Il descendait et descendait sans fin. Pour la seconde fois dans la même nuit, Antoine ForestierFils de Jean-Pierre Forestier, beau-frère et associé de Guy Marcheur dans « Mon pari pour Paris », et de sa femme Sophie, frère aîné de Barnabé/Raoul Forestier, cousin germain plus âgé de Jason Marcheur, meilleur ami inséparable de Paul Gravière ; liber depuis sa petite enfance, introverti et réfléchi, cherche à comprendre les sapiens et la mutation. Présent dans I : IX et dans II : II, IV et V. avait emprunté l’escalier des sous-sols rue de la Tombe-Issoire. Il avait beau le connaître par cœur, il était toujours pris de vertige en cours de route à le voir s’enfoncer ainsi, tourner encore, descendre encore. Yeux à demi fermés dans les lumières blafardes, il laissait son corps agir sans lui, il croyait par moments qu’il était toujours au lit : est-ce qu’il ne voyait pas désormais ces marches, ces recoins, ces tournants en sombrant dans le sommeil ? Pourtant il croisa à deux reprises les derniers fêtards qui remontaient, yeux rougis et izimèdes fripés, épuisés, titubant, cramponnés à la rampe, encore plus hagards que lui.
Il atteignit enfin les néons supplémentaires et les fresques murales enroulées autour de l’escalier en colimaçon. D’abord la version hétéro, le « Mont Souris » qui donnait son nom au quartier, surmonté d’une souris pin-up, et le chat Raminagrobis qui se pourléchait les babines en la guettant d’un œil concupiscent. Puis les adaptations gay, lesbienne, trans et bi du même motif annonçant à leur tour la boîte de nuit étiquetée TOS (toutes orientations sexuelles). Il manquait seulement la variante asexuelle que BarnabéBarnabé/Raoul Forestier ; fils de Jean-Pierre Forestier, beau-frère et associé de Guy Marcheur dans « Mon pari pour Paris », et de sa femme Sophie, frère cadet d’Antoine Forestier, cousin germain un peu plus âgé de Jason Marcheur ; liber depuis sa petite enfance, fugueur invétéré, artiste-peintre indifférent aux contingences matérielles, atteint d’un cancer des glandes à l’âge de seize ans ; provocateur cynique. Connu par la troupe des tristes lurons sous le pseudonyme de Raoul Sylvestre, il conserve depuis le prénom Raoul. Présent dans I : IX et dans II : IV et V ; mentionné dans II : II. avait promis depuis longtemps de venir peindre… mais Antoine n’avait aucune envie de penser à son frère.
Il se frotta résolument les yeux des deux poings et poussa la porte du Raminagrobis, petite cave enterrée au plafond voûté. PaulPaul Gravière ; fils du roboticien français controversé André Gravière (décédé) et d’une chimiste allemande, Mina Gravière redevenue Grienenberger, neveu de l’ex fleuriste de Chartres Kurt Grienenberger, meilleur ami inséparable d’Antoine Forestier ; expatrié malgré lui en Allemagne avec sa mère, devenu liber à dix-huit ans à son retour en France ; serial séducteur, impulsif, tourmenté, il a le don de se fourrer dans des situations impossibles ; passionné d’histoire, ne se sent bien que quand il chante. Présent dans II : II, IV et V ; mentionné dans I : II et dans II : III. était encore en tenue de barman, occupé à polir le comptoir, et l’accueillit d’un sourire. Ils s’étaient quittés une première fois en début de soirée quand Paul partait prendre son service tandis qu’Antoine et Barnabé allaient dîner chez leurs parents. Après quoi, Antoine désireux de se changer les idées était venu à l’improviste, peu avant minuit. C’était samedi soir, la boîte était pleine, Paul se démenait à servir les clients ; Antoine en outre était en jaune d’or au lieu d’être en noir : impossible de relayer discrètement son ami au bar pour lui permettre d’aller danser avec la rousse qui le mangeait des yeux. Si bien qu’à une heure et demie, il remontait le long escalier vers la surface pour rentrer se coucher à l’autre bout de Paris. Puis, avant quatre heures, il avait été réveillé en sursaut par un message vocal survolté de Paul lui demandant de venir le retrouver à la fermeture, d’apporter des vieux vêtements, des chandails et une bouteille thermos, il ne voulait pas lui en dire plus, c’était une surprise ! Antoine avait donc programmé son Iph en mode réveil et venait à peine de se rendormir quand la sonnerie lancinante lui avait intimé l’ordre d’accourir à nouveau… Il en était là : 2 novembre de l’an 13, cinq heures et demie du matin, mais malgré la nuit épaisse au-dehors, le manque de sommeil et les idées noires, il était prêt à accompagner Paul dans ses nouvelles aventures.
Paul exhibait déjà de sous le comptoir la surprise : une carte des catacombes, dessinée main par un habitué ! Enthousiaste, volubile, s’interrompant seulement pour bâiller après sa nuit blanche, il raconta qu’à partir de trois heures, quand la boîte s’était vidée, il avait discuté avec un vieux cataphile qui avait franchi à sa suite la « porte de la nuit », au retour, lui avait parlé de sa passion et, au final, après avoir beaucoup bu, lui avait fait cadeau de la carte, fruit de longues années d’exploration : il était temps de passer le flambeau à la génération suivante.
Antoine s’attendait à quelque chose de ce genre ; il savait que le Raminagrobis avait été aménagé dans une galerie médiévale menant aux carrières souterraines de Port-Mahon, situées sous la plaine de Montsouris ; il savait surtout que Paul était fasciné par ce qu’il appelait la « porte de la nuit » dont il avait la clef : à l’extrémité de la piste de danse, dans le mur de pierre brute, une porte étroite de bois massif arrondie en haut, ouvrant sur un passage sinueux qui débouchait dans les fameuses carrières.
« Cette fois, c’est vrai, c’est pour de bon, on y va ensemble ! » conclut Paul. Puis, bâillant de plus belle : « Laisse-moi seulement d’abord dormir une heure ou deux…
‒ Tu te fous de moi ? »
Dès qu’ils étaient seuls, ils mêlaient au bon français qui avait cours à l’appart quelques incursions bien senties dans le vieil argot des Pontoches :
« Tu me convoques à cinq heures du matin pour m’annoncer que tu vas dormir ? C’était bien la peine de me tirer du lit… »
Mais il était toujours inutile avec Paul d’élever ce type de protestations. Il se contenta de sourire, plus amusé que désolé, en s’exclamant qu’il n’avait rien anticipé : dès qu’il avait vu la carte, il avait voulu la montrer à Antoine.
« D’ailleurs, tu pouvais me répondre : ce matin pour moi c’est grasse mat et livraison de croissants par drone ; rentre donc te coucher, et on ira voir ta surprise après le petit déjeuner…
‒ Mon problème quand on me réveille en sursaut à quatre heures du mat, c’est que je n’ai aucun esprit critique… »
Antoine n’avait pas non plus l’énergie d’une dispute. Et Paul se contenta de hausser les épaules : ils étaient crevés tous les deux, ils allaient déjà récupérer un peu :
« Tiens, pour ta peine, je te laisse choisir ta banquette. »
Quelle générosité ! Paul était bien placé pour savoir qu’elles étaient toutes dures et défoncées au possible. Antoine, sans un mot, s’allongea en chien de fusil. Maintenant que la chaleur humaine des corps entassés et dansants commençait à se dissiper, il faisait plutôt froid ; cela sentait le tabac, la sueur rance et les relents douceâtres du cannabis. Il eut juste le temps de se dire qu’il n’aurait jamais dû quitter son lit avant de sombrer.
Le froid l’éveilla petit à petit, et finit par le faire s’asseoir grelottant, menton sur les genoux, dans le ronronnement de la VMC et l’odeur âcre du tabac parti en cendres. Où était donc le sac avec les chandails ? Il attrapa d’abord son Iph, à tâtons dans le noir complet. 6 h 45. Avec l’Iph en lampe-torche, il regarda autour de lui. Paul, à deux banquettes de là, dormait comme un bienheureux. Exaspéré, Antoine alla allumer les néons colorés, les monta tous d’un seul geste vers l’intensité maximale : tournoiement de vermeil éblouissant, de jaune doré, d’émeraude scintillante et d’un aveuglement blanc qui martelait les paupières à vous rendre fou. Paul gémit et tenta d’enfoncer sa tête dans ses bras sans cesser de dormir.
« Dis donc, si ton idée c’est de prendre racine ici, autant me le dire, parce que moi dans ce cas, je rentre… »
Paul ouvrit alors un œil désarmant de bonne volonté. Quelle heure était-il donc ? Il se levait tout de suite. Il allait faire un brin de toilette, changer de tenue, boire environ un litre de café, et il serait opérationnel. Antoine avait déniché ce vieux jean qui datait de son arrivée en France ? C’était trop cool !
Antoine radouci l’entendit s’ébrouer dans le lavabo des sanitaires en chantant à pleine voix « Delenda Imperio », l’hymne des UGAI. Il baissa les néons qui poursuivirent joliment leur danse colorée, se mit en demeure de faire du café et rassembla ses esprits. Comme il dormait à moitié, il avait obéi strictement aux instructions de Paul : il n’avait rien pris d’autre qu’un petit sac à dos, de vieux vêtements de confection, des baskets pour lui (Paul avait déjà les siennes), des chandails et une bouteille thermos. Or, pour une expédition dans les catacombes, il aurait fallu bien autre chose : des chaussures de rando, du matériel de spéléo, disons au moins des casques avec des lampes frontales, des piolets et un rouleau de corde, et une ou deux gourdes pour emporter de l’eau potable Et quelques nourritures énergétiques du type fruits secs et barres chocolatées. Il fit part de ses objections à Paul devant deux doubles expressos, mais son ami affirma qu’ils allaient juste faire une petite visite de reconnaissance, sans prendre aucun risque. Équipés, ils y retourneraient une autre fois, avec JasonJason Marcheur ; fils de Guy Marcheur, le magnat de l’immobilier parisien et de sa seconde femme Hélène, demi-frère cadet d’Ulysse Marcheur, cousin germain plus jeune d’Antoine et Barnabé/Raoul Forestier et petit cousin de Colette Marcheur ; liber depuis l’âge de quatre ans, vif, curieux de tout, épris de voyages et d’aventures. Présent dans I : I et IX et dans II : V ; mentionné dans I : III, et dans II : II. et Raoul. Une bouteille de plastique ? Non, il n’y avait rien de tel au Raminagrobis ; il n’était même pas sûr d’en avoir vu depuis qu’il avait quitté l’Allemagne ! (Depuis qu’il servait à confectionner les bobines de polyester des izimèdes, le plastique sous toutes ses formes se ramassait partout, même en fragments minuscules et se revendait à prix d’or.) Ici il n’y avait que des bouteilles de verre qui étaient toutes plus ou moins remplies d’alcools. Et vu la température qui régnait sous terre ‒ treize degrés toute l’année ‒ le thermos de café chaud serait bien plus appréciable.
Ils burent plusieurs tasses de café en admirant ensemble la carte, cela avait l’air grandiose ! Puis, Antoine alla se laver au lavabo du mieux qu’il put ‒ il avait l’impression que toute sa peau empestait le tabac froid ‒ pendant que Paul transvasait expresso par expresso dans la bouteille thermos. À tout hasard, Antoine fit main basse sur des imitations de cacahuètes grillées dans des emballages en carton qu’il enfonça de son mieux au milieu des chandails, et des pseudo morceaux de sucre blanc qu’il fourra dans ses poches de blouson. Pendant ce temps, Paul qui bâillait à nouveau était retourné une dernière fois se mettre la tête sous le robinet d’eau froide pour se réveiller. Après quoi il poussa les deux verrous du Raminagrobis pour éviter toute intrusion : la boîte était en fermeture hebdomadaire jusqu’au lundi soir. Puis, solennellement, il retira la clef que depuis onze mois il portait toujours autour de son cou, et il ouvrit la porte de la nuit. Antoine l’avait déjà vue ouverte, mais il ne l’avait jamais franchie.
Ils avaient éteint les néons, mis leurs Iphs en lampes-torches. Ils ne quittaient pas la lumière pour l’obscurité, ils quittaient l’odeur du tabac pour une chape de froid et d’humidité qui leur tomba aussitôt sur les épaules. Paul tira la porte derrière eux, puis hésita avant de la refermer. Il préférait s’abstenir, dit-il, sait-on jamais : et s’ils perdaient la clef ? Bien sûr, grâce à la carte ils trouveraient d’autres issues, mais ce serait beaucoup plus long. De toute façon, personne ne pouvait les suivre d’en haut, et quant au risque qu’un visiteur venu d’en bas découvre l’entrée discrète du Raminagrobis et s’installe au bar pour siroter tous les alcools, il était infinitésimal… Antoine acquiesça, rassuré de le voir si prudent. Paul remit la clef autour de son cou, ajusta le sac à dos sur ses épaules et prit les devants : le passage était trop étroit pour y marcher à deux de front.
« J’ai toujours rêvé de faire ça, murmura-t-il, tournant à demi la tête. Passer par le Raminagrobis et entrer dans le monde souterrain… Pour garder l’entrée des enfers, je vois bien mieux un chat aux yeux phosphorescents, hérissé, qui fait le dos rond qu’un chien à trois têtes, pas toi ? C’est ce qui m’avait plu tout de suite dans ce taf : que la boîte ait son chemin d’accès aux carrières de Port-Mahon. Mais sans carte, je ne suis jamais allé bien loin. »
Il s’interrompit pour éclairer une niche à sa gauche : « Tiens, avance un peu… Voilà l’alcôve : je crois que tu ne l’avais jamais vue. »
Antoine allongea le cou. Il vit un renfoncement haut d’environ un mètre vingt, dans lequel s’entassaient des piles de tibias et de clavicules. Deux personnes pouvaient y tenir courbées et collées l’une contre l’autre, si l’une des deux se plaquait contre les ossements. C’était Paul qui avait baptisé ce lieu « l’alcôve » et avait imaginé de le louer un euro la minute aux couples provisoires qui se formaient sur la piste de danse et se mettaient en quête ensuite d’un peu d’intimité. Sans se priver de l’utiliser lui-même les nuits où Antoine était là pour le relayer au bar.
« Tu n’as pas pu y emmener la rousse de tout à l’heure ?
‒ Si ! Comment crois-tu que j’ai commencé à discuter avec le vieux cataphile ? Il nous a vus sortir, je lui ai montré ce passage qu’il ne connaissait pas… Tous les clients étaient servis : je pouvais bien m’éclipser dix minutes. »
Antoine frissonna. Il connaissait la pratique depuis des mois, mais elle lui faisait un autre effet maintenant qu’il voyait les ossements humains, pas du tout alignés et décoratifs pour habiller le mur, installés là au contraire comme chez eux ; le couple vivant était l’intrus.
Il n’avait rien dit. Pourtant Paul s’arrêta et se retourna.
« Ça te choque ?
‒ Je ne sais pas… Tu l’utilises parce que c’est pratique depuis ton lieu de travail, ou parce que ça t’excite de voir des tibias ?
‒ Tout peut être excitant quand on bande déjà, dit légèrement Paul, détournant la tête, se remettant en route.
‒ Quand même ! Il y a des choses plus excitantes que d’autres…
‒ Je suis bien d’accord. Une cuvette de chiottes et une chasse d’eau, c’est pas le meilleur écrin pour un corps de femme. Tant qu’à faire, j’aime mieux mon alcôve. »
Ils poursuivirent un moment en silence. La sexualité était, de façon générale, un sujet qui ne les rapprochait pas. Dès qu’ils s’étaient retrouvés à Paris, ils avaient renoncé à rencontrer des filles ensemble : elles n’avaient d’yeux alors que pour Paul ; si ce dernier essayait de mettre son ami en avant, ça n’arrangeait rien. Tacitement, ils avaient séparé leurs terrains de chasse. Paul, qui n’avait que l’embarras du choix, se limitait strictement à son milieu professionnel de serveur place de l’Étoile, puis de barman du Raminagrobis. À la fac, disait-il, il manquait déjà trop de cours à cause de ses horaires de travail. Le résultat était qu’il avait réussi brillamment sa licence d’histoire, qu’il avait été inscrit sans problème en master d’ethnologie avant de tout abandonner un mois plus tôt. Antoine, plus indolent, redoublait vaguement sa première année de psycho, utilisait ses quelques cours en présentiel pour faire des rencontres, et s’était créé un profil sur Bling Wink qu’il activait par intermittence. Il amenait parfois sa petite amie en titre au Raminagrobis, mais s’il y venait seul, il n’y cherchait pas de partenaire. Et depuis sa dernière rupture courant octobre, il n’avait pas encore changé son statut sur le site de rencontres, et il tardait à relancer la lourde machine des manœuvres d’approche virtuelles.
Puis le passage s’élargit et Paul s’arrêta pour l’attendre. Ils étaient dans les anciennes carrières de Port-Mahon. Les faisceaux lumineux des Iphs en lampes-torches ne permettaient pas de s’en faire une vue d’ensemble ; Antoine aperçut cependant des colonnes de pierres, des plafonds voûtés, des galeries étranges qui s’éparpillaient. Paul n’avait jamais dépassé ce carrefour de peur de se perdre : quelle joie de pouvoir prendre à présent la direction qui leur plaisait ! Et si Antoine n’aimait pas les os, il pouvait être tranquille : la partie nécropole était quasi murée et inaccessible, ils allaient circuler dans les vides laissés sous terre par les grands blocs de calcaire ramenés à la surface pour bâtir la ville.
Ils choisirent la galerie la plus large, qui descendait en pente douce. Le sol était inégal, mais le plus souvent aplani ; les baskets suffisaient pour y marcher. Le mouvement les réveillait, les réchauffait, Antoine commençait à se sentir bien. Quant à Paul, il peuplait le silence à lui tout seul, ayant entrepris de chanter un « De profundis clamavit » particulièrement sépulcral, s’amusant à faire descendre sa voix dans les graves, histoire de prouver une fois de plus que rien n’était impossible à ses cordes vocales, puis enchaînant sur « Delenda Imperio » qu’il faisait résonner à tous les échos souterrains :
« À Carthage ressuscitée, aux mânes de Spartacus,
Aux anars, aux nudistes, aux zonards, aux zadistes,
Nous jurons sur les cornes du Grand Cocu
Sur la glorieuse Joconde, ses moustaches et ses griffes,
NOUS N’ÉCHANGERONS PLUS D’ARGENT SUR NOS IPHS
NOUS N’ACHÈTERONS RIEN SUR MYZON
Les drones ne voleront plus sous les fenêtres urbaines,
Oui, nous sommes Légion, mais pas légion romaine… »
Ils avaient déjà passé plusieurs carrefours lorsqu’ils hésitèrent entre deux voies et qu’Antoine proposa de consulter la carte. Paul enfonça la main dans sa poche de blouson, et l’en sortit vide. Il se fouilla, incrédule, puis fébrile, vida même le sac à dos alors qu’il était sûr de ne pas l’y avoir mise. Pas de carte ! Le plus probable était qu’il l’avait oubliée dans la boîte. Antoine avait peine à le croire ; il lui semblait que si elle était restée sur le comptoir, il l’aurait vue. Est-ce que Paul ne l’aurait pas plutôt faite tomber en route ? Dans tous les cas, il fallait retourner la chercher !
Paul secoua la tête, riant de bon cœur de son étourderie. Au fond, il n’avait jamais eu besoin de la carte, juste de l’idée de carte, du déclic qu’elle avait produit en lui. C’était plus drôle d’explorer sans savoir à quoi s’attendre, comme s’ils étaient les premiers au monde à s’aventurer là. Et il savait parfaitement par où ils étaient passés ! Il donna à ce sujet les détails les plus circonstanciés. Antoine aussi se sentait capable de refaire le chemin en sens inverse : ils avaient toujours choisi les voies les plus larges, toujours à peu près droit devant eux, et ils n’avaient jamais cessé de descendre. Allons, disait Paul, maintenant qu’ils étaient lancés, ils pouvaient bien continuer un peu. La carte les attendrait gentiment au Raminagrobis, ou, si vraiment il l’avait faite tomber, ce qu’il ne croyait pas, ils la ramasseraient au retour. Ils ne risquaient pas de se la faire voler : Antoine voyait bien qu’il n’y avait personne ! C’était ce que lui racontait le vieux cataphile : avant l’an zéro, c’était trop fréquenté, mais ça avait bien changé depuis ; voilà cinq six ans qu’il se sentait trop seul, qu’il n’avait même plus envie de descendre. Déjà, la population de Paris avait beaucoup diminué, et, comme partout en France, beaucoup vieilli, et puis, désormais, il y avait tant de lieux sauvages en surface, toutes les friches urbaines, les anciennes banlieues désertées… Ce monde immense en bas, ils ne l’avaient que pour eux deux.
À la place de Paul, Antoine aurait voulu s’assurer tout de suite de la carte ; enfin, c’était son problème. Il hésitait cependant à poursuivre : jusque-là, le chemin avait été simple, mais les carrefours semblaient se multiplier… Pas de problème, s’écria Paul, il suffisait de trouver des repères. Ce n’étaient pas les petits cailloux qui manquaient. Et ils n’avaient pas non plus besoin d’en semer partout, juste de faire des mini cairns pour signaler la voie qu’ils quittaient avec ces espèces de graviers… Il joignit le geste à la parole et se mit en demeure de bâtir un cône.
« En fait, tu veux laisser une gravière… » risqua Antoine sans savoir comme Paul allait le prendre : il détestait tellement son nom !
Paul se releva avec un sourire : « Oui, c’est ça. Une gravière sans mâchoire… »
C’était bon à entendre ! Depuis trois ans, Paul n’avait plus fait allusion à son pèreAndré Gravière ; décédé en l’an 10, ex-mari de l’Allemande Mina Grienenberger, père de Paul Gravière ; roboticien de génie, il travaille chez MMR et se spécialise dans les robots-pièges anti-intrusion, ce qui lui vaut de rester célèbre en tant qu’inventeur des Gravières à mâchoire ; devenu liber à la quarantaine, il quitte sa femme et son fils pour aller vivre seul à Belle-Ile en mer, affecté d’agoraphobie et de phobie sociale, il se suicide. Présent dans I : II et dans II : III ; mentionné dans II : II IV et V., juste fait jurer à Antoine en arrivant à Paris qu’il ne révèlerait jamais au grand jamais à qui que ce soit qu’il était le fils de l’inventeur. Le problème était que Barnabé l’avait deviné malgré les dénégations d’Antoine. Peut-être que ça allait mieux, peut-être que ses deux ans de psychothérapie lui avaient fait du bien !
« On continue, alors ? demanda Paul, s’engageant sans attendre la réponse dans la galerie qui semblait la plus large. Regarde : à tout hasard, j’ai fait le plein de graviers. » Il les fourra pêle-mêle dans les poches de son blouson, à la place de la carte manquante.
Antoine le rejoignit d’un bond : « On continue ! »
Et la promenade sous terre se poursuivit. Ils étaient légers, euphoriques, et intimidés. Ils projetaient leurs lumières vagabondes, éclairaient partiellement salles et couloirs, poussaient des exclamations joyeuses, et pourtant, à tout moment et malgré eux, ils se surprenaient à baisser la voix. Ils tombaient de temps en temps sur des traces laissées par des cataphiles : tags, graffitis, sculptures, fresques murales ; rien ne paraissait être récent. Les ossements pouvaient bien être invisibles, entassés à part dans des galeries parallèles, Antoine avait de plus en plus conscience qu’ils étaient dans un monde mort, un monde de passé, de poussière, de choses éteintes, déserté depuis longtemps par les rats qui n’auraient pas trouvé de quoi s’y nourrir, et par les humains qui l’avaient oublié.
Au bout de quelques cairns, ils atteignirent une large galerie à colonnes, essaimant dans toutes les directions, couverte de fresques en noir et blanc dont une femme nue, lascive et monumentale, allongée sur un coude, aux cuisses légèrement entrouvertes. Juste sous ses poils pubiens changés en pétales de fleurs, il y avait un porche avec un départ de couloir ; les volutes et les arabesques qui jaillissaient du centre de la fleur retombaient si bien autour de l’entrée arrondie qu’elle donnait l’impression de pénétrer dans l’intimité inviolée du lieu ; irrésistiblement on oubliait toutes les autres directions possibles pour se diriger vers celle-ci. Et pourtant, sur la cuisse supérieure de la femme, une inscription en lettres capitales indiquait clairement : « PAS PAR LÀ ! » avec une flèche noire qui traversait le sexe-fleur pour désigner l’ouverture interdite.
Paul, alléché et amusé, promena le faisceau de son Iph sur l’inscription : « C’est bizarre comme ça ne me convainc pas… Ça me donnerait plutôt envie de transgresser : qu’est-ce que t’en dis ? »
Antoine sourit. Ils se poussèrent du coude et, d’un commun accord, se hâtèrent vers l’ouverture. Ils la franchirent en levant les yeux vers la fleur ouverte et la pluie d’arabesques.
À deux de front, ils passèrent le porche et se jetèrent dans le vide.
Plus de deux mètres de chute, le temps de se sentir tomber. Atterrissage rude sur une pente raide pleine d’éboulis. Dégringolade au milieu des pierres qui roulent. Machinalement, Antoine se cramponna à son Iph, donc le rond de lumière éclaira le gouffre et l’arrivée. Paul avait dû se lancer avec plus d’élan : propulsé au-devant, il alla donner de la cheville contre un rocher et fut jeté au sol. Antoine désireux de l’éviter parvint mieux à freiner, tomba sur le côté dans des amas de cailloux, se releva endolori et courut aussitôt à son ami :
« Paul ! Ça va ?
‒ Oui, ça va… Je me suis cogné, c’est tout. »
Il se relevait déjà, tentait un sourire qui tenait plus de la grimace de douleur.
« Voilà mon Iph ! » Il s’était baissé, le ramassait, l’époussetait. « Heureusement que t’as pas lâché le tien : tu nous imagines en train de les chercher tous les deux à tâtons ! »
La seconde lampe-torche se ralluma. Et les deux faisceaux se retournèrent vers le porche et son début de couloir aussitôt interrompu. Ce qui les en séparait était la hauteur d’un bon premier étage, dont deux mètres de muraille.
« Euh… On fait comment pour remonter ?
‒ Très bonne question ! »
Ils regardèrent autour d’eux. Ce n’était pas une salle, pas même une carrière. Ils étaient sur le rebord supérieur d’un socle de pierre grisâtre couvert de cailloux, de poussières, d’éboulis. C’était vaste et incliné, cela s’enfonçait dans les ténèbres ; ils devinaient cependant à quelques mètres le rebord d’une énorme crevasse. Il semblait possible de la contourner en se faufilant au milieu des blocs rocheux, mais pour aller où ? À droite, à gauche, ils ne pourraient que longer la paroi d’une caverne, d’ailleurs haute et spacieuse. La muraille était la dernière trace humaine ; en-deçà, il n’y avait plus que ce chaos rocheux. Ils avaient quitté les catacombes par le bas.
Ce tour d’horizon les ramena frissonnants au point de départ. Seule l’ouverture du porche, si près et si loin à la fois, les reliait au monde des couloirs souterrains.
« On peut dire qu’on a réussi notre coup, commenta Paul. On était pourtant avertis… Je voudrais bien voir la tête du pervers qui est allé dessiner exprès ce piège pour hétéros ! »
Ils commencèrent par s’interroger calmement. Qu’est-ce que le dessinateur de carte avait dit à Paul, exactement, sur les passionnés de son espèce ? Il ne pouvait pas être le dernier, ils devaient bien être encore quelques-uns à connaître le danger hypocritement souligné par la fresque du « PAS PAR LÀ ! » Il fallait taper « cataphile » sur un moteur de recherche et les contacter ; il suffirait que l’un d’eux, du haut du porche, leur tende une corde, et ils remonteraient en deux minutes ! Paul cependant voulait qu’avant d’appeler au secours, ils tentent de savoir s’il n’y avait pas d’autre issue. À défaut de la carte des catacombes, ils pourraient sans doute en trouver une des sous-sols de Paris, essayer de comprendre où ils étaient et où pourrait les mener un éventuel passage qui partirait de cette caverne. Il se pencha sur son Iph, en clignant des yeux, et aussitôt releva la tête :
« Tu as le même message que moi ? »
Antoine, sans comprendre, regarda son écran. Il était d’un bleu qu’il n’avait jamais vu et affichait : « Vous êtes hors-connexion. »
Effaré, il regarda Paul juste à temps pour le voir partir dans un fou-rire si sincère et si irrésistible que pendant un instant au moins, il balaya tout.
« Hors-connexion… articula-t-il, littéralement plié en deux, comme s’il n’avait jamais rien entendu de plus cocasse. On n’a pas de corde, on n’a pas de carte, on n’a pas d’eau et on n’a pas de 6G… Pas par-là !… et quand je veux y aller, tu es d’accord !… Tu veux que je te dise ? Toi et moi, ensemble… on n’est pas viables ! »
Comme toujours, le rire de Paul était contagieux. Et réconfortant. Dans ce monde froid et mort, il était la seule chose vivante et humaine. Antoine sentit un élan d’affection pour son ami, une pointe de colère contre cette pauvre version de lui-même trop fatigué et trop déprimé pour jouer son rôle de garde-fou, et surtout, la volonté farouche de les tirer de là, d’être celui qui en trouverait le moyen.
« Je vais quand même aller voir, fit-il, s’il y a des passages ailleurs. »
Paul qui, pour achever son fou-rire, s’était affalé près du rocher contre lequel il avait atterri, répondit qu’il venait, lui aussi, et voulut se lever, mais cette fois, Antoine avait été le plus rapide : il s’était déjà mis derrière lui, le maintenait au sol par les deux épaules. Il voyait bien, depuis tout à l’heure, son visage se crisper dès qu’il s’appuyait sur son pied droit.
« Non, toi tu restes ici. Je sais bien qu’il y a peu de chance qu’il passe quelqu’un derrière le porche, seulement, au point où on en est, les chances, il faut les mettre de notre côté, même les plus petites. Profites en pour te reposer, essaie de bander ta cheville avec un des chandails, pour l’empêcher d’enfler, parce qu’après, on va la solliciter… »
L’exploration qui suivit fut longue et minutieuse. Antoine se risqua d’abord jusqu’au bord de la crevasse : un vrai gouffre, un puits noir, d’un diamètre égal à sa chambre, au fond indiscernable. Puis il longea de son mieux la paroi de gauche, souvent difficile à atteindre car dans ses parages, les blocs rocheux se faisaient plus gros et plus serrés. La gorge nouée, il se hissa dans une fente dans laquelle il put ramper pendant quelque mètres : cela semblait monter, mais est-ce que ce ne serait pas de la folie de poursuivre avec le risque de se retrouver coincés, de faire tomber des pierres ? Toute décision difficile à ce sujet lui fut épargnée car la fente montante se révéla être un cul de sac dont il ressortit à reculons. Il découvrit le fond de la caverne, derrière la crevasse et en contrebas, un fouillis de rochers surmontés d’une voûte, basse le plus souvent, très haute parfois, et même, par endroits, bien ventilée, mais ils ne pouvaient pas s’envoler dans un courant d’air. Il consultait régulièrement son Iph dans l’espoir de retrouver du réseau quelque part, par exemple au bord de la crevasse ou sous les voûtes les plus hautes, mais tout restait hors-connexion. En outre, il avait une autre idée en tête : il tâtait les roches à la recherche d’infiltrations, il appliquait sa main contre la terre pour savoir s’il la trouverait plus humide. Tout était sec et mort, et froid surtout, si froid… C’était ce froid contre sa peau qui lui donnait une sensation vague et continue d’humidité, mais ils ne pourraient pas la boire… Il longea finalement la crevasse par la droite : un espace élargi, au sol granuleux, parsemé de roches plus basses et plus friables. Auraient-ils le temps d’en connaître le moindre recoin avant de… (Il n’acheva pas, même mentalement.)
Il aperçut, du plus loin qu’il pouvait le voir, Paul resté assis qui avec des jets de lampe-torche fouillait l’obscurité dans sa direction : comme il était pâle ! Le voyant enfin arriver, il lui adressa un pauvre sourire.
« Tu m’as bien fait flipper ! Tu ne revenais pas, je me disais que si tu étais tombé, que tu étais blessé, on ne pouvait pas communiquer… Je ne suis pas doué pour attendre seul… »
Antoine s’assit au sol près de lui sur ses jambes repliées et lui expliqua ses recherches infructueuses, sans mentionner l’eau. Assis, il prit conscience de sa fatigue. « Pause-café pour tout le monde, décréta-t-il. Puis, on s’attaque à cette muraille… »
Tacitement, ils se limitèrent en café, sirotèrent chacun une demi-tasse chaude et amère qui réchauffait et désaltérait en même temps. Ils se revigorèrent surtout avec trois sucres chacun irisés de café chaud et fondant dans la bouche : que c’était bon ! Pendant l’exploration d’Antoine, Paul avait arraché avec ses dents une manche de son chandail et bandé sa cheville avec ; il affirma que ça allait beaucoup mieux, il fumait juste une cigarette puis il était prêt à tout.
Ils essayèrent à plusieurs reprises, en variant les techniques. Le plus frustrant est que le but si proche semblait les narguer : si Paul, en haut des éboulis, se haussait sur la pointe de son pied gauche, en équilibre instable, et s’étirait le long de la muraille, il pouvait poser le bout de ses doigts sur le couloir interrompu. Seulement, outre le fait qu’ils ne savaient pas comment se hisser, il y avait deux difficultés supplémentaires. Le dernier mètre de la pente était si raide qu’on devait l’escalader en s’aidant des mains ; les deux pieds ne pouvaient y être posés au même niveau. Et ils découvrirent à leur dépend la différence entre une lampe frontale et un Iph en lampe-torche. Comme il leur fallait bien un peu de lumière, l’un d’eux ne disposait que d’une main, ce qui compliquait toutes les manœuvres. Impossible de se camper assez fermement sur les pierres roulantes pour se faire la courte échelle, et d’ailleurs, en ce cas, qui devait tenir son Iph ? Paul voulut pourtant essayer d’appuyer son pied gauche sur les mains croisées et serrées d’un Antoine bien chancelant, puis de s’élever avec son Iph dans une main… Chute à deux, assaut de ténèbres (Paul avait encore lâché son Iph en tombant) et jurons dans les éboulis. Puis Antoine parvint à monter sur le dos de Paul appuyé de son mieux à la muraille, les éclairant par en-dessous, mais, malgré un torrent continu d’encouragements et d’exhortations, il fut incapable de se contorsionner pour grimper sur ses épaules, et de là, gagner le fameux rebord ; il se contenta de s’affaler sur son ami comme un nouveau sac à dos plus lourd, plus encombrant, et tout aussi inerte, et, quand, découragé, il voulut se laisser glisser au sol, ils tombèrent à deux à nouveau.
Ils capitulèrent. Il n’y eut même pas de décision prise ; ils se retrouvèrent juste près du rocher et du sac à dos qu’ils y avaient abandonné. Ils étaient épuisés, contusionnés, couverts de poussière grisâtre. Paul retrouva sa place contre son rocher, alluma une cigarette d’une main tremblante et se mit à fumer comme si sa vie en dépendait. Antoine sentit la sueur se glacer sur son corps, enfila son chandail dont la laine vint se coller à une large écorchure sur son coude droit, puis remit, par-dessus, son blouson déchiré. Sans un mot, Paul lui versa d’office une demi tasse de café et la lui posa sur les genoux.
« On va s’y prendre autrement, déclara-t-il avec un aplomb à toute épreuve. Il faut creuser des marches dans la muraille. »
Antoine faillit s’étrangler avec son café qui n’était déjà plus aussi chaud. Il regarda d’abord les deux mètres de mur, puis se retourna vers son ami : « Ah ouais ? Et tu veux les creuser avec quoi ? Avec tes ongles, ou avec tes dents ? Tu es sûr que c’est du tabac que tu as fumé ? »
Imperturbable, l’autre écrasait sa cigarette contre le rocher puis se levait posément. « De toute façon, c’est le seul moyen de se tirer d’ici. »
Toujours assis au sol, Antoine le regarda, incrédule. Paul se la jouait Edmond Dantès dans son cachot souterrain du Château d’If ? Il oubliait que pour creuser à même le rocher pendant de longues années avec une patience héroïque, il avait un geôlier qui venait une fois par jour lui porter à manger et à boire !
« Peut-être… C’est juste dommage que ce soit impossible.
‒ Impossible n’est pas liber ! »
Ah bon ? Il semblait plutôt à Antoine que ce n’était pas sapiens. Est-ce que l’humanité ne s’était pas grisée pendant des millénaires d’incroyables histoires de sapiens perdus dans la neige, qui mangeaient des cadavres crus pour pouvoir survivre, ou coincés sous un rocher, qui s’amputaient tout seuls avec un canif pour pouvoir s’en aller avec un bras en moins ? Est-ce que le liber n’était pas au contraire, selon la célèbre formule de David StourbeJeune philosophe médiatique, inventeur de l’apocalyptisme, il a échappé adolescent à une tuerie dans un lycée d’Orléans. Présent dans I : III et dans II : V ; mentionné dans II : I., « l’animal au monde le plus dépourvu d’instinct de conservation » ? Trop détaché, trop lucide pour éprouver la rage de vivre du sapiens resté animal, qui mettait son intelligence rationnelle au service de ses besoins primaires.
Et Paul dans tout ça ? C’était bien le problème. Paul avait muté en de très mauvaises conditions. Avec sa xéno-sérotonine non stabilisée, il avait gardé beaucoup de réflexes de sapiens, mais d’un sapiens qui n’avait plus les pieds sur terre. Et le voilà qui regrimpait la pente d’éboulis en s’aidant d’une main, tournant de l’autre la lumière de l’Iph vers l’arrière, en même temps que son visage : « Alors, tu viens ? » Coincé au fond d’une caverne en contrebas des catacombes avec un ami cinglé !
Antoine fit non de la tête, puis tenta de se justifier. C’était idiot. Tôt ou tard, on allait venir les chercher. On découvrirait d’abord qu’ils étaient toujours sur répondeur et qu’ils n’ouvraient aucun message tandis que leurs Iphs n’étaient pas éteints, alors forcément, par déduction, quelqu’un penserait aux catacombes si proches du Raminagrobis. Il fallait juste être patients, et ça ne servait à rien de s’épuiser en attendant dans un travail inutile et absurde.
« Ça veut dire que tu refuses de m’aider ? »
Coincé au fond d’une caverne en contrebas des catacombes avec un ami cinglé et furieux ! Des bribes des scènes de la veille lui revinrent, lui firent mal à nouveau. Il baissa la tête : « Désolé. Je sais qu’on ne peut pas y arriver. Et je t’assure que la dernière chose dont j’aie envie maintenant, c’est de me disputer avec toi… »
Oscillant en haut de la pente, Paul tourna vers lui le regard radouci de ses yeux gris fumée : « Pareil pour moi… Ça ne fait rien, d’ailleurs, si tu ne veux pas m’aider : c’est moi qui vais les creuser, ces marches. C’est moi qui nous ai fourrés là-dedans, c’est à moi de nous en sortir. »
Il avait oublié sa cheville, la culpabilité lui avait donné des ailes ! Antoine consterné et impuissant le vit tenter de s’asseoir et faire rouler des pierres, puis s’accroupir en essayant de s’appuyer au mur, s’enfoncer, déraper et faire rouler d’autres pierres, enfin parvenir à se stabiliser, un genou au sol, la joue gauche contre le mur, s’asseoir lentement sur ses talons (il appuyait encore sur sa cheville droite), agripper une pierre devant lui, la première venue, s’en servir pour rayer la muraille. Et aussitôt, la complète inefficacité de ce procédé leur sauta aux yeux : la muraille n’avait rien, c’était la pierre qui s’effritait !
« Putref ! cria Paul exaspéré, qui c’est qui m’a foutu des pierres pareilles, encore plus rouillées qu’un tas de ferrailles ? Ce sont les vieux os pourris de la terre, ou quoi ? Tu n’as pas quelque chose de plus dur de ton côté ? »
Antoine fit preuve de bonne volonté ; il se releva avec effort, inventoria l’environnement, alla même regarder le rocher, puis secoua la tête.
« C’est de la craie. Même le rocher, c’est un bloc de craie. On a dû tomber au niveau de la Mer de Craie du crétacé qui a donné le Bassin parisien… »
Cette pensée suffisait à lui assécher la gorge. Combien restait-il donc de café dans ce thermos ? Si seulement ils avaient pu avoir de l’eau ! D’un autre côté, peut-être que Paul enfin au pied du mur allait cesser de s’obstiner, et redescendre près de lui ?
« La Mer de Craie du crétacé, répéta Paul rêveusement. Tu m’en diras tant ! »
Il s’était relevé tant bien que mal, promena un moment la lumière de l’Iph sur tous les horizons, comme s’il espérait trouver suspendus aux parois des fantômes de vagues et des restants d’écume. Puis il visa froidement et envoya le restant de pierre qu’il avait en main se fracasser contre le socle incliné qui le séparait d’Antoine. L’impact fit jaillir un nuage de poussière grisâtre.
« Heureusement, s’écria-t-il avec entrain, j’ai une meilleure solution ! »
Il reprit lentement sa position. Son Iph en lampe-torche posé sur sa cuisse, il fouilla dans l’échancrure de son pull, se saisit de la clef de la porte de la nuit, baissa la tête pour l’ôter, enroulant la lanière de cuir autour de son poignet.
« Ça, au moins, c’est du bon acier bien solide ! Et je ne risque même pas de l’abimer ; je peux utiliser l’embout, il y a une sorte de mini crochet… »
Antoine découragé alla s’adosser au rocher au moment où Paul, empoignant la clef de la main droite, lui faisait mordre la pierre avec un raclement pur type ongles contre l’ardoise, avec bien plus de volume sonore.
« Tu comptes nous infliger ce bruit-là jusqu’à ce que tu aies creusé des marches jusqu’en haut ? Ça promet ! »
« Ça promet ! » était un bel euphémisme : Paul avait autant de chance de creuser ne fut-ce qu’une seule marche qu’Antoine de faire réapparaître la Mer de Craie par la force magnétique de sa pensée ! Il allait juste achever de rendre les heures suivantes infernales : ils étaient déjà sous terre, ils auraient en plus grincements des chaînes et grincements de dents.
« Tu vas t’y habituer. Tu verras que ça vaut le coup. Quand on pourra regrimper… »
Antoine s’abstint de tout commentaire et se contenta de se tasser contre le rocher. S’il avait pu s’en couvrir la tête comme d’un oreiller, il l’aurait fait. Paul au contraire paraissait avoir repris du poil de la bête. Contorsionné, de profil, il s’activait presque joyeusement tout en entretenant à lui seul une conversation clamée. Il évoqua d’abord les premiers outils des premier hominidés ‒ est-ce qu’Antoine savait que l’aventure humaine avait commencé avec des racloirs en os ? ‒ de là, Alex LangEx pion au lycée des Pontonniers et doctorant en préhistoire de l’Université de Strasbourg, il s’installe à Paris après l’arrivée de Daniel Goujon au pouvoir. Présent dans II : II ; mentionné dans II : IV. avec ses histoires improuvables d’amitié entre néandertals et sapiens, son séjour à l’appart, l’engouement des médias pour sa théorie politiquement correcte puis, de fil en aiguille, la soirée à l’Élysée où Paul et Antoine l’avaient accompagné.
Antoine ne risquait pas de l’oublier ! « Quand on était tombés sur ValentineStrasbourgeoise d’origine, lycéenne brillante, elle devient cheffe des Jeunesses pour l’Ordre pendant son année de Terminale, puis très jeune ministre de la Jeunesse et de l’avenir dans le gouvernement de Daniel Goujon ; passée au Parti minimaliste ; restée sapiens, éprouve envers les libers éloignement et méfiance ; intelligente, travailleuse, ambitieuse, secrètement sensible et plus vulnérable qu’il n’y parait ; elle a du mal à mener de front ses deux passions pour la politique et pour la physique nucléaire. Présente dans II : II et V. ?
‒ Valentine Frey ? C’était même elle qui l’organisait. À l’époque, elle remplaçait Triple AAmbroisie Anne-Alouette Bertrand ; mère d’Aloysius et Antarès Alouette et d’Aurore et Archange Anne ; influenceuse puis femme politique, elle fonde en l’an 11 le Parti minimaliste qui vise à réduire le rôle de l’Etat et faire confiance aux citoyens, devient députée puis coordonne le gouvernement d’union nationale 3 ; liber, équilibrée et chrétienne fervente, elle atteint malgré elle des sommets de popularité, mais préfère vivre parmi les siens, dans une famille recomposée réunissant ses quatre enfants, ses deux ex-maris et sa meilleure amie, dans sa propriété de Château caché dans un faubourg de Bordeaux. Présente dans II : V. comme ministre de la Cohésion gouvernementale, et de toute façon le Ministère de la Recherche était logé à l’Élysée.
‒ C’est une circonstance aggravante ! Tu t’étais bien foutu de sa gueule, ce soir-là ! Et moi, je ne l’avais même pas reconnue… »
Paul eut un petit rire satisfait au souvenir délectable de Valentine rouge et furieuse. Antoine aussi revoyait la scène. Cette jeune ministre mince, avec son casque de cheveux blonds, en robe du soir et talons aiguilles. Et Paul qui paraissait la connaître, qui l’apostrophait à voix haute :
« Entrer à l’Élysée comme ministre surnuméraire de Dany le DingueDaniel Goujon ; fils de Mara Goujon et époux de Françoise Goujon ; chef de cabinet au ministère de l’Intérieur en l’an zéro, il devient ministre ensuite mais démissionne en l’an 5 pour fonder le Parti de l’Ordre, préparant ouvertement un coup d’Etat nécessaire selon lui pour rendre la France vivable à nouveau , voulant l’accomplir sans violence, il attend la livraison par Nasung d’une armée de robots en l’an 11, entre avec eux dans Paris, s’installe à l’Elysée et s’autoproclame chef du gouvernement ; une série rapide de déboires l’amène à démissionner avec fracas trois mois plus tard ; resté sapiens, colérique, autoritaire, il a du mal à renoncer aux relations hiérarchiques. Présent dans II : V ; mentionné dans I : II et IX, et dans II : I, II, III, IV et VI., et finir par piquer sa place à Triple A, si ça ne s’appelle pas manger du foin dans toutes les bergeries… Dis donc, c’était quoi déjà ton titre sous le précédent gouvernement ? Il était trop drôle ! Ministre de la Jeunesse et de l’Avenir, c’est ça ? Alors que la moyenne d’âge en France doit être de soixante-cinq ans ! Tu parles d’une sinécure ! La prochaine fois, choisis la Vieillesse et le Passé, tu auras plus de travail… »
« Choisis la Vieillesse et le Passé » : c’était tout Paul. Les études d’histoire, les hominidés avec leurs racloirs, les chansons de la guerre de 14, le sujet de recherche envisagé en ethnologie sur les « ploucs » qui vivaient sans Iphs et cultivaient la terre sans machines agricoles, l’alcôve avec ses ossements… Un peu plus de jeunesse et d’avenir ne lui ferait peut-être pas de mal ! Et pourtant, le plus blessant pour son interlocutrice avait été sans aucun doute le temps qu’il lui avait fallu à lui pour l’identifier. C’était seulement quand elle avait appris qu’Alex Lang les avait fait rentrer et qu’elle avait lancé méchamment : « Ça vaut toujours mieux que de vous faire faire le mur pour aller harceler un autiste ! » qu’il l’avait fixée, effaré :
« Valentine ? »
C’était une question : même à ce moment-là il n’arrivait pas à assimiler sa camarade de classe à cette jeune femme sophistiquée, glacée et haineuse. Comme elle l’avait regardé, alors ! Il avait compris d’un coup ; c’était si clair soudain, avec le recul, qu’elle avait été amoureuse de lui dès le début de la Première, qu’elle lui en avait voulu de la laisser tomber du jour au lendemain quand Paul et lui étaient devenus amis, et que la fin de l’année n’avait rien arrangé. Trop tard : elle s’était détournée aussitôt, s’empressant de saluer quelqu’un d’autre, ne lui laissant pas en placer une. N’empêche : il aurait dû insister, s’excuser, lui demander de ses nouvelles.
« Quand même, tu aurais pu me dire qu’elle était ministre !
‒ Dis donc, il me semble que tu pouvais le savoir aussi bien que moi ! D’ailleurs, on l’avait vue ensemble à la télé, au temps de Dany le Dingue, en train d’expliquer qu’il fallait repeindre les murs.
‒ Je ne devais même pas regarder le poste ! Tu sais bien que je m’en fous, moi, de la politique.
‒ Je ne pensais pas qu’elle t’intéressait encore. De toute façon, je n’ai jamais compris ce que tu lui trouvais. »
Il fallait concéder à Paul un point : Antoine s’était habitué au grincement de la clef sur la pierre comme à la nécessité d’élever la voix en parlant.
« Je l’aimais bien, dit-il nettement. Je veux dire, comme une amie. Mais toi, pourquoi tu l’as agressée comme ça ?
‒ Parce qu’elle le mérite, que j’en pense chaque mot, et que ça ne sert à rien d’être en démocratie si on ne peut pas se foutre de la gueule d’un ministre en public… Ta Valentine, c’est une pluie acide sur un tas de ferrailles. Et sans même parler de son passage au Parti de l’Ordre ; Dany le Dingue était ringard, mais ce n’était pas un si mauvais bougre. Tandis qu’elle… Petite-fille de banquier strasbourgeois au temps où ils n’étaient pas anonymes, fille d’un industriel alsacien devenu sous-traitant de Nasung, centralienne, future ingénieur, passée au gouvernement pour doter la France d’une nouvelle gamme de centrales nucléaires fondées sur la fusion de l’atome… Tu as quand même entendu parler du projet Phaéton ? Si tout ça ne revient pas à chanter à pleine voix : “Veillons au salut de l’Empire…” »
Un mouvement plus énergique déclencha un nouveau filet d’éboulis tandis qu’Antoine courbait la tête sous cette avalanche d’informations.
« Une bêcheuse et une garce, poursuivait Paul. Elle avait peut-être fondu, en Terminale, mais sa bonne opinion d’elle-même continuait à enfler ! Siffloter “L’opportuniste” en lui tournant le dos, c’était jouissif. »
Toute la conversation semblait grincer avec entrain, faire rouler de temps en temps une pierre ou deux.
« Tiens, tu veux un exemple de sa politique une fois qu’elle a pris la tête du gouvernement ? Cette histoire de vacances en territoire salafiste, c’est elle ! Quand Triple A négociait avec les salafistes au nom de l’union nationale, elle avait obtenu qu’ils expulsent les femmes adultères au lieu de les lapider, des mesures de ce genre. Après sa démission, ta Valentine a poursuivi les négociations à sa manière : pour rétablir la continuité territoriale, chaque village salafiste doit avoir son auberge ‒ payante ! ‒ réservée aux non-musulmans… Un vrai système gagnant-gagnant : les touristes sont dépaysés, les salafistes s’enrichissent, les banques se servent au passage et l’État récupère de l’impôt… Putref ! Moi ça me débecte. Je ne suis pas pour les attentats qu’il y avait quand on était gosses, mais au moins, à l’époque, les islamistes avaient des couilles, ils s’opposaient à quelque chose, ils ne cherchaient pas seulement à se vendre…
‒ De toute façon, tout ce gouvernement-là vient de démissionner, non ? s’enquit Antoine, sans opinion sur les vacances salafistes.
‒ Il s’est dissous comme c’était prévu, en même temps que l’Assemblée constituante. Autant dire qu’il a remis à l’Empire les clefs de la cité, avec des courbettes : les gestionnaires de l’État et le “chargé de gouvernance”, c’est l’Empire qui ne se cache même plus… »
Antoine, qui depuis un moment aménageait le pied du rocher en lissant les cailloux granuleux ou recouvrant les aspérités, prit le parti de dire posément : « Si tu veux vivre sans Iph, réjouis-toi : ici, on est servis…
‒ Tu es pour l’Empire, toi ?
‒ Je n’ai pas dit ça… Je dis plutôt que je ne vois pas comment être contre. »
On n’entendit plus pendant un moment que les raclements aigus qui faisaient crier la pierre. Puis Paul s’interrompit, frotta de la main gauche l’articulation de son pouce droit et se mit à fouiller ses poches, non sans faire dégringoler quelques cailloux. Il alluma enfin une cigarette, en profita pour s’adosser tant bien que mal à la muraille et se tourner vers Antoine :
« Tu en veux une ? »
Antoine secoua la tête : « Je ne veux pas fumer ici ; j’ai l’impression que ça m’assécherait encore plus la gorge.
‒ C’est drôle : moi ça m’empêche de sentir la faim.
‒ Tu veux le fond du paquet de cacahuètes ? Moi, j’ai diné hier soir. Et tu t’es fatigué plus que moi… » Pour l’instant, Antoine ne rêvait que d’eau sous toutes ses formes : douche chaude, gourde pleine, mer souterraine, source cachée…
Paul fit non de la tête. Surélevé sur son trône de pierres instables et inconfortables, éclairé par en-dessous, son Iph toujours sur sa cuisse, comme il était pâle, et couvert de craie, comme il regardait Antoine fixement ! « Si on commence à comparer, c’est de ma faute si on est là…
‒ Une fois pour toutes : on est deux sur ce coup-là, dit Antoine avec force. Et aussi doofs l’un que l’autre. Moi aussi, je m’en veux !
‒ OK. Alors on partage tout sauf les cigarettes. De toute façon je vais devoir descendre… »
Ils déterminèrent ensemble l’emplacement des « chiottes », suffisamment loin à la fois du rocher et du bord de la crevasse. Puis, Antoine retourna s’adosser au rocher. Ils ne savaient plus l’heure qu’il était car hors-connexion, les Iphs n’actualisaient plus rien ; ils n’avaient pas idée non plus de l’état de leurs batteries respectives.
Les tentatives d’assaut de la muraille et les contorsions pour creuser des marches n’avaient pas dû arranger la cheville de Paul ; il boîtait franchement en revenant des toilettes, ce qui ne l’empêcha pas de regrimper aussitôt en sifflotant par bravade « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ». Les grincements aigus de la clef contre la pierre remplacèrent bientôt la mélodie.
« Tu ne crois pas qu’on devrait économiser aussi la batterie des Iphs ? demanda Paul en réattaquant le mur. Déjà, on n’a pas besoin de lampe-torche pour rester assis…
‒ Tant qu’on ne reste pas dans le noir… Je n’ai jamais supporté le noir complet.
‒ Ne t’en fais pas, tu vas voir briller un joli écran bleu avec marqué : “Vous êtes hors-connexion”. »
Antoine eut d’abord l’impression que les ténèbres lui sautaient dessus. Heureusement, le bleu des Iphs, le sien sur ses genoux, l’autre plus loin et plus haut, recréa l’espace et la profondeur. Et s’éleva bientôt la voix de ce Paul invisible et surplombant.
« Ce qui me saoule le plus, c’est que c’est l’image de tout.
‒ Comment ça ?
‒ Déjà, qu’est-ce que j’ai fait d’autre, depuis que j’en ai l’âge, que de foncer entre toutes les cuisses de femme entrouvertes ? Et qu’est-ce que ça m’a apporté ? On peut aussi le prendre autrement : je vois “PAS PAR-LÀ !”, je ressens aussitôt un appel irrésistible, je fonce et je saute dans le vide : c’est exactement ce que j’ai fait en passant la frontière le jour de mes dix-huit ans ! Tu te souviens, à Strasbourg, quand on allait rôder près du mur avec l’inscription qui disait : “Vous qui passez ce seuil, laissez toute espérance”, ou à peu près ? Et moi qui t’enviais tellement d’être destiné à le repasser à la fin de l’année scolaire, qui ne supportais pas d’être laissé derrière…
‒ Tu regrettes d’être rentré en France… commenta Antoine avec amertume.
‒ Je n’ai jamais douté que c’était mon pays. Seulement, en France je fais quoi ? C’est bien pour ça que c’est l’image de tout. J’ai vingt-et-un ans, je ne fais pas d’études, je ne suis pas amoureux, ma famille est en Allemagne, j’ai choisi un taf rouillé pour une porte qui ouvre sur les catacombes. Normalement, des catacombes, ça sert juste à entasser de vieux os. Celles-là, c’est encore pire : pas d’ossements, juste les trous laissés par les pierres des carrières qui ne sont plus là. Je te promets une surprise : tu aurais pu espérer des gens à rencontrer, une balade en forêt, une virée au bord de la mer… Rien de tout ça : moi je voulais voir des trous, parce que ma vie est vide. Et je suis servi, et tu es servi aussi du même coup.
‒ Dis donc, tu ne crois pas que foncer dans un trou sans savoir pourquoi, c’est mon histoire aussi ? Si toi tu dis que ta vie est vide, qu’est-ce que je devrais dire ? Toi tu voulais faire des études et tu étais doué pour ça ; c’est dommage que tu aies arrêté. Et puis, tu as toujours travaillé. Moi je ne fais rien. Depuis que je suis rentré de Strasbourg, j’ai d’abord passé une année à t’attendre. Et depuis trois ans que tu es là, j’ai l’impression que c’est toi qui vis tandis que moi, je suis posé comme une potiche… C’est comme si j’étais tout le temps engourdi, pas réveillé… Je ne suis pas malheureux, mais je n’ai envie de rien. Je n’étais pas comme ça quand j’étais gosse ; c’est comme si Strasbourg avait cassé quelque chose en moi.
‒ Tu ne m’avais jamais dit ça… » Paul semblait concerné. Rejoint là où il ne s’y attendait pas.
« Je ne me l’étais jamais dit à moi-même. Enfin, pas vraiment. Cette expérience de la vie des sapiens, ça m’a marqué. Si on accepte de rentrer dedans, tout devient si simple ! Il faut subir des tas de choses contrariantes, il faut se positionner par rapport à plein de questions concrètes, avoir de bonnes notes en classe, se faire bien voir des copains, s’élever dans la société… La perception du vide, c’est la seule qui manque. Toute la littérature des siècles passés, les séries, les films, ça reste ce monde-là. On a l’âge des héros de roman ; un jeune sapiens, à notre place, il se tiendrait sur la colline du Père Lachaise, il oublierait le cimetière, il regarderait la ville, et il dirait : “À nous deux, Paris !” Et nous on est là…
‒ Tu crois que ce n’est pas seulement notre histoire, alors, mais celle de tous les jeunes libers ?
‒ Plus ou moins… Et je suis d’accord avec toi sur les catacombes. On n’est même pas dans le royaume des morts. Plutôt des limbes. Comme si on n’était pas encore nés…
‒ Ouais, c’est exactement ça ! On est passé par le sexe de la femme pour retomber dans la matrice.
‒ Ça manque juste un peu de liquide amiotique à mon goût… »
Il se produisait un phénomène étrange : le bleu des Iphs s’était mis progressivement à éclairer la silhouette de Paul et les contours vagues des rochers et de la muraille. Ils gardèrent un moment un silence de pierre râclée jusqu’à l’os.
« Ce n’est pas seulement parce qu’on est libers, dit enfin Paul. Aussi parce qu’on est des mâles hétéros. Là encore, la fresque et le précipice c’est l’image de tout. Je suis le premier à trouver les virilistes lourdingues ; n’empêche que l’ère actuelle est faite pour les femmes. Peut-être que ce n’est que justice, que ça compense des millénaires de domination ; en attendant, c’est sur nous que ça tombe. »
Antoine hésita à répondre, et Paul poursuivit :
« Et parce qu’on est la dernière génération… Comment est-ce qu’on peut être motivés par quoi que ce soit, si de toute façon après nous il n’y a plus de société ni d’humanité ?
‒ Là, je suis tout à fait d’accord avec toi ! C’est ça le problème avec les filles. Au bout de quelques semaines, elles veulent passer plus de temps à l’appart, ou que je “m’investisse” davantage dans leur vie. Si on les laisse faire, elles commencent à rêver d’aménager à deux. C’est sans doute un reste d’instinct reproducteur qui n’arrive pas à s’atrophier. Putref, quel sens ça peut avoir de vivre en couple quand on ne veut pas fonder une famille ?
‒ Moi je crois que je pourrais vivre avec une femme que j’aimerais passionnément, au point de lui rester fidèle, disons pendant quelques mois. Et toi, tu ne te vois pas sérieusement amoureux ?
‒ J’en sais rien. J’en suis pas là. Comme je te disais, faudrait déjà que je me réveille. Que je vienne au monde.
‒ Ce n’est peut-être pas un avantage pour toi de ne pas avoir besoin de gagner ta vie… »
Sur le sujet de l’argent, Paul avait gardé tous ses réflexes de sapiens. Il tenait même à lui payer un loyer !
« Tu m’y fais penser : on en a parlé hier soir. » Allait-il vraiment retirer cet élément-là de la soirée de la veille, et continuer à refouler le reste ? « Mon pèreJean-Pierre Forestier ; époux de Sophie Forestier, père d’Antoine et Barnabé/Raoul Forestier ; resté sapiens, beau-frère et associé de Guy Marcheur, il a fondé avec lui l’entreprise immobilière « Mon pari pour Paris », rachetant à bas prix les appartements abandonnés pendant les années de chaos pour les rénover et les louer ou les vendre en des temps meilleurs ; ils ont fait fortune ainsi. Présent dans II : II ; mentionné dans I : IX et dans II : IV. a dit qu’on était trop vieux maintenant pour avoir de l’argent de poche, qu’il allait plutôt nous donner quelques apparts chacun et un paquet d’actions. Les apparts, je ne sais pas ce que j’en ferai. Les actions en tout cas, je vais les vendre, je sais trop ce qu’il y a derrière…
‒ Même financièrement, tu as raison. Les belles années de l’immobilier parisien, elles sont finies.
‒ …Je demanderai conseil à UlysseUlysse Marcheur ; fils du premier mariage de Guy Marcheur, demi-frère aîné de Jason Marcheur, petit cousin de Colette Marcheur ; assistant parlementaire du député Michel Oranger en l’an zéro, puis conseiller en communication de Daniel Goujon, passé au Parti minimaliste ; resté sapiens, à la fois ambitieux et dévoué au bien public, prudent, mondain, policé, partisan de l’unité anthropologique de l’humanité, célibataire endurci et quelque peu misogyne. Présent dans I : VI et dans II : V ; mentionné dans I : I et IX. pour racheter quelque chose d’écolo et de responsable à la place. Mais je toucherai quand même des dividendes. En fait, je n’aimerais pas avoir à me procurer de l’argent par mes activités. Je trouve que ça contraint les choix.
‒ Je dirais plutôt que ça oblige à en faire. »
Antoine le regarda (il le distinguait à présent). Comme Paul semblait serein et détendu, presque heureux, malgré la fatigue ! Est-ce qu’il avait tout faux ? Est-ce que son ami avait raison de s’activer, de vouloir se procurer lui-même de quoi vivre, de refuser d’attendre qu’on les découvre mais de prendre le temps qu’il faudrait pour faire en sorte qu’ils puissent remonter le long du mur par leurs propres moyens ? Est-ce qu’Antoine était juste, comme il venait de l’avouer, trop mou, trop inerte, sans énergie ? Était-ce le genre de situation où ils allaient être sauvés tous les deux par les réflexes de survie de l’animal sapiens ?
« Tu parles comme si tu ne faisais pas d’études, poursuivit Paul. Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu faisais de la psycho.
‒ Pour essayer de comprendre, je suppose. Qui je suis, qui on est, ce qui nous arrive… C’est la seule chose qui aurait du sens. En même temps, c’est sûr que ça ne peut pas suffire. Il aurait fallu faire médecine, avoir de vraies connaissances sur le cerveau… Et je n’aurais jamais le courage d’apprendre tout ce qu’il faut savoir sur les autres parties du corps. » Antoine scrutait le mur dans l’obscurité. Est-ce qu’il y avait au moins un début de marche ? Après tout, ce n’était pas si haut, il pourrait suffire d’en faire deux…
« Tu peux sûrement avoir accès aux cours de neurologie, même si tu ne passes pas les diplômes.
‒ Oui, c’est ce que je fais.
‒ Je ne savais pas. Tu n’en parles jamais. Tu ne t’es jamais dit que tu pourrais être psy ? demanda Paul, toujours de profil, se tordant le cou pour lui jeter des coups d’œil furtifs. Ça t’irait bien. Tu sais si bien écouter et mettre en confiance… »
Il disait cela, et pourtant, après ses confidences à Laon trois ans plus tôt, il n’avait rien eu de plus pressé que de trouver un vrai psy. Et quant au mur, malgré tous ses efforts, Antoine n’y distinguait rien, ce qui d’ailleurs ne voulait rien dire. Il était loin. Il était bas. Et l’écran bleu de l’Iph n’éclairait guère que le visage de Paul.
« Enfin, pour en revenir aux jeunes libers, reprit ce dernier, il y en a qui s’en tirent mieux que nous. Regarde Jason ! »
Pendant un moment, dans les raclements de la clef, ils pensèrent à Jason et à son incroyable appétit de vivre alimenté par tout ce que le monde en mutation contenait de surprenante nouveauté. L’expérience du vide, il ne la ferait jamais.
Paul allait sans doute poursuivre par un « Et regarde Raoul… », mais ça, Antoine n’avait pas du tout envie de l’entendre. Ce fut peut-être ce qui le décida :
« Tu sais que mon père a une maîtresse ?
‒ Tu veux dire la rousse aux yeux verts qu’il appelait son “assistante personnelle” l’année de mon arrivée en France ?
‒ Donc, tu le savais ! s’exclama Antoine avec une pointe d’amertume.
‒ Disons qu’il y avait de quoi s’en douter… Pourquoi ? Ça t’a choqué de l’apprendre ?
‒ C’est pas ça… »
Les mots sortaient maintenant, adressés à ce Paul lointain, suspendu en hauteur, qui ne cessait avec sa clef de râper le mur. Comme elle crissait et grinçait, cette histoire vulgaire, pleine de cris ! Raoul et lui savaient que leur père avait logé son ancienne assistante dans un penthouse au sommet d’une des tours de La Défense, avec vue sur Paris, sur la Seine et sur l’Oise à la fois. Raoul lui en avait parlé à plusieurs reprises : c’était son appart préféré de tout le parc immobilier de « Mon pari pour Paris ». Donc la veille au soir, quand leur père avait commencé à leur expliquer ce qu’il allait leur donner à chacun, Raoul ne s’était pas contenté de dire que ça ne l’intéressait pas, qu’il était très bien à la coloc avec de l’argent de poche et qu’il ne voulait pas perdre son temps à gérer des actions ou des apparts. Il avait enchaîné au milieu du plat principal en disant à leur père : « En revanche, je veux bien que tu me donnes le penthouse où tu as logé ta maîtresse ; j’ai toujours rêvé d’en faire mon atelier. Tu pourrais la loger ailleurs, puisque c’est toi qui l’entretiens. » Leur père était rouge et bredouillant, ç’aurait été drôle de le voir si déconfit s’il n’y avait pas eu leur mèreSophie Forestier ; femme de Jean-Pierre Forestier, mère d’Antoine et Barnabé/ Raoul Forestier, sœur aînée d’Hélène Marcheur ; restée sapiens, sensible, affectueuse et vulnérable, de tempérament anxieux, elle s’est consacrée depuis l’an zéro à l’éducation de ses fils et de son neveu Jason, effrayée par les dangers qu’ils couraient dans les années de chaos, et a été très affectée par le cancer des glandes de Barnabé. Présente dans II : II ; mentionnée dans I : IX et dans II : IV et V. toute pâle, effarée, humiliée, n’osant regarder personne. Antoine, furieux, avait voulu faire taire son frère et celui-ci avait joué les innocents, du style pourquoi on n’en parlerait pas puisque tout le monde le sait, d’ailleurs maman aussi le sait, pas vrai, maman ? Alors leur mère avait fondu en larmes et quitté la table, Antoine avait essayé de la suivre mais elle s’était enfermée dans sa chambre. Il était retourné au salon, et là, à trois, ils avaient fait plusieurs méchantes mises à jour, bugs y compris, leur père et lui en hurlant, et Raoul toujours aussi détaché…
« Et tu ne me disais rien ! » gronda Paul affectueusement.
Raoul et lui, enfin, surtout Raoul, avaient dit à leur père qu’il était une caricature de sapiens, à peine évolué à partir du gorille qui se martelait le torse au milieu de ses femelles, qu’il en était encore à confondre femme et trophée. Leur père avait répliqué, d’abord en les traitant de larves et de parasites, puis en commentant à sa façon leur propre sexualité : Raoul n’était pas un homme, et Antoine ne valait guère mieux : même pas le courage d’assumer qu’il était une tapette, et son ami Paul pareil.
« Ah ouais ? Je regrette de pas pouvoir présenter à ton père une autre rousse, celle d’hier soir, d’ailleurs plus jeune et mieux roulée que la sienne : elle aurait eu son mot à dire sur la question… »
(Paul aussi, parfois, confondait femme et trophée…)
Là-dessus Raoul était passé du fil d’actualité au bloc-notes et avait déclaré que pour l’histoire des gays refoulés il était bien d’accord, et qu’il le pensait depuis longtemps…
« Avec ça qu’il s’y connait en gays et en hétéros, lui ! »
Bref, Antoine exaspéré par son frère lui avait pratiquement dit qu’il regrettait qu’il ne soit pas mort de son cancer… Enfin, pas tout à fait ; il lui avait balancé : « En tout cas, ta rémission, ça n’en est pas une pour ta famille ! » Et Raoul avait répondu : « Ne t’en fais pas, elle ne va pas durer. Et tu peux être sûr d’une chose : quand elle prendra fin, tu seras le dernier prévenu. » Antoine leur avait alors crié « d’aller tous au diable, comme dirait Daniel Goujon », et il était parti en claquant la porte.
Le bruit de la clef s’était interrompu ; Paul s’adossait contre le mur pour pouvoir regarder dans sa direction. Antoine continua. S’il avait été dans son état normal, jamais il n’aurait accepté de le suivre dans les catacombes, il aurait insisté pour qu’ils commandent d’abord un minimum d’équipement sur Myzon. Dans ce fiasco, les responsabilités étaient partagées et complexes ; Raoul aussi avait joué un rôle…
« Je m’arrête un peu, déclara Paul, qui était devenu habile à extirper ses cigarettes et son briquet de ses poches sans faire rouler de pierres.
‒ Tu veux que je te relaie ? » demanda Antoine sans grande conviction.
Dans la pénombre bleutée, son ami le fixait avec une étonnante douceur : « Tu n’y crois pas. Tu ferais mieux d’essayer de dormir ; comme ça, quand tu te réveilleras, j’aurai avancé. Je ne m’en fais pas, je sais que tu me relaieras à la fin, quand tu verras qu’on va y arriver… Garde tes forces pour la deuxième marche ! Mais je veux bien que tu me montes un peu de café, si tu promets d’en boire autant que moi… »
Antoine le rejoignit en quelques bonds, heureux d’avoir quelque chose à faire et une chance d’inspecter la muraille, mine de rien. Si début de marche il y avait, il ne faisait que quelques millimètres ; peut-être qu’il fallait un commencement à tout ? Ils burent une gorgée chacun d’un liquide tiède qui puait la caféine chimique, en essayant de se persuader que cela étanchait un peu leur soif. Antoine ensuite ne retrouva plus la marche parmi les minuscules aspérités du mur. Il ne parvenait pas davantage à se tenir en équilibre sur la pente ; il redescendit vite avec le thermos, alla s’aventurer vers les chiottes ‒ comme c’était désert et froid là-bas malgré l’Iph en lampe-torche, quel réconfort ensuite de retrouver le rocher, le porche, la lueur bleue, l’odeur chaude du tabac, le point rougeoyant de la cigarette indiquant la présence vivante ! ‒ puis se recroquevilla contre le rocher en position fœtale, en essayant de se laisser bercer par les grincements de la clef, de s’imaginer qu’elle mordait vraiment la pierre… Mais la soif et l’angoisse étaient trop grandes. Las de se tourner et de se retourner en se disant que sa mère devait les croire partis à deux sur une moto louée, et gisant inconscients au bord d’une route, que personne ne tenterait de pénétrer dans le Raminagrobis avant la nuit du lundi au mardi et qu’alors, les noctambules se casseraient les dents sur la porte blindée verrouillée de l’intérieur, il finit par se redresser et s’assit à nouveau contre le rocher en se frottant les yeux avec les poings.
Sans cesser de manier la clef, Paul avait suivi ses mouvements du coin de l’œil. Alors, les dents serrées, il se mit à parler de l’Allemagne. Le régime se durcissait. Comme on ne trouvait plus guère de « mutants » à mettre à mort, on traquait et exécutait les opposants politiques. La fuite en avant se terminerait tôt ou tard par un attentat réussi contre Ludwig SchwartzLeader allemand d’extrême-droite neurotypiste, fondateur du mouvement Deutsch und rein dont les milices armées poursuivent et lynchent les « mutants », il devient chancelier du Reich en l’an 8. Son gouvernement durcit la fermeture des frontières, instaure le dépistage obligatoire de la population, la traque et l’extermination des « mutants ». Mentionné dans II : II, III, IV et V.. Est-ce que ce n’était pas le seul vrai combat à mener à leur époque ? La place de Paul, aux côtés de ses quasi compatriotes ? Est-ce qu’il ne savait pas en réalité ce qu’il aurait dû faire de sa vie ?
« Quel tas de laine mouillée ! protesta Antoine, qui se tordait le cou et clignait les yeux pour tenter de distinguer le bout de muraille fatidique : il n’y avait pas plus de marche que tout à l’heure.
‒ Tu le penses vraiment ? Je ne parle pas de ce que tu ressens. Qu’est-ce que tu penserais si ce n’était pas moi ?
‒ Bien sûr que je le pense ! Déjà, pour commencer, tu n’es pas en train de te dire qu’une fois sorti d’ici tu voudrais essayer de rentrer en Allemagne ; tu te dis que là, tout de suite, si tu étais en Allemagne, tu serais plus utile et tu ne m’aurais pas mis en danger. C’est stérile de raisonner comme ça. Et puis, de toute façon, avec ton Allemagne, tu cherches juste une mort héroïque. L’espérance de vie d’un liber là-bas, elle ne doit pas excéder quarante-huit heures… Tu me fais penser aux nobles d’autrefois qui s’engageaient dans une expédition militaire pour se faire tuer, parce que le suicide leur aurait semblé lâche. Si tu voulais vivre, tu vivrais en France. »
Cette fois, Antoine en était sûr : son ami s’escrimait pour rien, il n’avait rien réussi à creuser. Combien de temps lui faudrait-il encore pour s’en rendre compte ? Et bien sûr, connaissant Paul, le pire était à venir…
« Si tu veux un combat pour une grande cause, qu’est-ce que tu fais d’Al Bahatt ? »
Le leader palestinien liber et charismatique avait imaginé de lutter par la non-violence active contre l’armée sapiens et suréquipée d’Israël. Il avait d’abord désarmé les groupuscules et les kamikazes. Puis il avait poussé ses partisans à distribuer gratuitement la mixture aux Israéliens avec en prime des sourires et des paroles de paix. Il venait à présent d’inviter tous les humains de bonne volonté à le rejoindre à Jérusalem, à camper là-bas comme chez eux pour faire de la ville sacrée la capitale de l’humanité réunie et fraternelle. Si Antoine et Barnabé se contentaient de suivre cela à distance, Jason, qui avait promis à ses parents de ne pas partir avant ses dix-huit ans quatre mois plus tard, piaffait d’impatience et aurait voulu être déjà dans les murs de la vieille ville.
« C’est pas mon trip, répondit Paul sans hésiter. Je n’ai pas la fibre universelle de Jason ; l’Allemagne, c’est mon histoire, pas la Palestine. Ou si ça l’était, ce serait plutôt pour réparer le mal fait par mon arrière-grand-père… Je serais mal placé d’aller donner aux juifs des leçons sur comment traiter leurs ennemis. Même des leçons pacifiques…
‒ Et pourtant, là il y a une vraie grande cause qui nous concerne tous. Est-ce que nous, libers, nous pouvons nous réunir à notre manière ? Est-ce que nous pourrions mettre fin, pas seulement à une guerre particulière, mais à la guerre en soi comme moyen de règlement des conflits, ce que les sapiens n’ont jamais réussi à faire ? Peut-être même que ça rejoindrait ton “Delenda Imperio”, parce qu’on arriverait à une autre sorte de paix que celle de la Banque Centrale Planétaire.
‒ C’est trop loin, tout ça. On a passé l’âge des croisades. Alors qu’il suffit de faire un tour dans nos campagnes pour y trouver des ploucs dont personne ne s’occupe, qui sont pourtant en train de réinventer des cultures, des traditions qui n’ont rien à voir avec les nôtres aujourd’hui… Pour moi, c’est comme ça qu’on a une chance d’apprendre à se passer de l’Empire.
‒ Tu vois que tu n’as pas besoin d’aller te faire tuer en Allemagne ! Tu sais très bien ce que tu as envie de faire…
‒ J’ai démissionné du master d’ethnologie !
‒ Et alors ? Tu crois que des ploucs des campagnes te demanderaient ta carte d’étudiant ? »
Ils revinrent pourtant à Al Bahatt. Si Jean-Eudes d’AuléonCompositeur liber, inventeur de la musique eucacophonique qui fait entendre la musicalité des bruits naturels ou humains, dont le fameux concerto pour vent, guitare et voix humaine dit concerto de la Colle noire. Présent dans I : IX et dans II : V ; mentionné dans II : IV. était là, il en aurait fait le concerto du Messie pour clef d’acier, pierre râclée, et voix humaines en désaccord. Antoine put mesurer en effet combien Paul était étranger à tout cela. Cela faisait drôle que son meilleur ami soit si loin de ce qui lui tenait à cœur, alors que pour se comprendre sur un tel sujet Jason, Barnabé et lui n’avaient qu’à échanger des regards fiévreux, des rires enthousiastes, en même temps que les dernières informations que l’un ou l’autre avait recueillies. Pour Paul, l’aspect messianique de l’affaire n’était qu’une curiosité culturelle. Et de façon générale, que les juifs trouvent ou ne trouvent pas leur Messie, c’était leur problème ; il n’imaginait même pas qu’il aurait pu se sentir concerné. Il ne se disait pas que justement parce qu’ils étaient la dernière génération, la fin de l’humanité pouvait être une réconciliation et un achèvement. Que des gens de tous pays et de toutes origines se rassemblent à Jérusalem ne lui évoquait rien et, surtout, ne lui parlait pas ; les versets bibliques n’y auraient rien changé. Il alla jusqu’à plaisanter pour détendre l’atmosphère sur la croyance au Messie, sur le fait qu’ils auraient bien besoin, eux aussi, d’un Messie pour les sortir de là. D’ailleurs, est-ce qu’il n’y avait pas un épisode comme ça dans la religion chrétienne ? Une histoire de Christ descendant aux enfers, ou dans les limbes, pour en tirer des morts piteux, tous entassés dans une espèce de caverne depuis le commencement des temps, à attendre juste que ça se passe ? Ce fut lui qui prononça ces mots-là sans leur accorder le moindre poids…
Antoine sentit qu’il se recroquevillait. Il avait froid. Cela grinçait dans ses oreilles. Il n’avait plus envie de parler. Serré contre son rocher, il gardait la tête basse, mais sentit sur lui le regard insistant de Paul.
« Qu’est-ce qu’il en dit exactement, ton Al Bahatt ? Est-ce qu’il parle de Dieu ? »
À cette question-là, il n’y avait pas de réponse brève. Antoine prit le temps de citer, d’expliquer : les phrases allusives, mystérieuses, leur contexte, les différentes interprétations possibles, celles qu’il préférait, en terminant par les deux références à « Celui qui m’a envoyé », si ambigües qu’on pouvait comprendre que celui qui l’avait envoyé, c’était lui-même ; Al Bahatt pouvait parler de lui à la troisième personne quand il désignait sa fonction symbolique. Mais si c’était lui-même, était-ce si contradictoire avec l’idée d’un Dieu ?
Pendant qu’il parlait Paul le regardait régulièrement avec une attention presque douloureuse. Quand Antoine eut terminé, il dit seulement : « En tout cas, sur ce sujet-là, tu n’es ni engourdi, ni pas réveillé… »
Ils se turent un moment (râcle, râcle), puis Antoine relança. Est-ce que Paul ne pouvait pas imaginer qu’il puisse y avoir en chacun une part divine, une part transcendante, qui en saurait plus ? Une sorte de guide intérieur ?
Paul prit son temps pour répondre. « À vrai dire, ça me fait penser à quelque chose qui n’a sûrement rien à voir… »
Il parla de lui, alors, en des termes neufs. C’était difficile de vivre avec une xéno-sérotonine non stabilisée ; son psy l’avait aidé cependant à comprendre qu’il s’était construit liber, à admettre que cela avait une réalité. Seulement, là où lui, Cyril HulotteFrère aîné de Damien Hulotte, directeur de la troupe des tristes lurons ; psychiatre à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, membre en l’an 1 de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui découvre la mutation ; resté sapiens, il se spécialise ensuite dans les troubles liés à la mutation. Présent dans I : V ; mentionné dans II : III et IV. et la psychothérapie avaient échoué tous les trois, c’était contre ces moments extraordinaires où la xéno-sérotonine revenait d’un seul coup. Alors, il sortait de lui-même, il se voyait du dehors, tout ce qu’il faisait de sa vie lui paraissait vain et absurde, il était prêt à tout renverser comme un enfant qui saccage une fourmilière d’un coup de pied. Abandonner ses études quand la bourse lui avait été refusée, c’était cela, bien sûr, et c’était juste l’exemple le plus récent.
L’année précédente, Cyril Hulotte avait concentré ses efforts là-dessus. Il ne pouvait ni ne voulait prescrire des psychotropes ; il disait qu’on connaissait trop peu la xéno-sérotonine pour se le permettre. Il aurait voulu que Paul se raisonne, se résiste ; il lui avait parlé des schizophrènes qui n’étaient pas tous fous, qui pouvaient être capables de comprendre qu’ils avaient des hallucinations auditives ou visuelles, et choisir de ne pas tenir compte des apparitions incongrues ou des voix dans leur cerveau. Mais Paul avait beau savoir ce qui lui arrivait, la part de lui qui se révélait à ce moment-là emportait toujours son adhésion, il lui reconnaissait aussitôt une lucidité supérieure. Au sens propre, elle le transcendait. Et pourtant, elle n’était pas divine ; ce « guide intérieur » lui disait juste de brûler ce qu’il venait d’adorer pour chercher ailleurs et l’abandonnait complètement perdu dès que c’était fait… La dernière fois qu’il l’avait vu, Cyril Hulotte lui avait dit qu’au fond, il ne voulait pas que ça s’arrête : il aimait ces expériences répétées de la mutation, il se sentait privilégié de pouvoir goûter cette dernière à de multiples reprises. Paul lui avait donné raison, et par conséquent n’avait pas voulu poursuivre la psychothérapie. Oui, bien sûr Cyril Hulotte aurait voulu qu’il continue : en termes de variations de la xéno-sérotonine il était son sujet d’observation préféré, et le seul de ses patients qui le faisait rire aux éclats, de son rire tonitruant.
Paul sourit en repensant à ce psy qu’il aimait bien, puis s’interrompit brusquement et fixa la muraille comme s’il la voyait pour la première fois. Il se frotta les yeux, remit son Iph en lampe-torche, braqué sur un point précis du mur, y promena même ses doigts… Le résultat était sans appel : trois rayures assez proches, rien qui permette de poser son pied. Antoine attendit d’abord une réaction qui ne vint pas, puis se leva, les jambes faibles, les oreilles bruissant d’un silence retentissant, et remit son Iph dans sa poche-ceinture ; il sentait qu’il allait avoir besoin de ses deux mains. Paul se garda bien de regarder dans sa direction ; au contraire, il éteignit la lampe-torche, réenfila la clef autour de son cou, la reglissa contre sa poitrine et appuya son front contre le mur.
« Au moins, tu as essayé, murmura Antoine.
‒ Pour arriver à rien, comme d’hab… »
Paul parlait avec amertume, mais Dieu merci, il semblait calme.
« Ce n’était pas impossible en soi. Il faudrait juste plus de temps qu’il en faut pour mourir de soif, donc il vaut mieux économiser nos forces…
‒ Il n’y a pas que ça… Regarde. »
Paul s’était enfin tourné vers lui. Quelle détresse dans ses yeux ! Il désignait d’un geste la pente d’éboulis, le socle incliné qui s’étendait entre lui et le rocher. Le paysage avait changé depuis leur arrivée : le cône de pierres instables n’avait cessé de s’amincir, la dalle rocheuse s’était couverte d’un chaos de cailloux parsemés.
« Plus je bouge là-haut, plus je fais rouler des pierres, plus ça devient difficile de monter.
‒ Je sais. Mais ce n’est pas grave. De toute façon, il nous faudra une corde depuis le porche, quand on viendra nous chercher. »
Paul secoua la tête : « Ça aussi, c’est l’image de tout… Dès que j’essaie d’agir, je ne fais qu’empirer les choses.
‒ Viens près de moi ! appela Antoine avec force. Je t’assure que ça ne fera rien empirer… Tu n’en as pas assez qu’on soit à dix mètres l’un de l’autre ? »
Paul céda d’un coup. Il dégringola la pente, faisant encore rouler de nombreuses pierres et soulevant un nuage de poussière crayeuse. Et soudain il fut là, à deux pas, l’Iph en écran bleu à la main, et pâle comme un mort.
« On est foutus, murmura-t-il. Antoine, il n’y a pas de Messie. Et personne ne va venir… »
Dans quel silence résonnèrent ces mots ! Du vide partout, à des kilomètres à la ronde. Et comme il faisait noir autour d’eux ! Sous terre, il n’y avait pas d’autre lumière que le message bleu : « Vous êtes hors-connexion ».
Paul poursuivait, cependant : « Il nous reste la crevasse, pour en finir vite, on peut sauter ensemble… Ou juste moi : je peux te laisser ce qui reste de café et de provisions. Qu’est-ce qui serait moins dur pour toi ? »
Il n’acheva pas : Antoine s’était jeté en avant et lui avait saisi fermement les deux bras :
« Écoute-moi, Paul : on va s’en sortir tous les deux. On a entendu mille fois des histoires de tremblements de terre, des survivants qui sont retrouvés dans les décombres plusieurs jours après… Ces gens-là restent seuls, enterrés vivants, souvent avec une partie du corps écrasée, un ou plusieurs membres cassés, ils n’ont rien à manger, pas d’eau, presque pas d’air, ils se pissent et se chient dessus, et ils sont dans le noir complet. Et nous, tu te rends compte de la chance qu’on a ? On peut bouger, on a cette grande caverne bien aérée, des chiottes, un poste de guet avec un siège confortable on a la lumière des Iphs, il nous reste les deux tiers du café, un paquet et demi de cacahuètes et au moins vingt-cinq morceaux de sucre. Si avec ça, on ne peut pas tenir jusqu’à ce qu’on nous retrouve… Et surtout, on est ensemble ! »
La pauvre grimace de Paul indiquait clairement qu’à cet instant il aurait donné cher pour savoir Antoine à mille lieues de là. Ce dernier le serra plus fort :
« Écoute : je sais ce que tu ressens, parce que je le ressens aussi. Chacun de nous se dit qu’il aurait dû refuser de passer ce porche, ou au moins regarder devant lui et arrêter l’autre juste au bord du trou. Chacun de nous se demande ce qu’il a foutu les trois années passées ‒ et de ce côté-là, moi plus que toi ! ‒ au lieu d’apprendre la varappe, de pouvoir remonter cette satanée muraille et tendre la main à l’autre depuis le sommet. Tu ne dois pas te dire que parce qu’on est coincés au fond, on ne peut rien faire. On peut faire une chose, justement, c’est continuer à espérer. Pas mentir, ça n’a aucun sens, on se connaît assez pour ne pas être dupes. Je ne dis pas non plus qu’on n’a pas le droit de douter qu’on va s’en sortir : bien sûr qu’on doute. Il faut espérer, justement parce que l’autre doute aussi. Sur ça aussi on est deux. J’ai besoin de toi, je ne veux pas être seul à y croire.
‒ OK », dit soudain Paul. Quelle confiance absolue dans ses yeux ! Le même regard que trois ans plus tôt aux abreuvoirs de la reine, au moment où il s’était mis à lui parler de son père. « Merci, ajouta-t-il. C’est beaucoup plus clair. Ça va aller, maintenant. »
Antoine le lâcha. Il ne savait pas d’où il tirait ce qu’il avait soudain envie de dire : « On va même mettre plus de chances de notre côté ! Chacun va prendre de bonnes résolutions pour l’avenir.
‒ Si c’est la résolution de me détourner vertueusement la prochaine fois que je verrai inscrit “PAS PAR LÀ !” entre les cuisses d’une femme, je peux toujours la prendre, je sais que si on s’en sort je ne la tiendrai pas. Je foncerai toujours, et je dégringolerai à nouveau… On retombera dans ce que me disait Raoul : que contrairement aux vrais libers, je suis incapable de tenir les engagements que je prends envers moi-même, que je ne me respecte pas et que par conséquent, les autres ne me respectent pas non plus.
‒ Fous-moi donc la paix avec mon frère ! Dieu merci il est pas là, ça me fait buissonner, c’est pas pour aller parler de lui… Et je ne pensais pas à ce type d’engagement, mais à ce qu’on fera chacun de sa vie en sortant d’ici. Je commence, si tu veux. »
Il se redressa : « Moi, Antoine Forestier, je jure au nom d’Al Bahatt et de Celui qui l’a envoyé, sur Jérusalem capitale des Palestiniens et de l’humanité réconciliée, et devant Paul Gravière, témoin de mon engagement, que si nous avons la chance de sortir d’ici comme je veux le croire, je prendrai au sérieux mes études de psycho, je les mènerai avec l’objectif de devenir psy et, une fois que je gagnerai ma vie, je n’accepterai plus rien de mon père.
‒ À moi ! »
Paul n’hésita pas davantage : « Moi, Paul Gravière, je jure… sur les moustaches effacées de la Joconde et sur les cornes définitives du Grand Cocu… sur notre capacité d’échapper à l’Empire ici et maintenant, et devant Antoine Forestier, mon témoin, que si nous avons la chance de sortir d’ici comme moi aussi je veux le croire, j’ouvrirai un compte bloqué pour y verser tous les mois une partie de mon salaire, j’attendrai d’avoir réuni l’argent de la bourse de recherche qu’on m’a refusée, et j’irai vivre chez des ploucs au fin fond de la Creuse en essayant de m’y faire accepter. Et puis, tiens, s’ils m’acceptent, j’écrirai un bouquin sur cette expérience. »
Ils se sourirent, et allèrent s’asseoir ensemble. Paul reprit tout naturellement sa place contre le rocher. Antoine s’installa le plus près possible, légèrement de biais, sur l’autre face d’un angle obtus souligné par une arête de pierre. C’était moins confortable car le rocher, moins haut à cet endroit-là, s’arrêtait au niveau des reins, et surtout, car il n’était pas droit.
Paul avait retrouvé son calme : « Je suis pour qu’on laisse les Iphs se mettre en veille profonde, ça économisera la batterie. Tu n’en as pas assez de voir briller “Vous êtes hors-connexion”, comme si on ne le savait pas ? »
Antoine n’était pas du tout enthousiasmé : « Tu veux qu’on reste dans le noir ?
‒ J’ai envie d’essayer. J’aimerais aussi qu’on écoute le silence ; si quelqu’un vient nous sauver, on l’entendra à des kilomètres. Et réciproquement : si on entend des pas, même très loin, je chanterai le “De profundis clamavit”. Sinon, c’est comme la veille profonde : chacun de nous percevra les signes vitaux de la présence de l’autre. Au passage, l’estomac qu’on entend gargouiller comme ça, c’est le mien… Et puis de toute façon, si tu ne supportes pas, on rallumera un Iph. »
Ils éteignirent les Iphs en les gardant près d’eux ; les appareils endormis continuaient à percevoir leurs signes vitaux (c’était heureusement une fonction structurelle qui ne passait pas par la 6G). Cette fois l’espace sombra tout entier et ne revint pas.
Antoine était réduit aux perceptions de son propre corps. Il n’arrivait pas à distinguer ce qui venait de Paul : respiration, battements de cœurs, froissements de tissu, estomac qui gargouillait, est-ce qu’il y en avait deux ou est-ce que c’étaient toujours les siens ? C’était trop dur, ils étaient restés à distance pendant des heures, peut-être des jours, et à peine retrouvé, Paul disparaissait… Est-ce qu’il existait, au moins ? Est-ce qu’il pouvait exister ? Un autre si proche, depuis cinq ans, qui soit à tout moment un interlocuteur et un vis-à-vis, est-ce que ça pouvait être autre chose qu’un rêve ? L’éternelle réalité lui semblait être qu’il était absolument seul dans le noir.
Il ne supportait pas. Ce qu’il voulait, ce n’était pas rallumer son Iph, c’était toucher Paul pour s’assurer de sa présence. En même temps, c’était un risque terrible qu’amener sa main gauche à quitter la sécurité relative de sa propre cuisse, à s’aventurer au-delà de l’arête de rocher, à chercher et tâter dans le vide : et s’il ne trouvait rien ? Elle chercha, pourtant, dans une telle chape de silence et de battements de cœur qu’il n’eut même pas l’idée d’appeler au secours.
« Là… » dit la voix de Paul, proche, grave, rassurante.
Comment avait-il pu entendre son geste ? Ce fut sa main en tout cas qui vint étreindre celle d’Antoine et ne la lâcha plus.
Les contours du corps d’Antoine avaient cessé d’être tout l’univers. Il percevait la configuration du rocher, il savait où était Paul, cela signifiait que le monde extérieur était toujours là, la caverne, les galeries souterraines, et même la surface de la terre. Il n’avait plus aucun mal à reconnaître la respiration de Paul, plus lente et plus profonde que la sienne, à se concentrer en tendant l’oreille sur ses battements de cœur qui attestaient à chaque instant de son existence. Le plus beau bruit du monde, le plus précieux, on en oublierait de guetter des pas dans les catacombes, que pourraient-ils apporter de plus ?
Il noua ses doigts à ceux de son ami et repensa avec un étonnement amusé aux gays refoulés. Les sapiens comme son père croyaient que la sexualité était au centre de tout, mais à quoi bon être liber et asexuel comme Barnabé si c’était pour partager cette explication simpliste et mécanique ? La sexualité, Antoine la percevait plus clairement qu’il ne l’avait jamais fait. C’était une couche meuble, superficielle, proche de la surface, c’était un Iph qui clignotait, lancinant, obsédant, chargé de messages urgents. Il n’en était plus là, il était descendu plus bas, dans les soubassements de l’être, sur le socle qui était au fondement de tout. Là était le domaine de l’amitié vraie. Un monde sans désir. Un monde de paix. Une veille profonde, endormie et vigilante à la fois, déliée comme ils l’étaient ici (hors-connexion) de tout ce qui n’était pas essentiel.
La notion du temps, il ne l’avait jamais eue à ce point ! À chaque battement du cœur de Paul il l’entendait passer, et il en savourait la plénitude. Il était bien. Il n’avait jamais été aussi bien. Il n’avait jamais imaginé qu’on puisse être aussi bien. Peut-être allaient-ils mourir dans cette caverne, mais ça n’y changerait rien. Ce qui depuis de longues heures lui semblait insurmontable, comme la pensée du chagrin de sa mère ou la perspective de voir Paul souffrir, était sans consistance, sans nocivité, englobé paisiblement dans la paix, fondu joyeusement dans la joie. D’ailleurs, il le savait maintenant, il ne l’oublierait plus, la vie et la mort buvaient à la même source. Comme il avait cherché, tâtant la roche pour trouver des infiltrations, tâtant le sol des paumes de ses mains… La source était là à présent, pour Paul autant que pour lui. Et soudain il aurait voulu crier, rire, pleurer, danser sur place. Un Messie en soi. Un Messie venant du fond.
Il parla à voix haute. Cela n’avait plus d’importance, rien ne pouvait troubler cette paix. « Est-ce que tu ressens la même chose que moi ?
‒ Je pense bien… »
Aucun doute, c’était la voix de Paul. Jamais cependant elle n’avait eu ce timbre-là. Parfaitement heureuse. Pas euphorique, surexcitée : sereine et comme déliée de tout.
« En fait, je l’ai ressenti avant toi. Quand tu m’as dit que je pouvais faire quelque chose pour toi, tout s’est dénoué. Et depuis… C’est drôle, la culpabilité est toujours là dans un coin, mais elle a perdu son importance. Ce qui compte, c’est d’être au bout, d’en être conscients et surtout, d’y être ensemble. »
Un instant, ces paroles emplirent l’air de la caverne. Puis tout s’écroula.
Une lumière violente, détestable, braquée dans les yeux. Une voix étrangère et pourtant horriblement familière, tombant du haut du porche :
« Qu’est-ce que vous faites-là assis dans le noir dos au mur, comme deux andouilles dans une cave ? »
Et la sensation de la main de Paul s’arrachant avec violence de la sienne.
Antoine distinguait à peine le visage de son frère ; il ne voyait pas plus loin que la cruauté de l’Iph en lampe-torche. Il se sentait ahuri, sonné : comment Barnabé pouvait-il être là alors qu’ils ne l’avaient pas entendu arriver ?
Paul en revanche répondit du tac au tac, en mode réflexe de sapiens ne voulant pas perdre la face : « Tu le vois bien : on se détend, on médite sur la vie…
‒ En vous tenant par la main ? C’est trop mignon ! »
Rire railleur de Raoul résonnant dans les voutes. En cet instant, Antoine pensait « Raoul », il voyait cette construction identitaire de « Raoul » depuis le cancer.
« Je vais peut-être vous laisser alors, parce que je sens que je dérange…
‒ Oui, c’est ça, cria Antoine de tout son cœur, fous le camp, laisse-nous tranquilles et enlève cette lumière !
‒ Ah mais non ! » Paul luttait à présent pour se lever. « Raoul, je ne sais pas d’où tu viens, mais c’est le ciel qui t’envoie ! Il faut que tu nous aides à sortir d’ici ! »
La lumière devint plus supportable ; Raoul la promenait dans la caverne. Paul cependant s’était levé et avait remis son Iph en lampe-torche, éclairant leur interlocuteur qui se tenait accroupi au centre du porche dans ses vêtements de peintre et leur parlait comme du haut du balcon d’un premier étage.
« Alors c’est vrai dit-il, riant et raillant toujours, vous êtes tombés dans la fosse à touristes et vous ne pouvez pas remonter ?
‒ Ça s’appelle la fosse à touristes ? demanda Paul, aussitôt intéressé.
‒ C’était bien marqué sur la carte que tu as laissée près du lavabo des toilettes du Raminagrobis. » Il la brandit triomphalement pour appuyer ses dires. « Pour un cataphile, le touriste, c’est la tête de clou qui s’aventure dans le monde souterrain pour la première fois, avec toutes les erreurs typiques. Par exemple, en oubliant la carte et sans prendre de corde… »
Raoul continuait à se moquer, mais Paul rit avec lui de bon cœur, s’approchant cependant d’Antoine, lui tendant la main pour l’aider à se lever. Antoine détourna la tête et se recroquevilla contre le rocher. La lumière se braqua à nouveau sur lui.
« Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Panurge a jeté Paul dans le trou et toi, tu as sauté derrière ?
‒ Si Panurge il y a, il nous a jetés tous les deux, intervint Paul. On est tombés ensemble. Allez, viens… murmura-t-il sur un autre ton, tendant à nouveau la main à Antoine.
‒ C’est bizarre, mais j’ai du mal à y croire. » Raoul continuait à s’adresser à lui. « Moi, je crois plutôt que Paul a foncé quand il a vu “PAS PAR LÀ” sur cette fresque lourdement figurative, qu’il est tombé et s’est démoli le pied droit ; c’est pour ça qu’il boîte maintenant. Toi, tu lui as couru derrière, et quand tu as vu qu’il s’était fait mal, tu t’es laissé glisser le long de la muraille avant de penser que tu ne pourrais pas remonter… »
Nouvel éclat de rire moqueur venu d’en haut. Cette fois, Antoine avait accepté la main de Paul et se mettait debout. Pression des doigts de son ami sur les siens, qui disaient : « Je suis là » et « C’est toujours moi… »
« Tu peux penser ce que tu veux, dit-il enfin à son frère. Sur ça et sur tout le reste. Tu nous remontes, oui ou non ?
‒ Minute ! Vous êtes bien pressés, tout à coup… Vous ne voulez même pas savoir comment je vous ai retrouvés ?
‒ Non. »
Mais Paul, simultanément : « Si, bien sûr ! »
Antoine aurait mieux fait de rester assis ! Raoul s’asseyait à présent sur le rebord, jambes pendantes, et racontait complaisamment. Il s’était réveillé tard et il avait eu de l’inspiration pour la fresque asexuelle de l’escalier. Alors, il avait pris les clefs du Raminagrobis… Oui, il y avait un double des clefs à l’appart ! Paul ne s’en souvenait pas ? Il l’avait eu quand on l’avait embauché, alors qu’ils venaient d’emménager à trois dans le grand duplex, il avait pris Raoul à témoin de l’endroit où il l’avait rangé, dans le tiroir de la table du salon. Antoine ne pouvait pas le savoir puisqu’il n’était pas là. Tandis que Raoul l’avait d’autant moins oublié qu’il avait déjà utilisé ces clefs à plusieurs reprises ; quand ses deux colocataires partaient en virée sur une moto louée par Paul, il aimait bien aller au Raminagrobis, la nuit du dimanche au lundi, se mettre de la musique, faire marcher les néons pour lui tout seul et contempler la souris empaillée du comptoir. Non, il ne le leur avait jamais dit : pour quoi faire ?
Il était donc arrivé en début d’après-midi, il avait installé son matériel dans l’escalier et il avait ouvert la boîte pour aller prendre de l’eau. Première surprise, les deux verrous étaient mis, il lui semblait pourtant qu’il était seul à avoir leur clef, Paul n’utilisait d’habitude que le bip de la serrure principale. Au contraire, celle-ci n’avait pas été fermée. Il s’était donc attendu à trouver Paul et Antoine à l’intérieur, en train de cuver les alcools de la nuit ou de l’aube. Au lieu de quoi il avait découvert près du point d’eau une superbe carte des catacombes dessinée à la main. À tout hasard, il avait essayé la porte de la nuit ‒ celle-là, il n’en avait pas la clef ‒ et il l’avait trouvée ouverte. Il s’était donc demandé ce que les deux autres étaient allés faire dans les catacombes sans la carte ; il s’était dit en tout cas qu’il allait leur faire la surprise de les rejoindre. Il avait eu de la chance, au début : le sol des carrières était sablonneux, il avait trouvé des empreintes de pas. En arrivant dans les galeries de pierre, il avait continué à tout hasard dans la même direction. Et il s’était rendu compte que Paul signait ses galeries ! Excellente idée, même si les gravières avaient été mises pour le retour ; à plusieurs reprises aux carrefours, il avait essayé différents chemins avant de trouver celui qui était marqué au bout par le petit tas de graviers.
Il voyait sur la carte que les deux autres se dirigeaient grosso modo vers la fosse à touristes. De deux choses l’une : soit ils savaient où ils allaient, s’étaient donnés la peine de lire les commentaires au dos de la carte et voulaient admirer la fresque et voir le piège, soit ils ne savaient pas où ils allaient, n’avaient pas lu le dos de la carte, et il était alors difficile, connaissant Paul, de l’imaginer résistant à l’invitation transgressive… Raoul s’était donc approché sans bruit ; dans la galerie, il avait entendu leurs voix, et comme il savait exactement où était le rebord, il avait éteint la lumière pour passer le porche. Quelles têtes ils avaient fait tous les deux !
« D’accord, conclut Antoine, exaspéré, tu as gagné, tu es admirable… Je ne sais pas si Panurge est mort ou pas, mais en tout cas, les crânes obtus ont la vie dure ! Si tu nous remontais, maintenant ? Parce que si tu as l’intention de jouir encore longtemps de ta position de supériorité, Paul ferait mieux de reposer sa cheville !
‒ Et toi, tu ne serais pas en train de rager parce qu’aujourd’hui, c’est moi le chef du troupeau ? Venez mes gentilles petites brebis, pour une fois, votre bélier va vous faire remonter le long de la falaise, avec la ficelle qu’il a toujours dans son matériel de peinture… »
Même avec la ficelle fine et résistante, remonter fut plus long et plus difficile qu’ils ne s’y attendaient. Paul eut beau poser le pied gauche sur les trois raies qui auraient voulu être un début de marche, cela n’eut aucun effet décelable. Il ne pouvait pas prendre appui sur son pied droit, Antoine dut se tenir derrière lui, le pousser, le hisser de toutes ses forces. Raoul en haut les éclairait, tendait à Paul une main secourable, et ne se privait pas en même temps de se moquer d’eux en continu, disant entre autres qu’ils avaient l’initiative, l’agilité et la grâce de gros ballots de laine et que leur science de l’escalade se limitait visiblement à la loi de la pesanteur. Paul enfin put le rejoindre en haut. Antoine lui passa d’abord le sac à dos. Puis il entreprit de monter à son tour sans aucune aide de son frère qui n’était même plus dans les parages. Ce fut au point qu’il envisagea sérieusement d’aller se rasseoir contre le rocher et de laisser son ami appeler des secours mieux équipés. Enfin Paul lâcha son Iph qui les éclairait, dans le noir parvint à saisir Antoine par les poignets et le tira vers lui avec une ardeur qui lui arracha bientôt un gémissement de douleur, car agenouillé au sol, il s’était arc-bouté sur ses deux chevilles.
Chancelant et clopinant, ils repassèrent alors le porche. Le chef du troupeau autoproclamé était assis dans la galerie à colonnes en compagnie du sac à dos, occupé à manger leurs cacahuètes par pleines poignées. Comment, il leur restait du café ? Ça tombait bien, parce qu’il avait soif. Et, joignant le geste à la parole, il dévissa le couvercle du thermos et but au goulot le précieux liquide qu’ils avaient tant ménagé dans les heures précédentes. Ah, il pouvait bien se faire appeler Raoul celui-là, c’était l’éternel Barnabé, celui qui à l’âge de onze ans avait bu, de même, les deux gourdes d’eau qu’Antoine et Jason avaient rapportées du Pradet, à deux sur un vélo !
« Immonde, commenta Raoul après avoir vidé le thermos, s’essuyant les lèvres du revers de la main. Quel goût chimique ! Rappelez-moi de ne jamais prendre de café au Raminagrobis… Et qu’est-ce que vous avez donc fait au bouchon pour que le contenu soit déjà froid comme ça ? »
Antoine et Paul se tournèrent évidemment vers leurs Iphs qui s’actualisaient et commençaient à clignoter. Ils découvrirent avec surprise qu’il n’était que 17 h 10, toujours le dimanche 2 novembre, et que personne ne s’était encore inquiété à leur sujet. La mère d’Antoine lui avait envoyé un mot affectueux revenant sur la soirée de la veille, mais il n’appelait pas de réponse immédiate. Quant à Paul qui avait manqué son rendez-vous familial hebdomadaire avec sa mère et son oncleKurt Grienenberger ; frère aîné de Mina Gravière, oncle de Paul Gravière ; fleuriste à Chartres en l’an zéro et patron de Rachid Kerabi ; voulant ignorer qu’il est liber, il retourne dans son Allemagne natale en l’an 2 pour y retrouver l’ordre prend sa retraite et pourrait cultiver en paix ses orchidées sans l’arrivée au pouvoir de Ludwig Schwarz. Présent dans II : II ; mentionné dans I : V et VII et dans II : IV., il avait un appel vidéo en absence de MinaMina Grienenberger ; ex Mina Gravière ; ex-femme du roboticien André Gravière (décédé), mère de Paul Gravière, sœur cadette de Kurt Grienenberger ; allemande, restée sapiens, quittée par son mari en l’an zéro, elle retourne dans son pays avec son fils et poursuit à Munich sa carrière de chimiste dans l’industrie pharmaceutique ; réservée, froide en apparence, elle souffre pourtant de sa séparation définitive avec Paul rentré en France et devenu liber. Présente dans I : II et II : II ; mentionnée dans II : III, IV et V. suivi d’un message lui disant de rappeler lorsqu’il serait réveillé (en temps normal, il aurait complété sa sieste du matin par une bonne plage de sommeil en début d’après-midi).
« Dites donc, leur lança Raoul à sa façon narquoise, il me semble que j’ai sauvé vos deux peaux ! » Il se leva, s’étira, continua, s’adressant à Antoine : « Et pas comme le prétendu sauvetage d’il y a trois ans, dont j’étais censé t’avoir une reconnaissance éternelle, quand il s’agissait de me ramener de force à Paris pour me faire subir une chimio “de précaution”, sur un spectre large, qui servait juste à attendre que les médecins aient trouvé la bonne thérapie génique. Moi, je vous ai ramenés d’une caverne souterraine où vous n’aviez ni purée de betterave ni eau courante, et personne n’aura de chimio ! Alors, qu’est-ce qu’on dit ? »
Mais Antoine, furieux, cherchait déjà à couvrir sa voix : « Je n’ai jamais dit que tu devais m’être reconnaissant ! J’ai juste dit que si on ne t’avait pas ramené, tu serais mort ; c’était une constatation. Je ne te demande rien, je ne l’avais même pas fait pour toi, c’était pour accompagner maman… »
Paul tenta en vain d’intervenir : ils n’allaient pas recommencer, ils s’étaient tout dit là-dessus le mois dernier… C’était trop tard, Antoine s’était braqué.
« Tu ne me dois rien, dit-il froidement à son frère, et moi, je ne te dois rien non plus. Ce que tu as fait pour nous, c’est juste normal. Si quelqu’un tombe dans un trou, personne ne passe son chemin, le premier passant venu essaie de l’en sortir. La différence, c’est que toi, tu te crois autorisé à être odieux…
‒ À toi de voir… » Raoul se détournait avec une indifférence affichée, regardait la carte, se dirigeait vers un des couloirs.
« Ah mais non ! protesta Paul, s’empressant en clopinant derrière lui. Écoute, Raoul : MOI je ne te dirai jamais assez merci. »
Creusant l’écart qui le séparait d’Antoine, il poursuivait l’autre, haletant, boîtant, remerciant. « Le premier passant venu », ils auraient pu l’attendre longtemps si Raoul n’avait pas décidé de les suivre à la trace. Passer le porche, c’était son idée ; il s’en voulait tellement pour Antoine qui risquait de payer le prix de sa connerie monumentale, dans tous les sens du terme… C’était à la fois touchant et exaspérant : quel besoin d’aller dire ça à Raoul ? Ça ne regardait qu’eux deux !
« Je ne sais pas quoi faire pour te remercier. Tiens, veux-tu que je te donne ma carte des catacombes ? Ce serait avec plaisir… »
Raoul s’arrêta, le toisa et répliqua avec une froideur marquée : « Tu oublies juste un détail : c’est MA carte des catacombes, puisque je l’ai trouvée près du lavabo. Dis donc, l’expatrié, tu ne sais toujours pas depuis trois ans ce qu’on dit à Paris ? “Trouvé, c’est trouvé ; repris, c’est volé” ! »
Paul, conciliant, affirma qu’il n’y avait pas de problème : la carte était à lui.
« En effet, la carte est à moi. Donne-moi plutôt la clef de la porte de la nuit.
‒ À l’instant même ! Tu la mérites plus que moi. »
Antoine, qui les suivait à quelques mètres, vit Paul se séparer sans hésitation de ce qui était depuis onze mois son plus cher trésor. Raoul reçut la clef comme un dû, l’empocha aussitôt, et reprit avec la même froideur :
« La vie d’Antoine, tu l’évalues à une clef ?
‒ Il n’a jamais dit ça ! protesta Antoine. C’est toi qui viens de fixer le prix !
‒ Qui est-ce qui te parle, à toi ? Depuis quand ce sont les marchandises qui discutent de leur prix ? Paul, est-ce que tu te sens quitte avec la clef, ou est-ce que tu me dois encore quelque chose ?
‒ La clef, ce n’est rien, répondit Paul. Disons que c’est une espèce d’acompte. Seulement après, je ne sais pas… Demande-moi ce que tu veux, n’importe quoi…
‒ Voilà exactement ce que je voulais entendre ! …Je n’ai rien à te demander pour l’instant », ajouta-t-il légèrement.
Bien la peine de faire tant d’histoires !
La carte en mains, Raoul reprit sa marche bondissante, tourna à demi la tête, sans aller jusqu’à regarder Antoine : « Venez, c’est par là ; je vais vous épargner les détours que vous aviez faits à l’aller. »
Environ une heure et demie plus tard, Antoine et Paul entamaient la remontée vers la surface.
Ils étaient désaltérés, mais pas rassasiés ni lavés. Au contraire, la longue séquence passée la tête sous le robinet du lavabo avait étalé la poussière de craie grisâtre mêlée de terre granuleuse qui couvrait Antoine tout entier, cheveux et vêtements compris. Une fois mouillée, elle avait changé de consistance et semblait depuis adhérer davantage. Quant aux divers bleus et écorchures, il attendrait pour les inventorier de pouvoir enlever ses vêtements, déchirés à plus d’un endroit. Paul était dans un plus triste état que lui : yeux cernés, pâle sous la poussière de craie comme s’il avait vécu quinze jours dans les profondeurs, il paraissait tenir à peine debout ; cramponné des deux mains à la rampe, il montait chaque marche du pied gauche et y hissait ensuite son pied droit. Quel contraste avec le chemin du retour jusqu’au Raminagrobis qu’il avait passé tout entier en boîtant résolument aux côtés de Barnabé, riant et plaisantant avec lui ! C’était Antoine alors qui se laissait distancer, qui se traînait sans énergie.
Antoine ne s’était pas réconcilié avec Barnabé. Leur mère lui avait pourtant écrit : « N’en veux pas à ton frère : toi, tu as appris à comprendre les sapiens, et lui pas. » Et Paul, de même, lui avait soufflé à l’unique instant où ils étaient restés seuls, quand Barnabé était allé chercher au bas de l’escalier l’esquisse de la fresque asexuelle pour la lui montrer : « Dis-lui merci. Qu’il nous ait sauvés, ça compte bien plus pour Sophie que d’avoir parlé devant elle de la maîtresse de ton père. » Malgré tout, il n’avait pas pu. Il y avait plusieurs choses qu’il n’avait pas encaissées, et en outre, l’hostilité de Barnabé à son égard ne lui avait pas laissé la moindre ouverture.
De toute façon, son problème urgent était ailleurs. Pourquoi Paul avait-il l’air si malheureux ? Pourquoi ne lui avait-il répondu que par monosyllabes quand il lui avait proposé de commencer par rentrer à l’appart en taxi sauvage, de se laver, peut-être même manger un peu (pour l’instant, ils se sentaient tous deux trop épuisés pour avoir faim) avant d’aller montrer sa cheville aux urgences de l’hôpital ? Il prit le parti de se coller contre la colonne de l’escalier en colimaçon pour le laisser passer, puis de se placer juste derrière lui pour pouvoir le soutenir en cas de besoin, et, en tout cas, de monter à son pas.
« Ça va ? lui demanda-t-il assez bêtement. Je veux dire, indépendamment du fait que tu as mal à la cheville…
‒ Oui, ça va… Je suis fatigué, c’est tout… » Réponses brèves et tête baissée.
« Tu te souviens toujours de ce qu’on a décidé au fond ? Tu vas vraiment aller vivre chez les ploucs ?
‒ Tu en doutais ? » Cette fois, Paul tourna la tête vers lui : « Ce sera juste plus long de mettre de l’argent de côté sans louer l’alcôve, mais ce n’est pas grave.
‒ Pour l’alcôve, tu ne pourrais pas t’arranger avec Raoul ? »
Paul secoua la tête. Il avait pris le parti de répondre sans se retourner. « Avec la clef, Raoul veut l’exclusivité. Même pas besoin de lui demander… »
Il ne s’agissait pas que de l’argent : Paul non plus ne pourrait plus utiliser l’alcôve ! S’il ne voulait pas emmener les filles dans les toilettes, il devrait se réduire à celles qui étaient prêtes à l’attendre jusqu’à l’aube ! Et avec quel élan il l’avait donnée, cette clef, disant même que ce n’était qu’un acompte, qu’il serait prêt à payer bien davantage pour la vie de son ami !
Antoine n’avait rien dit ; pourtant Paul s’arrêta et tourna la tête par-dessus la rampe : « Ne t’en fais pas pour ça. Je sais bien que, comme tu me le disais ce matin, c’était malsain ; je suis content de ne plus avoir la tentation de continuer. Et me calmer question filles, ça me fera du bien ; ça fait partie des choses que j’ai comprises… »
Il monta une nouvelle marche, puis ajouta dans son dos qu’il changerait sans doute de taf ; il allait juste laisser deux ou trois mois à Raoul pour se lasser des catacombes, ou pour trouver une autre entrée. Antoine approuva chaleureusement : si seulement Paul pouvait choisir un travail qui lui permette de dormir la nuit !
La conversation tomba à nouveau et Paul ne s’occupa plus que de monter une marche après l’autre.
« Tu m’en veux à cause de Raoul ? demanda enfin Antoine.
‒ Comment veux-tu ! » L’exclamation jaillit aussitôt. Puis Paul développa sans se retourner, calmement, avec une sagesse étonnante, au rythme entrecoupé de la montée. « C’est toi qui risques de t’en vouloir après, si comme il pense son cancer récidive… Tu sais bien qu’il est jaloux de moi ; si ça l’amuse de dire qu’on est gays, on s’en fout, non ? »
« Ah ouais ? pensa Antoine. Et alors, pourquoi tu as retiré ta main ? »
« …Tu me fais penser à moi avec ma mère quand j’étais en Allemagne. Tu interprètes tout de travers… S’il est parti à notre recherche, ce n’était pas pour nous faire une mauvaise blague, mais parce que sans la carte on risquait de se perdre ou de se mettre en danger… Il savait que j’étais en manque de sommeil, et que toi tu étais bouleversé par la dispute d’hier… À mon avis, il a même dû bien flipper… Quand il était sous le porche et qu’il n’arrêtait pas de rire, on entendait qu’il était soulagé…
‒ Qu’il ait voulu se faire payer pour ça, ça ne te dérange pas ?
‒ Au contraire. C’était comme me laisser te remonter seul : il me donnait le moyen de réparer un peu…
‒ Paul, tu n’as rien à réparer ! Peu importe que tu n’aies pas creusé de marches : c’est toi qui as pris toutes les bonnes décisions ! Laisser un jeu de clefs dans l’appart et le dire à Raoul, ne pas refermer à clef la porte de la nuit, faire les gravières… Et puis, de toute façon, ça n’a plus d’importance puisqu’on s’en est sortis, comme je te le disais ! »
Silence de mort cette fois, dos tourné, tête baissée. Ils montèrent encore un peu.
« Est-ce que tu vas finir par me dire ce qu’il y a ?
‒ Rien…
‒ Te fous pas de moi. Tu voudrais me mentir, maintenant ? Écoute : moi je suis heureux de toute cette aventure ; même si j’étais nul pour remonter la muraille, je ne regrette rien. Ce qu’on a compris, ce qu’on a décidé…
‒ Et ce qu’on a ressenti à deux contre le rocher dans le noir, tu l’as déjà oublié ? » s’exclama Paul avec violence.
« L’oublier, moi ? Qui a retourné sa veste, a arraché sa main, s’est éloigné tout de suite sans un regret ? » Ce cri-là, Antoine ne le poussa pas à voix haute. Il protesta seulement : « Je ne l’oublierai jamais. Tu devrais le savoir ! C’est bien justement pour ça que je ne comprends pas…
‒ Tu crois que c’était quoi, alors ? L’inspiration divine d’aller étudier les ploucs de la Creuse ? Tu crois que ton Messie, il s’occupait de ça ? »
C’était si amer et si blessant à la fois qu’Antoine étourdi interrompit son ascension, se cramponna à son tour à la rampe. Comment pouvaient-ils s’être éloignés à ce point ? Est-ce qu’ils allaient s’affronter à coups d’interprétations, comme sur les sites qui glosaient les paroles d’Al Bahatt?
« Antoine ! »
Cet affolement dans la voix de Paul entendant qu’il ne le suivait plus ! Il monta vite la marche manquante.
« Je suis là… Est-ce qu’on est obligés de donner des définitions ? Ou de mettre des mots dessus ? On risque de ne pas avoir les mêmes. Et pourtant, on sait bien que dans ce qu’on a vécu on était ensemble…
‒ OK… Non, tu as raison… »
Au lieu de retrouver une certitude qui l’emplirait de joie, Paul semblait accablé sous le poids d’une vérité incontestable qui ne lui laissait pas d’espace pour exister. Nouveau silence de mort. Antoine commençait à comprendre qu’il s’était enferré.
« Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
‒ Tu viens de dire que tu ne voulais pas qu’on en parle…
‒ J’ai dit que je ne voulais pas que ça nous sépare… Mais vas-y : je crois que je peux tout entendre. »
Tout s’était affaissé chez Paul : tête basse, épaules tombantes, voix pleine de larmes qu’il ravalait en avalant sa salive ; les paroles entrecoupées sortaient douloureusement à chaque marche comme si elles étaient le gémissement de la cheville touchant le sol.
« Il n’y a pas une histoire comme ça, que celui qui a la chance de remonter des enfers… ne doit surtout pas se retourner ? Moi je n’ai envie que de ça… de me retourner… Ce qu’on a trouvé en bas, on ne l’a pas cherché… je ne sais même pas si ça s’appelle trouver… en tout cas, on ne l’aurait jamais trouvé en le cherchant… Combien de conditions ont dû être réunies pour rendre possible… Être prêts à mourir, surtout, et l’accepter ensemble… Toi, tu as de l’espoir pour chercher, du courage pour te souvenir, mais moi… Moi, j’ai eu la chance de ma vie de partir en paix, et puis… Je me sens comme à mon arrivée à Munich, quand la méchante maîtresse de CE2 déchirait les pages du cahier et me disait de tout recommencer… De tout recommencer parce que c’était sale, mais la deuxième fois… c’était toujours sale, c’était même encore plus sale… Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse maintenant de cette vie, alors que… Même si le moment venu, dans mon agonie, j’étais capable de retrouver mon chemin… de venir me terrer tout seul comme un chat au bout de ses neuf vies… contre notre rocher, ça ne changerait rien… déjà, tu ne serais pas là… »
Simultanément, les réponses se pressaient à l’esprit d’Antoine. Paul ne parlait que de la mort : pourtant, si elle était là au fond, c’était toute petite dans un coin, sans force. Non, il ne fallait pas dire ça, opposer la mort et la vie, faire se combattre les interprétations… Comment disait déjà cette phrase sur la vie et la mort ? Il l’avait oubliée ! Elles ne s’opposaient pas, en tout cas. Une histoire de source… Ni chercher ni trouver peut-être, mais savoir qu’on peut accéder parfois. Et puis, Paul oubliait l’essentiel : chacun était le témoin de l’autre. Le courage de se souvenir, il était là. « Notre rocher », comme il avait dit ça ! Peut-être juste s’adosser à un rocher, par exemple au bord de la mer, et regarder l’autre… « La vie et la mort buvaient à la même source. » Il ne savait déjà plus vraiment ce que ça voulait dire, et pourtant la phrase était là. Pourquoi reprendre, critiquer, corriger, alors que tout ce que disait Paul, il le sentait en lui aussitôt avec les émotions correspondantes : la perte déchirante, la détresse, le découragement devant la vie à la surface ?
Paul s’était tu et tourné vers lui, lui demandant des yeux s’il comprenait. Antoine se contenta de le regarder avec amitié :
« Toi alors, pour ne voir que le verre à moitié vide, on peut dire que tu te poses là ! Sinon, il y a quelque chose que je voudrais savoir depuis tout à l’heure : pourquoi est-ce que tu t’obstines à te tenir des deux mains à cette rampe, alors qu’il y a la place pour deux dans cet escalier ?
‒ J’imagine que c’est parce que je voudrais y arriver seul. Mais tu as raison : au point où j’en suis…
‒ Au point où nous en sommes, tu veux dire ! »
Il se colla contre la colonne de pierre de l’escalier, la pointe de chaque pied sur le bord étroit de la marche de Paul, et lui passa le bras autour du cou. Le contact rétabli entre eux fit passer quelque chose du rocher, mais Antoine n’aurait pu dire si c’était nostalgie ou présence. Paul en tout cas pâlit, s’accrocha à lui convulsivement et dit très vite :
« Pardon. Je retire tout. Tu es vivant, et je suis là à me plaindre… »
Antoine le serra plus fort. Il avait eu envie de crier : « Arrête de dire tu ! Tu crois que je pourrais vivre sans toi ? » puis il avait repensé avec amertume aux « gays refoulés ». Pendant trois marches il prépara sa réponse calme : « Toutes ces distinctions que tu fais entre nous sont absurdes. On va revoir tous les deux la lumière du soleil, et ce sera une vraie joie. »
Ils finirent la montée en silence. Cet escalier aussi, c’était l’image de tout. C’était long et pénible parce que Paul souffrait et en même temps, à chaque marche ils étaient ensemble. Surtout, qu’il n’y ait jamais de séparation !
Enfin, ils furent dans l’entrée du vieil immeuble ; Antoine lâcha l’épaule de Paul qui poussa le premier la porte de l’air libre et du jour.
Ils clignèrent des yeux, incrédules, et ne furent pas éblouis. Toute la poussière de craie grisâtre qu’ils emportaient avec eux semblait les guetter déjà au-dehors et s’être condensée dans l’atmosphère. La nuit tombait sur la rue de la Tombe-Issoire, sinistre, grise et désolée. Et Paul demanda en s’efforçant de sourire :
« Alors, il est où, ton soleil ? »
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