Les Iphs avaient beau rappeler qu’on n’était que le 25/05 de l’an 3 (depuis la mise en vente des Omasanty en l’an zéro), la température était franchement estivale ; le vert des feuillages semblait déjà mûr, et le jardin du Luxembourg avait un air curieusement méditerranéen…
Colette MarcheurCousine germaine plus jeune de Guy Marcheur, grande cousine d’Ulysse et de Jason Marcheur ; jeune professeure de français en collège en l’an zéro, elle est survivante d’une tuerie dans un lycée d’Orléans ; non mutante. Présente dans I : III ; mentionnée dans I : V. s’arrêta, analysant ses sensations, cette impression dominante d’être en Provence : « Non, mais tu entends ça ! » s’exclama-t-elle, s’adressant à son collègue et amant Rémi DelarbreProfesseur de philosophie à Orléans en l’an zéro. Présent dans I : III. qui marchait à un mètre d’elle ‒ le temps où ils suivaient les allées des parcs en se tenant par la main était déjà bien éloigné…
« Oui, c’est une cigale, confirma froidement son compagnon. Elles remontent de plus en plus au nord ; c’est au moins la troisième année que j’en entends quand je fais du jogging en bord de Loire, donc pourquoi pas en région parisienne ? »
Le ton supérieur et le refus de s’étonner étaient plus qu’agaçants. Mais Rémi l’accompagnait à reculons ; elle savait bien qu’il n’avait pas envie d’aller à ce rendez-vous. Colette le laissa donc à ses airs blasés : elle-même était trop contente d’observer avidement ce nouveau Luxembourg. Voyager était devenu si difficile que, malgré le temps libre que lui laissait ce poste dans un lycée à sept élèves par classe et deux classes par prof, elle n’était pas retournée à Paris depuis des mois. Elle se souvenait d’un jardin à la française, avec des massifs taillés au cordeau, des chaises alignées devant des pelouses soignées et un bassin sans éclaboussures. Aujourd’hui, les massifs avaient disparu, les pelouses inégales ressemblaient à des prairies, deux moutons paissaient devant le Sénat, des enfants pataugeaient dans le bassin, et la ville entière prenait ses aises sur l’herbe ou dans les allées.
Elle n’eut pas le temps d’approfondir : programmé en mode rendez-vous, son Iph bipait pour lui annoncer la proximité d’une des personnes à atteindre. Elle jeta un coup d’œil à l’écran : l’appli de géolocalisation des membres d’un groupe fermé lui montrait les petites icônes des divers Moutons enragés, tous dans le périmètre, chacun reconnaissable à quelques signes distinctifs ; le plus éloigné ‒ le mouton vert d’Olivier DeschampsAgent immobilier à Conflans-Ste-Honorine en l’an zéro. Présent dans I : II. ‒ arrivait du côté de Montparnasse et traversait le jardin à grands pas pour rejoindre les autres. Les infos fournies par l’écran étaient si précises que Laurent Bretonneux n’avait vraiment pas besoin de s’empresser vers eux en agitant les bras ; elle l’aurait identifié à sa position dans l’allée. Mais il gesticulait par convivialité : après avoir tant communiqué par internet, se découvrir en chair et en os était un grand moment et, pour le fondateur du groupe, un jour de fête.
Quinquagénaire moustachu, Laurent Bretonneux apparut à Colette très semblable à ses commentaires sur le site qu’il avait créé, le type même du vieux militant gauchiste qui s’était fait raconter mai 68 dans son enfance, avait écumé les manifs sa vie durant et, aujourd’hui encore, continuait à marier sans problème l’indignation sincère moteur de tous ses combats et la bonne humeur enjouée avec laquelle il les menait. Après les inévitables bises, poignées de mains, questions et exclamations diverses sur les vicissitudes de leur trajet Orléans-Paris, Laurent les conduisit vers une pelouse où les Sigognac, allongés sur l’herbe, surveillaient les ébats de leur petite Juliette, une fillette de deux ou trois ans coiffée d’un bob rose, qui tourbillonnait sur elle-même en chantonnant. Philippe se mit en quatre pour les accueillir, se relevant d’un bond, offrant des bières à tirer d’une glacière ; Fanny se contenta de se soulever sur les coudes, de tendre son visage aux baisers des arrivants, et elle les regarda de toute l’intensité de ses yeux verts, à la fois plus mystérieuse et plus présente. Tout naturellement Colette s’installa près d’elle, laissant Rémi balayer la pelouse du regard avant de se résoudre à s’asseoir sur ses talons. Olivier Deschamps surgit alors, essoufflé, rouge sous ses cheveux roux, à peine trentenaire sans doute, l’air d’un gamin perdu, touchant et sympathique. Colette sourit à la ronde : ils lui plaisaient tous, elle était contente d’être venue, tant pis pour Rémi si ça ne lui convenait pas. Mais il fallait reconnaître que pour l’instant, ce dernier jouait le jeu, aidant Philippe à décapsuler ses bières, plaisantant avec Olivier sur leurs patronymes respectifs, Deschamps, Delarbre : s’ils ne défendaient pas la nature, qui le ferait ?
Laurent Bretonneux paraissait pressé d’entrer dans le vif du sujet. Il avait donc quelque chose à leur proposer plus vite que prévu parce que ça ne venait pas seulement de lui. Il fallait d’abord qu’ils s’engagent à ne rien révéler même s’ils n’étaient pas partants… Bon, ils se rappelaient ce qui s’était passé le 18 mars précédent, ces cambriolages concomitants de bijouteries partout dans le monde, si bien que la police débordée n’avait pu retrouver ni le butin ni les voleurs ? Il avait été contacté, comme bien d’autres, pour participer à « un 18 mars » écolo et humanitaire. Cent quatre-vingt-neuf associations comme la leur étaient dans le coup, dont cinquante-trois pour la seule France. Il y en avait par ailleurs dans toute l’Europe, et même quelques-unes aux États-Unis et au Canada. L’idée n’était pas de se coordonner pour faire tous la même chose, chacune au contraire avait son projet, l’idée était juste que tout se passe le même jour. D’après les dernières évaluations, compte tenu des démissions et des suicides, les effectifs policiers avaient dû diminuer au moins du tiers (chiffres officiels du ministère de l’Intérieur pour la France), plus probablement sans doute de moitié. Et surtout, ce n’était pas qu’une question de nombre ; les unités désorganisées ne savaient plus comment fonctionner, et si quelques-unes restaient opérationnelles, elles ne pourraient pas être partout à la fois. Les associations antigouvernementales seraient donc une majorité à aller au bout de leur action, quelle qu’elle soit ; s’il y avait quelques arrestations, il y aurait une énorme mobilisation pour obtenir la libération des militants malchanceux. De tous petits groupes comme le leur étaient les plus adaptés à ce type de plan : très discrets, pratiquement invisibles et, pour peu qu’ils soient déterminés, très efficaces.
La date du 6 juin avait été fixée au niveau international. Lui, avait une proposition à soumettre aux Moutons enragés : s’attaquer, dans la Somme, à l’Étable des mille vaches condamnées à la stabulation perpétuelle sans mettre les naseaux dehors. Si cela leur convenait, ils pourraient agir de concert avec un autre groupe, les Véganes du Nord, qui se proposait de son côté de s’occuper des abattoirs d’Abbeville où aboutissaient tôt ou tard les vaches de la ferme-usine. Deux représentantes des Véganes du Nord s’apprêtaient à les rejoindre pour jeter les bases d’une coopération.
Rémi fit la grimace. « S’attaquer à », cela voulait dire recourir à la violence ? À ses yeux, l’illégalité était une chose et la violence une autre… Mais Laurent plaida pour un usage modéré de cette dernière : contre des bâtiments, pas contre des hommes, pour le bien des animaux enfermés et des éleveurs traditionnels ruinés par l’industrie agro-alimentaire. Colette, comme les trois autres, trouvait l’idée plutôt séduisante et avait au moins envie d’en savoir plus.
Les échanges tournèrent court : les Véganes du Nord surgirent sur ces entrefaites, la « Végane-Cheffe », Élisa Goule, grande et mince, raide comme un piquet, les yeux fixes, flanquée d’une de ses acolytes petite et ronde, Florence Borée, qui abritait sa « cheffe » du soleil sous une ombrelle en papier garantie sans matière animale. Leur arrivée les prit par surprise : personne ne se leva. Élisa Goule en profita pour les regarder de haut, elle eut l’air de désapprouver, pêle-mêle, la proximité physique du couple Sigognac, la présence de leur petite Juliette et la moustache broussailleuse de Laurent Bretonneux. Elle ignora la proposition de s’asseoir à leurs côtés et refusa une bière avec une telle répulsion que Colette se demanda un instant si le houblon fermenté faisait partie de la faune.
Si leurs deux groupes devaient coopérer, il fallait d’abord leur exposer les principes et la philosophie des Véganes du Nord, affirma Élisa Goule, qui se lança aussitôt dans un long monologue adressé sans doute au sommet de la tour Montparnasse émergeant des arbres au loin, car elle ne regardait qu’elle. Il passa largement au-dessus de la tête de Colette, dans tous les sens du terme ; elle comprit au début que les Véganes étaient issues du mouvement LGBT de Lille ; une partie de l’élément lesbien avait fait sécession en adoptant « l’antispécisme » et le végétalisme intégral. Mais elle était incapable de se concentrer sur le sens d’un discours qui excluait à ce point son auditoire. Elle était particulièrement perturbée par le fait que pendant qu’Élisa Goule restait debout, la petite Florence Borée se haussait sur la pointe des pieds et tendait le bras au maximum pour maintenir l’ombrelle au-dessus du crâne et de la nuque de sa cheffe bienaimée ; elle le faisait avec application, s’oubliant souvent elle-même, la moitié du visage au soleil. Colette, exaspérée par ce spectacle, finit par interrompre l’oratrice :
« Enfin, c’est ridicule ! Asseyez-vous, toutes les deux ! Nous avons un moment à passer ensemble… »
Élisa Goule resta un instant bloquée tel un ordinateur poussif recevant un ordre nouveau ; elle considéra la pelouse à ses pieds d’un air déconcerté. Puis elle s’assit lentement, avec prudence, et reprit son discours au mot exact où il en était resté. Florence Borée s’assit en tailleur derrière elle, sans cesser de lui tenir l’ombrelle.
Lorsque les deux Véganes furent descendues jusqu’à eux, les Moutons enragés se firent récalcitrants. Laurent interrompit Élisa Goule : est-ce qu’ils ne devaient pas discuter concrètement d’une action commune ? Olivier l’appuya : bien sûr, étendre la déclaration des droits de l’homme aux autres animaux, c’était très intéressant en soi, seulement voilà, il avait annulé pour venir deux rendez-vous professionnels et il devait repartir pour un troisième dans une demi-heure, donc s’il y avait des décisions à prendre, il préférait que ce soit maintenant. Rémi se démarqua : en bon philosophe, il avait écouté avec une attention critique l’exposé des principes abstraits et ne demandait qu’à en débattre. Et il lui semblait qu’il y avait désaccord idéologique entre leurs deux groupes… Mais les autres le firent taire, pressés d’en venir aux faits : la ferme-usine, les abattoirs.
Alors on discuta à bâtons rompus, de manière assez fumeuse, de la façon de sortir les vaches de la ferme-usine, peut-être en déclenchant une alerte incendie ? Il faudrait en tout cas neutraliser pacifiquement le personnel peu nombreux et sous-payé. Mais Rémi, tête baissée, pianotait sur son Iph, Florence Borée gardait humblement le silence, et Élisa Goule ne s’en mêla que quand Colette suggéra de s’entendre avec les éleveurs du coin pour qu’ils puissent récupérer les vaches délivrées.
« Ah non ! Si nous devons collaborer, le seul but possible doit être de délivrer ces vaches. Il ne peut pas être question de les remettre en captivité ! Pour commencer, comme je vous le disais tout à l’heure, un être humain n’a pas le droit de posséder un animal… »
Colette et Olivier protestèrent à qui mieux mieux que ce genre d’argutie légale passait à des kilomètres au-dessus des cornes des vaches, que pour ces dernières, l’essentiel était ailleurs : leur place était dans un pré à brouter de l’herbe, et pas enfermées à vie dans des boxes sous des néons. Élisa Goule, haineuse, répliqua que les gens comme eux étaient les pires ennemis de la cause animale ; au moins, les propriétaires de la ferme-usine ou des abattoirs annonçaient la couleur, les premiers parlaient de « produit », les seconds, de « minerai » de viande. Tandis que prétendre protéger les animaux quand on les parquait dans des prés ou des étables, qu’on les inséminait, qu’on les trayait de force… Colette demanda qu’elle lui explique où elle avait vu, dans la nature, des vaches paître en liberté sans éleveur derrière, mais, dans le feu de la discussion, elle tutoya son interlocutrice qui se raidit d’autant plus et précisa qu’elle ne tutoyait que les autres Véganes.
« Elle a raison, Colette : elle et toi, vous n’avez pas gardé les vaches ensemble », prononça Fanny sur un ton solennel. La remarque parut désopilante aux Moutons enragés qui se tordirent de rire dans l’herbe ; même Rémi se dérida. Mais les Véganes du Nord la prirent comme une provocation.
Rémi, qui décidément ne partageait pas l’humeur folâtre du reste du groupe, entreprit alors Élisa Goule avec une série de questions précises. En admettant qu’on puisse faire sortir de la ferme-usine les vaches confinées, que pourraient-elles devenir si on ne les confiait pas à des éleveurs qui les laisseraient paître en plein air ? Bien évidemment, s’enflamma la Végane-Cheffe, elles devaient devenir le premier troupeau de vaches en liberté de France, une fierté pour tous, un enrichissement pour le parc naturel régional de la baie de Somme !
Mais Rémi venait d’étudier la question, Iph en main : en fait, même si à vol d’oiseau la ferme-usine n’était qu’à une dizaine de kilomètres de la mer ‒ et à trois kilomètres de l’aéroport d’Abbeville, soit dit en passant… ‒, elle était séparée de la baie de Somme par l’autoroute A 16 ; quant au parc naturel régional, il était carrément plus au nord, à une bonne trentaine de kilomètres de là. Sachant que la vitesse moyenne d’une vache n’atteignait pas deux kilomètres à l’heure, et qu’elle n’était motivée pour marcher que si elle ne trouvait pas d’herbe sur place, ces pauvres bêtes livrées à elles-mêmes n’avaient aucune chance d’atteindre un jour la région protégée de la baie de Somme… ce qui valait sans doute mieux, car même si elles n’avaient pas été conditionnées des années durant par les mangeoires toujours pleines de la stabulation, elles ne seraient pas parvenues à se nourrir dans cette zone marécageuse dédiée aux oiseaux de mer. Au passage, on parlait toujours des mille vaches, mais leur nombre réel tournait plus probablement autour de mille trois cents. En effet, depuis l’ouverture de la ferme-usine, les propriétaires casaient trois vaches là où ils étaient censés en mettre deux (ils avaient été condamnés pour cela, puis avaient gagné leur procès en appel, le second tribunal ayant jugé que tout compte fait, ce n’était pas si grave ; l’État avait alors remboursé le montant des amendes), ce qui entraînait 10 à 15 % de pertes de bétail ainsi entassé. On pouvait donc parier qu’à l’heure actuelle on essayait d’en élever mille cinq cents et qu’ils en trouveraient environ mille trois cents en vie, dont une bonne partie affaiblies et malades. (Tout le monde avait repris son sérieux et l’écoutait avec attention.) Est-ce que les Véganes pouvaient se représenter ces mille trois cents vaches lâchées en rase campagne, dans des champs cultivés ‒ pas des prés ! ‒ à proximité d’un aéroport et d’une autoroute ? (Colette, en bonne prof de français, apprécia au passage le procédé tiré de Molière, premier acte des Femmes savantes : « C’est à vous ma sœur que ce discours s’adresse… » Rémi s’adressait officiellement aux Véganes, mais, tout en ménageant les Moutons enragés, il leur disait ce qu’il pensait de leur amateurisme…) Est-ce que les Véganes avaient conscience que c’étaient des vaches laitières et qu’une des particularités de la ferme-usine était qu’elles étaient traites trois fois par jour au lieu de deux ? À quelles souffrances on les condamnerait si on cessait définitivement de les traire dans la journée du 6 juin ! Est-ce que les Véganes avaient conscience des conséquences médicales et sanitaires…
Élisa Goule, rouge de colère, l’interrompit en prétendant avec une parfaite mauvaise foi qu’il ne lui apprenait rien, tandis que les Moutons enragés baissaient la tête, ou se jetaient des regards désemparés. Voilà, fulmina-t-elle, les conséquences de l’exploitation honteuse que les hommes faisaient subir aux animaux ; après quoi, c’était aux militants de la cause animale de tenter de réparer les dégâts, confrontés à des situations qui n’auraient jamais pu se produire « dans la Nature ». Ils devraient donc commencer par traire ces vaches, en espaçant les traites progressivement, sur plusieurs jours. En revanche, pas question de commercialiser le lait ou de le boire : ils devraient le jeter pour bien marquer leur volonté de cesser de prendre aux animaux ce qui leur appartenait. Par principe, les Véganes du Nord ne pourraient pas traire une vache, car c’était toucher aux seins d’une femelle non consentante, mais elles acceptaient d’aider les Moutons enragés en rendant le lait impropre à la consommation…
La proposition de cette « aide » laissa tout le monde pantois. Colette crut même un instant que c’était une blague, à tort : les Véganes ne brillaient pas par leur sens de l’humour. Elles étaient absolument sérieuses.
« Euh… merci beaucoup, bredouilla Laurent, mais je ne pense pas que ce sera vraiment notre souci principal…
‒ Et vous, à part empoisonner le lait de vache, qu’est-ce que vous comptez faire le 6 juin ? demanda Philippe. Comment est-ce que vous vous y prendrez pour les abattoirs ? »
Du côté des Véganes, tout allait très bien, merci. Les abattoirs d’Abbeville, c’était d’une simplicité enfantine. Ils ouvraient leurs portes à six heures du matin et les refermaient à vingt-deux heures. Et le 6 juin vers vingt-trois heures, une bonne charge d’explosif artisanal les rayait de la carte sans danger pour aucun des animaux.
Laurent et Philippe s’indignèrent : participer au grand assaut écologique le 6 juin à vingt-trois heures, c’était du foutage de gueule ! Tous les autres prendraient des risques à leur place, tandis qu’elles s’assuraient d’avance de ne pas trouver la police disponible ! Rémi adopta un autre ton, et posa des questions innocentes : donc, quand les abattoirs cessaient de fonctionner à vingt-deux heures, elles étaient sûres qu’il n’y avait ni service de nettoyage ni gardien ?
Élisa Goule haussa les épaules et rétorqua qu’elle ne voyait pas ce qu’il pouvait y avoir à nettoyer (dans tous les cas, on pataugeait dans le sang…) ni à garder dans un lieu pareil.
« Et de toute façon, personne n’est obligé de travailler dans des abattoirs ! » ajouta Florence Borée qui n’avait pas encore parlé.
Un regard éloquent d’Élisa Goule la prévint qu’elle avait gaffé…
Dans le silence qui suivit, Colette se dit que quand Rémi parlait de désaccord idéologique entre leurs deux groupes, il n’était peut-être pas tout à fait en train de couper philosophiquement les cheveux en quatre… Ledit Rémi commenta d’un ton neutre :
« Donc, vous épargnez les animaux innocents, mais pas les êtres humains, conscients et par conséquent coupables ? »
Élisa Goule précisa que les Véganes du Nord étaient contre toute espèce de meurtre, même lorsqu’il s’agissait d’éliminer les membres de sous-espèces dangereuses pour l’écosystème, type mâles blancs occidentaux carnivores. La priorité devait toujours être, cependant, de protéger les espèces les plus menacées…
Cette fois, Colette avait compris ce que Rémi entendait par désaccord idéologique ! Elle n’attendit pas davantage pour intervenir :
« Vous savez quoi ? dit-elle. On n’a qu’à décider que chacun des deux groupes fait ce qu’il a à faire de son côté.
‒ Genre chacun pour soi, Dieu pour tous et les vaches seront mieux gardées ? » proposa Laurent avec un clin d’œil. Comique de répétition ‒ qui déclencha un tonnerre de rires chez les Moutons enragés.
Les deux Véganes se levèrent, furieuses.
« Tout à fait d’accord, siffla Élisa Goule. Cette réunion commune était du temps perdu, parce qu’une chose est sûre, le 6 juin mes compagnes et moi nous ferons sauter les abattoirs, tandis que si les mille trois cents vaches ne doivent compter que sur vous, elles sont vraiment mal barrées ! »
Les Véganes s’étaient à peine éloignées que tous se déchaînaient contre ces deux folles, à commencer par Laurent qui avait eu la malencontreuse idée de leur proposer cette collaboration. Il fallut dix bonnes minutes aux Moutons Enragés pour repasser en revue tout ce qu’avaient dit et fait les Véganes, se re-raconter par le menu leurs propres réactions, leurs bonnes répliques, tout ce qu’ils avaient pensé ou eu envie de répondre pendant ce temps-là, dix minutes durant lesquelles le groupe acheva de se souder. La seule ombre au tableau fut que Rémi ne participa pas à la détente générale, mais se laissa féliciter pour ses interventions sans se dérider. Enfin, on revint à l’Étable des mille vaches, pour décider seulement de se mettre en contact au plus vite avec la Confédération paysanne dans la Somme et aussi (excellente suggestion d’Olivier) avec l’association locale qui avait lutté depuis le début contre l’installation de cette ferme-usine : c’était avec elle qu’il fallait collaborer ! La réunion ne pouvait être poursuivie car Olivier, agent immobilier en région parisienne, « devait vraiment filer » ; ils convinrent de se revoir le lendemain matin.
« Ce sera sans moi, dit alors Rémi. Je vais me contenter de vous souhaiter bonne chance… »
Le groupe s’était éparpillé ; Colette et Rémi se retrouvèrent seuls pour sortir du jardin, et se disputer. Rémi affirmait que lui aussi était contre l’Étable des mille vaches, mais qu’aller tout bonnement dix jours plus tard s’empoigner avec ses employés pour tenter de mettre les vaches dehors était bien l’idée la plus stupide de la création. Colette, de son côté, ne trouvait pas cela si bête : l’essentiel était de ne pas laisser les actionnaires de la ferme-usine dormir tranquille et de leur faire perdre le plus d’argent possible afin de décourager l’installation en France de cette nouvelle sorte d’élevage. Quant aux vaches, elle n’y mettait pas de sentimentalisme. Le but serait atteint si quelques centaines, voire quelques dizaines d’entre elles, se voyaient confiées à de vrais éleveurs et apprenaient à brouter l’herbe des prés. Les autres se sentiraient perdues, elles souffriraient de n’être pas traites ? Elles souffraient déjà enfermées, entassées… Ce n’était pas le sujet, d’ailleurs, ce n’était pas un concours de bien-être bovin, c’était une action politique…
En apparence, le ton restait courtois : la base de leur couple était que chacun respectait la liberté de l’autre et, en bons intellectuels, ils avaient toujours aimé discuter. Rémi cependant était plus agressif que d’habitude. Une action politique ? disait-il. Parlons-en, justement ! Colette avait évoqué les Véganes du Nord : est-ce qu’elle croyait que les Moutons enragés étaient différents ? Ces derniers venaient de se rassurer en invoquant leurs menues différences, leur absence de certitudes idéologiques en particulier, mais en acceptant de participer au « Grand Soir » du 6 juin, ils se mettaient au diapason des Véganes. Est-ce que Colette ne voyait pas que sur les cent quatre-vingt-neuf associations prêtes à agir chacune de son côté, il y en aurait une centaine qui seraient aussi radicales, fanatiques et dangereuses que les Véganes du Nord, qu’il y aurait des hurluberlus pour tenter de rendre inutilisables les centrales nucléaires (on frémissait à imaginer les risques), que d’autres, à l’instar des Véganes, iraient faire exploser n’importe quels bâtiments sans avoir vérifié qu’ils étaient vides, ou que les explosions ne menaçaient pas les habitations alentour ? Et les gentils écolos type Moutons enragés leur serviraient de paravent ; ils distrairaient l’attention de la police en permettant aux fanatiques et aux irresponsables de commettre des crimes. Oui, des crimes.
Rémi attaquait comme quelqu’un qui se sent attaqué, comme si, au lieu de respecter son refus de participer, Colette lui avait reproché sa lâcheté ! Alors, après avoir protesté qu’elle ne poussait pas la solidarité jusqu’à se sentir responsable de ce que feraient les autres associations, elle changea de registre :
« Tu n’as pas tort dans tes critiques, mais j’ai envie d’agir. J’en ai assez d’être payée par l’État sans avoir d’élèves ; je ne suis pas devenue prof pour cela… Toi encore, entre l’Université populaire en ligne et le café-philosophique, tu fais tellement de philo en bénévole que l’État pourrait te payer pour ton titre et pour ce que tu es. Moi, j’ai peur de m’habituer beaucoup trop à passer mes semaines à bouquiner et à me promener…
‒ Moi aussi, concéda Rémi, je m’ennuie à ne rien faire au lycée et j’ai envie d’agir. Mais je crois qu’à l’heure actuelle, la priorité n’est pas de détruire ce qui existe : il y a bien assez de choses qui se détraquent et disparaissent toutes seules. L’Étable des mille vaches, vous n’avez même pas besoin d’y toucher, si ça continue comme ça, elle fermera dans trois ou quatre mois à cause des démissions du personnel. Non, ce qui serait vraiment utile… » Elle avait réussi à désarmer son agressivité ; il parlait maintenant en toute sincérité, sans chercher à marquer de points : « Ce qui serait utile, ce serait de profiter de ce qui disparaît pour rebâtir autre chose à la place… Trouver des solutions de continuité à l’État défaillant… »
Rémi était vraiment craquant quand il réfléchissait ainsi à voix haute, les yeux dans le vague. C’était le pur spécimen du jeune prof de philo séduisant, brillant, charismatique ! Elle se rappelait qu’il faisait fantasmer ses collègues dans une salle des profs majoritairement féminine. Elle-même avait été toute contente d’être enfin nommée en lycée et d’entamer une liaison avec lui : deux aspects de la même promotion ? En tout cas, il lui avait plu dès qu’elle l’avait vu, presque deux ans auparavant, le jour de la prérentrée…
Non ! Ce n’était pas le jour de sa première prérentrée au lycée Charles Péguy qu’elle avait vu Rémi Delarbre pour la première fois ! Elle l’avait déjà vu avant ! Mais quand ?
Colette était plongée dans ses souvenirs et Rémi visiblement un peu déçu qu’elle ne fasse pas écho à ses paroles. La discussion en était au point mort. Depuis un moment déjà, ils étaient plantés devant l’entrée du RER Luxembourg. On ne peut pas dire, d’ailleurs, qu’ils aient été bousculés par la foule ; les Parisiens se détournaient de cette ouverture béante pour se diriger vers la station Vélib en haut du boulevard Saint-Michel, où malgré la chaleur les vélos n’arrêtaient pas de changer de mains. Mais les deux Orléanais n’avaient pas d’abonnement aux Vélibs.
« Tu veux vraiment t’engouffrer là-dedans ? demanda Rémi, en regardant l’entrée déserte et peu engageante. Tu sais que tu as une chance sur deux de rester bloquée plus d’une heure entre deux stations ? »
Le RER était entièrement automatisé, mais jamais à l’abri d’une coupure de courant, la priorité étant donnée à l’alimentation continue des Data Centers sans lesquels la vie civilisée deviendrait impossible.
Colette soupira. Son cousin GuyGuy Marcheur ; père d’Ulysse et de Jason Marcheur, époux en secondes noces d’Hélène Marcheur et cousin germain plus âgé de Colette Marcheur. Mentionné dans I : I. habitait à l’autre bout de Paris. Ils avaient donc intérêt, d’après elle, à tenter le RER.
Rémi eut l’air ennuyé : « Justement, je me demande si je vais t’accompagner chez ton cousin… Je crois que je vais plutôt marcher jusqu’à la Gare d’Austerlitz et essayer de trouver un train ou un car pour rentrer.
‒ Comme tu veux… On aurait pu passer le week-end à Paris même si tu n’allais pas avec moi au rendez-vous des Moutons enragés demain matin ! »
Elle l’avait déjà vu dans un couloir. Il souriait à une autre. Elle avait demandé qui c’était. Souvenir d’une voix familière lui disant : « C’est Rémi Delarbre, un collègue de philo »…
« Je sais bien. Mais ça ne me dit rien. J’aime mieux rentrer. Qu’est-ce que j’irais faire dans ta famille, de toute façon ? »
C’était la voix de Véronique ! Véronique, le jour de sa mort ! Oui, c’était ça : Colette arrivait au lycée, accueillie par Véronique qui la faisait intervenir dans son cours, et dans un couloir elles avaient croisé Rémi Delarbre qui n’avait pas eu un regard pour Colette tandis qu’il avait adressé un sourire radieux à son amie. L’avait-il déjà regardée, elle, comme cela, avec tout le visage qui s’illumine ?
Colette se taisait, et Rémi hésitait à partir. Il la regardait, mais son visage n’en était pas du tout illuminé. « Bon, j’y vais ». Il l’embrassa sur la joue, elle resta inerte. « Tu m’appelles quand tu rentres à Orléans ? »
Après la mort de Véronique, Colette était brièvement devenue célèbre, et la ministre de l’Éducation de l’époque (après lui avoir gentiment demandé si ce ne serait pas trop dur pour elle de retourner sur les lieux) lui avait fait obtenir, à la rentrée suivante, le lycée Charles Péguy. En fait, disons-le, elle lui avait donné le propre poste de « Mme Lorraine ». Qu’il n’était d’ailleurs pas utile de pourvoir puisque la mutation faisait fondre à vue d’œil les effectifs lycéens ; on avait fait une exception pour elle. Elle avait donc pris le poste de VéroniqueVéronique Lorraine ; décédée en l’an zéro ; colocataire et meilleure amie de Colette Marcheur et jeune professeure de français en lycée à Orléans, elle est tuée pendant un cours sur Rimbaud par l’un de ses élèves de Première très sérieux et en échec après la mutation de celui-ci. Présente dans I : III ; mentionnée dans I : V., mais aussi le futur petit ami de Véronique. Comme tout cela avait d’abord paru simple et évident ! Aussi simple et évident que de garder seule l’appartement qu’elles partageaient et de poser ses affaires dans toutes les pièces. Elle avait continué sur sa lancée, sans doute par peur de craquer. Comme cette vie-là était devenue vide et privée de sens ! Une vie volée ? Vécue à la place d’une autre ?
La solution pourtant, elle la connaissait depuis le début. C’était de vivre, non pas à la place de, mais pour deux. Alors ? Deux moutons paissant devant le Sénat, Olivier Deschamps se tordant de rire dans l’herbe, les yeux verts et mystérieux de Fanny Sigognac ? C’étaient au moins des éléments de réponse.
Devant son silence, Rémi hésitait toujours à s’éloigner. Colette leva la tête et le regarda en face :
« Non, lui dit-elle lentement, je ne crois pas que je t’appellerai en rentrant. Je crois que je n’en ai plus besoin, et que tu n’en as même pas vraiment envie… »
L’avantage de l’abandon de Rémi Delarbre était qu’ils tenaient désormais dans une seule voiture. Si bien que le 6 juin à huit heures du matin, Colette Marcheur se retrouva boulevard Secrétan (elle avait à nouveau profité de l’hospitalité de Guy et d’HélèneHélène Marcheur ; seconde femme de Guy Marcheur, mère de Jason Marcheur ; non mutante. Présente dans I : I ; mentionnée dans I : III., bien sûr sans les tenir au courant de ses projets) en train de grimper à l’arrière d’une vieille Citroën conduite par Laurent Bretonneux. Devant elle, le crâne roux et le dossier du siège reculé à fond de cet échalas d’Olivier Deschamps, qui casait à l’avant ses longues jambes. À ses côtés, Fanny Sigognac qui venait de se pousser vers le milieu avec différents sacs de tissus, dont l’un aux pieds de Colette. Près de l’autre vitre, au mépris de toutes les règles de sécurité, Philippe avait sur ses genoux une Juliette mal réveillée et suçant son pouce : qu’est-ce qu’ils allaient bien pouvoir faire de leur petitoute sur place, en pleine action illégale et au milieu des vaches désorientées ? Colette se retint de poser la question à voix haute. Visiblement, ces trois-là avaient pour conception de la vie de ne jamais se quitter d’une semelle…
Elle s’installa de son mieux pendant que Laurent empruntait le périph. Malgré le peu de jours consacrés aux préparatifs, l’intervention auprès des vaches ne s’annonçait pas trop mal. Dès que les Moutons enragés avaient pris contact, ils avaient été accueillis avec enthousiasme par Novissen, le regroupement des opposants à l’Étable des mille vaches. Or, non seulement celui-ci disposait d’informations de première main sur les mille trois cent soixante-quatorze vaches confinées, les démissions dans la ferme-usine, le manque de motivation des salariés qui restaient, mais il avait profité de l’empressement qu’on mettait à présent à embaucher pour introduire un mois plus tôt, à toutes fins utiles, un espion dans la place ! Aujourd’hui, ce dernier était prêt à lancer des fumigènes sous l’alarme-incendie. En outre, par Novissen, ils avaient pu contacter la Confédération paysanne ; un certain nombre d’éleveurs rebelles devaient arriver avec des camions de transports à bestiaux, afin d’augmenter leur propre cheptel.
Laurent, qui venait de repérer l’embranchement de l’autoroute A16, demanda à la cantonade s’ils avaient tous pensé à prendre des coques résistantes pour leurs Iphs en cas de choc et des tirages papiers de leurs cartes d’identité respectives. Cette dernière question surprit tellement ses quatre passagers que la discussion sur les modèles de coques ou d’écrans incassables ne s’amorça même pas. À quoi bon de tels tirages papiers ? Ils n’en avaient pas, leurs Iphs leur suffisaient !
Laurent oscilla entre la surprise indignée devant leur ignorance et les reproches qu’il s’adressait à lui-même à haute voix pour ne pas avoir abordé le sujet plus tôt. Mais voyons, même dans les manifs tout le monde savait qu’il fallait avoir sur soi un tirage-papier de sa carte d’identité ! « Mettons que tu sois arrêté et que les flics t’arrachent ton Iph. Une fois qu’il s’est éteint dans leurs mains, si tu n’as pas de tirage-papier, tu es dans l’arbitraire pur. Ils peuvent dire que tu n’es pas français et te faire conduire à la frontière la plus proche. Ils peuvent te faire mourir sous les coups, se débarrasser d’un cadavre anonyme et prétendre ensuite qu’ils ne t’ont jamais arrêté : c’est ni vu ni connu… »
« On nage en pleine parano ! » se dit Colette. À entendre certains militants d’extrême-gauche parler de la police, elle se demandait toujours dans quel pays ils vivaient : la Turquie ? la Corée du Nord ? Pourtant les policiers français étaient des gens comme tout le monde ; quand elle enseignait au collège, elle en avait rencontré parmi les parents d’élèves. Pas très cultivés, pas toujours malins-malins, mais tout à fait capables de vous demander poliment votre état civil et de vous laisser cliquer sur votre Iph pour le leur donner.
Les autres devaient penser à peu près comme elle, car personne ne semblait prendre la menace bien au sérieux. Et puis, est-ce que vraiment toute la police de France allait se masser ce jour-là à Buigny-Saint-Maclou, la tête dans le cul des mille trois cents vaches ?
L’autoroute était censée être à péage, mais ce dernier avait été réduit à néant : il recevait encore les paiements des automobilistes scrupuleux, alors que ses barrières enfoncées restaient ouvertes. Laurent le traversa sans s’arrêter. Compte tenu de la chaleur déjà accablante et du fait qu’ils risquaient de passer des heures ensuite en plein soleil, il leur proposa un peu de climatisation payable par la cagnotte du groupe. (Elle s’était enfuie bien loin, l’époque où tous les automobilistes mettaient la clim dès qu’ils avaient à prendre l’autoroute !) Malheureusement pour Colette, on roulait plein nord ; le soleil entrait dans la voiture par le sud-est, c’est-à-dire juste sur sa nuque et sur son côté droit, et elle était déjà en train de cuire. Elle fouilla dans son sac très plein pour en extirper de l’écran solaire ; Fanny, forcément impactée par tous ses gestes, regardait par-dessus son épaule.
« Tu emmènes Candide à l’Étable des mille vaches ? » s’étonna-t-elle.
Colette s’abstint de répondre que puisque Philippe et Fanny emmenaient Juliette, elle pouvait bien emmener Candide ; au moins, ce dernier resterait dans son sac et ne risquerait pas d’être piétiné par un troupeau de vaches énervées ! Au lieu de cela, elle sourit à Fanny et lui expliqua comment, pour arranger un futur candidat très décontract, elle avait accepté de déplacer d’un jour et demi un oral de bac qui aurait dû avoir lieu la veille, et imposé qu’il ait lieu en skypant. Non, ce n’était pas interdit… ni autorisé non plus d’ailleurs, les règlements du bac n’ayant sans doute jamais envisagé cette possibilité. Mais franchement, elle ne voyait pas qui ça dérangeait, à part bien sûr elle-même qui se trimballait à l’Étable des mille vaches avec Candide, Don Juan et La Princesse de Clèves, plus sa tablette pour la connecter à son Iph et voir le candidat en plus grand pendant leur skype. Du moment que les notes rentraient à temps, le rectorat se moquait bien de la façon dont elle les avait obtenues ! Certes, elle n’était pas censée donner une autre date sans raison médicale ; en même temps, tous les examinateurs avaient reçu cette année une circulaire du nouveau ministre leur recommandant de faire preuve de souplesse et de bienveillance envers les jeunes mutants.
Tout le monde la plaisanta joyeusement sur cet oral bucolique sur fond de vaches découvrant les prés, sur l’analyse de La Princesse de Clèves couverte par des meuglements… Mais en réalité, à dix-sept heures ils seraient tous soit à Paris, soit, dans le pire des cas, sur le chemin du retour, et alors, ils s’arrêteraient sur une aire quelconque pour qu’elle puisse skyper tranquille. Pour commencer, ils atteindraient probablement la ferme-usine avant dix heures et demie : ils avaient compté large, l’autoroute était quasi vide. Dès leur arrivée, l’espion déclenchait l’alarme et c’était parti. Ils mettaient les vaches dehors ‒ et Laurent, lâchant le volant, accompagna ce programme d’un geste évoquant une large ouverture des portes ‒, ils supervisaient un minimum l’organisation pour qu’elles aient un point de chute, et ils filaient ; dans ce type d’action, il ne faut jamais s’attarder sur les lieux.
Olivier, de son côté, continuait à penser au bachelier par skype. Il détestait son métier d’agent immobilier et rêvait de démissionner sans parvenir à sauter le pas ; il aurait voulu être comme ce lycéen prêt à renoncer à son oral de bac parce qu’il « ne le sentait pas » le jour prévu. De là, évidemment, ils en vinrent à la mutation ; il était difficile, par les temps qui couraient, de parler longtemps d’autre chose. Olivier admirait l’insouciance des mutants, leur désinvolture heureuse : c’étaient eux qui étaient dans le vrai. Colette, de son côté, soutenait que les non-mutants pouvaient être aussi libres que les mutants. Deux ans et demi plus tôt, elle s’était crue mutante pendant des mois ; si elle n’avait pas participé directement aux tests du Professeur AubuissonFrédécric Aubuisson, directeur de l'équipe ayant découvert la mutation. Présent dans : I V., elle n’aurait jamais été détrompée. Est-ce que le nom de leur groupe, les Moutons enragés, ne voulait pas dire qu’il ne fallait pas traiter de moutons les non-mutants, car ils étaient capables aussi d’être rebelles et de lutter pour une cause ? C’était exactement ce qu’elle croyait ; ni Gandhi, ni Martin Luther King, ni Nelson Mandela, ni Simone Veil n’avaient eu besoin en leur temps de fabriquer de la xéno-sérotonine. Laurent donnait raison à Colette en théorie et pour des exceptions admirables, mais quand il s’agissait de changer les comportements majoritaires, la mutation était selon lui une chance pour l’humanité ; peut-être même, sa toute dernière chance, à saisir à tout prix, à ne pas abandonner aux mains des jeunes générations élevées dans l’hyper-individualisme de la société de consommation. Philippe et Fanny étaient sans opinion sur la mutation elle-même ; ce qui leur paraissait essentiel, en revanche, était le droit de muter qui devait être reconnu et offert à tous de façon à ce que chacun puisse se déterminer selon son éthique personnelle ; c’était cela, leur combat. À ce propos, Fanny avait une surprise pour eux…
Fanny brandit triomphalement l’un de ses sacs en tissu. Oui, la Mixture ! Elle se l’était procurée ! Mutation garantie par des moyens 100 % naturels ! Elle expliqua avec enthousiasme que Philippe et elle connaissaient quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui, etc., bref, ils étaient en mesure de garantir l’authenticité et la bonne qualité de l’échantillon qu’elle avait dans son sac, en dose suffisante pour ses camarades des Moutons enragés : Olivier, Laurent et même Colette si elle changeait d’avis pouvaient faire de ce fameux 6 juin le premier jour de leur nouvelle identité.
Colette regarda le sac d’un air sombre ; la discussion débonnaire qu’ils venaient d’avoir, destinée à passer le temps pendant le trajet, se changeait en mise au pied du mur aux conséquences non mesurables. Mais à l’avant de la voiture, Laurent et Olivier se tapaient déjà dans la paume en riant, Laurent disait que le gouvernement et les flics n’avaient qu’à bien se tenir, car il allait lâcher sur eux un Bretonneux tout neuf, et Olivier, que l’agence Conflans-Sur pourrait toujours courir pour le revoir…
La Mixture n’était pas si facile à avaler ; il fallait la délayer dans de l’eau, et bien mélanger. Ce serait donc pour la prochaine aire. Ils avaient passé Beauvais depuis un moment et un pictogramme promettait mille mètres plus loin une tasse de café qui faisait bien envie à Colette. Ils bifurquèrent gaiement sur la voie de droite.
À première vue, l’aire de la Vallée de la Selle Ouest semblait très calme : deux voitures garées, une cafétéria climatisée rien que pour eux ? Mais en approchant, il apparut que les deux voitures étaient couvertes de poussière ; l’une avait sur le pare-brise un écriteau « En panne sèche », l’autre « À VENDRE », avec le numéro de l’Iph de son propriétaire.
Ils roulaient encore, cherchant en vain une place à l’ombre. « On prend la prochaine aire ? proposa Olivier. Vu qu’ici, la cafétéria est murée… »
Colette se tordit le cou : volets de fer rabattus, fenêtres bouchées par des cartons ou des planches.
Mais Philippe consultait son Iph : « Pas d’autre aire avant Abbeville, ou presque ! Autant dire qu’on sera arrivés…
‒ Papa, j’ai envie de faire pipi », souffla Juliette qui se tortillait sur ses genoux.
Laurent n’en demanda pas plus. Il gara la voiture près d’un arbre haut comme lui et aussi fourni qu’un plumeau, qui parut à Colette au dernier stade de la dessication. « Pause pipi et Mixture ! », décréta-t-il.
« Personnellement, j’aurais préféré un café », s’entêta Colette.
Fanny brandit à nouveau son sac de tissu : « J’ai aussi du café ! Dans un thermos ! »
Philippe avait emmené Juliette derrière une des voitures abandonnées. Les quatre autres, en quête d’un coin d’ombre, longèrent lentement la cafétéria. Elle était déjà bien taguée. Fanny et Laurent (qui avaient dû trouver les mêmes informations sur internet) expliquaient à Olivier comment, grâce aux publications scientifiques de l’équipe du Pr. NymeRoger Nyme ; mari d’Arlette Versini-Nyme, secrétaire médicale, et père de Lise Nyme ; neurochimiste, mutant de la première heure ; chargé de recherche au CNRS en l’an zéro, il fait partie de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui découvre la mutation, et fait cavalier seul en démontrant qu’elle est liée à la consommation d’Omasanty. Présent dans I : V. détaillant les réactions chimiques qui conduisaient l’organisme à fabriquer de la xéno-sérotonine, des chimistes alternatifs avaient concocté cette Mixture en mélangeant une certaine espèce de champignon de cave spongieux aux spores d’une variété menacée de fougère géante équatoriale et à un type très particulier de lichen de la toundra sibérienne (« Il suffisait d’y penser, n’est-ce pas ? », dit Laurent avec un clin d’œil). Colette les écoutait d’une oreille distraite ; elle avançait, les yeux fixés sur les tags, et se demandait quels esprits tordus, en période de choc pétrolier (dû aux démissions dans les raffineries et, surtout, aux troueurs de pipe-lines récupérant la précieuse manne), avaient éprouvé le besoin de venir jusqu’ici couvrir de sigles incompréhensibles des murs que personne ne voyait. Victoire sur la matière ? Sur l’entropie ? Sur les sociétés d’autoroute ? Et justement, au milieu des tags, un graffiti proclamait explicitement : « Nique les autoroutes du nord de la France »…
Olivier n’avait pas perdu espoir de pénétrer dans l’ancienne cafétéria où ils pourraient s’asseoir à l’ombre en soulevant le store métallique et en brisant les portes vitrées, mais à l’arrière du bâtiment, l’acier du volet semblait s’enfoncer dans l’asphalte. Ils n’étaient pas seuls, sans doute, à avoir cherché en vain asile ici, puisqu’une main rageuse avait écrit sur le volet, en majuscules fluo :
BIENVENUE CHEZ LES CH’TIS
En désespoir de cause, ils se posèrent à même le sol, dans le seul coin d’ombre. Colette s’empara du thermos et d’une tasse en plastique tandis que Fanny ouvrait le tupperware renfermant une substance grisâtre, à mi-chemin entre une poudre grumeleuse agglutinée par l’humidité et une bouillie informe. L’odeur était plus identifiable : cela sentait les champignons pourris. Même si Colette avait voulu muter, elle n’aurait pour rien au monde approché un truc pareil de sa bouche !
« Vous êtes sûrs que vous ne préférez pas un café ? », proposa-t-elle à Laurent et Olivier, mais ils refusèrent héroïquement : le Devoir de Muter les appelait d’abord.
Fanny procéda au délayage d’une main experte, introduisant à l’aide d’un entonnoir un tiers de la précieuse substance dans une petite bouteille en plastique vide, ajoutant de l’eau, remuant beaucoup. Elle avait tout l’attirail nécessaire ; Laurent et Olivier auraient bientôt leur dose personnelle. Pendant ce temps, Philippe qui les avait rejoints achevait de brumiser Juliette : comme Colette, il optait pour un bon café…
« Il faut souffrir pour être libres ! s’écria joyeusement Olivier.
‒ Et puis, dit sérieusement Fanny, cela vaut toujours mieux que les Omasanty. On ne peut pas être sûr de muter avec eux ; ça se produit de temps en temps, à cause du frottement entre le contenu et l’emballage plastique. On pourrait en manger pendant des années sans que la réaction se produise, et on se serait juste bourré d’OGM pour rien !
‒ Rien de bon ne peut venir de l’industrie agro-alimentaire, décréta sentencieusement Laurent en s’emparant de la première bouteille que Fanny lui tendait. On se passera d’elle, et on n’en vivra que mieux ! Allez, cul sec ! »
Sa petite bouteille était maintenant à moitié pleine d’un liquide d’un blanc crayeux tirant sur le gris, dans lequel nageaient des filaments glauques. À l’exception de Juliette qui relisait à mi-voix un album pour enfants contant l’histoire de la vache Amélie qui en avait assez de regarder passer les trains, tout le monde était suspendu aux lèvres de Laurent. Ce dernier tint parole : il but résolument, pas trop vite, sans s’arrêter. Colette, fascinée, regardait sa pomme d’Adam monter et descendre, et le niveau du liquide baisser à chaque gorgée.
Enfin, Laurent s’essuya la bouche d’un revers de main : « Bourbeux. C’est vraiment l’adjectif qui convient. Mais bon, c’est fait. Vite, un café, pour chasser le goût ! »
Olivier, de son côté, continuait à secouer sa propre bouteille en fixant, perplexe, les filaments à l’intérieur.
« Ne te force pas ! », recommanda Colette, mais sa voix fut couverte par la question de Laurent : « Alors, tu te dégonfles ? »
Olivier, bien sûr, ne regardait que lui.
« Non, non, j’allais m’y mettre… », protesta-t-il. Il porta la bouteille à sa bouche, entama la première gorgée, fit la grimace. « J’ai l’impression de boire l’eau croupie d’un marécage avec des paquets de débris végétaux décomposés qui flottent dedans.
‒ Une sacrée expérience, commenta Philippe, pince-sans-rire.
‒ Je me fais l’effet d’une empoisonneuse publique, soupira Fanny. Je te donne ça sans même l’avoir testé ! Mais tu comprends ‒ elle indiqua du menton Philippe et Juliette ‒, si l’un de nous trois mutait, il risquerait de ne plus être autant en phase avec les deux autres. Et même si on mutait tous les trois, qui sait ? On aime mieux rester non-mutants et toujours aussi proches que courir le risque d’être séparés. »
Pourquoi ne pas avoir raisonné de même sur l’ensemble des Moutons enragés ? eut envie de crier Colette. On était un groupe, on s’entendait bien, on commençait juste à agir ensemble… Pourquoi se scinder en mutants et non-mutants ? Et choisir pour cela le jour d’aujourd’hui, celui de la libération des mille trois cents vaches ?
Mais c’était trop tard : Laurent avait déjà bu sa dose de Mixture, et Olivier commencé à boire la sienne. D’ailleurs, Olivier reportait la bouteille à sa bouche sous les encouragements joyeux des autres. Il trinquait maintenant avec les tasses de café de Philippe et de Laurent :
« À ma santé, comme dirait Omasanty !
‒ À moi Satan, tu veux dire ? » suggéra Laurent, rieur.
« Debout, les damnés de la terre ! » chanta l’Iph de celui-ci avec à propos, d’une voix nasillarde. Laurent le tira de sa poche : « Tiens, un message de Novissen… »
Les autres le virent changer de visage : « Ah les garces, ah les salopes ! On les avait critiquées, elles se sont vengées, et elles nous ont bien savonné la planche… Maintenant, tous les flics de la région vont être sur le pied de guerre à six kilomètres de nous… » Et, devant l’incompréhension du reste du groupe, il précisa : « Les Véganes du Nord ! Elles ont fait sauter les abattoirs d’Abbeville ce matin à cinq heures ! »
Buigny-Saint-Maclou, quinze heures quarante-cinq. En voyant l’heure, Colette n’en revenait pas. L’oral de bac sur fond de vaches allait bientôt devenir une réalité. Comment pouvaient-ils être encore là et, visiblement, pas prêts de s’en aller ?
Le fait est que pour commencer, ils étaient arrivés bien plus tard que prévu. Peu après l’aire de la Vallée de la Selle Ouest, ils avaient dû freiner à mort sur la bande d’arrêt d’urgence à cause d’Olivier qui était malade et avait vomi sur le talus tout le contenu de son estomac. (Difficile d’en être surpris…) Puis, en approchant d’Abbeville, ils avaient eu droit aux voitures abandonnées, toujours pour cause de panne sèche : les propriétaires n’avaient plus d’argent pour refaire le plein d’essence. Même si l’attitude logique paraissait être alors de garder sa voiture près de chez soi en la protégeant des intempéries et en attendant des jours meilleurs, beaucoup d’automobilistes préféraient conduire une dernière fois, se donner enfin le plaisir de rouler à deux cents à l’heure, et abandonner ensuite leur voiture là où elle s’arrêtait d’elle-même, c’est-à-dire en général au beau milieu de l’autoroute. D’autant plus que les voitures ne valaient plus rien : beaucoup trop de foyers en proposaient sur les sites en ligne pour une bouchée de pain, l’argus s’était adapté… Bref, après un slalom entre les épaves qui leur avait fait manquer la bonne sortie, un crochet non souhaité par Sailly-Flibeaucourt et une longue traversée des champs de maïs ponctués de hangars aux toits de tôle qui étincelaient au soleil, ils avaient enfin atteint la ferme-usine à midi moins le quart.
Tout, ensuite, avait été plutôt sympa et détendu. Mais lent, toujours lent, au rythme de la campagne, ou de l’allure tranquille d’une vache hésitante. Les gens de Novissen attendaient leur signal pour arriver de leur côté. Il y avait eu le temps des présentations, du repérage des lieux ‒ de l’asphalte devant la ferme-usine et des champs de colza autour, mais en contournant le bâtiment, on trouvait derrière, au bout de cinq minutes de marche, un pré inutilisé avec de l’herbe ‒, le temps de l’installation dans le pré d’abreuvoirs pour les vaches qui ne pourraient jamais supporter cette chaleur si on ne leur fournissait pas d’eau. Puis on avait donné le feu vert à l’espion, et il avait fallu, cette fois, le temps que ce dernier se rende discrètement près de l’alarme-incendie.
Au bout d’un moment, cinq employés étaient sortis avec l’espion (deux autres étaient en arrêt maladie à cause de la canicule). Tout s’était passé en douceur : il n’y avait pas eu besoin de les menacer, de leur arracher leurs Iphs pour les empêcher de prévenir la police. Aucun d’eux ne semblait prêt à faire du zèle pour protéger ses employeurs. En revanche, apprenant que rien ne brûlait pour de bon, un petit malin était re-rentré « pour aller chercher ses affaires » et avait visiblement profité de l’occasion pour rafler tout ce qui pouvait l’être : il avait fait plusieurs voyages, et Colette était sûre de l’avoir vu avec un ordinateur.
Avec tout cela, les mille trois cent soixante-quatorze vaches étaient toujours à l’intérieur ; en cas d’incendie réel, elles auraient toutes grillé, car il y avait des portes pour les humains, mais pas pour elles. L’aide évasive de l’espion pressé de rentrer chez lui avait permis de découvrir deux ouvertures : celle par laquelle on faisait entrer les vaches nouvellement achetées, et celle qui servait à évacuer les carcasses des bêtes mortes. Chacune ne laissait passer qu’une vache à la fois, et aucune n’était proche des boxes avec mangeoires de la stabulation perpétuelle. On avait donc organisé une sorte de travail à la chaîne très mal taylorisé. Chaque bovin avait un accompagnateur le guidant vers la liberté, drôle d’expérience pour Colette qui n’avait jamais approché de vache d’aussi près jusque-là. Quand une vache était sortie, on en faisait avancer une autre arrivant à la porte, et une troisième quittait son box. Une fois dehors, pas question de l’abandonner sur l’asphalte brûlant. Soit elle intéressait un éleveur et prenait place dans un camion, soit il fallait s’engager avec elle dans le long périple qui la menait jusqu’au pré de derrière où elle trouverait de l’herbe, de l’eau, et la petite Juliette près des abreuvoirs, à l’ombre d’un grand parasol, lui gazouillant des encouragements et des consolations : « Viens, gentille vache, là tu vas pouvoir boire et te rafraîchir. Tu étais enfermée, ma pauvre ! mais maintenant tu vas être bien : regarde comme c’est joli ici ! » (Ce dernier jugement de valeur laissait Colette dubitative.) L’accompagnateur, accablé par la chaleur, retournait alors d’un pas lent vers la ferme-usine. Devant, les éleveurs choisissaient tranquillement leurs bêtes, tenaient à offrir un café allongé de calvados aux militants et bavardaient avec eux avant de redémarrer leur bétaillère. Au bout de deux allers et retours jusqu’au pré, tout accompagnateur avait besoin d’une pause de cinq minutes à l’ombre et d’un demi-litre d’eau au moins. En outre, en début d’après-midi, trois bénévoles de la SPA étaient arrivés sur les lieux et avaient compliqué et ralenti la procédure en examinant les vaches quand elles sortaient, s’exclamant sur leur saleté et leur air hagard (pour Colette, elles avaient surtout l’air bovin…) sans proposer la moindre amélioration.
Tous étaient si sonnés par le soleil que, pendant plusieurs heures, ils avaient continué ainsi sans lever le nez plus haut que le mufle de la vache la plus proche. À présent, Colette se redressait et regardait autour d’elle. Elle ne sentait plus ses jambes. Elle était en train de prendre un coup de soleil sur la nuque, mais son écran total avait expiré sur les bras et les joues d’une militante de Novissen. Son T-shirt trempé de sueur collait à sa peau. Quant à son idée de mettre un jean aujourd’hui, c’était la deuxième plus stupide du monde, juste après celle d’avoir accepté de skyper à dix-sept heures le candidat de la veille : quelle examinatrice elle allait faire ! Pourquoi donc n’avoir pas mis une brosse à cheveux dans son sac ? et un chemisier propre plié au fond ? Fanny, arrêtée devant elle avec la vache qu’elle conduisait, avait le visage tout rouge ; elle était en débardeur et avait noué son chemisier sur ses cheveux pour s’en faire un fichu qui la protégeait un peu du soleil. Elle était charmante ainsi, d’ailleurs, une vraie paysanne. Olivier arrivait derrière avec sa propre vache, le regard vide, continuant à chanter tout seul : « Y avait une vache dans un pré, hi ya hi ya ho ! », comme il le faisait depuis le début de leur intervention. Vu de près, il n’avait pas seulement l’air d’avoir chaud, on aurait dit qu’il était défoncé ! Elle lui demanda comment il allait, mais il ne sembla ni la voir ni l’entendre. Effet de la mutation ? Ou de la Mixture ? Elle se tourna vers Fanny pour lui désigner Olivier d’un signe de tête, mais c’était bien inutile : Fanny le regardait aussi, et se mordait les lèvres.
Le meuglement indigné de la vache qu’elle était censée mener la rappela à la tâche présente. Seulement, personne n’avançait plus. Depuis un moment, toutes les vaches qu’on sortait allaient dans le pré pour attendre les prochains camions d’éleveurs. Et lesdits camions tardaient à arriver. Et voilà que Philippe, revenant du pré, disait qu’il n’était pas question d’y mener une vache de plus : il y en avait déjà plus de deux cents, elles finiraient par être si serrées qu’elles ne découvriraient jamais le moyen de brouter l’herbe. Laurent surgit à sa suite ; lui au moins n’avait l’air de souffrir ni de la mutation ni même tellement de la chaleur. Jusqu’à nouvel ordre, il fallait se contenter de sortir les vaches et de les laisser devant la ferme-usine. « Jacques » (le président de Novissen) était en train de contacter la Confédération paysanne pour obtenir le retour des bétaillères et des points de chute pour les huit cent cinquante et une vaches restantes. Des équarisseurs, aussi, pour les deux qu’on avait trouvées mortes dans leurs boxes, cela deviendrait bientôt irrespirable à l’intérieur si on ne sortait pas les carcasses.
Temps mort durant lequel Colette, Fanny et Philippe allèrent s’adosser au mur de la ferme-usine pour profiter d’un petit mètre d’ombre. Là, ils regardèrent avec attendrissement Juliette qui avait quitté le pré et dormait désormais sous son parasol, serrée contre leur réserve de bouteilles d’eau, avec perplexité Olivier qui chantonnait toujours en plein soleil, et ils assistèrent aux vains efforts téléphoniques de Jacques Matringant (une sorte de Laurent Bretonneux mais aux yeux bleus, à l’accent ch’ti et avec un collier de barbe à la place de la moustache) pour décider divers éleveurs à revenir : ceux qui avaient encore de la place dans leurs prés disaient tous qu’ils n’avaient plus d’essence. Puis, Philippe retourna sortir des vaches, bientôt suivi d’Olivier chantant toujours. Colette et Fanny, épuisées, tombèrent d’accord sur le fait que tant qu’on n’avait pas mieux à leur offrir, les vaches étaient aussi bien à l’ombre : pourquoi ne pas leur permettre tout simplement de vaquer librement à l’intérieur de la ferme-usine, et prendre le chemin du retour ? Ils en avaient assez fait ! À propos, où étaient donc les quatre autres membres de Novissen ? Visiblement, ils étaient tous rentrés chez eux, y compris la dame qui avait vidé le tube d’écran total dont Colette aurait eu bien besoin ; il ne restait plus sur place que Jacques Matringant. Pendant ce temps, Laurent était pris à parti par les bénévoles de la SPA : deux d’entre eux disaient que compte tenu de l’heure qui avançait, mieux valait désormais traire les vaches avant de les mettre dehors, elles commençaient à en avoir besoin. Et le troisième affirmait qu’il fallait également faire passer à la trayeuse automatique toutes les vaches qui attendaient leurs futurs éleveurs sur le pré ou sur l’asphalte, mais, à l’idée de faire re-rentrer une à une dans la ferme-usine toutes celles qu’on avait eu tant de mal à en faire sortir, Laurent faillit s’étrangler avec l’eau de sa bouteille en plastique. Et quant à traire celles qui étaient encore à l’intérieur, il apparut que personne n’avait la moindre idée de la façon dont fonctionnait cette trayeuse automatique informatisée…
À force de passer des coups de fil, Jacques Matringant avait fini par décrocher une bonne nouvelle. La Confédération paysanne venait de découvrir trois cents veaux sous la mère qui auraient dû être tués le matin. En l’absence d’abattoir, leurs convoyeurs (sous-traitants d’un élevage industriel) s’étaient contentés de les laisser sur place. Comme ces veaux n’étaient vraiment pas loin, on allait les amener jusqu’aux vaches, ils les soulageraient de leur lait, ils survivraient eux-mêmes, et il ne resterait plus ensuite que la question de savoir où on logerait tout ce monde-là… La SPA était enthousiaste à l’idée de sauver ces veaux, et Laurent ne cachait pas sa surprise joyeuse en apprenant que « les Véganes du Nord allaient enfin servir à quelque chose ». Mais Colette ne pouvait s’empêcher de se demander surtout où on allait les mettre, car Philippe et Olivier avaient continué de sortir des vaches à un rythme accru puisqu’il ne s’agissait plus que de les lâcher dehors ; elles étaient maintenant une bonne quarantaine sur l’asphalte, qui meuglaient à qui mieux mieux, sans parvenir tout à fait à couvrir le bête refrain d’Olivier, totalement obsédant. « Y avait UNE vache dans UN pré » : au jardin d’Éden ?
Colette ne devait pas être seule de cet avis. Elle n’avait pas perdu de vue la vache qu’elle avait abandonnée en route quand Philippe était venu leur dire que le pré était saturé ; quelque chose dans sa manière de dresser ses oreilles, de relever la tête faisait qu’on ne la confondait pas avec les autres. Cette vache avait aussi une façon bien particulière de meugler. Pas comme une bête perdue, plutôt comme quelqu’un qui veut s’imposer dans un débat houleux. Depuis un moment, certaines de ses compagnes se massaient autour d’elle. Meuglant toujours, la vache prit la tête d’une petite troupe et elle partit, tout simplement. Elle n’emprunta pas la route, elle ne contourna pas le bâtiment en direction du pré : au contraire, elle tourna résolument le dos à la ferme-usine et s’engagea dans un champ de colza qu’elle piétina avec lourdeur. Une douzaine de vaches la suivirent, saccageant le champ derrière elles.
Pendant que Colette admirait leur initiative en se demandant où cela allait les mener, Laurent, lui, guettait la route au loin entre les corps des vaches qui bouchaient la vue. Il annonça gaiement l’arrivée d’un véhicule : sans doute les veaux en camion. Philippe prit le parti de chanter plus fort qu’Olivier : « Y avait huit cent cinquante et une vaches, trois cents veaux et un seul pré, hi ya hi ya ho ! », tandis que tous se déhanchaient en vain pour apercevoir la ou les bétaillères, ne voyant que des flancs de bovins. Mais Laurent reprit, sur un autre ton : « Merde. C’est pas les veaux ! C’est les flics. »
«Y avait une vache dans un pré, hi ya hi ya ho ! » Au commissariat d’Abbeville, Colette, assise entre Laurent Bretonneux qui mordillait sa moustache et Fanny qui tentait de consoler Juliette terrorisée, n’avait en tête que le refrain stupide d’Olivier Deschamps. Où était-il, Olivier, d’ailleurs ? Il n’était pas dans leur panier à salade et, depuis un bon quart d’heure qu’ils attendaient là, il manquait toujours à l’appel. Il avait pourtant bien été arrêté, lui aussi. Colette ne l’avait pas vu de ses yeux, elle était séparée de lui par une vraie scène de westerns, celle où pendant l’attaque des desperados toutes les vaches affolées courent partout en beuglant, mais comme personne n’était à cheval, elle n’avait justement pas eu de vue plongeante. Cependant elle l’avait entendu vociférer : « Il reste encore des vaches ! il reste encore des vaches ! », et elle avait entendu des policiers crier : « Tenez-le ! », « Ne le lâchez pas ! », « Tu vas arrêter de bouger maintenant ? », puis une autre voix, plus autoritaire : « Celui-là, je m’en occupe. » Elle avait suivi cela de loin, étant alors occupée à se faire arrêter elle-même. Et maintenant, son problème le plus urgent était ailleurs : dans exactement vingt-cinq minutes il fallait qu’elle skype le candidat de la veille ; or, on lui avait retiré son Iph après avoir dûment enregistré son état civil, et personne ne faisait mine de s’occuper d’eux. Ils étaient alignés à quatre par banquette dans une sorte de box, un peu plus large que celui des vaches, à l’intérieur d’un open space où une demi-douzaine de policiers vaquaient à leurs occupations. Sur la banquette d’en face, Jacques Matringant était calme, mais les trois bénévoles de la SPA criaient sur tous les tons leur indignation et arrivaient à faire encore plus de bruit que Juliette.
Enfin, un responsable quelconque, de l’espèce bourrue et pressée, se planta entre les deux banquettes, suivi du policier qui avait relevé leurs identités et confisqué leurs Iphs : « C’est ça, alors, les activistes ? » Cette brusque intrusion sembla porter à son comble la terreur de Juliette. Pendant ce temps, les trois SPA, ayant trouvé un interlocuteur, clamaient avec encore plus d’ardeur leur innocence. Ils avaient juste regardé comment allaient les vaches ; ce n’était quand même pas interdit par la loi ? Ils n’en avaient pas sorti une seule de la ferme-usine, au contraire, ils avaient veillé à ce qu’elles aient à boire et ils étaient intervenus pour qu’elles soient traites. Devant ce vacarme épouvantable, l’officier de police fit preuve de décision. « Relâche-moi ces trois-là », ordonna-t-il à son subordonné en lui montrant les protecteurs bénévoles des animaux. Tandis qu’ils reprenaient leurs Iphs et que deux d’entre eux faisaient taire le plus enragé qui voulait qu’on leur rembourse le transport jusqu’à Buigny-Saint-Maclou, il se tourna vers Fanny et Philippe : « La petite, là, elle n’a pas une grand-mère, une baby-sitter, enfin, quelqu’un qui puisse venir la chercher ?
‒ On habite Cergy-Pontoise, précisa Fanny avec dignité, et sa grand-mère est en Dordogne…
‒ OK… En ce cas, Madame, vous pouvez y aller, on va juste prendre votre déposition, mais on garde Monsieur.
‒ Juliette, dit Fanny, en apparence très calme, dis au revoir à papa, car nous n’allons pas le revoir pendant longtemps : il va en prison. »
Colette, alertée, la regarda avec surprise. Elle parlait sans élever le ton, mais il y avait dans sa voix une emphase dramatique qui ne lui ressemblait pas.
Juliette réagit au quart de tour. Tendant les bras à Philippe, elle se mit à crier « Papa ! Papa ! » sur un ton si déchirant qu’il aurait fendu le cœur d’un tigre. Après quelques minutes pathétiques durant lesquelles Philippe la serra dans ses bras, Laurent, puis Jacques Matringant essayèrent de la consoler et le policier de service sortit en vain un bonbon de sa poche, le bourreau d’enfants finit par craquer.
« Foutez-moi le camp, tous les trois, dit-il aux Sigognac. On se passera de votre déposition… » Ils récupérèrent leurs Iphs et leurs sacs, Juliette encore secouée de sanglots, reprenant haleine dans les bras de son père, et ils s’en furent sans demander leur reste. Colette les regarda partir d’un œil neuf, surtout Fanny. Fusionnelle, certes, mais aussi quelque peu manipulatrice…
L’espace s’était bien libéré sur les banquettes, et les décibels avaient enfin diminué. Une seconde, Colette put croire qu’ils allaient pouvoir discuter et se faire comprendre. Mais l’officier de police s’était déjà tourné vers son subordonné : « On garde les trois autres. Explique-leur le coup, et coffre-les. »
Avant que Colette, médusée, ait pu lui adresser la parole, il avait fait demi-tour et s’éloignait à grands pas.
Le policier restant, flegmatique, leur dit qu’ils avaient été pris en flagrant délit de violation d’une propriété privée et dégradation de ses biens (les vaches), et qu’ils allaient donc passer en comparution immédiate. Seulement, compte tenu de l’engorgement des tribunaux et de la jurisprudence qui, depuis deux ans, voulait qu’on donne la priorité aux affaires d’homicides, le délai d’attente était d’environ cinq semaines, et encore, si de nouvelles démissions n’avaient pas fait fermer entre-temps le tribunal d’Amiens. Selon la procédure en vigueur pour toute comparution immédiate, on ne les relâcherait qu’après la décision du juge. « Allez, go ! » Cette dernière injonction ne désignait pas un départ pour la maison d’arrêt d’Amiens, mais l’invitation à troquer leur box pour la cellule dans laquelle il comptait les boucler.
Colette saisit alors sa dernière chance. Elle supplia le policier de l’écouter, et se força à continuer calmement : après les performances de la SPA puis de Juliette, elle ne gagnerait pas le concours d’à qui crierait le plus fort… Dans dix minutes maintenant Thomas Lhéritier, en classe de Première à Orléans, attendrait qu’elle le skype pour son oral de français, et à dix-huit heures quinze, si elle n’avait pas pu d’ici-là accéder au site et entrer les notes, les deux candidats de la veille seraient considérés comme absents alors qu’ils étaient venus et qu’ils avaient passé leur épreuve orale. Elle voulait bien aller en cellule, ce n’était pas un problème, mais qu’il lui rende son sac avec les œuvres au programme, et surtout, son Iph ! Juste pour faire passer un dernier oral et entrer trois notes, elle le lui redonnerait après ! Il pourrait la surveiller pendant ce temps-là !
« Et puis quoi, encore ? » dit simplement le policier en haussant les épaules. Cependant, dans l’open space, tous ses collègues avaient profité du dialogue et y allèrent de leur commentaire : « Parce qu’on skype son bac maintenant, les profs se déplacent même plus ? Quelle bande de branleurs ! », « Tu savais, toi, que les examinatrices se présentaient en jean, en T-shirt, avec du foin dans les cheveux ? », ou, adressé à Colette : « Si les élèves vous respectent plus, faut peut-être vous demander pourquoi ! »
Elle n’avait plus rien à perdre. Elle répondit à chacun. Sans s’énerver, avec l’énergie du désespoir. Elle recommença l’histoire. Thomas Lhéritier. Il aurait dû passer la veille, il ne se sentait pas prêt, il voulait encore réviser. Oui, d’accord, elle avait eu tort de lui offrir de skyper au lieu de retourner, comme elle était censée le faire, au centre d’examen d’Orléans, tort d’aller à l’Étable des mille vaches le jour de cet oral. Mais lui n’y était pour rien ! Est-ce qu’ils voulaient qu’il ait zéro ainsi que les deux autres candidats ?
« C’est bon, je m’en occupe, dit soudain un policier plus âgé, avec une moustache à la Laurent Bretonneux. Je vais l’installer dans le bureau des archives et la surveiller moi-même. »
« Mon gamin aussi passe le bac cette année », ajouta-t-il, en l’introduisant, Iph en main et sac en bandoulière, dans un petit bureau poussiéreux, aux murs couverts d’avis de recherche affichant des photos de personnes disparues.
Elle se recoiffa à la hâte de ses dix doigts, décolla de son mieux son T-shirt de sa peau. Il était juste temps, mais elle n’était pas en retard. Elle ne savait pas bien ce que voyait Thomas Lhéritier du décor derrière elle (le policier qui la gardait, en tout cas, était sur le côté, c’était déjà ça), quoi qu’il en soit, il ouvrit des yeux ronds en le découvrant.
« Alors, tu as révisé depuis hier ? Candide, ça te va ? Incline ton écran, pour que je voie ta table de travail pendant que tu prépares… »
Thomas Lhéritier venait de se déconnecter. Colette se dirigeait informatiquement vers le site du rectorat pour y entrer ses notes. « Je n’en ai plus pour longtemps », affirma-t-elle au vieux policier qui, depuis quarante minutes, se retenait de faire le moindre bruit afin de ne pas perturber cette épreuve de bac.
Ce n’était pas cela qui le préoccupait : « Combien vous lui mettez ?
‒ Je lui ai mis treize. Il s’est un peu embrouillé dans les personnages, il n’était pas assez précis sur les figures de style, mais dans l’ensemble, ce qu’il a dit était juste, on voyait qu’il connaissait l’œuvre et qu’il y avait réfléchi par lui-même. »
Colette s’entendait lui répondre, elle inscrivait en face des trois noms les notes correspondantes et se demandait en même temps, encore incrédule : alors, c’est vrai ? Maintenant, je vais laisser de côté cette identité de prof compétente, intéressée par son métier, la refermer comme une parenthèse, pour devenir… une détenue de la maison d’arrêt d’Amiens ? Pendant cinq semaines et peut-être plus ?
« Moi, j’ai trouvé ça pas mal. En tout cas, je me suis pas ennuyé à l’écouter, affirma le vieux policier. Mais ce gars, Pangloss, qui disait que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, il en tenait vraiment une couche ! »
Les orages du week-end avaient rafraîchi l’atmosphère, le ciel était non seulement très bleu, mais respirable. Rémi Delarbre, au troisième rang de la grande manifestation du 11 juin, arrivait devant le Palais Bourbon. Derrière lui sous le soleil, des ombrelles, des banderoles, des chapeaux de paille, des airs de fête. Il se demanda si on entendrait le soir au JT les deux chiffres habituels, celui des organisateurs et celui de la préfecture de police. Les « organisateurs », si on pouvait nommer ainsi ceux qui avaient proposé la chose sur internet, paraissaient ne se sentir responsables de rien et n’avoir en général qu’une idée très vague du parcours prévu ou du déroulement de la journée ; cela dit, il pourrait toujours se trouver un petit malin possédant une appli, qui prétendrait estimer le nombre de manifestants à partir d’une photo partagée sur un site. Quant à la police, elle brillait par son absence depuis le matin. Personne pour encadrer le cortège et, d’après les alertes infos qu’ils étaient nombreux à recevoir sur leurs Iphs, personne pour empêcher les casseurs massés à la queue de piller les grands magasins. Le gouvernement avait peut-être décidé de faire profil bas pour éviter des troubles encore plus graves, comme ceux qui étaient en train de se produire en Pologne ou en Italie.
Se tournant à droite et à gauche pour chercher à avoir une vue d’ensemble, Rémi découvrit non loin de lui le couple Sigognac, au deuxième rang mais sur le côté. L’homme, dont il avait oublié le prénom, portait leur fillette sur les épaules ; cela choquait toujours Rémi que certains parents emmènent ainsi à des manifestations des enfants trop jeunes pour en comprendre les enjeux. La femme (Fanny ?) l’aperçut et parut surprise. Le fait est qu’il n’avait pas répondu au message par lequel elle lui apprenait l’arrestation du reste du groupe, donc de Colette aussi… (Brusque nostalgie de Colette : ses cheveux courts ébouriffés, son regard vif, sa silhouette de garçon manqué, ses gestes à la fois gauches et décidés, son naturel et son charme. Qu’elle soit là, à la place de cette insipide Fanny, juste pour le plaisir de la voir !) Rémi aimait beaucoup Colette, il aurait même pu l’aimer tout court, si elle y avait mis du sien. Mais en deux ans de liaison, Colette n’avait jamais été présente affectivement. Son attitude devant la vie consistait à jouer le jeu, comme si de l’extérieur elle faisait une série d’expériences, elle mélangeait des éléments (dont lui, le petit ami) pour voir si du sens allait en sortir. Elle n’avait sans doute pas toujours été comme ça, seulement il ne l’avait connue qu’après… Les premiers temps, Rémi espérait pouvoir l’aider, il l’avait fait parler de la mort de son amie, cette fameuse Véronique Lorraine que lui-même avait dû croiser en salle des professeurs, dont il n’avait cependant aucun souvenir. Cela n’avait servi à rien. Alors, il avait gardé une distance salutaire et leur couple n’avait jamais vraiment pris…
Il repoussa ces souvenirs déprimants et revint au présent. Près de lui, un jeune couple auvergnat très sympathique, de l’association des Squatters des Friches. Comme il n’y avait ni mots d’ordre ni slogans communs mais que chaque mini-groupe criait ou chantait de son côté, Rémi avait passé toute la manif à discuter avec eux. La jeune femme,SophieSophie Chabrier ; étudiante en histoire et caissière à l’hypermarché Auclair de La Pardieu à Clermont-Ferrand en l’an zéro. Présente dans I : IV., était en master d’histoire à l’université de Clermont-Ferrand. Il n’avait pas bien saisi le prénom de son compagnon, quelque chose comme «Rézou»Jésus Arrigue ; beau Gitan de Volvic qui intervient dans le pillage organisé de l’hypermarché Auclair de Clermont-Ferrand en l’an zéro. Présent dans I : IV. ; lui, en tout cas, était un Gitan andalou qui avait grandi sur une aire d’accueil et ne cachait pas qu’il était illettré. Ils avaient fondé à eux deux, depuis les premiers mois de la mutation, une association qui visait à réinvestir les friches commerciales des périphéries. Ils avaient su fédérer des apprentis du bâtiment, des lycéens d’une filière professionnelle consacrée aux métiers de l’industrie, et des Gitans bricoleurs et débrouillards ; avec eux, les étudiants et les intellectuels apprenaient à se servir des outils, et surtout, de leurs dix doigts. Ils avaient rendu les anciennes grandes surfaces habitables par des communautés (y installant des blocs sanitaires, etc.). Une partie des mal-logés de Clermont-Ferrand était venue y vivre gratis, tandis que d’autres récupéraient leurs logements HLM, gratis aussi. Les communautés accueillaient les enfants fugueurs et s’occupaient des anciens pensionnaires des maisons de retraite trop vieux pour se débrouiller seuls. Bien sûr, cela convenait surtout à des villes moyennes où ces friches commerciales n’étaient pas trop éloignées du centre, mais Rémi trouvait tout de même qu’il y avait là d’excellentes idées, allant dans le sens de ce qu’il aimerait un jour créer lui-même. Ils n’avaient jamais été inquiétés ; Sophie racontait que la police se faisait si discrète qu’à Clermont, « y a-t-il un policier dans la ville ? », c’était le grand sujet de blagues, de paris, de conversations. À deux voix et avec humour, ils lui avaient aussi raconté que pour participer à la journée du 6 juin, ils avaient voulu frapper un grand coup et qu’ils étaient allés solennellement, en cortège, squatter les bâtiments abandonnés de la Cité administrative. Non seulement la police ne s’était toujours pas montrée pour s’y opposer, mais les médias non plus n’en avaient rien dit. Bref, les invisibles du 6 juin, c’étaient eux ! La piétaille, quand d’autres, comme les Indigènes des Beaux Quartiers (qui avaient réquisitionné des logements inoccupés des XVIe et XVIIe arrondissements de Paris pour y installer des migrants ou des SDF) ou les Flibustiers de la Banquise (qui avaient détourné une flotte entière de porte-conteneurs afin de recréer dans l’Arctique des voies de circulation pour les ours blancs ou les manchots), avaient tous les gros titres…
Pour l’instant, Sophie et son compagnon étaient aussi incertains que lui de la suite des événements : étaient-ils censés se disperser ? crier en chœur sous les fenêtres de l’Assemblée nationale ? occuper la place et le devant des portes jusqu’à ce qu’on leur ait promis la libération des militants arrêtés ? Est-ce qu’il n’était pas temps que le premier rang se retourne et leur délivre quelques instructions au haut-parleur ? Au lieu de quoi, on avançait toujours. Rémi, interloqué, frappa sur l’épaule d’une femme brune qu’un remous de la foule venait de placer devant lui et qui semblait très déterminée à aller de l’avant.
Elle se retourna : Élisa Goule, la cheffe des Véganes du Nord ! Ils eurent tous deux en se reconnaissant le même sursaut, le même mouvement de recul.
« Qu’est-ce que vous faites-là ? Ils ne vous ont pas arrêté avec le reste de votre groupe ? », s’écria Elisa Goule, manifestement consternée.
Si Rémi avait été mutant, il lui aurait rétorqué du tac au tac : « Non, parce que j’ai quitté ce groupe en apprenant qu’il collaborait avec vous ! ». Mais comme il était un « mouton » bien élevé, il se contenta d’un simple : « Eh non, désolé ! » accompagné d’un petit sourire, puis lui demanda poliment si elle savait pourquoi on avançait encore : le but, c’était bien le Palais Bourbon ?
Élisa Goule le toisa avec le mépris absolu qu’elle savait mettre dans un seul regard : « C’est justement pour ça qu’on avance. Le but, c’est le Palais Bourbon. Donc, on y va.
‒ Vous voulez dire que vous allez prendre l’Assemblée ? répondit Rémi, effaré.
‒ Appelez ça comme vous voulez… Moi, en tout cas, je veux parler aux députés. »
Et elle lui tourna le dos d’un mouvement définitif.
Les deux Auvergnats n’avaient rien perdu du dialogue. Mais c’était une idée géniale ! Ils y allaient aussi ! Voilà enfin un moyen d’attirer l’attention de la presse !
Les premiers rangs s’étaient engouffrés par la porte, qui n’était pas gardée. Rémi marcha sur leurs talons, alors qu’une partie des gens autour d’eux s’arrêtait et se dispersait. En avançant, il s’interrogea sur ses raisons d’y aller et décida qu’il en avait au moins trois. Un, il était curieux de voir la suite, il ne voulait pas manquer cela. Deux, il espérait que la présence d’intellectuels posés comme Sophie et lui favoriserait le dialogue avec les députés plutôt que la violence. Trois, il n’excluait pas la possibilité, même infime, que cela lui donne un moyen de parler en faveur de la libération de Colette.
Ceux qui entraient ne formaient ni une foule hurlante ni une délégation ; ils étaient une petite centaine, l’équivalent d’un amphi de fac de taille moyenne. Mais aussitôt à l’intérieur, la troupe s’étira et se délita. Plusieurs avaient visiblement comme seul but de visiter les lieux. D’autres s’arrêtèrent en route pour discuter avec les députés ou assistants parlementaires qu’ils croisaient dans les couloirs et qui s’étonnaient de leur présence. Les Indigènes des Beaux Quartiers et quelques autres non identifiés aperçurent la direction de la buvette et déclarèrent qu’il y avait plus de chances d’y rencontrer des responsables politiques que dans l’hémicycle, et ils bifurquèrent. Les Sigognac tombèrent en arrêt devant une affiche annonçant une commission parlementaire sur la mutation et ses conséquences, avec la présence du Professeur Nyme ; ils marmonnèrent qu’ils avaient toujours rêvé de rencontrer le Professeur Nyme, et effectuèrent un quart de tour vers le couloir correspondant. Au temps pour la solidarité entre Moutons enragés : on ne pouvait pas dire que le sort de leurs camarades emprisonnés les empêchait de vivre leur vie…
Rémi faisait partie de la cinquantaine de manifestants qui débouchèrent dans l’Assemblée. Ils étaient cependant plus nombreux que les députés eux-mêmes : trente-cinq personnes étaient sur les bancs de l’hémicycle à pianoter sur leurs Iphs pendant qu’un représentant de l’opposition molle parlait statut des fonctionnaires et inconvénients du nouveau calcul du point d’indice. Les chaises vides n’étaient pas dues aux démissions, car les députés démissionnaient aussi peu que les profs de lycée. Il s’agissait d’absentéisme.
Les manifestants ne crièrent rien en entrant, mais ils furent nombreux à interpeller. « Coucou, c’est nous ! », « Les abstentionnistes s’invitent à l’Assemblée ! », « Désolés de vous réveiller… », « Ça va comme vous voulez ? On peut s’asseoir, nous aussi ? » furent quelques-unes des exclamations qui fusèrent.
Rémi avait voulu voir, eh bien, il voyait ! Et il n’en croyait pas ses yeux ! Pourquoi l’orateur arrêté dans son élan comptable se contentait-il de fixer les feuilles de son discours d’un œil hagard ? Pourquoi les députés ne protestaient-ils pas ? Nombre d’entre eux, cramponnés à leurs Iphs, cherchaient sûrement à appeler la police, mais bien avant cela, ils auraient pu dire quelque chose, défendre leurs travaux, leurs débats, ouvrir le dialogue, au lieu de se recroqueviller sur leurs bancs ou de se serrer, apeurés, contre leurs collègues comme… oui, comme des moutons, il était impossible de ne pas le penser ! Pourquoi le président de l’Assemblée dégringolait-il furtivement de son perchoir ? N’avait-il pas conscience que la caméra de la Chaîne parlementaire était braquée sur lui, et que les trois quarts des manifestants le filmaient avec leurs Iphs ? C’était l’occasion ou jamais de prononcer une parole historique, genre : « Nous sommes ici par la volonté du peuple qui s’exprime par le vote légitime des citoyens, pas par le caprice de la foule ! » C’est ce que Rémi aurait dit à sa place, sauf peut-être s’il avait cru lui aussi sa vie en danger, et le président ne semblait pas avoir remarqué que les manifestants n’étaient pas armés. Quelle honte pour les non-mutants ! À croire qu’ils n’étaient capables de comprendre que les rapports de force !
Le perchoir était resté vide, mais pas pour longtemps. « Rézou », le Gitan andalou, se penchait à présent sur l’Assemblée. Il adressa à tous un sourire radieux : « Je m’étais toujours demandé quel effet cela faisait d’être là-haut », déclara-t-il au micro.
Rémi n’était pas au bout de ses surprises. Premier à saisir la chance de parler, le fondateur des Squatters des Friches aurait dû en profiter pour demander la libération de tous les activistes emprisonnés (il y en avait quatre-vingt-cinq en France, toutes associations confondues). Il aurait pu aussi saisir l’occasion de faire connaître la démarche des Squatters des Friches et l’esprit des communautés qu’ils avaient fondées. Mais la seule chose qui semblait l’intéresser était de jouer à être le président de l’Assemblée. Sophie, qui avait pourtant paru à Rémi une vraie interlocutrice, ne cherchait pas à intervenir ; elle était allée s’asseoir dans l’hémicycle, à l’extrême-gauche (débordant sur la gauche la « gauche de la gauche »), et regardait son compagnon avec un sourire heureux et indulgent. Si les moutons étaient lamentables, les mutants, eux, étaient aberrants.
Le Gitan se pencha vers l’orateur resté à la tribune. « Vous voulez peut-être poursuivre ? » lui demanda-t-il aimablement.
L’orateur, surpris, bredouilla quelque chose d’inaudible. Il avait l’air de dire qu’il n’y tenait pas ! Que c’était trop technique, pas essentiel, que cela pouvait attendre ! Puis il alla se rasseoir piteusement, même pas sous les huées, car les députés paraissaient trop médusés, ou trop solidaires dans la nullité, pour huer ceux qui achevaient de les déconsidérer. Non, il alla s’asseoir dans l’indifférence générale… parce que quelqu’un d’autre était monté à la tribune… Et là, Rémi sut que la scène virait au cauchemar.
« La parole est à… euh… » D’un chuchotement furieux, l’oratrice renseigna le président autoproclamé. « … à Élisa Goule, représentante de l’association des Véganes du Nord !
‒ Mesdames et Messieurs les députés, commença Élisa Goule du ton de celle qui avait attendu ce moment toute sa vie. Le poète Louis Aragon a déclaré : “La parole n’a pas été donnée à l’homme : il l’a prise.” Par “l’homme”, Aragon, en accord avec le machisme de notre civilisation judéo-chrétienne, entendait sans doute l’être humain et ne croyait pas nécessaire de préciser qu’il parlait aussi de la femme… »
Les députés allaient-ils vraiment rester assis sur leurs bancs à écouter cela ? Oui, ils restaient assis sur leurs bancs, et ils écoutaient cela. Et les manifestants assis un peu partout écoutaient aussi.
« Il serait trop long de refaire devant vous l’histoire de la parole féminine, niée, opprimée, interdite, taxée de “bavardage”, “commérage”, etc., alors que dans le même temps, les hommes confisquaient l’espace public et les médias. »
Il se produisait à présent un lent mouvement continu par lequel la salle se remplissait. Les médias, ayant appris qu’il se passait quelque chose, arrivaient peu à peu ; plusieurs chaînes de télévision filmaient le discours. Et les députés qui, tout à l’heure, traînaient ailleurs dans le bâtiment regagnaient progressivement leurs sièges. Il y avait parfois quelques altercations chuchotées avec les manifestants qui les occupaient ; un « Qui va à la chasse perd sa place ! », lancé un peu trop haut, rompit la solennité du moment.
« … Trop long aussi, hélas, poursuivait Élisa Goule en foudroyant du regard le perturbateur, de vous rappeler comment à cette tribune des femmes courageuses qui, contrairement à moi, avaient obtenu légalement le droit de parler, ont subi les interruptions et les insultes des députés mâles, avant d’arracher des droits pour toutes les femmes, de vous rappeler donc comment Simone Veil a défendu en son temps le droit des femmes à disposer de leurs corps… »
Applaudissements venus non des manifestants, mais de toutes les députées et de pas mal de leurs collègues masculins ! Incroyable : non seulement ils écoutaient, mais c’était pour eux un réflexe pavlovien que d’applaudir certains moments des discours !
« … et Christiane Taubira, le droit pour les femmes d’épouser d’autres femmes… »
Applaudissements pavloviens à gauche, remous pavloviens à droite.
« Mon propos n’est pas là. Si je me suis emparée de la parole que personne ici n’avait le pouvoir de me donner légalement puisque je ne suis pas une élue, c’est pour dénoncer auprès de vous une autre injustice, celle dont sont victimes des êtres vivants et sensibles, privés, eux, de toute possibilité de prendre cette parole pour se défendre devant nous… »
Bien entendu. Il ne s’agissait pas de la libération des activistes. Que les Moutons enragés croupissent en prison, Élisa Goule s’en moquait comme d’une guigne. Il s’agissait de la déclaration des droits des animaux. Elle était en train de capter toute la mobilisation des 6 et 11 juin pour ce combat particulier !
Elle parlait sans notes et sans hésitation, fixant l’horizon plutôt que les députés, mais balayant la salle d’un regard hautain pendant les pauses rhétoriques qu’elle ménageait aux moments forts. Elle défendait l’idée d’une intelligence animale en insistant sur la distinction entre parole et langage : les animaux n’avaient pas la parole, mais chaque espèce avait son langage que l’homme ne se donnait pas la peine de comprendre. Tout, dans son discours, était catégorique, cinglant, bardé de certitudes, et cependant fouillé, argumenté, étayé par de solides références culturelles. Elle citait des travaux de sémiotique, de linguistique et les utilisait aussitôt dans le champ politique pour démonter la définition politique de l’animal en tant qu’être dont l’homme avait le droit de disposer. Bref, c’était un magnifique morceau d’éloquence parlementaire, à ceci près que, comme elle l’avait dit en commençant, cela ne pouvait justement pas être de l’éloquence parlementaire, puisqu’elle n’était en rien habilitée à parler devant le Parlement ! Et même cela, elle avait réussi à le transformer en morceau d’éloquence ! Cette femme lui faisait froid dans le dos.
Rémi s’efforça de cesser de la regarder et de l’écouter. Il se retourna vers l’hémicycle. Il était à présent le seul resté debout. Au perchoir, le Gitan, musclé et sculptural, écoutait avec attention, dans une pause rappelant le Penseur de Rodin. Les Véganes du Nord s’étaient installées sans aucune vergogne au premier rang, sur les sièges normalement réservés aux membres du gouvernement. Inutile de dire qu’elles étaient suspendues aux lèvres de leur cheffe. Dans l’hémicycle, manifestants et députés se mêlaient un peu partout et composaient une assemblée où les présents l’emportaient enfin sur les absents. Les manifestants, pas toujours silencieux, paraissaient plutôt satisfaits d’entendre ce beau discours et intéressés par son contenu ; on voyait sur leurs visages qu’ils suivaient le sens des paroles, et si quelqu’un faisait trop de bruit dans la salle, ils lui lançaient des « Chut ! » furieux. La plupart des députés semblaient à la fois sidérés et envieux. Les politiques les plus chevronnés s’étaient remis à pianoter sur leurs Iphs, à parler à l’oreille de leur voisin ou à réagir ouvertement au discours en protestant contre les affirmations excessives. Mais un tel comportement légitimait cette prise de parole ; ils traitaient Élisa Goule comme si elle avait le droit d’être à la tribune ! Quant à la presse, elle avait son visage fiévreux des grands jours. Écrasante victoire de communication pour les Véganes du Nord…
Il aurait été simpliste de considérer que dans l’affaire, les manifestants représentaient les mutants et les députés les « moutons » ; étant lui-même manifestant et non-mutant, Rémi était bien placé pour savoir que la réalité était plus complexe. (Il se demanda au passage si Élisa Goule était mutante sans parvenir à trancher la question.) Mais d’une certaine façon, le résultat était le même. Les mutants faisaient n’importe quoi, et les moutons les regardaient bouche bée et les laissaient faire, ou pire : ils les suivaient, les imitaient ! Et Rémi, impuissant, ne pouvait qu’assister à la fin d’une civilisation…
Promenant un regard sombre dans la salle, il eut l’œil attiré par un jeune homme qui, en ce temps de mutation, semblait un vivant anachronisme. Un assistant parlementaire typique des pieds à la tête : costume, cravate, serviette de cuir noir contenant sans doute des dossiers en tirage papier, air sérieux, compétent, attitude affairée, traversant la salle pour aller parler à l’oreille d’un des députés, sans déranger la séance en cours, comme si le travail du Parlement se poursuivait. Il suffisait de le voir pour être plein d’un immense et bienheureux sentiment de la continuité de l’État, ce vieil État qui en avait vu d’autres, qui avait survécu déjà à tant de vicissitudes… Réconforté, Rémi continua à le suivre des yeux. L’assistant passa non loin de lui, assez près pour rendre lisible le nom sur son badge : Ulysse MarcheurFils du premier mariage de Guy Marcheur, demi-frère aîné de Jason Marcheur, petit cousin de Colette Marcheur ; mentionné dans I : I..
En une fraction de seconde, Rémi pensa : Ulysse / Résister au chant des sirènes / L’Odyssée. Et : ULYSSE MARCHEUR ?!! L’Odyssée, le cousin parisien de Colette qui prénommait ses fils en puisant dans la mythologie grecque…
Ulysse Marcheur s’éloignait de son pas pressé. Rémi se précipita à sa suite et le rattrapa devant les sièges du gouvernement. « Excusez-moi… Est-ce que vous n’êtes pas de la famille de Colette Marcheur ? »
L’autre se retourna : « Mais si, tout à fait ! C’est la cousine germaine de mon père…
‒ Taisez-vous ! » siffla un chœur furibard de Véganes du Nord.
Sans discuter, Ulysse Marcheur entraîna Rémi un peu plus loin et poursuivit :
«… Justement, mon père est inquiet ; elle avait laissé un sac chez lui la semaine dernière et n’est pas revenue passer la nuit, et surtout, son Iph a cessé toute activité. Vous savez ce qui lui est arrivé ? »
En peu de mots, Rémi lui expliqua la situation. Déjà cinq jours de prison ferme pour avoir sorti des vaches de la ferme-usine. Est-ce que par hasard Ulysse Marcheur ne pourrait pas…
Ulysse Marcheur ne le laissa pas achever. Il se redressa, se rengorgea, prit cet air concerné et important qui accompagne en général l’exercice volontaire du pouvoir. Bien entendu ! Cette pauvre Colette ! Et son père à lui qui l’aimait tant, qui serait si désolé de la savoir en prison ! Les vaches retirées de la ferme-usine, il en avait entendu parler, ce n’était vraiment pas le plus grave. Aucun problème. Il en faisait son affaire. Il connaissait quelqu’un au cabinet du ministre de l’Intérieur… Et en effet, il serait juste de faire libérer aussi les deux autres membres du groupe qui avaient été arrêtés lors du flagrant délit. Puis Rémi, en réponse à des questions aimables et précises, se présenta comme un collègue et ami de Colette, parla des Moutons enragés qui ne l’avaient pas convaincu, mais aussi de la raréfaction des lycéens et de l’Université populaire virtuelle. Ils se comprirent vite et bien sur tous ces sujets.
Élisa Goule marquait une nouvelle pause oratoire et les flashes crépitaient autour d’elle. Rémi l’indiqua d’un mouvement du menton à son interlocuteur :
« Et la scène d’aujourd’hui, qu’est-ce que vous en pensez ?
‒ Eh bien, répondit Ulysse Marcheur à mi-voix, on a pu croire un moment que le Parlement allait être débordé par la rue. Mais on dirait plutôt que le Parlement et la rue ont le même problème : ils font de la communication politique au lieu de faire de la politique tout court… Je ne connaissais pas cette dame : je dois dire que sur ce plan-là elle est très douée, et qu’elle a su se faufiler dans un excellent créneau. » Et sur le ton de la confidence, avec un demi-sourire amusé, tournant légèrement la tête vers les députés : « Vous avez vu tous ceux qui pianotent sur leurs Iphs ? En fait, ils discutent entre eux, ils essaient de se convaincre mutuellement d’interrompre la séance. Tout le monde voudrait qu’on la fasse taire et personne ne veut apparaître devant les médias comme celui qui l’a empêchée de parler. »
Ravi à la fois par l’analyse et par l’information (finalement, la passivité des députés était plus « normale » qu’on aurait pu le croire), Rémi lui demanda : « Alors, vous diriez que la mutation n’a rien changé ?
‒ Non, je n’irais pas jusque-là ! Pour moi, la mutation… »
Mais Rémi ne devait pas en savoir davantage : l’Iph d’Ulysse Marcheur fit entendre les premières mesures de la Marseillaise. Son propriétaire décrocha et, à l’instant même, changea de ton et de visage : il devint grave, attentif, soumis, respectueux : « Bonjour, Monsieur… Non, vous ne me dérangez pas du tout… Oui, bien entendu… Oui, je comprends… Je m’en occupe à l’instant même et je vous tiens au courant… » Joignant le geste à la parole, Ulysse Marcheur s’éloigna, toujours au téléphone, assurant son interlocuteur qu’il allait régler cela tout de suite. Ce fut seulement au moment de passer la porte que, tenant son Iph de la main droite, il fit à Rémi, de la main gauche, un geste d’adieu rassurant et protecteur.
Rémi le regarda disparaître avec nostalgie, comme s’il emportait avec lui des millénaires de soumission volontaire, accompagnée de la jouissance d’un pouvoir limité, exercé à son échelle. Des applaudissements nourris soulignaient une envolée d’Élisa Goule…
Dans cet appartement d’Orléans trop grand pour elle et qu’elle avait cessé d’aimer, Colette Marcheur fixait l’écran de son Iph, mais le message de son petit cousin Ulysse disait toujours la même chose, sans aucune ambiguïté : les services du ministère de l’Intérieur n’avaient découvert aucune trace d’un dénommé Olivier Deschamps. Non seulement il n’était incarcéré nulle part, ni en transit comme un certain nombre de détenus non encore casés, mais il n’était pas mentionné à propos des événements du 6 juin : pas d’interrogatoire, pas de déposition, pas de rapport signalant un problème de santé, des troubles psychiatriques empêchant de l’interroger ou de le garder en prison, rien de rien. On était le 17 juin ; cela faisait donc onze jours que l’Iph d’Olivier avait cessé toute activité, et six jours pleins que Fanny, Philippe et Colette appelaient tous les commissariats et les prisons de France (partis du Nord, ils avaient progressé peu à peu géographiquement…) pour essayer en vain de savoir ce qu’il était devenu. Philippe et Fanny avaient commencé ces appels dès le soir du 6 juin, et ils s’étaient d’abord adressés aux hôpitaux psychiatriques, car Fanny était persuadée que si Olivier n’était pas avec eux dans le panier à salade, c’était parce qu’on l’avait considéré comme fou.
Le message d’Ulysse était sobre. Colette aurait dû le remercier, mais pour l’instant elle n’en avait pas le courage. Quittant à regret sa messagerie, elle repensa à ce qu’elle devait à son petit cousin, et surtout à Rémi Delarbre. Incroyable que Rémi ait eu la présence d’esprit d’aborder Ulysse, simplement en le croisant à l’Assemblée et en reconnaissant le nom de Marcheur sur son badge ! C’était un nom courant, et elle ne se rappelait pas lui avoir dit que le fils aîné de son cousin Guy était assistant parlementaire ! Le plus beau est qu’elle n’aurait jamais su que ça venait de lui si Guy ne l’avait appelée le 12 juin pour lui passer un savon concernant son « activisme débile » et les risques qu’elle prenait dans le chaos judiciaire et administratif actuel. Comme argument à l’appui de ses reproches de grand cousin fraternel, il lui avait raconté à quel heureux hasard elle devait sa libération. Alors, elle avait adressé un message ému de remerciement à Rémi, qui s’était contenté de répondre : You’re welcome. C’était vraiment quelqu’un de bien. Et même, de trop bien pour elle…
Sinon, certes, elle aurait quand même fini par sortir de prison. Les autres militants en sortaient peu à peu, au compte-gouttes, au rythme des mobilisations locales des associations plus nombreuses passées entre les mailles du filet. Les cinq jours d’emprisonnement, en tout cas, n’avaient pas été le pire de l’aventure. Durant les trois premiers, elle était avec Laurent et Jacques dans la cellule de garde à vue du commissariat d’Abbeville, les policiers estimant que ce n’était pas à eux de payer l’essence pour transporter leurs trois prisonniers à Amiens. Comme rien n’était adapté pour rester dans ces cellules, on avait permis aux gens de Novissen de venir leur porter des vêtements de rechange (et en prime des nouvelles des vaches ; ils avaient ainsi appris que les veaux étaient effectivement arrivés…). On leur avait rendu, en outre, leurs affaires personnelles (à l’exception des Iphs, évidemment) ; Laurent avait relu Candide, et Jacques découvert La Princesse de Clèves. Les deux derniers jours à Amiens, ils avaient été séparés, mais Colette était dans une cellule de militantes arrêtées pour avoir volé un yacht afin de transporter des migrants en Angleterre ; l’ambiance était plutôt sympa aussi.
En prison, Colette avait été stoïque. La boule dans la gorge, elle l’avait depuis qu’elle était sortie et qu’elle avait skypé, le soir même, une Fanny en larmes lui apprenant qu’Olivier restait introuvable. Colette, d’abord, n’avait pas voulu dramatiser. Il avait été interpellé par une autre équipe : elle n’avait jamais repéré au commissariat d’Abbeville la voix impérieuse qui disait : « Celui-là, je m’en occupe. » Puisqu’elle avait entendu son arrestation derrière elle, à deux vaches de là, il était forcément dans une autre prison. Mais, à partir des mêmes exclamations, Laurent avait une autre version. Il était sûr et certain qu’Olivier avait été tué à quelques mètres d’eux, simplement parce qu’il s’était défendu. Colette, bien sûr, ne voulait pas y croire : elle ne s’était pas retrouvée derrière ses vaches comme naguère derrière une table au fond de la salle pendant qu’on tuait l’autre ! Les faits, cependant, semblaient donner raison à Laurent : n’avait-il pas annoncé dès leur libération qu’on ne découvrirait pas de mention officielle d’Olivier, car les policiers auraient fait disparaître ce cadavre anonyme ?
En paroles, Laurent ne s’en prenait qu’à la police. Mais ils savaient tous très bien qu’il en voulait presque autant à Fanny. Il ignorait si la Mixture elle-même était bidon ou si on lui avait refilé sous ce nom des champignons hallucinogènes, en tout cas, lui n’avait pas muté, et Olivier avait pété les plombs. Laurent en connaissait, des mutants : ils ne chantaient pas tous seuls, ils répondaient quand on leur parlait… Si Olivier n’avait pas été drogué par cette saleté, jamais il n’aurait résisté à l’arrestation et il aurait été avec eux à Abbeville, puis à Amiens.
Colette et Fanny en avaient reparlé en skypant. Avec le recul, Colette était loin d’être sûre que Laurent n’avait pas muté. Le 6 juin au matin, il leur avait dit qu’il ne fallait pas s’attarder sur les lieux, et une fois sur place, virage à cent quatre-vingts degrés, il n’avait plus été question de partir sans avoir casé toutes les vaches. Cela ressemblait bien à une réaction de mutant absorbé par une activité qu’il avait choisie et oubliant pour elle tout principe de réalité… L’expérience de la métamorphose semblait être différente selon les personnes. Depuis le 6 juin, Fanny n’avait cessé de se renseigner sur la Mixture et sur la mutation. Elle ne se consolait pas d’avoir, le 11 juin, raté de peu l’inaccessible Professeur Nyme : il était présent, lui aussi, à l’Assemblée nationale, mais apprenant qu’elle était envahie par les manifestants, il avait emprunté une sortie de secours ; elle n’avait donc pas pu l’aborder, l’interroger sur la Mixture, lui décrire les réactions d’Olivier Deschamps et tenter de l’intéresser à son sort. Elle avait lu depuis, en tout cas, qu’avec la Mixture la production de sérotonine était perturbée d’un seul coup et que chez certains sujets, cela pouvait provoquer des sautes d’humeur très violentes, voire des troubles de la mémorisation, une sorte de folie de plusieurs heures, parfois d’un jour ou deux. Si elle avait su cela avant, jamais elle n’aurait, etc.
Les larmes et la culpabilité de Fanny faisaient de la peine à Colette. Cela signait aussi la fin des Moutons enragés. Philippe avait remué ciel et terre pour retrouver Olivier. Son avis était désormais de passer à autre chose : pour préserver leur famille et permettre à sa femme d’oublier, il voulait couper avec tous les membres du groupe. Et Fanny l’acceptait.
Fanny parviendrait-elle vraiment à oublier ? Colette en doutait. Il leur faudrait vivre chacun de son côté avec le trou noir, le mystère irrésolu, et peut-être pire : avec un scénario de plus en plus plausible qui se faisait jour dans l’esprit de Colette. Pas un meurtre délibéré, elle n’y croyait pas, ni même une bavure. La voix autoritaire qu’elle avait entendu déclarer : « Celui-là, je m’en occupe », ne comportait aucune menace de mort ni de coups ; elle voulait dire : celui-là, je le maîtrise, il est spécial, plus dangereux, je l’embarque de mon côté pour un interrogatoire à part. Plutôt un accident dû à l’effet conjugué de la Mixture immonde, des vomissements, de la canicule, de la déshydratation, d’un travail physique épuisant, des perturbations de la sérotonine et de cette arrestation musclée. Pendant qu’elle ne vivait de son côté que le désagrément d’être arrêtée, dans un autre panier à salade, Olivier avait eu un malaise : une crise cardiaque ou une rupture d’anévrisme. Les policiers qui l’emmenaient ne s’en étaient pas rendu compte à temps. Puis, ils s’étaient retrouvés en présence d’un Iph éteint et d’un cadavre non identifié. Alors, effectivement, ils l’avaient fait disparaître. Si seulement elle avait osé dire, le matin, ce qu’elle pensait : qu’ils pouvaient choisir un autre moment pour muter ! Si seulement, en le voyant chantonner debout en plein soleil, elle était allée le prendre par la main pour le conduire à l’ombre et le faire boire ! Peut-être que cela n’aurait rien changé. Et peut-être tout.
Activisme débile, d’après son cousin Guy. Rémi avait eu objectivement raison, et avant tout le monde, de prédire qu’ils ne seraient que les idiots utiles des Véganes du Nord. Drôle comme Élisa Goule leur avait paru ridicule ce premier jour au Luxembourg, alors que maintenant elle était devenue une icône médiatique pour la France entière, qu’on citait des pans de son discours, que des intellectuels en vogue demandaient des droits de réponse et discutaient très sérieusement de la question de l’égalité entre les hommes et les animaux… Rémi avait eu raison aussi de dire que sans leur intervention, la ferme-usine aurait fermé de toute manière, à peine un peu plus tard : le manque de personnel, la décision de ne pas rouvrir et de vendre à Rouen, comme viande de boucherie, les vaches survivantes restées sur place (et pas mal de veaux par-dessus le marché…) montraient bien qu’elle était en sursis. Les quelque quatre cents vaches qu’ils avaient eu le temps de confier à de vrais éleveurs ne valaient pas la vie d’Olivier Deschamps. Et pourtant, s’ils s’en étaient sortis indemnes et toujours amis, Colette n’aurait rien regretté. Même le triomphe médiatique d’Élisa Goule, ils en auraient ri ensemble. Comment évaluer alors le risque et le gain d’un combat ?
Elle se dirigeait lentement vers l’évier pour y faire la vaisselle que, toute à ses coups de fil aux prisons, elle laissait s’accumuler depuis des jours. Une réponse lui vint, en image. Les treize vaches dans le champ de colza. Par Novissen, Colette avait su la suite de l’histoire. Les treize vaches, toujours meuglant, avaient coupé à travers champs jusqu’à Ouville, et là, elles avaient traversé le hameau par la rue principale, faisant tant de vacarme qu’un éleveur à la retraite s’en était ému. Il n’avait pas conservé de cheptel : depuis la fin des quotas laitiers et l’installation de la ferme-usine, le lait se vendait à perte. Mais il avait encore de vieilles trayeuses automatiques non informatisées, et des prés inoccupés. Il avait donné asile aux treize vaches, pensant les rendre à leur propriétaire dès que possible. Puis, apprenant que la ferme-usine ne rouvrirait pas et que toutes ses bêtes deviendraient viande de boucherie, il avait estimé que puisque les vaches étaient arrivées chez lui, elles pouvaient rester. D’ailleurs, le prix du lait était en train de remonter…
Ces vaches-là, se dit Colette en lavant sa vaisselle, ne s’étaient pas laissé transporter comme des marchandises. Elles n’étaient pas pour autant devenues un troupeau sauvage dans la baie de Somme. Elles avaient choisi leur petit village, leur pré, leur éleveur. Ces treize-là la consolaient bien plus que les quatre cents autres.
Les mains dans l’eau savonneuse, elle se surprit à fredonner en leur honneur : « Y avait une vache dans un pré… », mais elle s’arrêta brusquement en entendant sa propre voix, les yeux pleins de larmes.
Pendant ce temps, à Fleury Mérogis, Olivier Deschamps, menotté, suivait le gardien qui le conduisait le long d’un couloir plutôt sordide. On n’avait pas cessé, ces derniers jours, de le ballotter d’une prison à l’autre ; toutes étaient saturées suite aux arrestations nombreuses du 6 juin.
Le gardien s’arrêta enfin devant une porte peu engageante. On voyait l’intérieur par une vitre incassable : il y avait des lits à étage, avec déjà une personne sur chaque couchette. Olivier eut un mouvement de recul. « Dis donc, le Méchant, tu ne vas pas faire ton méchant ? lui demanda le gardien. Sinon, je te laisse les menottes. »
Olivier se sentait encore bizarre. Engourdi. L’esprit pas bien clair. Il se laissa ôter les menottes sans résister, et on le poussa dans la cellule où il fut accueilli par un tollé de protestations : « Vous vous foutez du monde ! Y a la place que pour deux !
‒ Vos gueules, vous autres. Si on peut en mettre deux, on peut en caser trois », rétorqua le gardien en refermant la porte.
Cela rappelait quelque chose à Olivier, mais quoi ? Il massa ses poignets et risqua un regard autour de lui.
Ses deux codétenus avaient son âge. Un Maghrébin était assis sur la couchette du bas, tête rentrée pour ne pas se cogner contre celle du haut. Un dandy des beaux quartiers, d’origine peut-être sud-américaine, était allongé sur la couchette du haut, appuyé sur un coude ; lui n’aurait pas pu se tenir assis, il se serait heurté au plafond. On racontait toujours des horreurs sur les prisons, mais aucun des deux ne paraissait hostile. En fait, ils n’avaient pas l’air plus méchant que lui. (Pourquoi donc le gardien l’avait-il traité de méchant, tout à l’heure ?)
« Bonjour, et bienvenue dans le monde merveilleux du Flagrant Délit Avec Résistance Aux Forces de l’Ordre Dans l’Exercice de Leurs Fonctions », lui dit le dandy. Il expliqua non sans une certaine dose d’humour noir qu’en théorie, ils étaient promis à la comparution immédiate, mais que tous ceux qui se laissaient arrêter docilement avaient priorité sur eux : leur liste d’attente s’allongeait chaque jour au lieu de diminuer. « Résultat, je suis là depuis quatre semaines, et lui, en bas, depuis deux. »
Il apparut que le dandy s’était « bourré la gueule » en boîte de nuit et « bagarré avec un type », il ne savait plus qui ni pourquoi. Les flics avaient tenté de les séparer, et l’un d’eux s’était pris une beigne qui ne lui était même pas destinée. Le Maghrébin « se fumait tranquillement un petit pétard » dans son quartier, on l’avait accusé de dealer du shit alors qu’il n’avait sur lui que la dose de sa consommation personnelle, le ton était monté… « Et toi, alors ? »
Olivier, adossé au mur, rappela ses souvenirs et fut pris d’un tel fou rire qu’il fut d’abord incapable de leur répondre :
« Moi ? … les gars… vous allez pas le croire… J’ai libéré des vaches ! »
Au même moment, toujours à Fleury Mérogis, un employé grincheux mettait à jour les entrées quotidiennes. Pour le troisième du 226, pas de tirage-papier de la carte d’identité. Même pas d’Iph éteint à ranger quelque part, il avait dû se perdre pendant le transit. Comment travailler dans ces conditions ? Allez vous étonner qu’il y en ait tant qui démissionnent ! On avait relevé les nom et prénom quand même, c’était bien heureux ! Et il cliqua sur la bonne ligne du procès-verbal de l’arrestation pour faire un copié-collé des deux mots : « Olivier Méchant ».
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