient un commerçant, puis disparaissaient pour deux ou trois semaines ; il n’y avait pas mort d’homme ou, en tout cas, pas jusque-là… S’il n’était pas tombé sur M. Grienenberger en quittant le collège, il serait sûrement braqueur lui-même, aujourd’hui ! D’ailleurs, son vieux patron lui disait toujours, quand il défendait les mutants, qu’il devait être mutant lui aussi, car il avait l’esprit aussi tordu qu’eux. Aucun moyen de le savoir, mais Rachid aimait bien les mutants, il les comprenait, il n’avait pas peur d’eux. Tandis que les deux Serbo-Croates avec leur flingue, il les échangerait volontiers contre tous les braqueurs du quartier.
Le vieux poursuivit, aimable. M. Kerabi n’était pas obligé de se décider tout de suite ; il pouvait réfléchir un peu. Pour l’instant, le responsable du futur « service d’ordre » lui laissait ses coordonnées. Il sortit un morceau de papier, à l’ancienne, sur lequel il écrivit d’une grosse écriture maladroite « Hekur Vjöse », suivi de son numéro d’Iph. Puis, suivant le regard de Rachid, il consentit à lui présenter son neveu Çekel (qui ne broncha pas, même en entendant son nom) et écrivit son prénom, au-dessous du sien. Leur origine ? Ils étaient d’Albanie. (« C’est bien ce que je disais », pensa Rachid.) « Il y a beaucoup d’Albanais à Chartres », ajouta le vieux avec la fierté légitime du chef de clan. « M. Kerabi » devrait l’appeler quand il serait décidé, d’ici à la fin de la semaine prochaine. Sinon, ils reviendraient le voir… « Tes affaires marchent bien, tout le quartier le sait. C’est joli, les fleurs, mais c’est délicat… Ce serait dommage qu’il leur arrive quelque chose… » En le voyant sortir, flanqué de son neveu mutique, Rachid se souvint de M. Duluc ; il comprit soudain ce qui avait pu lui ôter le goût de vivre…
Pendant son seul après-midi de congé hebdomadaire, Rachid passa d’un état d’hébétude et de prostration à une agitation fébrile. Payer, pas question : il ne se cassait pas le cul depuis cinq ans pour verser la moitié de ses bénéfices à des truands racketteurs ! La meilleure solution serait un refus solidaire de tous les commerçants du centre-ville, mais pour être efficace, ils devraient constituer une milice d’auto-défense, comme à Dreux. Or, cela ne tentait guère Rachid qui avait horreur de la violence et préférait la diplomatie. Et de toute façon, les autres ne seraient pas solidaires. M. Duluc avait déjà commencé par se tuer tout seul dans son coin. La moyenne d’âge des autres, c’était trois fois l’âge de Rachid ; en outre, c’étaient surtout des femmes, et parmi elles, aucune championne de judo ou de karaté. La seule jeune avec lui, c’était Marie Verny, blonde, douce, ronde et appétissante comme ses brioches. Tous n’arrêtaient pas de se plaindre des mutants, alias des braqueurs ; par conséquent, ils étaient sans doute prêts à se laisser tondre comme des moutons.
Alors quoi ? Prévenir M. Grienenberger ? Il dirait qu’il l’avait bien dit, et insisterait pour que Rachid vienne le rejoindre en Allemagne, mais Rachid non plus n’avait pas envie d’apprendre l’allemand, ni de payer des impôts ou de respecter des règlements. Vider ses comptes en un clin d’œil et rejoindre les parents au bled ? Mais là-bas, ce n’était pas son pays ; plutôt rejoindre Citak en région parisienne… mais s’il n’arrivait pas à vendre des fleurs en paix à Chartres, ce n’était pas à Paris qu’il échapperait aux rackets ou à la violence. Prévenir Citak pour qu’il lui bidouille un programme informatique qui dissimulerait l’essentiel de ses bénéfices ? Son petit frère n’aurait aucun mal à faire ça, mais Hekur Machintruc ne serait pas dupe : il savait déjà à quoi s’en tenir sur le succès de son commerce. Un robot garde du corps serait beaucoup plus efficace ; Citak saurait en fabriquer un jour, mais il ne lui en fournirait pas un conçu, programmé, bâti et livré pour la semaine prochaine… Peut-être alors des gardes du corps en chair et en os ? La bande de ses cousins à Champmilan, le quartier de Moulins où ils avaient passé leur enfance, les gros bras et les durs du quartier empruntés au moins pour un coup de bluff, en espérant qu’après ça on le laisse tranquille ? Aux dernières nouvelles, AkifAkif Kerabi, cousin de Rachid et demi-frère de Djamila Aziz, qui a participé au braquage sanglant du Crédit Rural de Vichy mentionné aux chapitres 4 et 5. était toujours en prison ; restait Malik…
Et sans réfléchir davantage, Rachid appela Malik, sans skyper, juste au téléphone. Il ne s’y était pas préparé ; cela lui serra le cœur d’entendre la voix de son cousin, la surprise et la joie de ce dernier en le reconnaissant. Oui, ça faisait trop longtemps… facile plusieurs années : le temps passait si vite ! Rachid laissa passer le flot d’exclamations et de rires, répondant comme il pouvait. Mais quand il put glisser, mine de rien, une question sur la bande de Champmilan, disant qu’il aurait peut-être un petit travail pour elle, ce fut pour apprendre qu’il n’y avait plus de bande. Tout avait explosé au cours de l’été précédent. D’après Malik, c’était parti de presque rien : les guetteurs qui ne servaient plus à grand-chose et qui avaient demandé à passer revendeurs, quelques revendeurs qui avaient pris des initiatives sans en référer aux dealers en chef, ou peut-être, au pire, qui avaient songé à se mettre à leur compte, et tout à coup, sans prévenir, les chefs qui deviennent complètement paranos et qui commencent à liquider tout le monde en criant qu’ils ont été trahis, qu’ils ne peuvent plus faire confiance aux types de leur propre réseau ! Malik ignorait la fin de l’histoire : voyant comment ça tournait, il était parti se mettre au vert. Là, il se planquait à Clermont-Ferrand chez les Squatteurs des Friches. Il voulait se faire oublier et ne pouvait recontacter personne à Champmilan, même parmi leurs vieux copains d’école primaire : trop risqué. Rachid avait bien raison d’avoir choisi un taf où il achetait directement au producteur et vendait directement au client, car avec des tarés pareils comme intermédiaires, il n’y avait aucun avenir dans la vente du cannabis, en gros ou au détail… Rachid acheva la conversation dans un état second : oui, bien sûr, on skypait un de ces quatre, le bonjour à Djamila (la demi-sœur de Malik, que ce dernier était allé rejoindre à Clermont). Où et comment trouver de l’aide, quand la mutation semait le chaos partout ?
Inutile de dire que le dîner dominical ne lui apporta rien. Marie Verny et sa mère auraient préféré éviter le sujet des Albanais, mais Rachid insista : elles allaient vraiment accepter ça ? Les réponses furent geignardes et revendicatives. Pour commencer, ça n’avait aucun rapport avec le suicide de M. Duluc : elles le connaissaient mieux que Rachid, il s’était sûrement tué parce qu’il voyait venir, gros comme une maison en ruine, la pénurie de médicaments et qu’il ne voulait pas assister à ça. Les Albanais ? Elles avaient toujours su que Rachid serait contre ; lui, bien sûr, ne savait pas ce que c’était que de se faire braquer tous les quatre matins. (En fait, Rachid leur avait dit mille fois que, pour l’éviter, il fallait juste qu’elles refusent comme lui les paiements en liquide et laissent leurs clients râler tant qu’ils voudraient : aucun risque qu’ils renoncent à manger du pain. Mais s’il entamait ce chapitre, il pouvait réciter par cœur leurs répliques…) Mme Verny souligna que Rachid n’avait pas connu le temps des impôts. Il n’y avait pas si longtemps, une part énorme des revenus des commerçants allait au gouvernement, censé en retour les protéger contre les voleurs, sauf qu’en réalité, il payait avec cet argent des chambres d’hôtel à des Africains arrivés clandestinement en France, ou faisait installer la télé et des douches aux criminels dans les prisons (au mot prison, Rachid eut une petite pensée pour Akif : il n’avait même pas demandé à Malik des nouvelles de son frère aîné), alors, tant qu’à faire, elle aimait autant donner son argent à un service d’ordre qui sécuriserait vraiment le quartier. Et puis, il ne fallait pas être raciste, ces Albanais étaient peut-être des gens très bien ; la preuve, Rachid lui-même était un garçon sérieux et gentil, même s’il était musulman. Au summum de ses capacités d’analyse, elle lui fit remarquer qu’il s’agissait juste d’appliquer sa recette à lui à une autre échelle : Killian avait bien commencé par être un voleur, n’est-ce pas ? Et maintenant, grâce à Rachid, il surveillait la boulangerie en échange de quelques pains au chocolat, faisait des crocs en jambes aux gamins qui chapardaient et leur arrachait leur butin ? Eh bien, les Albanais, qui avaient peut-être été des clandestins et des mafieux, allaient vivre à présent la conversion de Killian, sauf qu’on les paierait avec de l’argent, et qu’ils les débarrasseraient des braqueurs, bien pires que les voleurs de viennoiseries…
Rachid avait pris le parti de ne plus répondre et de s’éclipser après le dessert. Marie l’arrêta devant la porte : il n’allait pas essayer de combattre les Albanais, au moins ? Ils étaient dangereux, c’était la vraie raison pour laquelle il valait mieux être de leur côté, et elle avait peur pour lui… Difficile de ne pas être touché… Il lui promit qu’il serait prudent.
La nuit du dimanche au lundi ne lui porta pas conseil. La journée s’étira, déprimante ; la boutique ne désemplissait pas, mais Rachid ne savait plus pour qui il travaillait.
Et soudain, au milieu des clients, un glandeur maghrébin dégingandé dans un survêtement à capuche, tournant vers lui un sourire familier…
« Salut, cousin ! s’exclama Malik, jouissant de sa surprise. C’était trop bon d’entendre ta voix, alors, planqué pour planqué, pourquoi pas à Chartres, parmi les fleurs ? »
Il n’en dit pas plus, mais le clin d’œil était explicite : j’ai bien senti que tu avais des ennuis, donc je suis là…
Il y avait trop de passage au magasin pour que Rachid puisse lui expliquer aussitôt la situation. Malik fit d’abord avec beaucoup de verve le récit de son voyage de Clermont-Ferrand à Chartres dans une Essence partagée : les cahots, les nids de poule, les carcasses de voitures nettoyées par les « vautours » (récupérant tout ce qui pouvait l’être) qui n’avaient même pas pris la peine de les tirer un peu vers le bas-côté : « Je te jure, dans ce pays, pour voyager, bientôt il faudra prendre le train ! » Puis, comme il n’était jamais venu, il visita les lieux et admira tout. « Dites-le avec des fleurs », c’était une super idée de nom pour son magasin ! Et où avait-il pris cette jolie enseigne en tissu, avec les lettres multicolores et les fleurs en feutrine ? C’était la fille de la boulangère qui la lui avait fabriquée, comme ça, à l’œil ? La blonde toute mignonne au comptoir ? (Malik était sorti jeter un coup d’œil et faire la connaissance de Killian assis à son poste habituel, sur les marches devant la boulangerie.) Eh bien, il voyait que son cousin ne s’embêtait pas ! Il fut émerveillé par la conception, et surtout, le succès de l’« espace de méditation floral » : la disposition des fleurs, des fauteuils et des coussins pour que chacun ait de l’intimité, l’idée de proposer aux visiteurs du thé à la menthe bien sucré, de le verser de très haut, de ce geste ample, mais silencieusement… Il s’étonna de constater qu’il n’y avait de prix marqué nulle part, participa à la conversation avec deux clients successifs (la beauté du vieux Chartres, celle des fleurs, havre de paix dans la dureté des temps…), entendit Rachid fixer enfin un prix, sans une hésitation, en offrant toujours une alternative (« mais si vous voulez, pour dix euros de plus, je vous mets aussi… »), vit les deux clients partir en remerciant, emportant plus de fleurs que prévu, pendant que les visiteurs finissaient leur thé à la menthe et s’éclipsaient sans que Rachid ait dérangé leur méditation. Il avait toujours su que Rachid était « une tête » : le premier à adapter le commerce à l’ère de la mutation ! Incroyable !
Revigoré par ses compliments, Rachid s’apprêtait à entamer les opérations de fermeture, quand un individu solitaire passa la porte et alla droit au comptoir : « C’est vous M. Kerabi ? »
« Encore un ! » se dit Rachid. Aucun accent étranger cette fois ; un trentenaire à l’air bien éveillé, aux yeux fureteurs.
« Vous voulez acheter des fleurs ? demanda-t-il sans guère y croire.
‒ À vrai dire, non. J’ai besoin de vous pour autre chose… Vous ne pourriez pas mettre une pancarte “Fermé” ? J’aimerais autant qu’on ne soit pas dérangés… »
Rachid trouva la requête inquiétante, mais il s’exécuta : au point où il en était… Malik, cependant, s’était rapproché de l’individu, l’air suspicieux :
« C’est quoi, votre problème ? Moi aussi, je suis M. Kerabi…
‒ C’est mon cousin, expliqua Rachid. Je ne sais pas ce que vous me voulez, mais dans tous les cas, vous pouvez parler devant lui.
‒ OK », dit l’autre.
Négligeant ce témoin, il ne s’adressait qu’à Rachid, sans menace ni hostilité, juste sérieux, pressé, allant droit au but. Il cherchait deux hommes. Il montra à Rachid une photo sur son Iph : on ne pouvait pas s’y tromper, c’étaient les deux Albanais marchant dans la rue du Soleil d’or, sans doute photographiés à leur insu alors qu’ils s’apprêtaient à rendre visite à l’un des commerçants. Il expliqua que le plus âgé était un chef mafieux albanais, l’autre son homme de main. Le vieux chef avait entrepris de racketter les commerçants du centre-ville de Chartres en leur offrant de les protéger contre les braqueurs, mais en réalité, il n’avait sûrement pas assez d’hommes pour assurer un service d’ordre ; on le voyait toujours avec le même acolyte, ou avec des femmes et des enfants qu’il terrorisait (autre photo à l’appui : promenade au bord de l’Eure du vieil Albanais, l’œil mauvais, avec des jeunes femmes et de la marmaille trottant derrière lui). « M. Kerabi » avait sûrement eu leur visite, et d’après ce qui se disait, il ne devait pas avoir envie de payer. Il interrogea en vain Rachid du regard ; celui-ci le laissa continuer. Eh bien ! Il était prêt à le débarrasser des deux Albanais ; il lui fallait juste leur nom, ou leur numéro d’Iph, ou les deux…
« Et vous, vous êtes qui exactement dans cette histoire ? demanda Malik, de plus en plus soupçonneux.
‒ Moi ? Jean DupontJean Dupont est déjà apparu au chapitre 2., justicier. »
La bouche de Rachid dut décrire un o parfait. Profession justicier, et il débarquait juste au bon moment !
Mais Malik, de son côté, se mit à ricaner. Ils avaient donc l’honneur de parler à Batman en personne ? Dommage seulement qu’il soit méconnaissable sans sa cape… Et depuis quand est-ce que Batman ne pouvait pas se débrouiller tout seul, et avait besoin des numéros d’Iph des super-méchants ?
« J’ai dit justicier, pas super-héros ! » protesta Jean Dupont.
Tss tss, fit Malik. Non, même dans un western, ça ne se passait pas comme ça. « Vous seriez planqué quelque part. Les deux bandits viendraient extorquer des fonds à mon cousin. Le plus méchant se pencherait sur le comptoir, on entendrait un coup de feu, on le verrait sauter en l’air sous l’impact, et tomber mort. L’homme de main aurait juste le temps de se retourner dans votre direction, fou de rage, puis second coup de feu, on le verrait tomber aussi, dans un grand râle, tendant la main dans votre direction. Et personne ne vous aurait encore vu. Alors seulement vous vous pointeriez, le fusil fumant à la main, vous repousseriez leurs corps du bout d’une de vos bottes en disant : “Je crois qu’ils ont leur compte.” Et vous ajouteriez en regardant le plus vieux : “C’était lui qui avait tué mon père quand j’étais gamin ; maintenant, il a payé.” Ça, c’est un justicier !
‒ On n’est peut-être pas au cinéma ? suggéra Jean Dupont.
‒ Non, peut-être pas… Et vous, vous êtes peut-être pas un justicier… » Malik ne ricanait plus. Il dirigea vers Jean Dupont un doigt accusateur : « Vous seriez pas plutôt un flic, par hasard ? Parce que moi, je vous ai trouvé une gueule de flic dès l’instant où vous avez passé la porte. »
Jean Dupont poussa un soupir et se tourna vers Rachid, médusé et silencieux : « Est-ce que c’est vraiment important ?
‒ Un peu mon neveu que c’est important, s’écria Malik, triomphant. Vous êtes flic, ça se voit comme le nez au milieu de la figure ! »
Bon, d’accord, avoua Jean Dupont, il n’y a pas si longtemps il était policier, rattaché à l’un des commissariats de Chartres. Seulement voilà, entre les démissions, les suicides et les effectifs déplacés en Île-de-France, il était resté seul, et le ministère de l’Intérieur l’avait oublié. Il avait accès au matériel informatique de la police ; c’est pourquoi il se débrouillerait avec un nom ou un numéro d’Iph. En civil, grâce à de bons indics, il pouvait encore agir, d’autant plus que les truands ne se méfiaient plus. Donc, désormais, il était un justicier, puisqu’il ne recevait d’ordres de personne.
Malik se tourna vers Rachid : « Qu’est-ce que tu en penses ? Tu crois qu’un flic tout seul dans son commissariat arrête d’être flic et devient justicier ? Et que s’il est devenu justicier, toi, en lui donnant les infos qu’il veut, tu arrêtes d’être une balance ? Et les crapauds, ils se changent en princes charmants ? Non, un flic reste un flic, qu’il soit seul ou plusieurs, jeune ou vieux, vivant ou mort. » Et, à Jean Dupont : « Quand les deux Albanais vous auront buté, ça restera la mort d’un flic. Et vous croyez qu’ils auront du mal à trouver qui les a balancés ? Sauf que ça se fera pas. » Il avait pris Rachid par les épaules : « Regarde-le, mon cousin, Super-Dupont : tu vois pas écrit lanceba sur ce front-là, on n’a pas ça dans la famille… »
Revenu avec regret à la réalité, Rachid était ennuyé. Malik en faisait une question de principe. Or, depuis qu’il avait quitté Champmilan à la fin de son année de Quatrième, lui-même avait évolué différemment et était devenu plus pragmatique. Ce Jean Dupont isolé mais motivé aurait pu représenter une solution à son problème… seulement, il ne pouvait pas accueillir Malik qu’il n’avait pas vu depuis des années et qui accourait pour l’aider, et deux heures après son arrivée, tout balancer sous son nez au premier policier venu ! (Le premier et le dernier, d’ailleurs, puisqu’il était le seul à Chartres.)
Pendant qu’il hésitait, le ton était monté. Jean Dupont avait reproché à Malik de le tutoyer, tandis que lui-même ne leur avait pas manqué de respect. Et Malik, en réponse, s’était enflammé. Oui, il était venu tout poli et tout gentil parce qu’il était seul, il vouvoyait Rachid, il lui donnait du M. Kerabi, mais s’il avait eu seulement quatre ou cinq collègues, ç’aurait été une autre chanson. S’ils avaient pensé que Rachid détenait une info, ils l’auraient emmené de force au commissariat pour le cuisiner, même en plein jour et devant ses clients. Et là, ils se seraient lâchés. Ils l’auraient tutoyé. Ils lui auraient ressorti des vieux dossiers, du genre qu’on l’avait pris au temps du collège en train de crever les pneus de la voiture d’un prof, ou qu’un jour il avait fumé du shit en compagnie d’un gars qu’on avait ensuite fiché S. Ils auraient dit que son patron ne pouvait pas lui avoir laissé son magasin, à lui, un jeune Arabe des cités (il aurait eu droit, bien sûr, à « Retourne dans ton pays ! »), que c’était sûrement de l’extorsion et du chantage et qu’ils allaient le coffrer pour cela, sauf s’il donnait les noms des deux Albanais… Malik se représentait si bien la scène qu’il semblait sur le point de se jeter sur Jean Dupont pour lui faire payer les coups et les insultes qu’il aurait alors donnés à Rachid.
Ce dernier n’aimait pas du tout la tournure que prenait la conversation. Il fut donc reconnaissant à Jean Dupont de répliquer froidement :
« On s’égare, là.
‒ Je suis d’accord », s’empressa d’ajouter Rachid. À Malik : « Dis donc, ton histoire, c’est pire que Minority report ! Tu peux pas lui reprocher ce qu’il aurait peut-être fait, alors qu’il l’a pas fait et qu’il le fera pas ! »
Malik baissa le nez en grommelant, et Rachid se retourna vers Jean Dupont :
« Moi, y a juste un truc que j’aimerais savoir. Admettons, si vous voulez, que les deux Albanais soient vraiment tous seuls. Admettons que seul contre deux, vous parveniez à les prendre par surprise. À ce moment-là, vous faites quoi ? Autant dire qu’y a plus de tribunaux, les prisons sont dans un bordel total… Si je vous donne leurs noms, vous allez les tuer, et moi j’aurais participé à ça ? Ou vous les arrêterez juste et, dans quinze jours ou trois semaines, on les relâchera parce qu’il n’y aura plus personne pour les garder. Alors ils reviendront ici, avec au moins l’idée de se venger de vous ? Ou encore, on les relâchera pas mais ils mourront de faim en prison parce que tout le service de restauration aura démissionné, ce sera encore pire que de les tuer d’une balle, et moi j’en serai responsable ? »
Jean Dupont posa sur lui un regard neuf, comme s’il le voyait pour la première fois.
« Ce sont de très bonnes questions, dit-il. En fait, je n’en sais rien. Ça dépendra beaucoup d’eux et de leur capacité à coopérer. Mon but pour le moment, c’est de débarrasser Chartres des armes à feu qui y circulent et de les mettre toutes en lieu sûr. Donc, ces deux-là, je voudrais déjà les désarmer, et aviser ensuite… »
Rachid apprécia l’honnêteté de sa réponse. En même temps, elle lui donnait plus envie que jamais de se dégager de cette histoire. Cependant, la scène avait cessé d’évoluer ; les deux autres répétaient leurs répliques ; Malik l’adjurait de ne pas faire confiance à un flic, Jean Dupont tentait de le convaincre qu’ils avaient besoin l’un de l’autre : « De toute façon, nous sommes dans le même camp… »
Cette phrase le fit réagir.
« Dans quel camp ? demanda-t-il. Celui du bien contre le mal ? Les Albanais disent qu’ils vont nous débarrasser des braqueurs. Vous, vous voulez nous débarrasser des Albanais. Il est où, alors, le bien ? Les islamistes, ils croyaient combattre pour le paradis d’Allah ! Et même Hitler, il voulait la grandeur et le bien de l’Allemagne ! Les gens qui combattent pour le bien, vous croyez qu’y font jamais de mal ? Moi, ces histoires de bien et de mal, j’aime pas ça, j’ai pas envie de m’en mêler. J’aime mieux vendre des fleurs : moi, ça me fait du bien parce que ça paie bien, et en plus, elles sont jolies, elles consolent les gens déprimés, j’espère qu’au moins comme ça je fais pas de mal. Ou pas trop de mal. » Il s’interrompit pour reprendre souffle, apprécia le silence médusé des deux autres et poursuivit à l’adresse de Jean Dupont : « Je vais pas vous donner ces deux noms ni ce numéro d’Iph. Pas parce que vous êtes flic, ou ancien flic, ça tant pis ; je crois qu’aujourd’hui on est au-delà des étiquettes. Simplement, je vous connais pas assez pour décider ça. Ce serait différent s’il y avait déjà quelques années que je vous voyais intervenir à Chartres… Je veux pas dire que je vous mets exactement dans le même sac que les Albanais, c’est pas du cinquante cinquante. Si c’était une émission de téléréalité, je voterais pour que vous restiez, donc pour les dégager eux, mais ce serait un jeu. Là, on parle peut-être de la mort de deux hommes. Alors je m’arrête là, je vous souhaite juste bonne chance. »
Jean Dupont le fixait toujours, avec une surprise empreinte d’une sorte de respect : « Qu’est-ce que vous allez faire, de votre côté ? demanda-t-il. D’après ce que vous dites, vous n’allez pas les combattre, vous n’avez pas fait venir votre cousin pour ça ? Vous ne voulez pas que Chartres, ça devienne comme les États-Unis, chacun avec son arme à feu, sa légitime défense et des massacres tous les jours ? Moi, c’est justement ce que je veux éviter…
‒ Là-dessus, pas de doutes, on est d’accord.
‒ Alors, vous allez payer ?
‒ J’espère que je vais pas choisir entre tuer les Albanais et les payer ! Pour moi le monde est pas séparé en deux camps. Chaque fois qu’on m’a dit : tu dois choisir entre noir ou blanc, c’est l’un ou l’autre, j’ai cherché un peu plus, et j’ai trouvé une solution qui était rose, ou verte, ou jaune… Donc déjà, pour l’instant, je vais réfléchir… »
Réfléchir, après le départ de Jean Dupont bredouille, ils s’y mirent à deux, séance tenante, et à voix haute, ou plus exactement, Malik ré-envisagea les unes après les autres toutes les solutions que Rachid avait précédemment écartées et auxquelles ce dernier fit les objections qui s’imposaient. Devant le peu de succès de ses propositions, son cousin finit par lancer :
« Si ça trouve, d’ici vendredi, Super-Dupont aura arrêté à lui seul les racketteurs ; tu seras pas devenu une balance, et tu en seras débarrassé quand même !
‒ Là, tu m’aides vachement…
‒ Tu sais quoi, dit Malik, écœuré, je crois que je vais aller faire de la “méditation florale”. Toi, t’auras qu’à m’apporter du thé à la menthe. Peut-être que comme ça je verrai la Lumière, ou la solution colorée… »
Rachid l’arrêta. Il avait une vague idée. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de s’inspirer de la façon dont le réseau de Malik avait explosé ? Il fonctionnait avant la mutation parce que tout le monde acceptait les rapports hiérarchiques. Puis arrive la mutation, on ne sait pas exactement qui sont les mutants ni même s’il y en a, mais les chefs perdent confiance dans leurs troupes, et dans un bizness pareil on ne peut pas prendre le risque de se faire doubler, donc tout le réseau s’effondre, parce qu’il faudrait le repenser entièrement, sur des bases plus égalitaires. Est-ce qu’on pourrait arriver à faire la même chose avec les Albanais ? Saper l’autorité du vieux chef ?
Malik se mit à pousser des cris d’enthousiasme. C’était absolument génial. Il avait toujours dit que Rachid était « une tête ». Il cita à l’appui de ce jugement l’avis autorisé de la principale qui les avait envoyés tous deux en conseil de discipline, au temps lointain de Champmilan et du collège Émile Guillaumin à Moulins-sur-Allier : « Rachid Kerabi a beau être le plus jeune, c’est lui le cerveau de la bande » : « T’as qu’à voir comment on a tous mal tourné depuis que tu es parti… »
Rachid haussa les épaules. L’idée était peut-être bonne dans l’abstrait, mais en réalité très cafouilleuse, voire impossible à mettre en pratique. Pour commencer, ils ne savaient pas exactement combien étaient les Albanais : fallait-il croire les affirmations de Jean Dupont, selon lesquelles il n’y avait que le vieux et son homme de main, ou est-ce que si le chef perdait confiance dans son neveu, il en trouverait d’autres à sa place pour se charger du sale boulot ? Et s’ils n’étaient vraiment que deux, c’était à la fois un bien et un mal. Sur tout un réseau, il y avait plus de prises, des gens qui s’entendaient moins bien, qui se faisaient moins confiance ; on pouvait déstabiliser ceux-là, et la mauvaise ambiance s’installait. Là, il faudrait s’attaquer à une seule relation, celle de l’oncle et du neveu ; sans doute qu’ils s’y casseraient les dents. Pour vouloir, à deux, tenir sous sa coupe le centre-ville de Chartres, l’oncle devait être absolument sûr de son neveu. Sans doute qu’il le connaissait depuis tout petit, qu’il savait que le neveu n’avait jamais touché aux Omasanty, que le neveu savait que l’oncle le savait…
Malik refusa de se laisser assombrir. Son expérience de dealer le lui avait appris : les plans cafouilleux étaient souvent les meilleurs. On s’aventurait hors de son quartier sans connaître le terrain, on y allait juste au culot, et ça marchait comme sur des roulettes, c’était même comme ça qu’on nouait de nouveaux contacts. Tandis que quand on avait tout préparé, pensé à tout, qu’on croyait qu’on avait tout bétonné, c’était justement là qu’on tombait sur un os. C’était la loi de la vie, on ne pouvait rien prévoir, il fallait juste essayer, Inch Allah !
Rachid, qui n’était pas d’humeur philosophique, n’entra pas dans ce débat. De toute façon, on se heurtait à un obstacle majeur : comment communiquer avec Çekel qui ne comprenait pas le français ?
« Là, j’ai la solution ! s’écria Malik, triomphant. Tu peux télécharger une appli formidable. Tu parles normalement devant ton Iph, et elle traduit en temps réel, dans n’importe quelle langue. Elle s’appelle Babel, tu vas voir ça ! »
Malik n’avait pas tort de souligner qu’on ne perdrait rien à essayer. Après tout, Hekur Vjöse avait recommandé à Rachid de réfléchir, n’est-ce pas ? Et il lui avait donné son numéro d’Iph pour qu’ils restent en contact ? Eh bien, Rachid allait « la jouer candide » : il lui proposerait une rencontre pour en savoir plus sur sa protection, sur laquelle il prétendrait avoir quelques questions. Il ferait celui qui s’inquiétait des conséquences que la mutation pouvait avoir sur le service d’ordre albanais. Malik rappela qu’il tenait à être là : candide pour candide, Rachid n’avait qu’à dire au vieux que son cousin devait les rencontrer avant qu’il prenne sa décision, parce qu’il allait devenir son associé dans « Dites-le avec des fleurs » et que le magasin les concernait donc tous les deux… ou une excuse bidon de ce genre…
Mais au bout de l’Iph, le ton candide de Rachid se heurta à la suspicion du vieux. Il voulait le rencontrer avec son « cousin » ? « pour parler » ? Si M. Kerabi désirait plus de renseignements, il pouvait les lui donner tout de suite, et d’où sortait ce cousin associé, que personne n’avait jamais vu, dont il n’avait pas été question dimanche ? Rachid, affolé, fit appel à toute sa tchatche. Ils lui expliqueraient cela, justement, parce que c’était toute une histoire. Pas au téléphone, ils voulaient avoir le temps de parler tranquillement avec lui. « Et amenez Çekel aussi, on voudrait mieux le connaître. » « D’accord, dit brusquement Hekur Vjöse. On viendra le jour d’Halloween, pendant la pause de midi. » Il raccrocha sèchement. Le sort en était jeté…
Ils eurent trois jours d’insouciance. Malik, introduit dans les paramètres comme « utilisateur autorisé », conduisait la camionnette électrique sécurisée et livrait les fleurs à domicile : il y avait de fortes demandes, et son contact avec les clients était excellent. Trois soirées à rappeler des souvenirs à la pelle (et la fois où Akif avait planqué une chicha dans le placard du vestiaire du collège ? et en Cinquième, quand Rachid, déjà, faisait fortune, à vendre des cigarettes au détail à toute leur classe, mais que la prof de maths était tombée sur sa compta et sur la trousse où il entassait ses gains en pièces jaunes ?), à pleurer de rire en les évoquant, à se raconter leurs dernières histoires drôles préférées (« Et celle-là, tu la connais ? Y a un imam, un flic et un mutant à un arrêt de bus… »), mais aussi, à se donner des nouvelles sérieuses. Akif, à la centrale de Moulins-Yzeure, devenu raide-dingue de lecture, lisant de la philosophie ! cherchant à comprendre le monde, la vie, pourquoi on est sur terre, quel est le sens de tout ce sacré bordel, avec ou sans mutation. Citak, le vrai cerveau de la famille, le seul en outre à avoir son bac, persuadé que les robots étaient la solution à tous les problèmes : après une période de transition de quelques années, les grandes multinationales commercialiseraient ces robots qui suppléeraient à tout ce que la mutation avait désorganisé, fabriquant les marchandises, voyageant seuls pour approvisionner les magasins, veillant à l’entretien des routes, à la sécurité des personnes… On avait déjà la technologie pour y arriver ; c’était l’avenir de l’humanité. Sauf que bien sûr, tout se ferait par capitaux privés, en commençant par les plus riches ; la première chance de salut, c’était l’argent, plus que jamais ! Les Squatteurs des Friches, chez lesquels tout le monde était libre, s’entraidait et prenait des initiatives : pas d’assistés, pas de bouches inutiles, même parmi les gamins fugueurs ou les échappés des maisons de retraite. Non, aucun partage des tâches (une bénévole du Secours catholique avait essayé de mettre de l’ordre : il ne lui avait pas fallu deux jours pour péter les plombs) : tout le monde essayait un peu de tout, histoire de ne pas s’ennuyer. Malik avait bêché la terre, cassé du ciment à coups de masse, arraché de l’asphalte, il avait appris à souder au chalumeau, mais aussi, fouillé les décombres d’un fast-food en compagnie d’une douzaine de mômes auxquels il avait donné des leçons d’escalade, avec crampons, harnais et tout. Il avait porté sur son dos un vieillard de quatre-vingt-treize ans pendant que ce dernier inspectait le potager et donnait des conseils aux jardiniers amateurs ! C’était peut-être cela, l’avenir de l’humanité, plus que les robots ? Et pourtant, Malik ne se serait pas vu y passer sa vie. En vérité, c’était trop communiste pour lui : chacun ne possédait plus en propre que son Iph, sa brosse à dents, les fringues qu’il avait sur le dos, et encore : même ses écouteurs, on les lui empruntait sans se gêner ! Bien sympa, mais au bout d’un moment, ça saoulait. Au fond, il était un capitaliste, comme son cousin ; il n’avait jamais cessé de vouloir un bizness qui rapporte.
En attendant de faire fortune, Malik dormait dans la banquette-lit du salon, devant la télé dûment redevenue un flot d’images et un bruit de fond permanent, selon leurs vieilles habitudes familiales. L’avant-veille d’Halloween, ils firent partie des milliards de téléspectateurs qui suivirent en direct les cérémonies du couronnement de Li Fao, la nouvelle impératrice du Japon, qui avait leur âge : cheveux très courts, visage impassible de poupée, lisse et cruel, à la bouche sanglante, elle était plutôt canon dans son kimono moulant, avant de revêtir le manteau plissé à longue traîne symbolisant la lourde charge qu’elle endossait. Pendant que le commentateur expliquait le rituel renouvelé du culte impérial, ils détaillèrent en prétendus connaisseurs ses jambes, son torse et sa poitrine, d’ailleurs trop plate à leur goût. Malik déclara préférer les seins de Marie Verny, et bon, il avait bien compris les raisons de Rachid pour ne rien tenter avec elle, mais quand même, un morceau pareil juste devant sa porte… Les pensées de Rachid avaient pris un autre tour. Il écoutait le serment solennel prononcé dans un japonais sonore, par lequel Li Fao prenait sur elle le destin de son peuple, acceptait de l’incarner et de se fondre en lui ; c’était beau comme le couronnement d’Aragorn à la fin du Seigneur des Anneaux. Cela lui rappela le discours inattendu du vieux roi Charles III, le mois précédent, s’élevant au-dessus de la mêlée pour inviter les Anglais à prouver qu’ils étaient anglais, c’est-à-dire jamais plus fermes et plus solides qu’aux heures sombres. Ce qui donnait en gros : « Arrêtez de vous demander si vous êtes mutant ou non, si votre voisin est un mutant ou un mouton, rappelez-vous que vous êtes tous des êtres humains, et surtout, en ces temps de trouble et de chaos, aidez-vous les uns les autres puisque le gouvernement et les institutions n’en sont plus capables ; moi, votre roi, je suis là pour vous y exhorter… » Ça avait une autre gueule que celle de ce président à la gomme qui ne trouvait rien à dire maintenant qu’il n’y avait plus de croissance, plus de chômage et plus d’UE…
Et puis, la veille d’Halloween, Rachid reçut un coup de fil d’Hekur Vjöse. Ce dernier n’irait pas dans sa boutique le lendemain midi ; si M. Kerabi et son cousin voulaient le rencontrer, il faudrait qu’ils viennent le rejoindre à l’intérieur de la cathédrale ; il les y attendrait avec son neveu. Tant mieux s’il pensait que c’était « une super-idée » et « bien plus pratique pour parler » : c’était ce qu’on vérifierait le lendemain…
Est-ce que c’était pire ? Est-ce que c’était mieux ? Visiblement, les Albanais craignaient un piège, ce qui laissait au moins entendre que Jean Dupont avait raison de dire qu’ils n’étaient que deux. Quelles que soient les supputations, l’échéance du lendemain devenait soudain plus concrète. La cérémonie de dispersion des cendres de M. Duluc (dont on avait donc fini par brûler le corps quelque part…) au-dessus des deux bras de l’Eure, devant une poignée de commerçants de centre-ville effrayés et en larmes, ne fut pas cependant une occasion de découvrir l’intérieur de la cathédrale, histoire de repérer les lieux pour le lendemain, puisqu’on se regroupa directement sur le pont Bouju. L’Eure coulait, grise sous un ciel gris ; la cérémonie fut aussi courte que sinistre, et Rachid eut l’impression que les cendres, ensuite, lui collaient à la peau…
De retour dans l’appartement, Malik voulut skyper sa mère et sa sœur à Clermont-Ferrand, et Rachid vint leur dire bonjour (il n’aurait jamais reconnu DjamilaDjamila Aziz, déjà vue au chapitre 4. !). Puis, ce fut Rachid qui skypa Citak, avec Malik derrière, très drôle, très gai. Après une heure et demie passée ainsi à rire, à plaisanter et à se repaître les yeux de ceux qu’ils aimaient, Rachid eut l’impression que les muscles de ses joues n’en pouvaient plus de relever de force les coins de ses lèvres.
Malik aussi éprouvait le besoin de refaire le plein d’énergie : il alla ouvrir le frigo et le referma avec un soupir. Il restait pourtant largement de quoi manger : des œufs frais, un reste de soupe maison de Mme Verny dans un tupperware, du pain bien sûr ; il y avait aussi des pâtes artisanales au blé de Beauce, du lait, du beurre, du fromage du coin, un pot de confiture de prunes artisanale (toujours de Mme Verny, évidemment !) et Rachid se payait le luxe de se faire livrer tous les mois par Myzon, en même temps que le dentifrice et la mousse à raser, les produits devenus rares, qu’on ne trouvait plus en supérette : ketchup, yaourts aux fruits, céréales chocolatées. Mais Malik rêvait d’autre chose :
« Tu ne te dis jamais : Un kebab, un kebab ! Mon royaume pour un kebab ! ? »
Rachid reconnut qu’il en avait d’excellents souvenirs (à Moulins en particulier, avec ceux de Champmilan). Or, en allant livrer des fleurs, Malik avait repéré, place Saint-Jean, une enseigne qui promettait : « Kebab et frites comme jadis » ! Il proposa d’y aller à pied : ce n’était pas si loin.
Depuis des mois, Rachid ne sortait du centre-ville qu’une fois par semaine, pour se rendre en camionnette dans les serres de Nogent-le-Rotrou. C’était autre chose de redécouvrir la ville en arpentant les rues à la nuit tombée. Là, on se sentait tout de suite dans un autre monde : le temps était tiède, l’air immobile, les voitures s’étaient raréfiées, il n’était pas encore vingt et une heures et pourtant, sur chaque façade, près de la moitié des fenêtres étaient éteintes (déménagement à la campagne, ou suicides ? les deux étaient des plus fréquents) ; l’éclairage public illuminait avec constance de larges trottoirs vides. Il restait de la vie, cependant : à l’approche des voies de chemin de fer, le grondement d’un de ces trains de marchandises affrétés directement par Myzon, des voyageurs méfiants, tirant leurs bagages à roulettes, jetant des coups d’œil furtifs autour d’eux, des promeneurs friqués accompagnés de leur « SS » (les gardes du corps du service Sécurité en Sortie, qu’on louait à l’heure) roulant des muscles et lançant des regards noirs aux deux cousins. Un feu brûlait au loin sur une pelouse du parc André Gagnon dont on avait défoncé les grilles ; on entendait la musique d’une fête insouciante de plein air. Et des groupes de jeunes affluaient devant l’entrée du kebab : leur « sécurité en sortie » à eux était de se rassembler, d’être toujours au moins une demi-douzaine.
Pas assez de tables pour dîner sur place. Ils repartirent chargés de sacs en carton, de nourriture emballée dans du papier d’alu, et pendant un moment, Rachid donna libre cours à sa juste indignation : VINGT EUROS LA PORTION DE FRITES ! Ce serait quoi, alors, la prochaine fois ? Les Iphs qui cesseraient de fonctionner ? Faux Prophète n’avait peut-être pas tort de prédire la fin du monde : désormais, pour manger un kebab, il fallait être membre de la jet set…
Malik approuva distraitement, habitué depuis longtemps à l’argent facile, pas à trimer dès le matin en se plantant des épines de roses sous la peau… Visiblement, il avait la tête ailleurs.
« Est-ce que je peux te demander quelque chose ? … Est-ce que toi, tu crois qu’Allah existe et qu’Il s’occupe de nous ? »
Rachid se sentit comme celui qui était plongé dans un jeu télévisé quand un autre a changé de chaîne, et qui débarque en plein JT en ayant raté le début.
« Je ne sais pas, répondit-il après un silence. Je ne sais pas si Allah existe, je ne sais pas si j’y crois ni si j’ai envie d’y croire.
‒ Tu te le demandes jamais ?
‒ Si, ça m’arrive. »
Malik, hésitant, ému, en veine de confidences, évoqua sa mère, si résolument athée qu’on n’avait même pas le droit de se dire sous son toit que l’islam pouvait être vrai. Akif et lui avaient donc grandi en se foutant de tout. Et puis, voilà qu’Akif, sans le vouloir, avait tué huit pauvres personnes qui s’étaient trouvées, en début de mutation, au mauvais endroit au mauvais moment. Malik ne s’en était pas remis. Et le pire, c’est qu’à la place d’Akif à cette période-là, il aurait très bien pu perdre lui aussi les pédales…
Rachid, occupé en même temps à pianoter sur son Iph (Citak avait repéré avec la géolocalisation qu’il était sorti du centre-ville et s’informait, mine de rien, sur cette petite balade nocturne), affirma avec énergie que tout le monde aurait pu parvenir au même résultat. (C’était bien pour cela, d’ailleurs, qu’il avait horreur des armes à feu : rien de tel pour faire déraper une situation.)
Alors, continua son cousin, quand Akif, une fois en prison, avait déclaré que tout ça lui était arrivé pour une raison, et qu’il s’était mis à lire le Coran, Malik avait cru voir la lumière. Seulement voilà : Akif avait refermé le Coran ; au parloir suivant, il lisait la Bible et il n’était pas convaincu. Et au parloir d’après, il s’était mis à lire des bouquins de philo, il disait que les religions n’avaient pas la réponse, sauf peut-être Bouddha parce que c’était déjà un philosophe. Malik, dès lors, était resté perplexe. Il était peut-être trop influençable ? Les trucs que lisait son frère, c’était très compliqué, il fallait des années d’études pour les comprendre. Pourtant, si la vie avait un sens, celui-ci ne pouvait pas être réservé aux bac plus cinq, non ? Franchement, pour sa part, il se serait contenté de l’islam : c’était simple, c’était apaisant.
Ils étaient à présent en bas des remparts. Rachid, fixant anxieusement une silhouette suspecte qui avançait droit sur eux, demanda :
« Tu penses que si tu croyais en Allah, Il te protégerait et qu’il ne pourrait rien t’arriver ? »
Peut-être qu’en serrant contre sa jambe droite les sacs en carton, il parviendrait à dissimuler leur précieux souper au braqueur potentiel…
« Non, répondit Malik, c’est pas ça. Je crois que je pourrais ne pas m’en faire. » La silhouette se révéla être celle d’un pauvre type terrorisé qui rasait les murs et fit un bond de côté en les croisant. « Je me dirais que de toute façon, ce qui arrive, c’est ce qui doit arriver. Que ça tombe pas comme ça au hasard, puisque c’est la volonté d’Allah. Qu’il en sortira du bien, même si moi, je le vois pas tout de suite. »
Ils approchaient à présent du centre-ville. Rachid regardait la cathédrale. Comme elle se découpait sur le ciel chargé, à la fois ahurissante et incontournable ; dès qu’on s’en écartait un peu, on la voyait à neuf et alors, aussitôt, on ne voyait qu’elle ! C’était comme s’ils avançaient vers elle. Comme si lui, Rachid, avançait depuis des jours vers le moment où il en franchirait les portes.
« Tu sais, dit-il, moi, j’ai toujours été superstitieux à ma manière. J’ai toujours cru que j’avais un ange gardien ou une bonne étoile, enfin, quelque chose qui me protégeait. Regarde, à la fin de ma Troisième : toute l’année, les profs m’avaient répété que soit je bossais pour passer au lycée, soit j’étais au chômage. J’ai pas bossé pour passer au lycée, mais le jour même où j’ai cherché un apprentissage, M. Grienenberger m’a embauché. » Il hésita un peu. « J’ai toujours vu des signes. Je me souviens, quand je cherchais un patron, je connaissais pas le centre-ville. Mais j’avais vu la plaque, rue du Soleil d’or, et je me suis dit : ce soleil, c’est pour moi. Avec les deux Albanais, c’est un peu pareil. Quand le vieux m’a parlé, c’était une sale histoire. Et puis, il m’a donné leurs noms. Lui, il s’appelle Hekur : ça m’a rappelé mon vieux patron qui s’appelait Kurt. Je l’ai souvent pensé pour M. Grienenberger : il s’appelait Kurt et justement, le temps où il est resté mon chef a été court ; après, il m’a laissé le magasin, c’est moi qui ai été patron à sa place. C’est comme le neveu : j’ai cru d’abord qu’il s’appelait Séquelles, mais en voyant son nom écrit, il y a un C puis un k comme dans Citak. Ces noms-là, ils sont signes que ça va bien tourner.
‒ À condition de pas les donner à un flic ! » compléta Malik.
Rachid acquiesça, mais il était conscient qu’il n’avait pas abordé l’essentiel. Il y avait la cathédrale, l’impression qu’elle était liée à ça, qu’il fallait qu’il y entre enfin, que ça se jouerait derrière ses hauts murs. Pourquoi Hekur Vjöse lui avait-il donné rendez-vous à l’intérieur ? Cela avait forcément un sens ; est-ce que ça voulait dire pour autant que le lieu sacré le protégerait ?
Il leva la tête. La masse sombre était écrasante ; au lieu de s’élancer vers le ciel, elle lui sembla s’être ramassée pour peser sur toute la ville. Le vent s’était levé, et une grosse goutte de pluie s’écrasa sur sa joue.
Ils s’éclipsèrent le lendemain, comme prévu, pendant la pause déjeuner, sourirent vaillamment à Killian qui les salua à la hâte, absorbé par un jeu quelconque sur son Iph, puis empruntèrent le petit passage couvert qui permettait de déboucher devant le portail d’entrée, en voyant surgir cette cathédrale que de la rue du Soleil d’or, on n’apercevait plus. Cette fois, c’était pour de bon : Rachid passait la porte, ils entraient tous les deux.
Sans savoir pourquoi, Rachid avait toujours cru que l’intérieur serait très sombre, avec juste les trouées de couleurs des vitraux. Mais c’était clair au contraire, la pierre était presque blanche, de nombreuses bougies brûlaient un peu partout. Le bâtiment, d’ailleurs, n’était pas vide : il y avait quelques touristes qui visitaient, dont une petite famille au loin, des gens assis au milieu pour prier, se reposer, consulter leur messagerie… Tout le monde semblait calme et parlait à voix basse.
Où étaient donc les Albanais ? À tout hasard, ils entreprirent de faire le tour dans ce qui paraissait être le sens de la visite. Leurs pas résonnaient sous les voûtes immenses. Malik, impressionné, passa en mode touriste : incroyable, ces grands vitraux, et il n’y avait pas que des couleurs, c’était plein de personnages ! « Est-ce que tu crois que les chrétiens savent qui ça représente ? » Ils dépassèrent la petite famille : deux jumeaux identiques comme deux gouttes d’eau, qui trottinaient gentiment près de leurs parents. La tête du père, sa tignasse blonde, étaient incroyablement familières à Rachid ; il avait l’impression qu’il ne connaissait que ça, mais ce n’était en tout cas ni Hekur ni Çekel… Après avoir longé l’extrémité interdite au public, sans doute réservée aux prêtres, ils revinrent vers les portails d’entrée par le côté gauche de l’édifice ; ils atteignirent l’endroit au centre où l’église s’élargissait sous un grand vitrail haut placé et parfaitement rond, comme une roue, qui donnait le tournis. Il était fait de mille nuances de bleu. Malik leva les yeux jusqu’à la statue qui le surmontait :
« Ils adorent même les femmes ?
‒ C’est la Vierge Marie, boloss ! La mère de Jésus ! On parle d’elle aussi dans le Coran…
‒ Oui, c’est Notre Dame de Chartres, c’est le vitrail de la belle verrière », compléta une voix toute proche qui roulait les r.
C’était Hekur Vjöse, toujours flanqué de Çekel regardant dans le vide. Le nez en l’air pour admirer les vitraux, ils ne les avaient pas vus arriver. Plus urbain que jamais, le chef albanais salua d’abord le cousin de M. Kerabi, puis continua son éloge du lieu. Il était catholique pratiquant, mais en Albanie, les églises avaient été fermées et pillées par le pouvoir communiste. Chartres, c’était très beau, il fallait protéger cette ville, il voulait s’en charger… (La Vierge Marie. La belle verrière. Marie Verny. Est-ce que ce rapprochement porterait chance à Rachid ? Il désirait Marie, c’était peut-être mal, cependant il l’avait toujours rassurée et protégée, il lui voulait du bien, la belle verrière serait bienveillante…)
Le vieil Albanais s’interrompit lui-même.
« Alors, dit-il à Rachid, tu veux discuter ? »
Rachid, qui n’en menait pas large, lui adressa son sourire le plus désarmant. (Marie Verny, celle qu’il ne voulait pas épouser. Celle qui voulait tout céder aux Albanais parce qu’elle en avait peur…) Et Malik vola à son secours :
« En fait, on se posait des questions sur Çekel…
‒ Quoi, Çekel ? »
Même en entendant son nom, l’autre ne broncha pas. Il s’était écarté de quelques pas, se tenait maintenant sous le haut vitrail bleu, et ne regardait rien.
« On aimerait bien discuter avec lui aussi… »
Le vieux réexpliqua que son neveu ne comprenait pas le français. Pas de chance, mais c’était comme ça.
« Vous inquiétez pas, j’ai la solution ! » s’exclama Malik qui avait bien saisi la stratégie d’ensemble et, dans le genre candide, en faisait des tonnes.
Pianotant sur son Iph pour mettre en route l’appli Babel, il se lança en même temps dans un laïus assez embrouillé : la confiance, la discipline, les Omasanty, la mutation… Puis son Iph parla à sa place, avec sa voix et ses intonations, et toutes les sonorités de l’enfance, l’odeur du couscous qui mijote dans l’appartement de la grand-mère, quand les parents parlent entre eux et que les enfants jouent…
« Merde ! s’exclama Malik. C’est pas albanais, c’est algérien, la ligne en dessous ! » Son exclamation fut aussitôt traduite en arabe dialectal.
Hekur le regarda, dans le genre : ma patience a des limites, et Çekel continua à ne pas les regarder, avec l’air de s’en foutre totalement.
Malik était censé s’être entraîné sur l’appli Babel avant les livraisons du matin, mais, à la connaissance de Rachid, il avait surtout interrogé son Iph sur la direction de la Mecque, avant d’adresser ses prières au loquet de la salle de bains, dans un arabe très approximatif… Il recommença, refit à peu près son laïus, puis sa voix sortie de son Iph le répéta dans une langue gutturale et incompréhensible. Le vieux parut excédé, et Çekel, comme toujours, pas concerné.
« Cette fois, c’est de l’afghan patchou, c’est la ligne au-dessus… Désolé, mais les lignes sont vraiment toutes petites…
‒ Vous les deux vous foutez de moi ? demanda Hekur Vjöse, sur le mode : la réplique précédant l’ordre de liquider ces deux bouffons.
‒ Juste une minute, je vous en prie ! » intervint Rachid.
Penché sur l’Iph de son cousin, il se retenait de le lui prendre des mains (il ne manquerait plus maintenant que de l’éteindre par accident…), car il voyait, lui, la bonne icône :
« Fais une loupe d’abord, agrandis le défilement des langues… Puis mets-toi en mode conversation, pas seulement émetteur, et moi aussi je pourrai parler à Çekel. Double sens, c’est encore mieux, comme ça si quelque chose est dit en albanais, ton Iph le redira en français. »
Rachid eut le plaisir d’entendre sa propre voix répéter tout cela en patchou avant que Malik parvienne enfin à cliquer sur albanais. Alors il plongea sans attendre : au point où il en était…
« Ce que voulait dire mon cousin, c’est : si Çekel avait muté et que vous le saviez pas, est-ce qu’il vous obéirait ? Et si Çekel avait pas muté, mais que vous pensiez que oui, est-ce que vous pourriez encore lui faire confiance ? Comment être sûrs que votre protection tiendrait ? »
Malik crut bon d’enclencher le mode haut-parleur ; la voix de Rachid parlant albanais résonna largement dans l’église. Çekel tressaillit enfin, regarda dans leur direction, éberlué, et les têtes des gens assis au milieu se tournèrent vers leur groupe.
Les yeux d’Hekur Vjöse brillèrent d’une fureur qui, cette fois, n’avait rien de joué.
« La réponse c’est : Çekel m’obéit ! Il mute pas, il mange pas des Omasanty, sinon je le tue ! …Tu vas voir comment c’est avec Çekel… »
Et il aboya un ordre bref en albanais, tandis que l’Iph en retard traduisait en albanais sa fureur et ses menaces.
« Donne-moi ton revolver ! », dit soudain l’Iph en français, avec la voix de l’Albanais furieux.
La suite alla très vite et fut largement manquée par Malik, occupé à tenter de baisser le son du haut-parleur. Rachid, qui en fut témoin, ne devait l’analyser que plusieurs jours plus tard. Il y avait eu télescopage entre la traduction albanaise des propos d’Hekur Vjöse interdisant à Çekel de muter sous peine de mort, et l’ordre donné à ce dernier. Çekel, qui écoutait l’Iph avec stupeur, n’avait pas obéi aussitôt à l’ordre à sa façon mécanique habituelle ; peut-être ne l’avait-il, tout simplement, pas entendu. Le vieux, indigné, affolé, recula contre un pilier et cria en albanais : « Tu as mangé des Omasanty, ou quoi ? J’ai dit : donne-moi ton revolver ! » ; Rachid l’entendit ensuite en traduction française. Avec cette reformulation, la démonstration de pouvoir initiale (il me donne son revolver quand je veux, c’est moi qui le lui rends…) prit une couleur franchement menaçante. Çekel sortit son revolver mais, lorsqu’il l’eut en main, il eut un moment d’hésitation légitime : pourquoi le désarmait-on ? qu’est-ce que l’autre allait faire du revolver ? Bref, il ne bougea pas et, à tout hasard, redressa un peu l’arme, sa seule protection. Mais un autre revolver avait surgi, à cet instant-là, dans les mains du vieux, qui lui n’hésita pas, et tira sur Çekel.
Sur le coup, Rachid comprit seulement que, contre toute attente, son plan avait marché, et même très bien, et que justement, c’était la catastrophe : à l’instant où il vit deux revolvers sortis à un mètre de lui, de part et d’autre de l’allée, il prit conscience jusqu’au fond de ses os qu’il n’avait jamais voulu cela. Est-ce qu’ils allaient s’entretuer à cause de lui en pleine cathédrale ? Il implora Allah, le Dieu des catholiques et la Vierge Marie d’intervenir pour empêcher ça.
Çekel ne semblait pas blessé : la balle du vieux avait dû se perdre dans le mur. La détonation n’avait pas fait non plus un bruit assourdissant, mais rappelé à Rachid la cour du collège, le plaisir d’allumer la mèche d’un petit pétard et d’entendre son claquement sec. À présent, du vitrail au pilier, les deux Albanais se faisaient face, ils allaient tirer à nouveau…
« Pan ! Pan ! »
Les jumeaux blonds, fous d’enthousiasme, galopaient vers eux : ils avaient entendu la détonation, ils découvraient avec ravissement les deux hommes armés, et du haut de leurs trois ans venaient se jeter dans la mêlée, visant les Albanais des revolvers imaginaires de leurs petites mains, et se ruant en plein dans le trajet des futures balles… Cavalcade dans l’éclat du bleu cristallin : le soleil perçait par la belle verrière. Leurs parents, qui couraient derrière pour les rattraper, étaient encore bien loin…
« Attention, des mômes ! » cria Malik (qui avait fini de régler son haut-parleur) d’une voix suraigüe.
Çekel tourna la tête, vit arriver les enfants, ne tira pas. Hekur Vjöse l’aurait peut-être fait, mais il n’en eut pas le temps : Jean Dupont avait surgi de derrière le pilier, il l’avait désarmé et lui passait les menottes en disant : « Vous êtes en état d’arrestation. » Comment s’était-il débrouillé, Rachid ne le saurait jamais, car tout le monde à cet instant-là regardait les jumeaux…
Les minutes qui suivirent furent assez confuses, d’autant plus que l’Iph de Malik continuait à imiter la voix de chacun en traduisant en albanais ce qui se disait en français, en français ce qui se disait en albanais, sans jamais perdre un mot des dialogues. Les jumeaux trépignaient de joie en criant : « Pan ! Pan ! » (et Rachid fit alors une découverte linguistique majeure : « Pan ! Pan ! » se disait aussi « Pan ! Pan ! » en albanais) ; leurs parents déboulèrent à temps pour apercevoir les revolvers et comprendre qu’ils auraient pu recevoir une balle perdue. Furieuse, la mère s’en prit à Jean Dupont qu’elle tenait visiblement pour l’autorité responsable : il se croyait au Far West, à faire ses arrestations dans un monument ouvert au public, il ne savait pas qu’il y avait des gens normaux qui visitaient ? Il rétorqua que c’était à elle de tenir ses mômes : est-ce qu’elle ne savait pas que, comme l’avait déclaré le gouvernement, l’État n’était plus en mesure d’assurer la sécurité des citoyens ? Hekur Vjöse, menotté, accusa Rachid de les avoir dénoncés à la police ; Jean Dupont répondit avec hauteur qu’au contraire, comme M. Kerabi et son cousin n’avaient rien voulu lui dire, il les avait fait surveiller (Rachid revit alors le petit Killian leur adressant des signes joyeux avant de se pencher aussitôt sur son Iph…), mais qu’en leur fixant rendez-vous dans un lieu public, le chef mafieux lui avait facilité la tâche. L’autre grommela alors des choses indistinctes en albanais que l’Iph de Malik ne manqua pas de traduire : « Fils de pute ! Bordel de bon Dieu de merde ! », et Jean Dupont souligna que ce n’était guère un langage édifiant à tenir dans une église, de la part d’un catholique pratiquant… Çekel ne fit aucune difficulté pour rendre son revolver à Jean Dupont, puis pour accepter de mener ce dernier vers les Albanais de Chartres qui lui remettraient aussi leurs armes éventuelles. Puis il se tourna vers Malik et lui dit dans un français hésitant :
« J’aime quand tu traduis. Tu traduis parce tu veux je comprends. Je comprends un peu mais si je parle pas. »
Malik prit Rachid à témoin : « Tu veux dire que, depuis le début, je me démène avec ce truc comme un pauvre bouffon, alors qu’il comprenait le français !
‒ Tant que vous y êtes, vous pourriez peut-être l’arrêter, maintenant, suggéra Super-Dupont. C’est rigolo un moment, puis on s’en lasse… »
Et, pendant que Malik interrompait l’appli Babel, il lui souffla : « Alors ? Flic, ou justicier ?
‒ Justicier, OK, concéda Malik beau joueur. Mais flic quand même, je vous l’ai dit : flic un jour, flic toujours ! »
Tout le monde se dirigeait à présent vers la sortie, Super-Dupont triomphant, Hekur Vjöse défait, Çekel impassible, Malik euphorique, les jumeaux surexcités, les parents dépassés. C’est en voyant le père immobiliser à pleins bras un « Ludo » déchaîné que Rachid eut un trait de lumière : le même, tenant les pattes d’une oie qui battait des ailes… « Je sais où je vous ai vu ! s’écria-t-il. C’est vous le présentateur d’“Eux aussi sont bizarres” ! J’adorais votre émission ! Madame, il faut absolument que vous veniez à ma boutique pour que je vous offre des fleurs ; je crois que vos enfants nous ont sauvés. »
Sauvés. Le mot l’interpella à deux pas de la porte. Allah avait entendu sa prière, et leur avait envoyé les anges Ludo et Nemo, les gamins d’un animateur télé, dans une église catholique ? Et un justicier surgissant à point nommé avec des menottes ? Sans oublier l’appli Babel, bordélique à souhait, très utile pour désorienter… C’était du grand n’importe quoi ! Un hasard bienveillant, un Dieu loufoque ?
Il aurait bien aimé s’arrêter un moment, s’asseoir au milieu à son tour, pour y penser à tête reposée. Mais il avait d’abord des fleurs à donner pour dire merci. Il reviendrait, de toute façon. La cathédrale n’était pas loin.
Tout étincelait dedans, tout brillait dehors : découvrant le soleil d’or d’Halloween, Rachid eut envie de lui adresser un clin d’œil.
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