VI – D’herbe verte et d’eau braque

Les Indociles II - La Confrontation

« Je suis partie en voyage avec ma maman, et le car est tombé en panne, et le chauffeur est parti en voiture je sais pas où, et il a dit qu’il faudrait très, très longtemps pour le réparer et qu’on devait attendre dans l’autre pré qu’il revienne. Et moi j’ai attendu dans l’autre pré. Et puis je t’ai vu. »

Champ fleuri.Il était une fois une époque lointaine où toutes les grandes personnes étaient des enfants. Et Rokkahya était seule dans le rien. Puis elles avaient toutes grandi et Rokkahya Aziz était née. Sa maman disait qu’elle avait de la chance parce que tout le monde voulait s’occuper d’elle, lui raconter des histoires, lui donner des jouets. Elle disait qu’avant, les grandes personnes n’étaient pas aussi gentilles : souvent elles n’avaient pas le temps, elles grondaient, elles disaient de se tenir tranquilles, et puis il y avait l’école qui n’était pas drôle du tout, parce qu’il fallait toujours faire la même chose que les autres en même temps qu’eux. Elle disait surtout que Rokkahya ne devait pas s’habituer à être fêtée et gâtée partout, parce que ça ne durerait pas.
    C’était vrai qu’avec Rokkahya les grandes personnes étaient toujours gentilles. Mais fatigantes. Elles posaient trop de questions. Elles voulaient toujours savoir quel âge elle avait, et si elle était « sage » avec sa maman ou sa mamieAïcha Aziz-Sliman ; mère d’Akif et Malik Kerabi et de Djamila Aziz ; d’origine algérienne ; deux fois divorcée, a quitté Moulins pour Clermont-Ferrand en emmenant Djamila pour suivre un homme ; résolument athée, a élevé ses trois enfants hors de toute référence à l’islam. Présente dans I : IV ; mentionnée dans I : VI et VIII.. Et puis elles voulaient lui montrer trop de choses à la fois, et il y en avait toujours qu’elle connaissait déjà. Heureusement, elle avait sa poupée Caroline qui ne lui expliquait rien ; c’était Rokkahya qui lui disait toujours à quoi elles allaient jouer. Et maintenant qu’elle avait six ans, elle avait aussi son Iph. On venait juste de l’acheter à Saint-Flour avant de monter dans le car. Elle savait déjà appeler sa mamie avec, et tonton MalikMalik Kerabi ; fils d’Aïcha Aziz-Sliman, frère cadet d’Akif Kerabi, demi-frère plus âgé de Djamila Aziz, cousin germain de Rachid et Citak Kerabi ; dealer avant l’an zéro, il assiste à l’effondrement de son réseau, vit une conversion personnelle à l’islam, quitte Moulins pour Chartres, devient l’associé de Rachid dans la vente de fleurs, puis se lance dans la culture du cannabis qui lui rapporte bien. En apparence insouciant et cool, il se pose plus de questions existentielles qu’on le soupçonnerait. Présent dans I : IV et VII ; mentionné dans I : VIII et dans II : II., et tata ArianeAriane Lécuyer ; compagne d’Akif Kerabi ; jeune employée de mairie et intervenante bénévole en prison en l’an zéro, elle initie Akif à la lecture ; après l’effondrement de la prison, elle fonde avec lui un ashram philosophique à Mercy dans l’Allier pour y enseigner le kérabisme. Restée sapiens, attirée par les mauvais garçons et les libers romantiques, elle ne perd jamais confiance en l’être humain. Présente dans I : II et VIII ; mentionnée dans II : I et V. (il ne fallait pas déranger tonton AkifAkif Kerabi ; fils d’Aïcha Aziz-Sliman, frère aîné de Malik Kérabi et demi-frère plus âgé de Djamila Aziz, cousin germain plus âgé de Rachid et Citak Kerabi ; philosophe liber fondateur du kérabisme, doctrine qui réconcilie libers et sapiens ; braqueur et criminel malgré lui en l’an zéro, il découvre la philosophie en prison, puis fonde un ashram à Mercy dans l’Allier avec sa compagne Ariane Lécuyer. Présent dans I : VIII ; mentionné dans I : IV, V, VII, et dans II : I, IV et V.), elle savait répondre quand maman l’appelait ; comme ça, elle pourrait aller jouer avec l’Iph à un endroit où maman ne la verrait pas. Elle savait qu’il pouvait faire plein d’autres choses qu’elle allait découvrir petit à petit, qu’il serait toujours avec elle, qu’elle ferait tout avec lui. La plupart des grandes personnes avaient toujours leur Iph à la main, au poignet, ou dans une poche de ceinture qu’elles pouvaient tout le temps toucher. Il y en avait aussi qui n’en voulaient pas, qui « y avaient renoncé », et qui en parlaient beaucoup, beaucoup.
    Les grandes personnes n’étaient pas toutes les mêmes. Il y en avait des jeunes et des vieilles, comme la maman de Rokkahya qui était jeune tandis que sa mamie était vieille. Le car était parti depuis un long moment déjà, et pendant que maman écoutait Dragon QueenCélèbre chanteuse pop-rock aux titres inspirés de Game of thrones. Mentionnée dans I : VII et dans II : II, IV et V. sur son Iph avec ses écouteurs, Rokkahya essayait de se faire une opinion à ce sujet. La dame qui l’avait faite asseoir près d’elle au début pour lui raconter l’histoire de la bête du Gévaudan était sûrement très vieille, elle paraissait tout savoir sur les temps anciens. Il y en avait deux autres derrière qui avaient l’air vieilles aussi : elles n’arrêtaient pas de se plaindre chaque fois que le car sautait, alors que c’était plutôt rigolo et que Caroline aussi aimait bien ça. Et celui qui était tout au fond, qui regardait par la vitre avec les yeux vides et la bouche ouverte, il était plutôt jeune. Mais les autres, elle ne savait pas. Le chauffeur, par exemple, ou le vendeur de Sansung qui lui avait fait choisir la couleur de son Iph, l’avait « parétré » avec sa voix et ses mains. Ou les parents de Juliette. Ils n’étaient ni jeunes ni vieux. C’étaient juste des grandes personnes.
    Juliette, qui était trois rangs devant, de l’autre côté du car, se retourna vers elle, lui sourit, lui demanda si elle voulait refaire une partie de Sept familles. Rokkahya n’avait pas envie tout de suite, le jeu l’avait laissée songeuse : toutes les familles avaient des particularités différentes, mais dans toutes, la petite fille avait une maman, une mamie, un frère, un papa et un papi. Ce n’était pas comme ça en vérité. Maman disait qu’elle suffisait parce qu’elle était sa maman mais aussi sa copine, et que maintenant qu’elles partaient faire leur grand voyage toutes les deux, elles n’auraient besoin de personne, et chaque soir avec son Iph, Rokkahya pourrait tout raconter à sa mamie. Alors, pourquoi ne pouvait-on pas se contenter de demander la maman et la mamie, pourquoi fallait-il tous ces autres personnages encombrants avant de pouvoir affirmer : « J’ai une famille » ?
    Le cas de Juliette était à part. C’était une autre catégorie, celle des grands. On les appelait comme ça parce que certains arrivaient à être aussi grands que les grandes personnes, mais la plupart, comme Juliette, étaient des petites personnes. À Clermont-Ferrand chez les squatteurs des friches, les grands étaient toujours entre eux : ils jouaient en riant très fort à des jeux de grands que Rokkahya ne comprenait pas, ou ils s’embrassaient sur la bouche, parlaient ensuite de qui avait pécho, et puis ils pleuraient, se disputaient, se battaient, toujours entre grands. Ils proposaient parfois à Rokkahya de venir avec eux et c’était toujours intéressant : ils lui montraient des bébés hérissons, lui apprenaient à fabriquer du produit à bulles ou à fumer en avalant la fumée (mamie avait été très fâchée contre eux ce jour-là). Et puis, assez vite, ils cessaient de s’occuper d’elle, et elle retournait vers les grandes personnes. Tandis que dans ce car, il n’y avait pas d’autre grand que Juliette, alors elle parlait tout le temps avec ses parents et semblait prête à jouer beaucoup avec Rokkahya.
    On avait dépassé Chaudes-Aigues et Rokkahya s’était faite aider pour lire le nom parce qu’il y avait beaucoup de sons compliqués. Le car n’arrêtait pas de monter, si ça continuait comme ça il allait arriver tout en haut de la montagne ! FannyFanny Sigognac ; femme de Philippe Sigognac et mère de Juliette ; activiste écolo qui a fondé une cellule familiale fusionnelle et s’arrange pour échapper avec son mari et sa fille à la prison à laquelle sont condamnés ses camarades de lutte. Présente dans I : VI., la maman de Juliette, avait sorti de son grand sac des papiers et des crayons, et proposé un autre jeu, bien plus rigolo : on dessinait une tête, on laissait dépasser le cou et on pliait, on passait la feuille à quelqu’un d’autre, on recevait une autre feuille avec un autre cou, on dessinait les épaules et la poitrine, on laissait dépasser la ceinture et les bras et on pliait, et toujours comme ça jusqu’aux pieds. À la fin, on recevait un tube de papier tout plié où rien ne dépassait et on écrivait le nom de quelqu’un, ça faisait son portrait ! On dépliait et on regardait à quoi il ressemblait. Maman et le papa de Juliette avaient joué aussi ; ils avaient la place de se regrouper sur des sièges voisins car beaucoup de passagers étaient descendus à Chaudes-Aigues. On avait fait plusieurs tours avec des portraits de Rokkahya bien sûr, de Juliette, de Fanny, de Djamila la maman de Rokkahya, de Caroline, du chauffeur, de PhilippePhilippe Sigognac ; mari de Fanny et père de Juliette ; membre docile d’une famille de trois très fusionnelle. Présent dans I : VI. le papa de Juliette, de Daniel GoujonDaniel Goujon, ils de Mara Goujon et époux de Françoise Goujon ; chef de cabinet au ministère de l’Intérieur en l’an zéro, il devient ministre ensuite mais démissionne en l’an 5 pour fonder le Parti de l’Ordre, préparant ouvertement un coup d’Etat nécessaire selon lui pour rendre la France vivable à nouveau , voulant l’accomplir sans violence, il attend la livraison par Nasung d’une armée de robots en l’an 11, entre avec eux dans Paris, s’installe à l’Elysée et s’autoproclame chef du gouvernement ; une série rapide de déboires l’amène à démissionner avec fracas trois mois plus tard ; resté sapiens, colérique, autoritaire, il a du mal à renoncer aux relations hiérarchiques. Présent dans II : V ; mentionné dans I : II et IX, et dans II : I, II, III et IV. (qui avait commandé la France il y avait très longtemps), de Dragon Queen et d’autres gens que Rokkahya ne connaissait pas, et Juliette pas toujours. Et puis les grandes personnes avaient voulu arrêter et Rokkahya et Juliette avaient continué à deux. Le car était allé à Laguiole qui se prononçait Laïeul, et avant de repartir, le chauffeur d’un air sérieux avait parlé aux passagers du « contournement des villages sales à fisse de l’eau braque », en leur disant que tout allait bien se passer.
    Le jeu des portraits était fini : Fanny n’avait plus de feuilles. Maman mit un écouteur dans l’oreille de Rokkahya pour lui faire entendre A fly with three dragons, leur préférée à toutes les deux. Puis elle lui parla de La Cavalerie où elles allaient bientôt arriver, du Larzac qu’elles allaient découvrir et qui était déjà le début du Sud. Ça allait être rigolo de tout faire avec maman, aller travailler avec elle à ramasser des cerises, cueillir des fraises, laver du linge au lavoir, et surtout, ce que préférait Rokkahya, collecter en grattant le sol des petits morceaux de plastique pour les mettre dans un sac. Elle passa ensuite un moment à admirer maman, jouer avec ses cheveux noirs, toucher ses grands anneaux d’oreille, faire tourner ses trois bracelets d’argent et observer leurs serpents entrelacés. Ensuite, elle posa son poignet à côté du sien pour comparer leurs peaux. Celle de Rokkahya était couleur chaise en bois (mamie l’appelait « mon café crème ») parce que son « giteur » était un Black, comme disait maman, ou un Noir, comme disait mamie ; en vérité, ça voulait dire qu’il avait la peau marron foncée. Rokkahya le savait même si elle ne l’avait jamais vu : maman lui avait expliqué qu’on ne pouvait pas voir les « giteurs » et qu’ils n’étaient pas intéressants, comme les bourdons que les abeilles chassaient de la ruche pour pouvoir faire tranquillement des bébés et du miel. Tandis que la peau de maman, plus claire, était juste d’un joli rose un peu beige, bien plus joli que le rose rose de la peau de Juliette et de Fanny. Juliette en plus devenait rouge parce qu’elle avait chaud ! D’ailleurs, il faisait de plus en plus chaud dans ce car, et la route n’arrêtait pas de tourner. Ç’aurait été bien mieux d’aller tout droit, et tant pis pour les maisons, les arbres et les gens qui n’avaient qu’à se pousser !
    Soudain, elle comprit que c’était le contournement dont le chauffeur parlait tout à l’heure, parce qu’on ne prenait pas la vraie route, mais des petites routes qui tournaient autour d’un village sans s’en approcher. Et Rokkahaya se tortilla pour apercevoir le village sale. Juste à ce moment-là, le car sauta encore plus fort que d’habitude : Caroline tomba et l’Iph de Rokkahya aussi, beaucoup de gens se cognèrent. Et voilà que le car n’avançait plus du tout : le chauffeur disait « Putref ! » et « C’est rouillé », les passagers venaient voir, personne n’était content.
    « Est-ce qu’on va rester toujours ici, maman ? demanda Rokkahya, inquiète. Ou est-ce que La Cavalerie va venir nous chercher ? »
    Maman répondit qu’on allait trouver une solution, mais que La Cavalerie ne pouvait pas venir les chercher parce que c’était un village qui ne bougeait pas. Et Rokkahya surprise et trahie médita sur ce nom menteur.

Fleurs rouges dans champ.

Le 10 juin de l’an 13, quand le car artisanal tomba en panne lors du contournement de St Chély d’Aubrac, Juliette SigognacPréadolescente ; fille de Fanny et Philippe Sigognac, deux activistes écolos, elle avait deux ans en l’an zéro mais formait déjà avec ses parents un trio des plus fusionnels. Présente dans I : VI. fut surprise une fois de plus par l’énervement de la plupart des adultes. Ils avaient pourtant choisi un chauffeur à son compte, qui avait rafistolé un vieux car d’avant l’an zéro, et surtout, qui acceptait le troc, parce qu’ils n’avaient pas d’Iph ou pas d’argent sur leur Iph, alors, à quoi pouvaient-ils s’attendre ? À douze ans et demi, Juliette savait bien, quant à elle, que quand on refusait de s’inscrire dans les rangs des « grands voyageurs » de Myzon, les contretemps faisaient partie des surprises, plaisirs et découvertes des voyages. Elle était fière de ses parents qui le lui avaient appris, qui étaient les seuls à garder leur calme. D’ailleurs, Djamila, la mère de Rokkahya, prenait à présent modèle sur Fanny, expliquait à son tour à sa fille que c’était déjà l’aventure du voyage, « l’aventure du Sud » qui commençait.
    Tout le monde était descendu respirer et se dégourdir les jambes. Le papa de Juliette accompagna le chauffeur pour ouvrir le capot, se pencher sur le moteur. D’autres passagers leur emboitèrent le pas par acquis de conscience, mais on voyait du premier coup d’œil qu’ils n’y connaissaient rien. Le pire fut le grand type du fond à l’air débile, plus dépenaillé qu’un épouvantail ; il suivit juste le mouvement, se tînt derrière et regarda fixement le dos du monsieur de devant qui lui cachait le capot, comme si ça pouvait l’avancer à quelque chose !
    « On dirait que Panurge n’est pas mort ! » souffla Juliette à sa maman, en la poussant du coude, le lui montrant d’un mouvement de tête.
    Maman penchée sur les fleurs du talus se redressa, suivit son regard, lui sourit avec leur chaude complicité de toujours. Puis, papa revint vers les deux femmes de sa vie, comme il aimait maintenant les appeler ‒ et comme Juliette en était fière ! ‒ et bien entendu, il fut en mesure de tout leur expliquer. Le chauffeur avait gardé l’ancien moteur et versé dans le réservoir de l’éthanol qu’il fabriquait lui-même avec des déchets de maïs. Mais l’éthanol chauffait plus que l’essence d’autrefois, il n’avait pas non plus ses qualités de lubrifiant, bref, il sollicitait davantage les injecteurs, qui étaient déjà vieux. L’un d’eux venait de lâcher ; l’autre était en bout de course, tellement encrassé qu’il n’injectait plus rien. Tout cela était utile à savoir. Juliette prit des notes sur le journal de bord de son Iph. Elle avait un système pour les relire régulièrement à quatre mois d’intervalle, en faire des fiches, se faire des QCM : elle était au point, et elle en apprenait tous les jours davantage. Elle en profita pour poser quelques questions supplémentaires sur la fabrication de l’éthanol.
    Le problème avec les injecteurs, continua papa, était qu’évidemment, ils n’existaient pas dans les moteurs électriques. C’était une pièce à chercher dans les garages d’occasion ou les mandrineries. Bien entendu, un chauffeur qui acceptait le troc n’avait pas d’assurance, et personne ne serait prêt à venir les dépanner au milieu de nulle part. La seule solution semblait être de s’adresser aux salafistes : ils conduisaient sans doute aussi ce type de véhicules, ils pouvaient être ouverts au troc. Le chauffeur comptait descendre la bretelle de contournement et entrer dans leur territoire en passant le pont des Pèlerins, accompagné par un passager qui leur inspirerait confiance. Non, pas Philippe, il restait veiller sur sa femme et sa fille ! Mieux valait, d’ailleurs, quelqu’un de plus âgé.
    Le chauffeur s’éloignait en effet, escorté d’un moyennement vieux monsieur, tout pénétré de son importance diplomatique. L’attente commença au bord de la route de contournement déserte ‒ elle n’était fréquentée que par les non-salafistes qui éprouvaient le besoin de traverser l’Aubrac… ‒, et Juliette sentit aussitôt que sa maman était nerveuse. Ce n’était pas seulement la proximité des salafistes, c’était le fait d’être obligé d’attirer leur attention. Elle savait que les salafistes étaient des fanatiques religieux qui achetaient les femmes et les enfermaient dans des harems. Allaient-ils réclamer une femme en échange de l’injecteur ? Il n’y avait que deux femmes dans ce car en âge d’être désirées, maman et Djamila… ou fallait-il dire trois femmes en la comptant ? Elle savait que certains hommes étaient attirés par les filles très jeunes, et il y avait depuis quelques semaines sur sa poitrine ce gonflement dissymétrique, ce tout petit sein gauche qui ne ressemblait à rien de connu… Elle avait un peu peur maintenant, elle se sentait visible, exposée, et en même temps, c’était un peu exaltant d’avoir peur comme si elle était déjà une femme, comme si elle pouvait vivre une solidarité de femme avec la magnifique Fanny en oubliant que c’était sa maman… Maman lui parlait des plantes, lui montrait le « thé de l’Aubrac » qui n’était pas du thé, mais un calament à longues fleurs mauves, et cependant, elles étaient distraites toutes les deux, elles n’arrêtaient pas de tourner la tête, de guetter le retour de la délégation. Et si le chauffeur et le passager d’âge respectable ne revenaient jamais ? Si les salafistes les faisaient prisonniers, avant de venir se servir en femmes ?
    Puis on les vit revenir de loin, suivis par un arabe barbu, vêtu d’une robe blanche izimède à capuche : une djellabah ? Un petit homme à la barbe pointue, aux yeux méchantes et luisants comme des braises avait fait s’aligner devant lui toutes les femmes, y compris les vieilles, y compris la petite Rokkahya : c’était plus cruel ainsi, plus humiliant. Et soudain, il pointait le doigt en disant : « C’est celle-là que je veux ! », toutes les tête se tournaient et découvraient avec stupeur qu’il ne montrait pas la belle Fanny Sigognac aux yeux verts, il avait choisi celle d’à côté ! Il la montrait, elle, Juliette, encore enfant, encore petite, trop ronde (« Ne te mets pas au régime, ma chérie, tu vas t’amincir en grandissant… ») avec sa tresse et ses taches de rousseur. Horrifiée, ravie, elle se sentait rougir, elle sentait ses jambes trembler, un trouble nouveau dans tout son corps… Ses parents hurlaient, se roulaient par terre : « Non ! non ! pas ma fille ! »
    Ce fut le chauffeur qui prit la parole ; le salafiste resta en retrait. Ils n’avaient pas d’injecteur ; d’après eux, il ne trouverait rien avant Rodez. Ils offraient de le conduire là-bas en voiture et de le ramener. Ce n’était pas du troc, ils le faisaient pour rendre service, on pouvait leur dire merci… Il faudrait plus de deux heures pour faire l’aller-retour, trouver le bon modèle d’injecteur, et après, bien sûr, il faudrait réparer. Heureusement, le mécanicien du village pourrait l’aider. Jusque-là, on leur offrait l’hospitalité au nom du calife de Chély d’Aubrac, mais sans les faire entrer dans le village car c’était interdit par leur loi. On allait les installer dans un pré où ils trouveraient de l’ombre et leur apporter de l’eau fraîche : qu’ils prennent ce dont ils avaient besoin dans leurs bagages, sachant qu’ils risquaient d’y passer l’après-midi. Et ils pouvaient emporter toutes les tomates du troc ; disons que c’était son remboursement pour les heures de retard…
    Pendant que le salafiste attendait toujours patiemment avant de les mener dans le pré, chacun, râlant, se plaignant, soupirant, fouilla ses bagages pour en tirer chapeaux, lunettes de soleil, crèmes de protection, pique-nique. Maman prit La Désinvolture, le roman qu’elle était en train de lire, et son tricot, papa son couteau pour sculpter du bois. Juliette n’avait besoin que de son Iph, tous les livres qu’elle aimait étaient dedans, et de toute façon avec les cours en ligne elle n’allait pas avoir le temps de lire. Rokkahya était bien encombrée avec Caroline dans une main et son Iph dans l’autre ; Djamila expliqua que Sansung ne vendait plus de ceintures d’Iph à la taille d’une si petite fille, donc elle comptait lui en fabriquer une quand elles seraient arrivées dans le Larzac. En attendant, Rokkahya accepta de confier Caroline à Juliette, et de lui donner la main. Puis le cortège s’allongea sur la route vers le pré ; il fallait descendre d’abord vers le village, puis monter par un chemin vicinal goudronné, toujours en plein soleil. Papa portait un lourd panier de tomates tandis que le jeune type à l’air débile marchait les bras ballants. Et le monsieur moyennement âgé osait parler avec le salafiste ! Juliette de son côté tentait d’imaginer le calife de Chély d’Aubrac, mélange d’Haroun Al Rachid, le calife de Bagdad des Mille et une nuits et de Moulay Ismael, l’impétueux sultan du Maroc d’Indomptable Angélique.
    Le pré était en pente, plein d’herbe rase et de bouses de vaches à demi desséchées. Les vaches n’y étaient plus ; on les apercevait en contrebas, de l’autre côté du ruisseau qui coulait au fond, dans un autre pré bien plus vert. Tandis qu’en haut de la pente il y avait quelques grands arbres qui faisaient un peu d’ombre. Malheureusement, les vaches avaient laissé des paquets de mouches derrière elles ; heureusement, maman avait pensé à mettre dans son sac son flacon d’essence de citronnelle. Ils s’en aspergèrent de partout, et Juliette l’étala sur la peau café au lait de Rokkahya. Elle la trouvait trop mignonne, vive et menue, avec ses grands yeux noirs et toutes ses couleurs assorties, comme si on la regardait toute la vie à travers des lunettes de soleil. Les onze passagers s’installèrent de leur mieux et deux salafistes plus jeunes vinrent sans un mot compléter l’hospitalité du calife : ils tirèrent d’un sac de nombreux thermos pleins d’eau fraîche, y ajoutèrent deux gros pains de campagne à la croute un peu brûlée, un impressionnant morceau de cantal et un panier plein de cerises maigrelettes d’un rouge sombre. Eux aussi étaient en djellabahs blanches izimèdes ; c’était drôle de voir ces fanatiques si bien habillés alors que tous les voyageurs civilisés portaient de vieux vêtements maintes fois lavés et rapiécés. Un jour, plus tard, quand Juliette serait grande et mince, elle aimerait elle aussi porter une robe fabriquée pour elle… seulement, comme disaient ses parents, il fallait combattre l’Empire. En s’acquittant de leur tâche, les salafistes ne regardaient personne, surtout pas les femmes, et se contentèrent d’un vague signe de tête en réponse au concert de remerciements qui salua l’arrivée de l’eau et des provisions.
    Après leur départ, on découvrit que l’un des thermos contenait du thé à la menthe sucré et parfumé. Puis on pique-niqua : il y avait beaucoup à manger parce qu’en plus du pain, du cantal, des tomates et des cerises, la plupart des gens avaient des provisions qu’ils proposèrent aux autres. La bande des vieux fournit le groupe en œufs durs, saucisson, carottes crues et croquantes ; Djamila en revanche avait des produits défendus : barres chocolatées, chips et bonbons industriels de l’agro-alimentaire ! Généreusement, maman permit à Juliette d’y goûter puisqu’ils étaient là : c’était trop bon !
    Pendant le repas, les adultes discutèrent de l’attitude des salafistes ; maman, toujours la plus intelligente, l’interpréta par rapport à la situation politique : depuis qu’on avait un gouvernement d’union nationale, ils espéraient faire reconnaître leur droit d’appliquer la charia sur leurs territoires, ils voulaient montrer que tout se passait bien avec leurs voisins. Tout le monde eut l’air convaincu, sauf le jeune type à l’air idiot qui écoutait vaguement, ne disait rien et ne paraissait même pas capable d’être d’accord avec quelque chose, même cela demandait sans doute un effort intellectuel au-delà de sa portée ! Et en plus, il n’avait pas de provisions, il s’était contenté de manger celles des autres (y compris du gâteau de Savoie de la maman de Juliette) sans même dire merci ! Il y avait vraiment des gens sur terre qui ne servaient à rien… Pour les salafistes en tout cas, la conclusion était qu’il fallait quand même s’en méfier : « trop polis pour être honnêtes » comme dit l’une des vieilles dames. En s’exprimant, les gens jetaient des petits coups d’œil en coin à Djamila pour voir si elle n’allait pas être choquée, comme elle était musulmane aussi, mais elle avait l’air de s’en ficher, donc tout allait bien.
    Des nuages blancs opaques s’étaient installés devant le soleil, et couvraient tout le ciel. Il faisait encore plus chaud, si possible, et les mouches étaient encore plus obsédantes. Juliette joua pendant trois quarts d’heure avec Rokkahya ; elle la plaignait de ne jamais avoir de copine de son âge. Elles explorèrent le bas du pré, presque jusqu’au ruisseau : plus on descendait et plus la pente était raide et les reliefs accidentés. Il y avait des bosses que les vaches n’avaient pas trop brouté, couvertes de coquelicots et des pyramides jaunes des gentianes. Elles s’amusèrent à déshabiller Caroline, l’ensevelir sous les pétales de coquelicots, regarder les vaches sur le pré d’en face, toutes d’un brun rouge avec de larges et belles cornes, admirer les couleurs des papillons et les dessins si variés sur leurs ailes. Elles retournaient assez souvent en haut du pré pour boire de l’eau des thermos, ou du thé à la menthe. Puis ce fut l’heure du cours en ligne de Juliette, elle ne voulait pas le manquer, elle était fière de son niveau avancé en zoologie. Elle comptait même valider le diplôme de fin de cursus. Comme Rokkahya était déçue, elle lui fit télécharger l’appli de l’instruction publique, lui choisit un cours audio de zoologie, niveau débutant, sur les différents types d’animaux préhistoriques. Ainsi la petite fille pouvait l’imiter, écouter son propre cours, et quand elle en aurait assez elle arrêterait.
    Les deux cours commencèrent ; Rokkahya s’assit sagement, mit un écouteur dans l’oreille de Caroline, conserva une immobilité parfaite et une attention recueillie pendant deux minutes, puis déclara : « Je crois que j’en ai assez », ôta les écouteurs, reprit Caroline et se mit en devoir de remonter la pente. Pour plus de sûreté, Juliette préféra la suivre ; sans rien perdre du cours sur le système respiratoire des poissons qui se déversait dans ses deux oreilles, elle alla prévenir Djamila qu’elle avait cessé de surveiller Rokkahya :
    « Y a pas de problème, répondit celle-ci. Tu es très gentille de t’en être aussi bien occupée. Moi aussi j’ai un cours en ligne à cet horaire, donc je sais ce que c’est…
    ‒ Maman, est-ce que je peux descendre jouer avec Caroline au bord du ruisseau ? demanda Rokkahya. Je crois qu’elle a envie de prendre un bain. »
    Juliette était persuadée que Djamila allait soit refuser, soit descendre avec elle : du haut du pré, on ne pouvait pas voir le ruisseau. Mais Djamila se contenta de recommander à Rokkahya de toujours garder son Iph avec elle et de répondre aussitôt si elle l’appelait. En surimpression avec le trajet de l’eau dans la cavité brancchiale, Juliette l’entendit expliquer à Fanny qui tricotait adossée à un arbre :
    « Elle est liber depuis qu’elle a deux ans et demi, alors elle a besoin de savoir qu’elle peut me perdre de vue. Et moi aussi j’en ai besoin, c’est la condition pour qu’on puisse voyager ensemble : savoir que l’autre nous donne de l’espace, nous fiche un peu la paix. »
    Juliette alla s’asseoir à quelques mètres. Toute cette eau tellement plus lourde que l’air qui affluait sans cesse dans le corps des poissons, dont ils devaient extraire de l’oxygène… Elle aussi était liber, depuis plus d’un an maintenant, les Sigognac avaient muté tous les trois le jour de son anniversaire de onze ans. C’était elle qui avait choisi la date pour que ce soit comme une entrée à Poudlard. Ils avaient toujours voulu faire cela ensemble pour continuer à voir le monde de la même façon. Elle savait que depuis, elle comprenait plus vite, elle retenait mieux, elle était plus sensible à la beauté de la nature, ses goûts musicaux avaient entièrement changé. Et pourtant, perdre maman de vue ! Jamais de sa vie elle n’avait connu une vue quelconque sans maman à l’intérieur, souvent au centre ou au premier plan, et sinon, toujours au moins dans un coin, repérable, essentielle, comme tout à l’heure quand elle cueillait des coquelicots avec Rokkahya. Papa s’éloignait parfois, maman jamais. « Savoir que l’autre nous fiche un peu la paix » ! Séparée de maman, quelle paix pourrait-il y avoir ?

Champ fleuri.

Caroline sous un bras, l’Iph dans l’autre main, Rokkahya descendait vers l’eau braque en faisant bien attention de ne pas tomber. Elle regardait juste devant ses pieds, elle ne pouvait pas voir par où ce serait plus pratique de passer. Elle se retrouva bientôt au bord d’une espèce de pierre avec en-dessous une pente tellement raide qu’on aurait presque dit un mur de terre… enfin, quand même pas, mais presque.
    « Allez, hop ! dit-elle à Caroline, ça va te faire un toboggan ! Tu vas voir, c’est très rigolo. »
    Sans lui laisser le temps de protester, elle la fit glisser sur la pente et arriver en bas jambes en avant. Au tour de Rokkahya, maintenant : comme ça elle pouvait se tenir d’une main, sans lâcher son Iph. Qu’est-ce qu’elle était maligne ! Elle dut cependant s’asseoir, finit en toboggan elle aussi, même si en robe courte ce n’était pas agréable : elle sentit qu’elle raclait contre la terre dure et les petits cailloux. Puis elle ramassa Caroline, l’épousseta, se secoua et prit enfin le temps de regarder autour d’elle.
    Elle était au niveau du ruisseau. Derrière, elle ne voyait pas plus loin que la bosse des coquelicots où elle s’était assise tout à l’heure avec Juliette. Devant s’étendait l’eau, guère profonde, mais très large, divisée en plusieurs filets avec des rochers au milieu et des flaques de boue. On voyait tout de suite qu’elle était braque : au lieu d’avoir une couleur d’eau normale, elle était d’un joli rouge-marron, assorti au poil des vaches. Même les flaques de boue étaient rouge-marron. Elle leva les yeux vers le pré d’en face, désormais au-dessus d’elle, pour voir si à force de se refléter les vaches avaient déteint dans l’eau. Et elle s’arrêta net, n’en croyant pas ses yeux.
    L’herbe était bien plus verte dans l’autre pré. Et là, tout près, à quelques mètres, sous les trois vaches qui découpaient leurs grandes cornes sous le ciel blanc, il y avait UN AUTRE ENFANT !
    On ne pouvait pas s’y tromper. C’était un petit garçon, pas un grand. Il ne devait pas être plus grand que Rokkahya, même si là tout de suite dans son pré il était au-dessus du ruisseau et qu’elle devait lever la tête vers lui. Il la regardait fixement, sans bouger et sans sourire.
    « Bonjour ! »  s’empressa-t-elle de lui crier, de peur de le voir disparaître.
    Le petit garçon eut l’air étonné : « Tu parles en français ? »
    Il avait un drôle d’accent, un peu rauque. Mais il parlait français aussi, heureusement.
    « Bien sûr que je parle français, puisqu’on est en France ! Comment tu t’appelles ? Attends, j’arrive ! »
    Et Rokkahya, sans hésiter, entra dans l’eau avec ses tennis aux pieds : ce n’était pas grave de les mouiller, ils sècheraient ! Le courant cependant la fit trébucher. Si elle glissait en marchant sur les pierres, elle allait avoir besoin de ses mains, et maman lui avait bien dit de ne jamais se séparer de son Iph. Alors, tant pis pour Caroline !
    « Tu sais quoi ? lui dit-elle. Tu n’as qu’à m’attendre là, et te baigner toute seule ! Tu m’embêtes, de toute façon ! »
    Et sans pitié, elle la balança sur la rive qu’elle venait de quitter, le plus loin possible du ruisseau.
    « J’arrive ! » répéta-t-elle au petit garçon qui continuait à la regarder, immobile, surplombé par les trois vaches immobiles aussi.
    L’eau était froide et la poussait fort. Elle ne montait pas jusqu’aux genoux cependant, alors Rokkahya passa au fond, sans tenter d’escalader les cailloux glissant. Ses tennis se gonflaient autour de ses pieds comme s’ils voulaient partir nager : alors ça, pas question ! Elle atteignit enfin l’autre rive, beaucoup plus belle ; l’herbe y était haute et tendre, la pente, douce et régulière, les vaches, magnifiques. Et le petit garçon était tout près, maintenant. Il n’avait pas bougé, il continuait à la regarder avec une extrême surprise. Elle avait traversé l’eau braque ; elle comprit soudain qu’il habitait le village sale. C’était drôle, parce qu’il était tout propre, avec la même couleur de peau que sa maman ou sa mamie et de beaux habits neufs d’un bleu vif, pas comme Rokkahya qui avait maintenant les jambes couvertes de boue, sans parler de sa robe rose devenue beige depuis qu’elle avait dû faire du toboggan pour descendre. Elle lui sourit avec ravissement :
    « Bonjour ! répéta-t-elle. Comment tu t’appelles ? Moi, je m’appelle Rokkahya. »
    Elle avança vers lui. Ses pieds faisaient « ploc ! ploc ! » à chaque pas, et des tout petits ruisseaux coulaient derrière elle.
     « Je m’appelle Karim, répondit-il enfin, comme s’il avait attendu pour cela de savoir si elle allait vraiment venir jusqu’à lui. Pourquoi tu parles en français ?
     ‒ Tu voudrais que je parle en quoi ?
     ‒ En arabe, comme toutes les filles. Moi j’ai appris le français à l’école du matin. Et je le parle avec mon père et mes frères.
     ‒ Ma maman apprend l’arabe, mais je crois qu’elle le parle pas encore très bien… Tu vas à l’école !
     ‒ Tu as un Iph ! s’exclamait de son côté Karim, envieux et incrédule. Comment tu peux l’avoir ? Les Iphs, c’est pas pour les filles !
     ‒ Tu dois pas y toucher, parce que si quelqu’un d’autre que moi ou maman le touche, il s’éteint !
     ‒ Je sais ! protesta Karim, vexé. J’en ai déjà vu. Et j’en aurai un moi aussi après ma circoncision.
     ‒ C’est quoi, une circoncision ?
     ‒ C’est quand on te coupe un petit bout du… Je sais pas le mot en français. » Il le remplaça par un geste éloquent.
    « On va te couper un bout de… » Rokkahya aussi hésitait sur le mot : sa mamie appelait ça un zizi, mais les grands, une bite. Ça devait faire très mal, en tout cas !
    « Juste un petit bout. Et après j’aurai mon Iph. C’est pour ça que les filles peuvent pas en avoir.
     ‒ Eh ben moi, j’en ai un et on m’a rien coupé, même pas les cheveux ! On l’a juste parétré avec ma voix et mes mains. Mais ça faisait pas mal. C’est comment, l’école ?
     ‒ L’école, récita-t-il d’une traite, c’est le matin le français quand on a cinq ans, l’après-midi l’école coranique quand on a sept ans, et le matin, en plus l’occitan quand on a sept ans. Moi j’y vais que le matin parce que j’ai six ans.
     ‒ Moi aussi j’ai six ans ! s’exclama Rokkahya émerveillée. Et les filles, est-ce qu’elles vont à l’école ?
     ‒ Oui, mais seulement quand elles ont sept ans, à leur école coranique pour filles.
     ‒ Et c’est quoi, l’occitan ? »
    La conversation était de plus en plus fascinante.
    « L’occitan, la renseigna Karim très sûr de son fait, c’est la langue qu’on parlait ici dans les temps anciens. Parce qu’ici, les Arabes se sont installés, ils ont gagné la guerre contre les chrétiens. Notre calife dit qu’il faut en être fier et se souvenir d’eux, même s’ils vivaient pas au temps du Prophète.
     ‒ Et moi, ma mamie, dans les temps anciens, elle est venue d’Algérie sur un bateau et elle s’est installée en France.
     ‒ Mais elle s’est pas battue contre les chrétiens ?
     ‒ Euh… non. Et elle parle pas l’occitan, juste arabe (un peu) et français. Et moi, juste français. Mais avec mon Iph, je pourrai apprendre l’arabe, comme ma maman ! Dis-moi quelque chose en arabe… »
    Rokkahya commençait à trouver que son éducation avait été bien négligée. À quoi bon lui avoir toujours dit que les filles étaient les égales des garçons, si on ne lui disait pas en même temps que c’était trois langues par personne ? Et puis, sa maman était nulle : à trente-deux ans, elle commençait à peine à apprendre la deuxième !
    Karim avait parlé arabe, c’était beau, mais Rokkahya n’avait rien compris !
    « Qu’est-ce que ça veut dire ?
    ‒ Ça veut dire : tu habites dans quel village ? Pourquoi tu étais dans le pré d’en face ?
    ‒ J’habite à Clermont-Ferrand, c’est pas un village, c’est la plus grande ville de toute l’Auvergne ! Et là je suis partie en voyage avec ma maman, et le car est tombé en panne, et le chauffeur est parti en voiture je sais pas où avec quelqu’un de ton village, je sais pas comment il s’appelle, et il a dit qu’il faudrait très, très longtemps pour le réparer et qu’on devait attendre dans l’autre pré qu’il revienne. Et moi j’ai attendu dans l’autre pré. Et puis je t’ai vu. »
    Karim parut méditer un moment sur ces informations. Puis il voulut savoir s’il y avait un calife à Clermont-Ferrand, et sinon, alors, qui commandait. Rokkahya, qui n’y avait jamais réfléchi, répliqua avec aplomb que personne ne commandait : chez les squatteurs des friches, ils étaient des « zanars », ça voulait dire que tout le monde faisait ce qu’il voulait.
    « Moi aussi, affirma superbement Karim, je fais ce que je veux l’après-midi quand c’est pas l’heure de la prière. Tu veux venir voir un veau qui est né hier matin ? »
    Bien sûr que Rokkahya voulait ! Karim lui sourit alors pour la première fois, puis se mit en route avec l’assurance du seigneur des lieux ; elle trottina aussitôt derrière lui. Ils remontèrent le pré, dans la belle herbe verte qui leur arrivait aux genoux. Elle ne s’était pas trompée : ils étaient exactement de la même taille.
    « Et toi, tu veux entendre un cours sur les animaux préstoriques ?
     ‒ Oui, je veux bien. C’est quoi, des animaux préstoriques ?
     ‒ C’est des animaux qui vivaient dans les temps anciens, comme la bête du Gévaudan… »
    Rokkahya n’eut pas de mal à retrouver l’appli, Juliette lui avait bien expliqué, mais elle fut dépitée de ne pas trouver le haut-parleur. Ils partagèrent les écouteurs, marchant alors à deux de front, flanc contre flanc. Ça ne parlait pas du tout de la bête du Gévaudan, mais d’espèces de poissons qui sortaient de la mer et auxquels poussaient des pattes. Pendant ce temps, ils passaient tout près des vaches et Karim leur parlait en arabe : « Elles comprennent pas le français. »
    Arrivés en haut du pré, ils durent enlever les écouteurs, parce qu’il fallait ramper sous le barbelé. On aurait pu aussi ouvrir la barrière, dit Karim, mais après, elle était difficile à refermer. Ils refirent la manœuvre pour un autre pré, sans vaches celui-là, puis ils se retrouvèrent sur une route, près des lavoirs qui n’avaient pas l’air de beaucoup servir : ce n’était même pas mouillé par terre. Et ils arrivèrent tout de suite à la maison de Karim, dans la première rue du village. À part un peu de boue devant la porte de l’étable, elle n’était pas sale du tout.
    Karim les fit entrer directement dans l’étable. Le veau était dans un box près de celui de sa maman vache. Il était debout sur ses quatre pattes, un peu plus petit qu’eux deux, il leur arrivait en haut de la poitrine, avec un joli poil rouge-marron luisant, un museau mouillé, et de gros yeux ronds étonnés. Ils allèrent dans son box pour le caresser, et Rokkahya lui fit un câlin. Le veau lui lécha la main, et Karim lui dit de venir dormir ici si le car n’était pas réparé à la tombée de la nuit (ce qui leur paraissait à tous deux très probable). Il lui faudrait juste se cacher sous des bottes de foin chaque fois que son papa entrerait dans l’étable. Et il lui porterait des provisions après la prière.
    L’Iph de Rokkahya, qui clignotait joliment, pouvait toucher le veau sans s’éteindre, il ne se défendait que contre d’autres mains humaines. Et soudain, elle découvrit le haut-parleur. À la plus grande surprise de la vache et du veau, l’étable fut bientôt peuplée par la voix masculine et calme qui parlait à présent des dinosaures. Rokkahya posa l’Iph et les écouteurs sur une botte de foin pour avoir les mains libres, et Karim écouta un moment, les sourcils froncés :
    « Est-ce que c’était au temps du Prophète ?
     ‒ Tu parles de quel prophète ? » s’enquit Rokkahya.
    La question surprit beaucoup Karim. Voyons, le Prophète, c’était le Prophète ! Pourtant, à Clermont-Ferrand, Rokkahya connaissait trois prophètes et une prophétesse. Elle pensa aussi à tonton Akif qui était « faux zophe », ce qui avait certains points communs avec les prophètes, mais hésita à s’engager sur ce terrain peu sûr. Karim laissa d’emblée tomber la prophétesse : il était très troublé par les trois prophètes de Clermont-Ferrand. Est-ce que ce n’étaient pas de faux prophètes ?
    « Alors ça, pas du tout ! Faux ProphèteRappeur célèbre en l’an zéro et pendant les années de chaos. Mentionné dans I : IV, V, VII et VIII et dans II : I., plus personne l’écoute : maman préfère bien plus Dragon Queen ! »
    Karim ne parut pas entièrement rassuré : « Tu es sûre qu’ils disent pas qu’Allah a des associés ?
     ‒ Oh non ! » protesta Rokkahya, sentant qu’il n’était pas utile de préciser qu’ils ne parlaient jamais d’Allah.
    Karim s’illumina soudain : « Alors moi aussi, quand je serai grand, je serai prophète ! Et j’aurai plusieurs femmes. Je me marierai avec toi, avec Aïcha et avec Mériem. »
    Quelle perspective splendide ! Elle vivrait avec Karim, et elle aurait en plus deux copines de son âge ! Peut-être qu’elle pourrait aller à l’école coranique avec elles…
    « Et si on jouait que j’étais ta femme ? » proposa-t-elle.
    Karim entra aussitôt dans le jeu ! L’étable était leur maison ; il indiqua leur chambre ‒ un box vide pour une vache absente ‒ , la cuisine ‒ les trayeuses automatiques ‒, la table familiale ‒ une mangeoire pleine de foin. Rokkahya fit semblant de préparer le repas, puis eut une autre idée :
    « On dirait que le veau, c’est notre enfant. Mais il faut qu’il ait un nom… »
    Ils réfléchirent tous deux pendant que l’Iph continuait à discourir.
    « Je sais ! On va l’appeler Tricératops ! Et l’Iph, c’est qui ? »
    Karim rit joyeusement : « Lui, c’est un imam qui serait devenu fou, alors il ferait des sermons en français sur des grosses bêtes qui n’existent pas ! Et maintenant, Rokkahya, il faut que tu mettes Tricératops au lit, comme ça, après, on pourra manger tranquilles… Tu le fais pas vraiment se coucher, précisa-t-il en changeant de ton, tu le pousses juste par-là, et on dirait que ce serait son lit… »
    Rokkahya était ravie, elle n’avait jamais joué à « on dirait que… » avec d’autres que Caroline qui n’avait jamais la moindre idée neuve, et se contentait de la laisser tout faire. Seulement Tricératops ne voulait pas se laisser pousser « par-là », sans doute parce que c’était du côté opposé au box où était sa vraie maman vache, qui commençait à meugler.
    « Il faut que tu viennes m’aider, cria-t-elle, parce que Tricératops ne veut pas se tenir tranquille ! »
    Karim fit non de la tête : « Ce sont les femmes qui couchent les bébés !
     ‒ Oui, mais ce bébé-là, il est presque aussi grand que moi, et il me pousse avec son museau ! Et l’imam, il me casse les oreilles ! Pourquoi est-ce qu’on l’entend si fort dans notre maison ?
      ‒ C’est parce qu’on habite juste derrière la mosquée, et qu’il fait son sermon du haut du minaret. »
Rokkahya refit une tentative pour mettre le bébé au lit, mais Tricératops lui échappa encore :
    « Et tes autres femmes, elles sont où ? Pourquoi elles viennent pas m’aider ?
     ‒ On dirait qu’elles seraient à l’atelier de calligraphie. Et comme elles seraient très bêtes, elles auraient renversé toutes les encres et elles devraient recommencer à écrire leur sourate. Et on dirait aussi que tu serais ma préférée… »
    Cette fois, Rokkahya avait trouvé le truc : elle recula contre Tricératops qui se poussa enfin en protestant.
    « Ça y est, je l’ai couché ! Et moi, demanda-t-elle en sortant du box, est-ce que je peux avoir d’autres maris ?
     ‒ Non.
     ‒ Pourquoi ?
     ‒ Parce que.
     ‒ Mais comme ça, toi aussi tu serais mon préféré ! »
    Elle ne sut jamais ce que Karim s’apprêtait à répondre, car la porte de l’étable s’ouvrit à cet instant.

Chardon épineux.

Quand Djamila Aziz eut terminé son cours d’arabe dialectal, elle remarqua que Rokkahya n’était pas remontée du ruisseau. Par une chaleur pareille, elle devait être mieux à patauger dans l’eau fraîche. C’était l’occasion de vérifier qu’elle avait compris comment rester joignable. Mais Djamila essaya en vain appel vocal et appel vidéo ; Rokkahya ne répondait pas. À tous les coups, elle avait dû poser l’Iph pendant qu’elle jouait à baigner Caroline, elle devait babiller, écouter le bruit de l’eau, et elle n’était pas encore habituée à privilégier la petite musique d’un appel à tous les sons ambiants.
    Djamila se leva avec effort, contrariée de se taper l’aller-retour jusqu’au ruisseau par ce temps lourd, et de devoir recommencer là-bas les énièmes explications sur l’Iph. Et elle se serait bien passée d’attirer en plus l’attention de Fanny. Malheureusement, ses appels sans réponse avaient été remarqués : Fanny se leva en même temps qu’elle, disant qu’il pouvait être arrivé n’importe quoi, et Juliette interrompit son cours pour les suivre. Dans la famille « Moutons collés », on demande la fille… Délibérément, Djamila alla d’abord chercher une bouteille thermos qui contenait encore de l’eau, disant qu’elle en profiterait pour porter à boire à Rokkahya, puis elle adopta un pas tranquille, posa des questions sur Lodève et l’arrière-pays de Montpellier vers lesquels Fanny et les siens allaient continuer le voyage. Juliette alors prit les devants :
    «  Je vais voir de la bosse là-bas ce que fait Rokkahya… »
    Et elle s’élança vers un monticule à droite à quelques centaines de mètres devant, courant maladroitement, coudes au corps, avec une immense bonne volonté. Fanny et Djamila regardèrent son dos, sa tresse ballotée, ses fesses dodues qui s’éloignaient, tout en continuant à leur rythme.
    « Vous n’êtes pas inquiète ? » demanda Fanny. Le reproche était à peine voilé.
    Djamila haussa les épaules. Le monde étant ce qu’il était, il fallait prendre son parti, une bonne fois, de ne pas imaginer le pire, sinon, on n’élevait pas d’enfant du tout… « Vous savez, dit-elle un peu sèchement, quand je suis tombée enceinte en l’an 6, tout le monde m’a dit de me faire avorter. Et maintenant, les mêmes voudraient toujours se mêler de la façon dont j’éduque ma fille. Ils ont qu’à en faire aussi, des enfants ; Rokkahya serait moins seule ! »
     Fanny leva les sourcils et répondit avec un calme remarquable : « Je ne me sens pas visée : Philippe et moi on n’en a toujours voulu qu’un, pour pouvoir bien nous en occuper. Ça n’a rien à voir avec la nouvelle ère. Tiens, Juliette revient… »
     Juliette revenait en effet, courant toujours, rouge, essoufflée, haletante, grimaçant d’un air tragique. Rokkahya n’y était pas !
     « C’est pas possible, protesta Djamila. Tu devais pas voir tout le ruisseau ! Elle y est forcément, sinon on l’aurait vue remonter… »
     Cette fois, pourtant, elle pressa le pas, tenta à nouveau un appel vocal, puis dévala la pente en appelant Rokkahya. Juliette et Fanny l’imitèrent, plus moutons collés que jamais.
    Malheureusement, le spectacle de la berge ne laissait pas place au doute. On voyait d’un coup d’œil les bords du ruisseau, y compris au-delà de leur pré, vers l’amont et vers l’aval. Et Rokkahya n’était nulle part. Son Iph avait disparu avec elle ; il recevait toujours les appels, mais on ne l’entendait pas sonner dans les parages. Elles trouvèrent seulement la poupée Caroline qui gisait à un mètre de l’eau, face au sol, visage maculé de boue. En la découvrant, Juliette éclata en sanglots hystériques. C’était sûr, Rokkahya avait été enlevée par un salafiste pédophile, sinon, elle n’aurait jamais abandonné Caroline…
    Djamila commençait à avoir peur. Elle affirma à Juliette, d’une voix qu’elle entendait trembler, que si Rokkahya avait été enlevée, son Iph se serait éteint car la petite se serait débattue ; on l’avait toujours mise en garde contre les pédophiles… Est-ce qu’elle cherchait à s’en persuader ? Ce qui l’affolait surtout était qu’elle ne pouvait pas imaginer ce qui s’était passé, et qu’elle ne savait donc pas où chercher.
    « Que donne la géolocalisation ? » demanda Fanny.
    Djamila n’y avait même pas pensé ! En fait, elle ne l’avait pas activée ; elle s’était dit le matin que ça valait presque les puces électroniques sous la peau des jeunes Américains et qu’elle ne voulait pas de flicage. Cependant, le vendeur lui avait installé l’appli d’office. Fébrilement, Caroline pressée contre elle, Djamila lança l’appli. Elle entendait bourdonner dans ses oreilles le silence assourdissant de Fanny, lui répétant : « Mère indigne ! » Enfin, le résultat s’afficha. Rokkahya était bien loin du ruisseau : elle était à St Chély d’Aubrac, quelque part entre l’église et les lavoirs. C’était incompréhensible, et pourtant, Djamila se sentit mieux aussitôt, parce qu’elle savait ce qu’elle avait à faire.
    «  Je vais la chercher, déclara-t-elle. Juliette, tu veux bien me garder Caroline ? Ne pleure plus, je reviendrai avec Rokkahya. »
    Mais, dans la série « Je me mêle de tout alors qu’on ne m’a rien demandé », les sapiens n’étaient pas prêts à lâcher l’affaire. Djamila n’avait pas remonté le tiers de la pente que Fanny qui ne cessait de la suivre avait fait appel à son mari, qu’il descendait vers elles à grands pas. Une jeune femme seule ne pouvait pas s’aventurer en territoire salafiste ! Il fallait l’aide du reste du groupe ! Djamila leur répondait brièvement, tête baissée, en avançant vite, réessayant à intervalles réguliers d’appeler Rokkahya. Bien sûr, elle se serait adressée au chauffeur, seulement il n’était toujours pas là. Et elle refusait de dramatiser. Les salafistes eux-mêmes pourraient comprendre qu’elle pénètre ouvertement dans leur village par le pont des Pèlerins pour chercher sa fille. Si vraiment elle ne la trouvait pas, ou s’ils ne voulaient pas la rendre, on verrait.
    Les hypothèses du couple se firent alors plus sinistres. Cet Iph toujours activé, et si c’était un piège ? Si on avait forcé Rokkahya à le poser là pour attirer sa jeune maman ? En ce cas, il lui faudrait plusieurs heures pour s’éteindre, les ravisseurs pouvaient se douter qu’elle arriverait avant. Voyons, Djamila qui était musulmane devait se souvenir de ce qu’on disait dans le Coran sur « les captives de la main droite »…
    « Je suis pas musulmane, interrompit Djamila. Et j’ai jamais lu le Coran. »
    Ah bon ? Eh bien, on ne pouvait pas ignorer que les salafistes cherchaient à se procurer des esclaves sexuelles, qu’ils pouvaient les prendre aussi bien petites filles que femmes adultes. Selon la charia, une fois entrées sur leur territoire, elles leur appartenaient. C’étaient les hommes du groupe qui devaient aller chercher Rokkahya ! Et armés, de préférence.
    Djamila se contenta de hausser les épaules, de faire non de la tête. La famille « Moutons collés » commençait à bien la gonfler. « Les hommes du groupe » consistaient en un vieux branlant, un moins vieux, celui qui avait accompagné le chauffeur le matin, qui était pour l’instant occupé à faire la sieste avec des ronflements qui s’entendaient à plusieurs mètres, un jeune zombifié qui en était à son dix-septième joint depuis le début de la pause, et Philippe l’enragé, armé d’un couteau à sculpter le bois, prêt à partir avec en croisade contre les Sarrasins !
    Impossible cependant d’obtenir que Philippe la lâche. Poussé par Fanny qui l’encouragea jusqu’à la barrière, il quitta le pré avec Djamila, l’escorta sur la route, cherchant à la convaincre qu’ils devaient se cacher, comme si c’était possible ! Son plan à lui était de raser les murs, d’essayer d’explorer l’est du village, de l’autre côté de l’église, à l’opposé du signal de géolocalisation. Comment pouvait-il s’imaginer qu’il n’allait pas être repéré, ça dépassait Djamila.
    Ils débouchèrent en face du village, séparé d’eux par le pont des Pèlerins. Philippe profita de la vue panoramique pour scruter les bords de la rivière. En direction de l’est, sur l’autre rive, il désigna un grand bâtiment moderne, type dernier cri d’un hangar agricole quelconque : toit bas, petites fenêtres grillagées, absence de porte ‒ à tous les coups, elle devait être de l’autre côté ‒ est-ce qu’on n’y enfermerait pas les esclaves sexuelles ? Il préférait ne pas pénétrer tout de suite dans le village ; il allait longer la rivière sur cette rive, essayer de trouver un endroit pour la traverser plus discrètement, elle n’était guère profonde, et de là, aller voir cette espèce de prison de plus près.
    « Bonne chance ! » lui souhaita Djamila, en ajoutant mentalement : « Et bon débarras ! »

Elle s’engagea sur le vieux pont de pierre, passa le panneau qui déclarait « Chély d’Aubrac. Entrée interdite aux non-musulmans » suivi d’une inscription en arabe, marchant d’un pas vif au milieu de la chaussée. D’après la géolocalisation, Rokkahya n’avait pas bougé, elle était dans une ferme derrière l’église. Une chose au moins paraissait claire, c’était qu’elle avait dû y arriver à travers champs. Et Djamila se raccrochait à l’idée que tant que l’Iph ne s’éteignait pas, c’était qu’elle n’était pas en danger. Mais qu’est-ce qui avait pu l’attirer là-bas, qu’est-ce qui l’y maintenait, et surtout, qu’est-ce qui l’empêchait de répondre ? C’était le vrai problème ; dans le meilleur des cas, si Rokkahya ne répondait pas, cela voulait dire que de là où elle était, elle ne pouvait pas entendre sonner l’Iph, donc qu’elle s’en était séparée, et alors, comment la retrouver ? Et qu’est-ce qui dès lors pouvait garantir qu’elle était toujours en sécurité ?
    Djamila était parvenue au milieu du pont quand elle vit venir à elle une femme voilée vêtue de gris. Elle releva le menton. Charia ou pas, elle allait chercher sa fille, elle ne repartirait pas sans elle…
    La femme se dépêchait à petits pas. Elle était petite de taille, couverte de la tête aux pieds d’un long voile gris qui rejoignait sa robe, longue, austère et grise, lui montant jusqu’au ras du cou. Le voile couvrait le haut de son front et il était complété par un morceau d’étoffe translucide aux fils d’argent qui estompait le bas du visage. Le tout izimède et donc flambant neuf et parfaitement coupé. On ne voyait vraiment d’elle que des yeux bleus entourés de rides. À quelques mètres de distance, elle s’adressa à Djamila en arabe, d’une voix haletante et un peu chevrotante. En fait c’était une vieille dame.
    « Désolée, je n’ai pas compris » dut avouer Djamila avec son peu d’arabe.
    L’autre passa alors au français sans une hésitation. Et Djamila réalisa avec un choc que sous le déguisement salafiste, c’était tout simplement une vieille campagnarde du coin.
    « Il faut pas avancer, dit-elle, c’est interdit. Tu viens du car en panne ? Dis-moi s’il vous manque quelque chose, on vous le portera là-bas. Je te tutoie, excuse-moi, c’est l’habitude : ici tout le monde se dit tu. »
    La vieille lui barrait la route. Djamila dut s’arrêter pour lui expliquer la disparition près du ruisseau de sa Rokkahya de six ans, la géolocalisation de l’Iph. Elle promettait de ne pas s’attarder : tout ce qu’elle voulait, c’était récupérer sa fille et repartir avec elle.
    La vieille parut réfléchir aussi vite que le lui permettait son grand âge. Elle était certainement de bonne volonté. Mais elle balaya Djamila de la tête aux pieds d’un regard réprobateur : « Tu peux pas traverser le village comme ça, décréta-t-elle. Tu es trop indécente. »
    Elle se présenta, elle s’appelait Marguerite Pouget, doyenne de Chély. Elle pourrait aller chercher la petite, et Djamila l’attendrait au bout du pont. Djamila la remercia, mais insista pour y aller elle-même. Elle reprit ses explications : Rokkahya ne prenait pas ses appels vocaux, elle ne savait même pas si elle était près de son Iph, elle devait découvrir ce qui lui était arrivé. Tout en parlant, elle s’obstinait à essayer d’avancer en contournant la vieille.
    « Elle joue sûrement avec des enfants de son âge, suggéra tranquillement Marguerite. Ceux de six ans ont pas d’école l’après-midi. »
    Cette fois Djamila émerveillée s’arrêta net. Comment n’y avait-elle pas pensé ? C’était la seule explication qui faisait du sens. La natalité s’était effondrée partout sauf dans les territoires salafistes. Tout redevenait clair et rassurant : Rokkahya avait dû poser l’Iph dans un coin et ne plus s’en occuper. Mais pour lui faire à présent quitter ses nouveaux amis et revenir dans un monde d’adultes, il allait falloir toute l’autorité que Djamila justement ne possédait pas, dont elle n’avait jusqu’ici jamais eu besoin…
    Marguerite réfléchissait de son côté, toujours à son rythme : « C’est sûr qu’il vaut mieux que ce soit toi… Je crois que j’ai une idée. Dépêchons-nous de traverser le pont… »
    Se dépêcher, Djamila ne demandait que ça ! Marguerite trottina bravement derrière elle. Elles atteignirent enfin le bout de la rue du Vieux Pont, déserte pour l’instant, puis empruntèrent quelques mètres de sentier terreux jusqu’à l’eau. Là, devant l’entresol aux volets fermés d’une maison dont l’entrée principale était au niveau de la rue, il y avait un séchoir sur lequel pendait du linge grisâtre, sec, raide et poussiéreux.
    « Ça traîne là depuis longtemps, dit Marguerite. Le village est passé à l’izimède, plus personne utilise de tissu. On va trouver de quoi te couvrir. Ç’aurait été trop long d’aller chez moi pour fouiller dans mes armoires. »
    Djamila en prit son parti ; il fallait non seulement la laisser faire, mais passer à un autre tempo. Elle baissa la tête pour que Marguerite puisse lui nouer un tchador, veiller à ce qu’elle n’ait pas un cheveu qui dépasse. Puis la vieille femme lui attacha autour du cou un ample châle gris qui tombait sur ses épaules et dans lequel elle devait essayer autant que possible de cacher ses bras nus. Elle la considéra ensuite d’un œil critique : on ne pouvait rien faire, hélas, pour la longueur de la robe, qui recouvrait à peine ses genoux. Elle lui recommanda cependant de retourner sa ceinture d’Iph vers l’intérieur. Et plus question de sortir son Iph, les femmes n’en avaient pas. Elles regardèrent une dernière fois ensemble la géolocalisation, qui était claire pour Marguerite : Rokkahya était dans la ferme de l’imam Hassoum. Dans le pire des cas, là-bas on la renseignerait sur la petite fille. Djamila pouvait à présent se montrer dans la rue. Affublée comme ça, on ne la prendrait pas pour une habitante de Chély ; en revanche elle pourrait se faire passer pour une parente venue d’un village plus pauvre. Marguerite allait l’accompagner ; elle pourrait servir d’interprète, car toutes les femmes ne parlaient pas français. Dans la mesure du possible, il valait mieux que Djamila ne se fasse pas remarquer des hommes car, à vrai dire… Djamila, retenant son souffle, se demanda s’il y avait quelque chose de vrai dans ces histoires d’esclaves sexuelles. À vrai dire, poursuivit Marguerite en baissant la voix, eh bien, ils n’étaient pas toujours très souples, il fallait l’avouer. Et s’ils découvraient qu’elle n’était pas salafiste, ils risquaient de vouloir porter l’affaire devant le tribunal du calife avant de lui permettre de rejoindre Rokkahya.
    Elles se mirent tout doucement en route. Djamila refrénait de son mieux son impatience. Il fallait reconnaître que l’allure de Marguerite était adaptée à celle des autres habitants de Chély d’Aubrac. Seules des nuées d’enfants de moins de sept ans galopaient joyeusement dans les rues ou autour de l’église changée en mosquée, et parmi eux, pas de Rokkahya. Sinon, on croisait surtout des femmes dans leur uniforme gris, qui saluaient de la main, échangeaient quelques mots en arabe avec Marguerite. Cette dernière expliqua qu’heureusement à cette heure-ci les hommes étaient au tribunal, dans les caves de fabrication du cantal ou dans le laboratoire de recherche sur les capteurs et condensateurs en énergie solaire. Djamila remarqua trois voitures électriques garées et plutôt neuves, comparable à celle qui avait emmené leur chauffeur à Rodez. Et Marguerite pendant ce temps dévidait à mi-voix un long récit continu.
    Le village avait commencé par perdre ses habitants, sauf les vacanciers l’été qui louaient de vieilles maisons changées en gite. Bien sûr les enfants de Marguerite étaient partis, ils n’étaient pas les seuls ; à peine adultes, les jeunes allaient faire leur vie ailleurs. Puis le dernier éleveur avait pris sa retraite ; les producteurs de viande ou de lait préféraient habiter Mende ou Saint-Flour et faire les trajets en voiture pour s’occuper des bêtes. Longtemps avant la nouvelle ère, il n’y avait plus d’école, plus de curé non plus, une messe par mois seulement, et encore, le samedi soir, pas le dimanche matin. Et l’an zéro n’avait rien arrangé. Il ne restait plus alors que des personnes âgées qui s’étaient retrouvées sans essence, puis sans approvisionnement de la supérette. Trois années de misère, à survivre seulement avec les poules, les lapins, les potagers et les arbres fruitiers ; dans tout le village pas une seule vache ! Trois années avec les coupures d’électricité, la peur de voir couper aussi l’eau potable, la peur des brigands et des mutants (elle n’en avait jamais vu), pas de soins médicaux, la tombe de sa voisine creusée dans son jardin… Si ses enfants étaient venus la chercher, c’était alors qu’elle aurait quitté l’Aubrac.
    Et puis, au début de l’an 4, en quelques semaines, les salafistes étaient arrivés par familles entières, ils s’étaient installés dans les maisons vides, ils avaient investi le village. C’était drôle parce qu’alors la moitié des derniers habitants étaient partis, comme si cela pouvait être pire ! Les enfants de Marguerite lui conseillaient de s’en aller, mais sans lui dire comment déménager et comment voyager, et surtout, sans lui proposer d’aller vivre chez eux. Or, elle aimait sa maison, son jardin, son village, et ça lui plaisait déjà d’avoir de jeunes voisines et de voir des enfants. Les salafistes avaient d’abord repris des vaches, ils avaient appris à faire du cantal, ils avaient fait pousser un peu de blé. Il y avait eu à nouveau du lait, du pain et de la viande, il était redevenu possible de manger à sa faim. Le calife d’alors n’avait pas brusqué les anciens de St Chély, il leur avait laissé le temps de s’adapter. Et finalement, en quelques mois, tous ceux qui étaient restés s’étaient convertis à l’islam.…Djamila devait l’excuser si elle disait « musulman » pour « salafiste », elle était habituée comme ça, elle se doutait bien pourtant qu’il devait y avoir d’autres versions de l’islam dans lesquelles les femmes avaient des Iphs, montraient leurs cheveux et leurs épaules…
    « Je suis pas musulmane, expliqua Djamila avec patience. C’est même pas une religion que j’ai rejetée à l’âge adulte : ma mère est athée, elle m’a élevée comme ça. Rokkahya pareil, elle a pas eu d’éducation religieuse. »
    Ah bon ? Marguerite quant à elle était catholique jusqu’en l’an 4 : elle préférait cependant appeler l’église « mosquée », devoir y prier en arabe, et la trouver réparée, entretenue et toujours remplie ! Bien sûr, il y avait des aspects de la vie d’avant qui lui manquaient. Pas les vêtements, le tout était de s’y faire, s’habiller tous de la même façon, c’était une bonne chose, comme ça il n’y avait pas de jaloux. Elle avait eu plus de mal à se passer de télévision ‒ il n’y avait qu’un seul poste dans le village, seuls les imams et quelques notables pouvaient suivre les émissions politiques avec le calife ‒, à renoncer à l’Iph qui lui permettait d’avoir des nouvelles de ses enfants. Ah mais si, ils pouvaient lui rendre visite ! Ils s’annonçaient auprès du calife qui leur accordait l’hospitalité exceptionnelle réservée aux parents proches, une ou deux fois par an. Et le reste du temps, même sans télé, sa vie était plus pleine qu’autrefois. Il y avait toutes les activités collectives entre femmes, les prières, la calligraphie, le tissage récemment remplacé par le design pour izimède, les repas de fête préparés toutes ensemble, les jeunes enfants dont toutes s’occupaient. Et puis, dire qu’on l’avait envoyée à l’école, à son âge, avec quelques autres de sa génération, aussi affolées qu’elle ! Et comme leur professeur avait été douce et patiente ! Peu de choses dans sa vie l’avaient rendue plus fière que ses progrès en arabe littéral, en psalmodie et en calligraphie. Et maintenant dans sa vieillesse elle était professeur à son tour pour les femmes mariées que leur époux autorisait à suivre ses cours. Elle les remettait à niveau en français, elle leur enseignait même l’occitan qu’elle parlait jadis avec sa grand-mère pyrénéenne, les mots lui revenaient par-delà les années, en le pratiquant à nouveau. Leur jeune et nouveau calife était déjà célèbre, on parlait de lui jusque dans les Cévennes ou dans la Creuse. Cette idée de redécouvrir l’occitan dont s’inspirait l’ancien patois de la région, d’en refaire une langue vivante pour faire renaître une civilisation arabe ! Il prêchait le djihad économique contre la France des mutants et des infidèles, il avait fait de Chély d’Aubrac un pôle de compétitivité et un sous-traitant direct de l’Empire. Le village était riche et prospère, et tout le monde en bénéficiait.
    Tout cela était, certes, fort intéressant, mais Djamila en aurait beaucoup mieux profité si elle avait été tout à fait rassurée. Au retour, par exemple, flanquée d’une Rokkahya qui lui donnerait gentiment la main, elle aurait été ravie de se plonger dans la série « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les salafistes ». Pour l’instant, elle avait la tête ailleurs, et cherchait surtout en approchant à repérer la ferme indiquée sur l’icône qu’elle avait gravé en mémoire.
    Marguerite s’interrompit, désignant une silhouette en gris qui arrivait en portant un panier par l’une des rues adjacentes : c’était la femme de l’imam Hassoum ! Elle l’interpella ; elles échangèrent des répliques rapides accompagnées de grands sourires qui englobèrent Djamila. Et l’autre femme traversa pour venir vers elles.
    « C’est bien ce que je pensais, dit Marguerite : son petit dernier a six ans, et tout à l’heure, il était allé rejoindre leurs vaches dans le pré près du ruisseau… Depuis, elle l’a entendu rentrer dans l’étable. Je vais te laisser avec elle, je dois donner un cours d’occitan dans un quart d’heure dans une des salles municipales. Elle me racontera la suite… »
    Djamila lui fit de grosses bises sur les deux joues. Déjà la femme de l’imam l’avait rejointe, et impuissante à se faire comprendre, lui avait pris la main à la fois pour la rassurer et l’emmener chez elle :
    « Leïla, lui dit-elle en se désignant. Toi, viens ! Vache… petit, petit… »
    L’immense sourire comblait le manque de vocabulaire. Djamila testa de son mieux ses rudiments d’arabe dialectal (« je m’appelle Djamila »… « j’ai une fille de six ans »… « merci beaucoup »… « je vais chez toi »…), ce qui lui valut seulement des sourires supplémentaires.
    Leïla la fit pénétrer dans la cour d’une ferme proprette et prospère, et l’attira directement vers l’étable. Elles y entrèrent l’une derrière l’autre et eurent le même saisissement en entendant une voix d’adulte masculine qui parlait en français avec assurance.
     « …Imaginez-vous bien que même si les dinosaures étaient énormes, ils pondaient tous des œufs ! Pourtant ce sont les bêtes les plus grosses et les plus lourdes qui ont jamais existé sur terre. Imaginez ces œufs géants… »
    Pas d’adulte dans l’étable, celui qui parlait ainsi était un Iph posé sur une botte de foin. Près de lui un petit veau adorable, et, en train de sortir de son box, Rokkahya saine et sauve quoique couverte de foin, s’adressant les poings sur les hanches à un petit garçon de sa taille qui la regardait, fasciné.
    « Bonjour, madame ! » dit-elle aussitôt à Leïla. Et, au petit garçon : « C’est ta maman ? »
     Ce fut seulement alors qu’elle aperçut Djamila :
    « Maman ?! J’espère que le car est pas déjà réparé ! Pourquoi tu t’es déguisée comme ça, tu voulais ressembler à la maman de Karim ? »
    Djamila, elle, voulait avant tout savoir une chose : pourquoi Rokkahya ne lui avait-elle jamais répondu alors qu’elle n’avait pas cessé de l’appeler sur son Iph ? Elle avait eu très peur ! Rokkahya protesta, indignée : l’Iph n’avait pas du tout sonné ! Et de toute façon, si le car n’était pas réparé, elle continuait à jouer avec Karim ! Un dialogue équivalent devait se tenir en arabe : Karim semblait s’insurger lui aussi devant des reproches maternels. La vache et le veau saisis par la contagion se mirent également à échanger leurs vues en mugissant.
    « On a vu que beaucoup de dinosaures mangeaient de l’herbe ; d’autres cependant étaient carnivores, c’est-à-dire qu’ils chassaient pour manger de la viande… »
    L’Iph de Rokkahya diffusait un cours en ligne ! C’était pour ça qu’elle n’avait pas entendu de sonnerie : l’appli gérait les appels entrants, les faisant basculer en silencieux. Et Rokkahya n’avait pas encore appris que le clignotement de l’Iph signalait des appels manqués. Encore un coup des « Moutons collés » ! Quelle grosse idiote, cette Juliette ! Elle ne pouvait pas lui dire qu’elle avait fait télécharger à la petite l’appli de l’instruction publique, au lieu d’aller pleurer sur des histoires de salafiste pédophile !
     « …Et le plus terrible de tous était le tyrannosaure… »
    La porte de l’étable s’ouvrit à nouveau. Et soudain le silence se fit.

Herbes fantomatiques.

Leïla et Karim s’arrêtèrent net, son et mouvement, comme si on les avait mis en pause. Impressionnée par le brusque mutisme de Karim, Rokkahya s’interrompit en pleine phrase et leva la tête pour voir qui entrait. Le veau lui-même se tut. Seuls la vache et l’Iph continuèrent sur leur lancée.
    « ..Il faisait cinq mètres de haut, et il marchait sur ses deux pattes de derrière, toujours penché en avant… »
    Djamila se retourna. L’imam Hassoum était sur le seuil. De taille moyenne, approchant de la cinquantaine, évidemment barbu et vêtu de blanc immaculé, il avait un air d’autorité légitime qui suffisait pour l’identifier sans hésiter, et pas la moindre trace de faiblesse ou de bienveillance. D’un coup d’œil, il sembla prendre la mesure de la situation. Ses yeux s’arrêtèrent d’abord sur sa femme.
    « À la maison ! » lui dit-il sèchement en arabe.
    Ça, au moins, Djamila l’avait compris.
     Leïla rentra sa tête dans ses épaules et, les yeux à terre, fila sans discuter. En l’entendant refermer la porte, Djamila se mordit les lèvres : elle n’avait pas eu la présence d’esprit de lui dire au revoir et de la remercier. Elle n’allait quand même pas se laisser impressionner par ce macho ringard !
    « …Sa mâchoire était très puissante, avec des dents qui lui permettaient d’attraper et de déchiqueter la chair… »
    Depuis l’ordre donné à Leïla, l’imam ne regardait plus que les enfants. Karim recula en direction de Rokkahya tétanisée. Djamila au contraire fit un pas vers le nouvel arrivant :
    « Euh… Bonjour ! Désolée de m’imposer chez vous comme ça, mais j’étais dans le car en panne, et… »
    Inutile de poursuivre : l’imam avait pris la parole en français. Il n’interrompait pas plus Djamila qu’il n’interrompait le cours sur les dinosaures.
    « Qu’as-tu fait, mon fils, à jouer avec une infidèle et la faire entrer chez nous ? As-tu oublié ce qui est dit : citation en arabe aussitôt suivie de sa traduction française : “Supporte avec patience les discours des infidèles, et éloigne-toi d’eux de la manière la plus convenable.” ? Et le verset qui est inscrit au bout du pont des Pèlerins, à l’entrée de notre village : nouvelle citation en arabe, commençant par Allah : “Allah mettra une barrière entre vous.” ? »
    Désirant à la fois rester polie et ne pas se laisser snober, Djamila refit une tentative, sur le mode : leurs enfants avaient joué ensemble, ce n’était pas la fin du monde, maintenant elle allait emmener sa fille, désolée pour le dérangement… Mais il était difficile de s’imposer, et même d’exister dans cette étable : la vache meuglait de plus belle, le veau lui répondait à nouveau, l’Iph continuait à discourir et les deux enfants qui semblaient changés en pierre n’avaient d’yeux que pour l’imam. Ce dernier parlait d’une voix calme qui portait bien, et paraissait décidé à passer en revue l’ensemble du Coran pour y relever tout ce qui justifiait la séparation entre Karim et Rokkahya, faisant toujours suivre le verset cité de sa traduction française. Il s’adressait à son fils ; son regard cependant se posait souvent sur Rokkahya avec attention, gravité et même une pointe de tristesse.
    Djamila craqua lorsqu’il en vint à « Seigneur, fais que les infidèles ne nous séduisent pas. » Et le cours de zoologie préhistorique en prime n’arrangeait rien :
    « …Il faut bien comprendre que tous ces dinosaures vivaient des millions d’années avant l’apparition des hommes sur terre…
     ‒ ARRÊTE CE TRUC ! » hurla-t-elle à Rokkahya.
    Et, comme la petite ne faisait pas mine de bouger, elle bondit elle-même vers le box, achevant de terroriser le veau, allongea le bras, attrapa l’Iph et quitta l’appli. Un de moins à pérorer, c’était déjà ça. Puis, elle se tourna vers l’imam et cria pour couvrir les meuglements :
    « Et vous, arrêtez de nous traiter d’infidèles ! Il faudrait déjà avoir juré fidélité à votre Allah, puis le trahir ensuite. Une fois pour toutes : C’EST PAS MA RELIGION ! ÇA L’A JAMAIS ÉTÉ ! J’AI PAS ÉTÉ ÉLEVÉE LÀ-DEDANS, JE L’AI PAS TRAHIE ! Et c’est pas celle de ma fille non plus ! »
    Toujours aussi calme, l’imam sourit pour la première fois avec condescendance, et affecta de se boucher les oreilles. Nouvelle citation en arabe suivie de sa traduction : « la plus désagréable des voix est celle de l’âne ». Djamila n’aima pas du tout le regard que lui jeta alors Rokkahya.
     Et voilà que l’imam faisait mine à présent de marcher droit sur Djamila, toujours sans la regarder.
     « Excusez-moi ! » lui dit-il soudain en arrivant près d’elle, comme s’il venait seulement de découvrir sa présence.
     Elle s’effaça machinalement. Il passa devant elle et se retrouva devant Rokkahya. Là, il s’arrêta à distance impeccable, s’inclina devant la petite fille, lui parla avec beaucoup de douceur, lui demandant d’abord son prénom, puis son âge. Rokkahya, subjuguée, répondit en deux murmures respectueux.
    « Six ans ! soupira-t-il. Tu aurais presque l’âge de commencer à lire le Coran… Eh bien, Rokkahya, pousse-toi un peu, s’il te plait, pour que je puisse aller m’occuper du veau ; j’étais venu pour ça. »
    Rokkahya s’écarta, se rapprochant de Karim au visage fermé. L’imam entra dans le box et défit deux crochets sur la paroi latérale, puis guida gentiment le veau vers l’ouverture. Titubant, celui-ci trouva enfin les mamelles et, ô miracle ! la vache se tut. Il y eut un moment de vrai silence, peuplé seulement par les glouglous du veau qui tétait de tout son cœur.
    Djamila se tourna vers les enfants. Karim avait accueilli Rokkahya en lui passant un bras viril et protecteur autour du cou. Il continuait à la tenir ainsi, sans bouger, avec une conscience tragique de la séparation imminente. Djamila en eut le cœur serré. Comme ils étaient beaux tous les deux ‒ ils se ressemblaient, d’ailleurs, même si Karim avait le teint plus clair ‒, comme ils faisaient couple, surtout ! Elle chercha ses mots pour leur parler, mais trop tard.
    L’imam sortit majestueusement du box, et s’adressa d’abord à Rokkahya, la traitant avec autant de douceur qu’il venait de traiter le veau. On aurait dit qu’il avait pitié d’elle !
    « Rokkahya, tu vas devoir partir avec ta mère… Je sais que ce n’est pas de ta faute si tu es une infidèle. Alors, écoute-moi bien : si tu veux revenir dans quelques années, pour embrasser l’islam, tu seras la bienvenue ici, ne l’oublie pas. Et Karim pourra épouser brève citation arabe “la fille aux grands yeux noirs”. »
    Puis il se tourna vers son fils, lui posa la main sur l’épaule : « Dis au revoir à ton amie », ordonna-t-il d’un ton sans réplique.
    Karim sentant la main de son père se démena pour se dégager. Tiré en arrière, il se débattit, en proie à une saine révolte :
    « Rokkahya, cria-t-il, on se mariera à Clermont-Ferrand ! Et moi là-bas je serai prophète ! Et y aura pas de calife, et… »
   Avec une exclamation de colère, l’imam le bâillonna d’une main, l’immobilisant de l’autre pendant qu’il ruait dans toutes les directions. Djamila sentit la violence physique sur le point d’exploser. Et Rokkahya ne voulait rien comprendre. Toujours silencieuse et changée en pierre, elle résistait de son côté en refusant de quitter l’étable. Djamila l’attrapa finalement à bras le corps, sans lâcher l’Iph qu’en la tenant elle lui enfonçait dans les côtes.
    L’imam regarda alors Djamila, pour la première fois, avec une rage meurtrière : « Partez, maintenant ! Allez au diable, comme disait Daniel Goujon… » ajouta-t-il entre ses dents.
    Elle s’enfuit sans demander son reste, emportant de force Rokkahya qui à la sortie de l’étable commença à pousser des hurlements de colère et à la bourrer de coups de poing et de pied.
    Le trajet jusqu’au pont des Pèlerins fut un vrai cauchemar. Si les salafistes avaient voulu la faire passer en jugement plutôt que l’expulser, ils auraient pu constater au moins une dizaine d’infractions à leur charia. Déjà, on ne voyait qu’elles, on n’entendait qu’elles ; Rokkahya hurlait à ameuter tout Chély ; en se débattant, elle avait fait tomber le châle et à moitié arraché le tchador de sa mère. Djamila ne tarda pas à perdre aussi son calme ; elles crièrent toutes les deux en français tout le long du chemin. Ce furent des : « Tu vas te tenir tranquille ? », « Je veux rester avec Karim ! », « Arrête de me frapper avec tes chaussures pleines de boue ! Et ta robe ! On dirait un torchon ! Tu as perdu tes écouteurs ?! », « C’est toi qui les as enfoncés dans le minaret quand tu as pris mon Iph ! », « Quel minaret ? », « Il faut que tu retournes les chercher ! », « Certainement pas ! »… Les salafistes hommes et femmes s’arrêtaient pour les regarder passer, elles étaient certainement l’attraction du jour, la revanche sur toutes les émissions de téléréalité qu’ils manquaient pour raisons religieuses, et une preuve vivante du désordre qui régnait chez les « infidèles ».
    Une fois sorties de Chély, Djamila épuisée posa Rokkahya à terre et se contenta de la traîner à bout de bras alors qu’elle refusait d’avancer en criant et pleurant.
    Leur retour dans le pré ne passa pas inaperçu. Le chauffeur était revenu, tout le monde discutait ferme du danger qu’elles couraient ; il fallut un moment pour convaincre Fanny et Juliette hystériques que si Rokkahya pleurait comme ça, ce n’était pas parce qu’elle avait été violée par un salafiste pédophile. Et Philippe n’avait pas réapparu. Djamila l’avait complètement oublié, celui-là ! À son tour, il ne répondait pas aux appels vocaux de Fanny ; on fut même sur le point d’organiser une expédition de secours pour aller à sa recherche en territoire salafiste, histoire sans fin… Il surgit enfin, hagard, hirsute, pantalon déchiré aux genoux, des ecchymoses sur le visage, une coupure à la lèvre supérieure. Il avait été pris à roder autour du laboratoire de recherche sur l’énergie solaire. Les salafistes avaient eu le temps de commencer à le passer à tabac pour tenter de lui faire avouer pour le compte de qui il les espionnait, avant d’apprendre qu’il y avait vraiment eu une fillette infidèle qui avait pénétré dans le village, puisque l’imam Hassoum l’avait surprise dans son étable, en train de jouer avec son plus jeune fils.
    Avec tout cela, le car n’était toujours pas réparé, Rokkahya boudait, rejetant même la poupée Caroline, Philippe et Fanny se disputèrent, les « Moutons collés » semblaient juste d’accord pour trouver que tout était d’abord et avant tout de la faute de Djamila, tandis que les autres passagers, sans faire de détail, regardaient leurs deux familles de travers, les tenant pour responsables du retard supplémentaire. Il y a des jours comme ça…

Chardon épineux.

Ils arrivèrent à La Cavalerie à la nuit noire. Le car s’était vidé, quatre des vieux s’étaient arrêtés à Sévérac-le-Château. La demi-journée de retard avait dû décourager les voyageurs à destination du Larzac, personne n’attendait aux lieux fixés, si bien que le chauffeur s’épargna le détour par le centre-ville de Millau. La seule vieille dame restante gagna enfin le pavé de La Cavalerie intra-muros, sur fond d’éclairs illuminant le ciel. Djamila et Rokkahya auraient dû descendre là aussi, mais compte tenu de l’heure, mieux valait se faire conduire au dépôt et profiter du centre d’hébergement pour voyageurs en transit. Le car quitta le bourg et continua dans les ténèbres de la campagne profonde, avec roulements de tonnerre au loin. Le dépôt semblait immense, désert et loin de tout, c’était un ancien camp militaire désaffecté. Le vent se levait et les premières gouttes commençaient à tomber quand les derniers passagers gagnèrent le centre d’hébergement.
    Les équipements militaires semblaient avoir été renouvelés peu avant l’an zéro. Tout était neuf, prévu pour des régiments, et paraissait n’avoir jamais servi. Ça faisait toujours bizarre de vivre dans ce monde où tant de choses étaient conçues pour des foules qui n’étaient plus là, et ça n’allait pas s’arranger : la population française, et mondiale, avait déjà beaucoup diminué depuis treize ans ; des logements vides, il y en avait partout. Et plus tard, quand Djamila serait âgée et Rokkahya d’âge mûr : une planète de vieillards en train de disparaître ? En attendant, ils étaient six dans le bâtiment : le fumeur de joints qui ne disait rien et les cinq autres qui ne s’adressaient plus la parole, sauf Juliette et Rokkahya, plus proches que jamais, mais intimidées par le silence des adultes. Ils découvrirent sans un mot une grande cuisine avec d’immenses frigos, malheureusement vides, une dizaine de chambres pour quatre personnes avec sommiers et matelas sur les lits, trois douches également prévues chacune pour se laver à quatre à la fois, et de l’eau chaude !
    Inspirée sans doute par l’exemple de l’imam Hassoum, Rokkahya se comportait comme si sa maman n’existait pas ; Djamila profita donc qu’elles étaient déjà fâchées pour la traîner sous la douche. Là, l’indifférence volontaire céda la place à des hurlements de rage : « Je voulais un bain ! », « C’est trop chaud ! », « J’ai de l’eau dans les yeux ! », etc. Elle lava aussi ses tennis qui en avaient grand besoin, puis les mit à sécher dans la cuisine, près des fourneaux sur lesquels une Fanny aux lèvres pincées mettait à cuire du riz complet qui semblait en avoir pour des heures. En savonnant le joli corps fin de Rokkahya déchaînée, puis en l’installant dans la chambre et s’occupant de ses tennis, elle pensait sérieusement à reprendre un car en sens inverse pour la ramener à Clermont chez les squatteurs des friches : sa mère ne demandait qu’à la garder là-bas. Djamila avait déjà pris cette maternité non souhaitée suffisamment au sérieux en retardant son départ de sept années pleines, passées avec sa mère et bien d’autres, dans les ruines réaménagées de l’ancien Auclair, pour y élever ensemble la petite fille. Il avait toujours été convenu que Rokkahya l’accompagnerait seulement si elle le voulait, quand elle serait assez grande pour être raisonnable et pour savoir utiliser un Iph. En outre, même si les gens étaient toujours contents de voir une enfant et prêts à beaucoup de concessions pour profiter de sa présence, ce serait plus pratique de voyager et de se faire embaucher sans elle.
    Elle retrouva Rokkahya là où elle l’avait laissée : assise en pyjama sur un des lits de la chambre qu’elles s’étaient appropriées, visage farouche et toutes griffes dehors. La douche vigoureuse continuait, sur le toit du bâtiment cette fois, accompagnée du fracas du tonnerre. Il était déjà plus de dix heures du soir, et les ingrédients d’un dîner manquaient cruellement.
    « Tu veux que je nous fasse cuire un peu de graine de couscous ? Sinon, il reste un demi- paquet…
     ‒ J’ai pas faim ! interrompit Rokkahya.
     ‒ Tant mieux, ça m’arrange. C’est l’heure de dormir, on fera des courses demain à La Cavalerie.
    ‒ Je veux pas dormir. Elle est rouillée, La Cavalerie. Il est pas bon, ton couscous. Pourquoi tu m’as pas laissée dans l’étable ?  Karim, il m’aurait porté des provisions après la prière, il l’avait dit ! »
    Cette fois, on y était. Djamila soupira intérieurement, et invoqua ses frères, Akif et Malik : elle avait profité du trajet en car, avec Rokkahya isolée près de Juliette, pour parler longuement avec chacun d’eux. Leurs réactions se rejoignaient sur un point : elle devait expliquer à Rokkahya ce qu’était le salafisme. Elle s’assit sur le lit voisin et dit doucement :
    « Je suis sûre que Karim t’aime beaucoup… Mais pourquoi tu crois qu’il voulait te porter à manger dans l’étable, au lieu de te faire venir dans sa maison avec sa maman ? Tu te souviens pas de ce qu’avait dit le chauffeur, qu’il fallait contourner le village ? On avait pas le droit d’y rentrer parce que c’est un village salafiste… »
    Djamila s’interrompit, choquée : Rokkahya mettait ostensiblement les mains sur ses oreilles, en reproduisant le geste exact de l’imam Hassoum ! Croisant le regard de sa mère, elle déclara :
    « C’est toi la sale fisse ! Je te déteste. Je veux pas être avec toi.
     ‒ Tu veux que je te ramène demain à Clermont près de mamie ? Tu sais bien que t’es pas obligée de venir. »
    Silence buté. Djamila dut répéter sa question. Rokkahya alors la regarda droit dans les yeux et déclara avec force :
    « Je veux un papa avec une barbe. Et aussi un veau. »
    « Manquait plus que ça ! » se dit Djamila, accablée. À quoi bon alors l’avoir élevée en lui disant d’emblée qu’elle n’avait pas de père, juste un géniteur sans intérêt ? Dire qu’elle avait cru éviter de reproduire l’erreur de sa mère ! Akif, son demi-frère né d’un père précédent et présent, dirait sans doute que sur cela aussi, il fallait tenir un langage vrai. Alors quoi ? Est-ce qu’il faudrait lui dire un jour : « Mon ami SouadSouad Magaba ; décédé en l’an 4, en l’an zéro grand vigile black rassurant et bienveillant au magasin Auclair de La Pardieu à Clermont-Ferrand et meilleur ami de Djamila Aziz dont il est amoureux, puis dernier gardien de la prison de Moulins-Yzeure au temps où Akif Kerabi y est prisonnier : les détenus qui l’aiment et le respectent l’ont surnommé l’oncle Ben, ce qui n’empêche pas l’un d’eux de l’assassiner pour lui voler son passe. Présent dans I : IV et VIII. me manquait tellement que l’année qui a suivi sa mort, je couchais avec des Blacks en pensant à ce qui ne s’était jamais passé entre lui et moi ? C’est pour ça que tu n’as pas de père : parce que tu es la fille d’un souvenir. La fille d’un mort. » ? Ou bien peut-être, lui dire tout de suite : « Tu sais, moi, quand je suis née, j’avais un papa, mais je ne m’en souviens pas ; quand j’avais deux ans il n’a plus voulu de mamie et de moi et il est parti sans donner de nouvelles… » Tout ça servirait à quoi ? Quel serait l’élément de réconfort ? Elles étaient bien, toutes les deux : Rokkahya à six ans, chassée si fermement par cet imam, qui voulait tout de même « un papa avec une barbe », Djamila à trente-deux ans qui apprenait l’arabe dialectal et en descendant vers le Sud rêvait d’un bateau pour la Tunisie, comme s’il n’y avait pas là-bas des milliers de Mustapha Aziz, et aucun qui l’espérait ou l’attendait le moins du monde !
    Elle reprit, après un silence : « Je crois que t’as pas bien compris ce qu’a dit le papa de Karim…
     ‒ J’ai très bien compris ! protesta Rokkahya, indignée. Il a dit que tu lui cassais les oreilles et que ta voix était très moche. Et il a dit aussi que si j’embrassais d’abord Lislam, après je pourrais me marier avec Karim. »
    Elle oublia sa colère en revivant la scène, fit entendre un petit rire flatté, sensuel, qui donnait un brusque aperçu de la femme qu’elle serait plus tard :
    « Il a dit : “Karim pourra épouser la fille aux grands yeux noirs”. Et ça voulait dire MOI ! Moi je veux bien l’embrasser, Lislam ! »
    Cette fois, Djamila était partagée entre le découragement et l’envie de rire. Ce coup d’embrasser « Lislam », il faudrait qu’elle raconte ça à Malik ! Et à sa mère !
    « Et le reste ? T’as pas compris qu’il disait à Karim qu’il devait pas jouer avec toi ni te faire entrer chez eux ? Que tu allais le séduire, que c’était le diable qui t’envoyait ? C’est ça, le salafisme, c’est pour ça que je m’étais déguisée pour venir te chercher : ils croient que tous les gens qui vivent pas comme eux sont dangereux. »
    Rokkahya la regarda avec la sévérité d’un adulte s’adressant à un enfant consternant : « Et toi alors, pourquoi tu lui as pas expliqué qu’on est gentilles, au lieu de crier ?
     ‒ J’ai essayé, répondit humblement Djamila. Mais c’était pas facile. T’as bien vu qu’il voulait pas m’écouter ! Et je voulais te dire aussi : l’islam, c’est pas un garçon, c’est une religion. Est-ce que tu sais ce que c’est, une religion ?
     ‒ Oui, je sais. C’est comme les gens qui suivent un prophète et qui lui demandent de répéter ce qu’il a dit pour pouvoir l’écrire. »
    Elle avait répondu du tac au tac, avec assurance. Djamila la regarda, sidérée, se repassant intérieurement sa phrase. « Comme les gens qui suivent un prophète… » Où allait-elle chercher des trucs pareils ?
    « C’est à peu près ça, dit-elle. Sauf que pour l’islam, le livre est déjà écrit. Tonton Malik t’en parlera mieux que moi. Il te dira surtout qu’on peut croire en Allah sans être salafiste. Il a dit que tu pouvais l’appeler même tard, il voudrait t’en parler. Tandis que quand le papa de Karim disait embrasser l’islam, il voulait dire tout faire comme eux. T’as vu que là-bas, ce sont les hommes qui commandent, que les femmes ont pas d’Iph, qu’elles parlent pas français… Est-ce que tu crois que c’est ça que voudrait Karim ? Parce que moi, j’ai entendu autre chose. J’ai entendu : “Rokkahya, on se mariera à Clermont-Ferrand ! Et y aura pas de calife.” »
    Rokkahya l’écoutait maintenant, enlaçant ses genoux et appuyant sur eux son menton. Elle leva vers sa mère ses grands yeux noirs, à nouveau pleins de confiance, attendant la suite :
    « Moi, j’ai trouvé que Karim était très courageux de te dire ça avec son papa derrière ! Parce que ça voulait dire : “ Quand je serai grand, je partirai de chez les salafistes pour te retrouver. Je veux pas vivre comme eux, je veux vivre comme toi.”
     ‒ C’est dans très longtemps », remarqua Rokkahya.
    Djamila s’apprêtait à la consoler, mais la petite réfléchissait, les sourcils froncés.
    « Alors, conclut-elle gravement, je veux bien t’accompagner dans le Sud, parce que je vais avoir le temps. Et je veux bien aussi appeler tonton Malik, mais pas ce soir, parce que j’ai sommeil. » Elle ajouta après une pause : « Je crois aussi que j’ai un peu faim… »
    Djamila lui donna la fin du paquet de chips, et alla à la cuisine ébouillanter sa graine de couscous : plutôt fade sans viande ni légumes, mais au moins, c’était rapide, pas comme le riz complet qui cuisait toujours dans une marmite solitaire. Pas assez rapide pourtant : quand elle revint dans la chambre avec une assiette pleine, elle trouva Rokkahya profondément endormie, son Iph sur l’oreiller, la poupée Caroline au sol, le sachet de chips vide serré dans sa main. Djamila la contempla un long moment avant de s’asseoir sur son propre lit et de manger la graine sur ses genoux en écoutant le bruit apaisant de la pluie sur le toit.

Fleurs rouges dans champ.

Le car quittait La Cavalerie après y avoir déposé Rokkahya et sa mère. Il était moderne, électrique, légèrement climatisé, et il ne s’aventurait pas dans les territoires salafistes à l’ouest de l’autoroute abandonnée. Il restait de longues heures de voyage sans histoire jusqu’à Lodève. Juliette avait déjà mis à jour ses notes sur son Iph, puis relu soigneusement ce qu’elle avait appris le matin sur l’ex camp militaire du camp du Larzac où les Sigognac avaient passé la nuit : la prison pour nationalistes algériens pendant la guerre de décolonisation du XXe siècle, le combat victorieux des bergers et des militants écologistes contre un projet pharaonique d’agrandissement, les baraquements neufs pour la Légion étrangère, qui avaient à peine servi avant la dissolution de l’armée française, puis son remplacement par une troupe de robots…
    Elle n’avait pas de cours en ligne avant la fin de la matinée. Elle n’avait rien à faire, ou plutôt, les choses qu’elle aurait pu faire ne la tentaient pas. Se procurer la fin du cours sur la respiration des poissons, ça pouvait attendre. Le QCM du jour aussi. Elle n’avait pas envie de relire encore une fois les Harry Potter, ça l’énervait trop de voir Hermione inexplicablement amoureuse de cet idiot de Ron. Pas envie non plus d’écouter « Vagues libres », elle l’avait trop entendu, ni le sinistre concerto de la Colle noire dont le vent lui donnait la chair de poule. Les passagers n’offraient aucune distraction. Plus de Rokkahya, évidemment pas d’autre enfant, et personne de son âge. Il n’y avait même plus l’autre débile à observer pour penser du mal de lui, car il n’avait pas quitté le centre d’hébergement.
    Restaient, bien sûr, chacun de ses parents, bien éloigné de l’autre. Papa serait ravi si elle le rejoignait à l’arrière, il ne demandait qu’à reprendre ses explications historiques sur le Larzac ou les templiers, ça le remettrait dans le rôle de celui qui sait, et puis, ça l‘occuperait, ça le poserait surtout en face de maman. Et c’était justement ce que Juliette ne pouvait pas faire : elle aurait l’air d’être de son côté, alors qu’il ne s’était même pas excusé ! Et puis, ce serait comme ce matin : même si tout ce qu’il disait était juste, cela sonnerait faux, ils sauraient tous deux qu’il expliquait pour retrouver son statut, oublier qu’il s’était montré ridicule et pitoyable en prenant un laboratoire de recherche sur l’énergie solaire pour une prison pour esclaves sexuelles, et qu’au retour, il avait aggravé son cas en accusant maman pour ses erreurs. Comment maman aurait-elle pu le pousser à se mettre en danger pour se donner de l’importance par personne interposée ? Alors qu’au contraire, elle avait eu si peur pour lui ! Juliette s’était assise juste derrière elle ; si à présent elle s’avançait d’une place et venait lui parler, Fanny lui sourirait et lui ferait bon accueil, mais cela lui demanderait un effort. Juliette apercevait un bout de son visage, elle la voyait se mordre les lèvres : tant que Philippe ne se serait pas excusé, elle ne penserait qu’à ça. Comment Juliette pourrait-elle rechercher sa compagnie dans les si rares moments où maman ne la souhaitait pas ?
    La voici donc pour une fois livrée à elle-même : un trajet avec ses pensées. Peut-être tenter de reprendre en plein jour sa grande épopée nocturne, son enlèvement par une horde de barbares à motos ? Non, plutôt retrouver l’histoire de la veille, trop tôt interrompue et si prometteuse. Le calife. Le calife… Un regard cruel, des yeux de braise, une barbe noire. Toutes les femmes alignées, même les vieilles : « C’est celle-là que je veux ! » On avait ligoté les poignets de Juliette devant elle, attachés par une grosse corde qui lui rentrait dans la chair, on tirait sur la corde pour la faire avancer. Fanny se roulait par terre : « Non ! non ! pas ma fille ! prenez-moi plutôt à sa place ! » tandis que le calife ne la regardait même pas. Juliette était obligée de marcher, et tous les passagers du car étaient obligés de la voir partir. Comme ils étaient impressionnés ! Le jeune débile en était bouche bée.
    Mais, une fois tourné le coin de la route par laquelle elle avait vu partir papa la veille, l’histoire devenait floue, sans doute parce qu’elle ne pouvait pas bien se représenter les lieux. Dire que Rokkahya était allée pour de bon dans le village salafiste, dire qu’en voyant un garçon de son âge, elle avait eu le courage, ou l’inconscience, de traverser le ruisseau pour aller vers lui ! Jamais Juliette n’aurait pu faire ça, ni à six ans ni à douze, jamais elle ne pourrait se risquer comme ça dans un monde étranger, éloigné, et dont maman avait si peur. Il faudrait vraiment qu’elle soit emmenée de force… Les cordes s’enfonçaient dans sa chair, elle les sentait autour des poignets. On la tirait vers St Chély d’Aubrac. Passons sur les détails de l’histoire, le trajet, etc. Ils étaient arrivés devant ce grand bâtiment moderne au bord de la rivière. En apparence, c’était un centre de recherche sur l’énergie solaire, une sorte de laboratoire moderne avec des lentilles optiques et des panneaux photovoltaïques, partout des surfaces réfléchissantes, des lumières étincelantes… Des petites fenêtres grillagées, et un puits de lumière au milieu du toit pour faire entrer les rayons du soleil. Pourquoi alors tirait-on Juliette à l’intérieur ? Un escalier en colimaçon descendant dans les ténèbres, une cave sous l’atelier… Non.
    On tirait Juliette au centre du puits de lumière, au milieu d’un cercle de miroirs éblouissants. Là, un poteau… non … un crochet d’acier étincelant tombait du plafond. Les deux jeunes salafistes qui leur avaient porté le déjeuner y accrochaient la corde ; obéissant à un ordre du calife en arabe, ils tiraient sur celle-ci, forçant Juliette à lever les bras. Ils l’attachaient ainsi par les poignets, livrée, sans défense, la corde tirait sur ses aisselles. Et, sur un ordre du calife, ils s’en allaient comme tout à l’heure, sans l’avoir regardée. Est-ce qu’elle les suppliait de ne pas partir ? En même temps, qu’est-ce qu’on pouvait attendre de ces pauvres types ?
    Il n’y avait plus que Juliette, le calife, les miroirs. Il ne s’approchait pas, il se contentait de la fixer avec ses yeux de braise. Comme elle se reflétait à la fois dans tous les miroirs, elle se voyait sous toutes ses faces, même de dos, elle était entourée d’un cercle de Juliettes suspendues, juste interrompu devant elle par un unique calife. Elle pleurait :
    « Qu’est-ce que vous allez me faire ? Je vous en supplie, laissez-moi partir ! Je n’ai que douze ans ! » Il ricanait sans répondre. C’était lui, le salafiste pédophile !

     Arrêt sans intérêt à L’Hospitalet-du-Larzac. Le car prit la direction du Caylar.
    Il avançait vers elle à présent, ricanant toujours. Soudain, il sortit des larges manches de sa djellabah une paire de ciseaux aux lames étincelantes. En la voyant, Juliette se mit à hurler et se contorsionner, en vain. Elle était attachée si court qu’elle ne pouvait lever une jambe sans se retrouver à cloche-pied avec une tension terrible dans les bras et les épaules, elle ne pouvait que se tortiller sans échapper aux ciseaux qui approchaient… Le calife se plaça derrière elle, se reflétant dans plusieurs miroirs. Il se pencha vers sa nuque et d’un coup de ciseaux fit sauter l’élastique qui retenait sa tresse. Il aurait fallu que ça dénoue plus ses cheveux que ça, qu’elle puisse les sentir crouler d’un coup sur ses épaules, au lieu de pendouiller bêtement, à peu près en place, avec juste une tresse plus lâche… Bon, tant pis. Rictus cruel du calife :
    « Tu aimes sentir les ciseaux ? Attends un peu, je n’ai pas fini… Et je te conseille de te tenir tranquille si tu ne veux pas tâter la lame de plus près… »
    Partant de l’ourlet de son tee-shirt sur l’épaule, il introduisit une des lames entre le tissu et la peau. Elle tremblait. Lentement, jouissant de sa terreur, il se mit à découper ses vêtements par lanières, en longues bandes verticales à plusieurs centimètres d’intervalle.
Seulement, il aurait fallu qu’elle porte autre chose que ce vieux short ridicule ! Sans compter qu’il voyait déjà ses jambes depuis la mi-cuisse : ça ne collait pas. Il faudrait refaire le début de l’histoire en ajoutant qu’avant la cérémonie du choix toutes les femmes s’étaient couvertes le plus possible pour échapper aux regards concupiscents des salafistes.
    Elle fouilla mentalement ses bagages, à la recherche d’une robe qui la couvrirait du ras du cou jusqu’au bas du genou, puis abandonna. De toute façon, elle était obligée d’arrêter au stade du calife ricanant, tout proche, et de la lame entre le tissu et la peau ; non seulement la suite était inimaginable, mais il ne fallait pas qu’elle ait lieu ; sinon, Juliette devenait quelqu’un d’inimaginable elle aussi, et cela cessait d’être son histoire.
    On était bien loin en tout cas du village réel vu par Rokkahya, de l’étable avec le veau, du Karim de six ans qui voulait la cacher là, lui porter à manger, se marier avec elle quand il serait grand ! Elle avait de la chance, Rokkahya. Bien sûr, elle était trop livrée à elle-même, sa mère ne s’en occupait pas assez, et en même temps, ça lui permettait de n’avoir besoin de personne, de n’avoir peur de rien. C’était l’image qu’on se faisait d’habitude des libers…
    Philippe et Fanny avaient muté trop tard pour beaucoup changer. Mais Juliette… Dans le désœuvrement du trajet en car, devant la platitude absolue de ce Larzac desséché et le silence persistant de ses parents, elle osa se souvenir de l’expérience de la mutation : si étrange, si dérangeante qu’elle y pensait le moins possible.
    Elle s’était sentie soudain s’éloigner de tout, comme si elle n’était plus qu’un point de conscience dans le vide. Il valait mieux qu’elle ne s’en souvienne pas trop, ou plutôt, pas vraiment : si elle retrouvait la sensation, elle aurait à nouveau envie de se débattre pour rejoindre le monde d’avant, tant c’était effrayant de perdre tout repère. Est-ce que c’était cela que d’autres appelaient se libérer, être libéré de tout ? Papa et maman étaient avec elle, ils avaient avalé les cachets ensemble, et soudain, elle les avait vus de très très loin, comme deux individus singuliers parmi des milliards d’autres, comme s’ils étaient tout petits, très peu importants, presque imperceptibles, qu’elle avait pris du champ, qu’elle pouvait envisager de vivre entièrement détachée d’eux… entièrement hors d’elle-même. Même le nom « Juliette Sigognac » lui était devenu étranger. Pourquoi serait-elle spécialement cette Juliette Sigognac aux parents adorés et envahissants, obsédée par l’écrasante Fanny qu’elle voulait prendre pour modèle ?
    Et puis, presque aussitôt, simultanément peut-être, elle s’était affolée parce qu’elle s’était sentie se dissoudre, parce qu’il ne lui restait rien. Et alors, cela avait été comme un entonnoir : elle était tombée vers les deux petites silhouettes, elle s’était engouffrée en elles, elle en avait refait tout son univers.
    Tiens, elle avait une idée pour la suite de l’histoire. Si un Karim de treize ans venait la détacher, s’il la cachait dans le village, lui portait des provisions la nuit, s’il l’embrassait ? Ou peut-être plutôt, scénario plus riche de possibilités, si le calife se montrait moins ouvertement cruel, plus raffiné, plus insinuant, s’il commençait par lui permettre de se créer des robes izimèdes, s’il cherchait à la séduire, à lui faire croire qu’elle était consentante, avant de la violer ?
    Ce n’était plus le moment d’y penser : papa lui faisait signe. Bien sûr elle se tourna d’abord vers maman pour vérifier qu’elle ne lui en voudrait pas de répondre. Cette dernière n’avait rien perdu de la manœuvre :
    « Ton père t’appelle…
    ‒ Je vais voir ce qu’il veut », répondit Juliette, avec un léger soupir, un léger haussement d’épaule.
    Maman, rassurée, lui sourit avec sa chaleur habituelle. Bon, Juliette avait rétabli l’assurance de leur complicité, une bonne chose de faite. Au tour de papa, maintenant. Il fallait en finir avec cette dispute ridicule.
    Elle se dirigea lentement vers le fond du car, avec réticence. Papa essaya bien de mettre la conversation sur les templiers, mais ça ne prenait pas :
« Ça va durer longtemps, votre histoire ? demanda-t-elle d’un ton sévère. Va t’excuser ! Maman n’est pas une manipulatrice… »

Champ fleuri.

Rokkahya et sa maman étaient descendues à La Cavalerie. Juliette continuait le voyage dans le nouveau car, mais Rokkahya et elle resteraient toujours amies, comme ça elle avait une grande pour amie, et elles s’enverraient des messages avec leurs Iphs.
    Maman avait descendu du car ses deux sacs, celui à dos et celui au bras. Caroline était dans le deuxième sac, c’était plus pratique, Rokkahya n’avait que son Iph à porter. Elle pensa à ses écouteurs tombés dans la botte de foin. Elle regarda ses tennis : maman les avait bien nettoyés, et pourtant ils étaient restés un tout petit peu rosés, depuis qu’ils avaient traversé le ruisseau. Elle emportait avec elle un peu de la couleur braque.
    La Cavalerie avait beau manquer de chevaux, elle était jolie avec ses grands murs de pierre, et parfois ses touffes de coquelicots dans les coins. Tout avait été lavé par l’orage de la nuit : le ciel, les rues, le monde, peut-être même le soleil, tout semblait neuf tant c’était propre. Cela lui fit repenser au village qui n’était pas sale parce que le vrai mot était salafiste. Aux habits neufs des gens, au veau qui venait de naître, aux écoles pleines d’enfants. Ici, malgré l’orage, malgré « le Sud », c’était comme à Clermont : tout était vieux, les habits et les murs, il n’y avait que des grandes personnes, et comme d’habitude, elles se retournaient en les voyant, elles la regardaient de loin, lui souriaient aussitôt parce qu’elles ne voyaient jamais d’enfant.
    Tonton Malik lui avait expliqué plein de choses intéressantes. Elle l’avait réveillé avec son appel-vidéo ; il était trop rigolo avec ses yeux endormis, ses cheveux emmêlés et son menton pas rasé. En même temps, elle était obligée puisqu’après elles allaient partir dans le car. Il avait dit qu’il ne fallait pas être fâchée contre maman : même si elle n’avait pas crié, on ne pouvait pas expliquer à un salafiste qu’elles n’étaient pas dangereuses, parce que si le papa de Karim l’avait cru, il n’aurait pas été salafiste et il serait parti du village. Normalement, c’était au paradis qu’on se mariait avec les « filles aux grands yeux noirs » (il l’avait redit en arabe) ; si le papa de Karim l’avait appelée comme ça, c’était parce qu’il l’avait trouvée aussi jolie qu’une compagne promise aux croyants. Dès qu’il pourrait s’arrêter de travailler, il viendrait la chercher dans le Sud dans sa belle voiture brillante qui n’avait presque pas besoin de conducteur parce qu’elle faisait tout toute seule, il l’emmènerait en vacances à Chartres, il lui ferait une école coranique rien que pour elle, et il pourrait même l’inscrire à un vrai atelier de calligraphie, avec des grands, parce qu’il y en avait un dans la mosquée où il allait de temps en temps. Et elle aussi écrirait des sourates avec toutes les encres (mais sans les renverser !).
    Il voulait surtout lui parler d’Allah. Rokkahya cependant n’était pas sûre d’avoir envie de mieux le connaître, celui-là. Tonton Malik lui avait dit qu’on sentait parfois sa présence, mais qu’on ne pouvait pas le voir ; or, elle n’aimait pas tellement les gens qu’on ne pouvait pas voir. En plus, pourquoi est-ce qu’il ne voulait pas d’associés et qu’il mettait des barrières partout ? Elle aimait bien quand tout le monde pouvait se mélanger et faire des choses ensemble, ou au moins, quand on pouvait traverser les ruisseaux et ramper sous les barbelés.
    Et voilà que Karim aussi était devenu quelqu’un qu’on ne pouvait pas voir, auquel on pouvait juste penser dans sa tête ! C’était une autre Rokkahya qui retrouverait un jour un autre Karim, quand ils seraient tous deux des grandes personnes. C’était comme savoir qu’on allait se marier au paradis : très bien, sûrement, mais on ne pouvait pas se sentir concerné. Elle préférait se dire que chaque fois qu’il rentrerait dans l’étable, il lui suffirait de regarder le veau pour savoir que c’était Tricératops. Peut-être même que le veau deviendrait une vache avec des grandes cornes, que Karim lui parlerait en arabe en l’appelant toujours Tricératops… Pourquoi est-ce que maman tirait sur sa main comme ça ? Et elle n’avait pas besoin de l’Iph pour l’instant, elle aurait mieux fait de le mettre dans le sac avec Caroline.
    Elles étaient arrivées à la mairie où maman voulait se renseigner sur les logements habitables et les possibilités d’embauche. Après avoir répondu aux question habituelles des grandes personnes, Rokkahya trouva une fenêtre d’où on voyait le Larzac. Il y avait des espèces de prés avec de l’herbe jaune et courte qui avait l’air piquante. Pas de ruisseaux, pas de vaches, juste des moutons aussi mal peignés que tonton Malik et qui devaient avoir trop chaud. C’était parce qu’on était dans le Sud où le soleil brûlait l’herbe, buvait l’eau, faisait cligner les yeux, déposait plein de poussière sur les vitres. Enfin, ce qui était bien, c’était qu’on pouvait écrire dessus avec le bout d’un doigt ; elle en profita pour dessiner des cœurs avec à l’intérieur « Rokkahya + Karim », comme Juliette le lui avait appris.
    …« Vous êtes quand même bien courageuse de l’avoir gardée, d’avoir décidé de l’élever, de voyager avec elle !
    ‒ Vous savez, des fois, y faut pas se poser trop de questions… »
    Maman parlait toujours avec la dame de la mairie. Ces répliques-là, Rokkahya les avait entendues souvent. Elles l’étonnèrent pour la première fois. Les grandes personnes qui réclamaient toujours son attention, voulaient toujours l’amuser, l’admiraient tant, n’auraient pourtant pas voulu être à la place de maman, pas même tonton Malik, tata Ariane ou MarieMarie Verny ; boulangère au centre-ville de Chartres, compagne de Rachid Kerabi. Présente dans I : VII ; mentionnée dans II : I. la gentille boulangère qui disait que le cousin RachidRachid Kerabi ; frère aîné de Citak Kerabi, cousin germain d’Akif et Malik Kerabi, ex apprenti puis employé de Kurt Grienenberger, fleuriste dans le centre-ville de Chartres, en couple avec la boulangère Marie Verny ; héritant de la boutique de son patron en l’an 2, lorsque celui-ci retourne en Allemagne, il crée le concept de « Dites-le avec des fleurs » et fait fortune ; ouvert, sociable, facile à vivre, réfléchi à sa façon, il ignore s’il est liber ou sapiens mais croit à sa bonne étoile et est heureux dans son époque. Présent dans I : VII et II : I ; mentionné dans I : VIII. et elle n’auraient pas pu avoir de bébé avec leurs deux maisons, parce qu’ils n’auraient pas su où le mettre, avec les pains ou avec les fleurs. « Y faut pas se poser trop de questions » répondait maman : ça voulait dire que si elle s’en était posé, la réponse aurait été : « Non non, pas de Rokkahya, je préfère la laisser dans le rien » ?
    Elles étaient ressorties toutes les deux, elles marchaient dans la rue avec les sacs et l’Iph :
    « Maman, est-ce que tu es contente de moi ? demanda Rokkahya. Est-ce que tu es contente de m’avoir ? »
    Il y eut un blanc, parce que maman ne s’y attendait pas. Puis : « Oui, bien sûr ! Je suis contente que tu existes. Et aussi que tu viennes avec moi. C’est bien mieux de voyager à deux et de pouvoir discuter ensemble des endroits qu’on voit et des gens qu’on rencontre. »
    Elles firent quelques pas sans rien dire, en se donnant la main du côté où maman n’avait pas de sac et Rokkahya pas d’Iph.
    « Et toi, est-ce que tu es contente de m’avoir ? Tu veux plus un papa avec une barbe ? Parce que je te préviens : c’est lui ou moi ! »
    Rokkahya aussi réfléchit un peu, mais pas longtemps : « Je te préfère plus parce que tu es plus gentille. » Elle n’avait pas beaucoup d’espoir quand elle ajouta, à tout hasard : « On pourrait pas juste reprendre un car qui tomberait en panne ? Parce que peut-être, si tu te déguisais encore, on pourrait aller chercher Karim ! Moi, je crois qu’il aimerait venir dans le Sud… »

Champ fleuri.

un texte d’Isabelle Cani.

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