«Inutile d’insister, Monsieur Goujon : on va s’arrêter là. En trois heures, on peut pas tout faire. Ça vous autorise pas à me parler sur ce ton ! Et je vous assure que depuis six mois, si ça avait pas été en mémoire de votre maman qui était une dame si bien… »
Le 18 octobre de l’an 15, planté sur le pas de sa porte, Daniel GoujonFils de Mara Goujon et époux de Françoise ; chef de cabinet au ministère de l’Intérieur en l’an zéro, il devient ministre ensuite mais démissionne en l’an 5 pour fonder le Parti de l’Ordre, préparant ouvertement un coup d’Etat nécessaire selon lui pour rendre la France vivable à nouveau , voulant l’accomplir sans violence, il attend la livraison par Nasung d’une armée de robots en l’an 11, entre avec eux dans Paris, s’installe à l’Elysée et s’autoproclame chef du gouvernement ; une série rapide de déboires l’amène à démissionner avec fracas trois mois plus tard ; resté sapiens, colérique, autoritaire, il a du mal à renoncer aux relations hiérarchiques. Présent dans II : V ; mentionné dans I : II et IX, et dans II : I, II, III, IV, VI et VII. consterné regardait partir sa femme de ménage. Il avait pourtant à peine élevé la voix !
« Et si je vous augmentais ? proposa-t-il piteusement. Si je vous offrais quarante euros de salaire horaire ? »
La petite bonne femme qui lui tenait tête le fixa avec dégoût : « Vous croyez que tout peut s’acheter ? Que pour sept euros de plus, vous auriez le droit de me parler comme à un chien ? Eh bien, figurez-vous qu’il y a suffisamment à Conflans de personnes âgées gentilles, qui sauraient pas utiliser des MMR, qui sont bien contentes de payer trente-trois euros de l’heure pour employer un être humain, et avec de bonnes paroles par-dessus le marché, une tasse de thé à la fin… À votre âge, votre baignoire, vous pouvez encore la frotter tout seul. Sans compter que quand on peut faire défiler des robots sur les Champs-Élysées, on peut s’en servir pour faire le ménage ! »
Et sur cette réplique décisive elle lui tourna le dos, descendit les deux marches du perron et enfourcha son vélo électrique.
Daniel rentra lentement dans le pavillon. Même indépendamment de la note et du commentaire qui allaient plomber son profil d’employeur, ses chances de retrouver une femme de ménage étaient quasi nulles : la population active en France diminuait de jour en jour. C’était bien simple, il n’y avait plus de jeunes, et ils étaient tous plus glandeurs les uns que les autres. Il soupira en pensant au bon coup de pied au cul dont les derniers représentants de cette génération auraient grand besoin pour se bouger un peu.
Il se rendit d’abord à la salle de bain à l’étage, puis fit un aller-retour à la cuisine, tâtonna pour dénicher la poudre à récurer sous l’évier, parmi les produits d’entretien. Depuis combien d’années n’avait-il pas frotté ainsi l’émail d’une baignoire ? Est-ce que ça lui était même déjà arrivé ? C’était FrançoiseFrançoise Goujon ; femme de Daniel Goujon ; restée sapiens, simple et gentille, dévouée à la carrière de son mari. Présente dans II : V., bien sûr, qui s’en chargeait. À soixante-huit ans, il était cependant encore capable d’y mettre rageusement de l’huile de coude… Quant à l’avenir… Quel avenir ? Pour lui, pour la France, pour l’humanité ? Tout était aussi fini qu’il était seul. « Vous croyez que tout peut s’acheter ? » : s’il l’avait cru, plutôt que tenter de tirer sa légitimité du peuple, il se serait fait confirmer par l’Empire qui ne demandait que ça, il serait encore aujourd’hui à l’Élysée, « chargé de gouvernance » à la place de Serge BlêmeEx inspecteur général d’histoire devenu ministre de l’Instruction publique dans le gouvernement de Daniel Goujon ; liber mondain et policé, il lègue à la France une grande loi sur l’instruction publique pour tous les âges, gratuite et facultative. Présent dans II : V.. Celui-là, quand il s’agissait de manger à tous les râteliers… Et les autres ne valaient pas mieux. À quoi bon l’avoir trahi comme ça, oui, tous, même XavierXavier Deschamps ; père d’Olivier (décédé) ; député de l’Aisne et membre du Parti de l’Ordre, il est ministre de l’Intérieur du gouvernement de Daniel Goujon ; resté sapiens, homme de conviction et de qualités humaines, il incarne aux yeux de ses détracteurs le monde ancien. Présent dans II : V ; mentionné dans II : IV., le fidèle des fidèles, si c’était pour renoncer à la politique à peine deux ans plus tard ? Changer de camp, prétendre faire l’union nationale sans lui, même pas par ambition, pour faire carrière : juste par méchanceté, alors ? Juste pour lui signifier qu’il ne valait rien, qu’on ne voulait plus de lui ?
Il en avait fini avec la baignoire. Il redescendit lentement, déjà fatigué, se tenant à la rampe, se souvenant malgré lui, une fois de plus, des marbres de l’escalier Murat, de la déférence d’UlysseUlysse Marcheur ; fils du premier mariage de Guy Marcheur, demi-frère aîné de Jason, petit cousin de Colette ; assistant parlementaire du député Michel Oranger en l’an zéro, puis conseiller en communication de Daniel Goujon, passé au Parti minimaliste, ministre de la Culture du gouvernement d’union nationale ; resté sapiens, à la fois ambitieux et dévoué au bien public, prudent, mondain, policé, partisan de l’unité anthropologique de l’humanité, célibataire endurci et quelque peu misogyne. Présent dans I : VI et dans II : V ; mentionné dans I : I et IX et dans II : VII., du sourire de Françoise. Et une fois de plus, en pénétrant dans la salle à manger, il s’arrêta net devant le dessus de la cheminée et les deux urnes. Sa mère à droite, sa femme à gauche. C’était si petit, si ramassé, si vain, surtout ! Pour Françoise, une sorte de vase en fer blanc qui ne contenait même pas de fleurs. Pour sa mère, cela tenait plutôt du pot à tabac sans tabac.
En avril 14, il était rentré chez sa mère avec les cendres de Françoise dans ses bagages, il n’avait pas réussi à se décider à les déposer dans un colombarium, à les disperser dans le jardin ou dans la Seine.
« Il va falloir que tu te secoues, Daniel ! » De son fauteuil, Mara GoujonVieille mère de Daniel Goujon, décédée en l'an 15, elle a déjà plus de quatre-vingt ans en l’an zéro ; liber de la première heure, elle s’enfuit de son EHPAD pour rentrer dans son pavillon de Conflans Ste Honorine et y vivre en colocation avec deux autres ex pensionnaires auxquels elle survit encore une bonne dizaine d’années. Présente dans I : II ; mentionnée dans II : V. le regardait avec perspicacité, d’un œil critique. « Moi, ça ne me dérange pas qu’elle reste là, disait-elle en désignant Françoise sur la cheminée. Ce qui me dérange, c’est que tu ne veuilles ni l’y laisser, ni la mettre ailleurs. Ça ne te ressemble pas, mon grand chéri. Il faut réagir ! »
Et maintenant, malgré ses avertissements, elle avait rejoint Françoise sur la cheminée. Et il ne savait toujours pas s’il voulait les laisser là toutes les deux, ou organiser avec son fils EdgarEdgar Goujon ; fils de Daniel et Françoise Goujon, petit-fils de Mara Goujon. Mentionné dans I : II. et sa belle-fille Linda une cérémonie à laquelle il laisserait enfin venir tous les anciens du Ministère de l’Intérieur ou du Parti de l’Ordre, tous ceux qui, à la mort de sa femme, lui avaient adressé des condoléances restées sans réponse, ou simplement les disperser lui-même « dans l’intimité ». Quelle formule ! Pour disperser, jadis, les cendres de Maria, leur fille aînée trisomique, Françoise et lui étaient deux, et ils se tenaient par la main…
Daniel ne connaissait plus qu’une seule manière de ne pas rester debout à broyer du noir en fixant le dessus de la cheminée, c’était de s’asseoir dans le fauteuil de sa mère et d’allumer la télévision sur une chaîne d’infos en continu. Il atterrit sur un documentaire qui, plus de dix-huit mois après les faits, revenait sur les circonstances de la mort d’Al BahattLeader palestinien charismatique, liber et non-violent, peut-être le Messie que les juifs attendaient ? Mentionné dans II : VII., le jeune Gandhi palestinien tenant de la « solution sans État ». En mars 14, elle avait été le dernier chagrin de Françoise en fin de vie, et même, le dernier événement présent dont elle avait eu conscience ; après, elle s’était enfouie dans les souvenirs de Maria, elle n’avait plus fait que parler à la fillette d’autrefois… On avait su d’emblée que le leader non-violent avait été assassiné par un neurotypiste fanatique, mais qui l’avait poussé, manipulé, lui avait fourni l’occasion ? On avait soupçonné Deutsch und Rein, les juifs orthodoxes, les islamistes partisans d’un djihad armé, et il se trouvait bien sûr des excités pour affirmer que l’Empire était derrière tout ça, sur le mode « Ponce Pilate a bien fait crucifier Jésus ». D’après l’enquête, par recoupements et conjectures, il semblait plutôt que c’était le Mossad, fin tristement banale d’une aventure politico-religieuse qui méritait mieux…
Avait-il soupiré au lieu de grommeler ? Et les foules numériques qui acclamaient leur soi-disant Messie à coups de likes, où étaient-elles donc passées ? Elles s’étaient dispersées dans le chaos du net, tout était rentré dans le désordre. Les quelques allumés qui étaient allés planter leurs tentes dans la vieille ville de Jérusalem avaient plié bagage au plus vite. Les frontières de l’État hébreu étaient restées les mêmes, et les Palestiniens avaient repris sans entrain leur guérilla et leurs attentats sporadiques : résultat habituel de la mort d’un héros. Et du point de vue religieux, à part le suicide du premier pape liber… Daniel voyait rouge chaque fois qu’il y pensait. C’était bien la peine de se donner des airs à la Vatican II, prêtres ouvriers, pape François, théologie de la libération et j’en passe, oui nous sommes ouverts sur le monde et pas du tout dépassés par les événements, bien la peine de choisir un Mexicain mutant qui en rajoute encore une couche en s’affublant du nom ridicule de Samson Ier, pour que trois mois après, il aille avaler le contenu de son armoire à pharmacie ! L’assassinat d’Al Bahatt lui avait sapé le moral ? Pauvre chou ! Sur le trône de Saint Pierre, il ne faut pas perdre ses nerfs… Si l’idée était de prouver que les libers pouvaient être papes, on peut dire que c’était réussi ! Qui l’avait remplacé, d’ailleurs ? Toujours personne ? Pourquoi est-ce qu’on n’en parlait pas ? Est-ce que les cardinaux n’auraient pas dû depuis longtemps se réunir en concile, ou peut-être plutôt en conclave, pour lui trouver un successeur ? Et les médias s’aviser qu’ils ne se réunissaient pas, les historiens sortir quelques bouquins sur la fin d’une Église plurimillénaire ? Plus personne ne faisait son boulot, et on aurait dit qu’il n’y avait plus que lui au monde à le remarquer…
Il en était à fulminer en repensant à Samson Ier et à l’Église catholique sur fond de télé déblatérant sur le soleil artificiel de Flamanville et ses capacités de production énergétique quand on sonna à la porte d’entrée. Peut-être la femme de ménage qui avait eu des remords… Il s’empressa d’aller ouvrir. Ce fut pour se trouver nez à nez avec un jeune Maghrébin vêtu d’un izimède couleur paille façon pyjama, décontracté et les mains dans les poches.
« IRL, comme à la télé ! s’exclama l’autre avec un grand sourire, en guise de salutation.
‒ Si vous êtes journaliste, vous perdez votre temps… »
L’intrus secoua la tête, souriant de plus belle, très détendu. Un liber insolent : « Try again… Je peux entrer ?
‒ Non.
‒ Je vous promets que je suis là pour optimiser les paramètres.
‒ Dommage pour vous, car moi, je ne vois pas de “paramètres” que vous pourriez “optimiser”. Alors, que vous soyez frère musulman, témoin de Jéhovah, Hare Krishna ou missionnaire chamanique, vous savez où est la porte puisque vous êtes juste devant…
‒ Try again. Les religions, c’est pas mon trip. Je rentre, ce sera plus cool. »
Et, joignant le geste à la parole, il avança, tout bonnement. Il aurait fallu se colleter avec lui pour le repousser, et Daniel n’eut pas le réflexe. Ils se retrouvèrent dans la pénombre de l’entrée, debout à moins d’un mètre l’un de l’autre :
« Surtout, faites comme chez vous ! lança Daniel, oubliant qu’il était inutile de gaspiller de l’ironie sur un liber incapable de saisir les codes sociaux.
‒ Merci ! J’aime bien les raccourcis sur l’écran d’accueil. Vous êtes pas pressé ? On pourrait peut-être aller s’asseoir, vu que j’en ai pour un moment… »
Incroyable ! Bientôt, il allait lui offrir un siège dans son propre salon !
« Je n’ai même pas encore décidé que j’allais vous écouter…
‒ Si vous avez pas le menu, répliqua l’intrus tranquillement, comment vous pourrez cliquer dessus ? »
Daniel céda. Il commençait à être intrigué. Il referma d’abord la porte à clef, des fois qu’il en viendrait d’autres du même acabit, puis guida son interlocuteur vers le salon salle de séjour, bien éclairé par les baies vitrées et le soleil roux d’octobre qui brillait dans le jardin. Le poste pérorait à présent sur les formules de vacances en territoire salafiste ; d’un pouce péremptoire, il coupa le sifflet au calife trentenaire et télégénique de Chély d’AubracIl incarne le renouveau du salafisme sous l’égide de l’Empire. Mentionné dans II : VI. vantant les atouts touristiques de son village.
Le Maghrébin détendu lui ressemblait d’ailleurs un peu ; c’était un adulte pas si jeune que ça. Daniel s’arrêta net :
« Vous êtes envoyé par les conseillers municipaux d’opposition de la mairie de Conflans ! »
Ils étaient un petit groupe à avoir multiplié les démarches auprès de lui pour qu’il prenne la tête de leur liste et fasse campagne contre le sortant pour les élections de mars 16, mais quand on avait gouverné la France, devenir maire de Conflans-Ste-Honorine, ça ne pouvait pas être sa pensée de chaque matin en se rasant devant la glace.
« Try again. La mairie, c’est pas mon programme et pour la balade dans Conflans IRL, j’avais pas encore testé l’appli. Moi, c’est Citak KerabiFrère cadet de Rachid Kerabi, cousin germain d’Akif et Malik ; « cerveau de la famille » d’après son grand frère Rachid, il se passionne déjà en l’an 3 pour la robotique. Mentionné dans I : VI.. »
Il lui tendit la main avec la même assurance souriante. Daniel la serra sans enthousiasme. Le nom Kerabi s’associait vaguement aux méfaits d’Ulysse et de ValentineValentine Frey ; Strasbourgeoise d’origine, lycéenne brillante, elle devient cheffe des Jeunesses pour l’Ordre pendant son année de Terminale, puis très jeune ministre de la Jeunesse et de l’avenir dans le gouvernement de Daniel Goujon ; passée au Parti minimaliste, ministre de la Recherche dans le gouvernement d’union nationale ; restée sapiens, éprouve envers les libers éloignement et méfiance ; intelligente, travailleuse, ambitieuse, secrètement sensible et plus vulnérable qu’il n’y parait ; elle a du mal à mener de front ses deux passions pour la politique et pour la physique nucléaire. Présente dans II : II et V ; mentionnée dans II : VII..
« Et moi, grommela-t-il, j’imagine que je n’ai pas besoin de me présenter… »
L’espèce de pyjama jaune paille était élégant selon les critères actuels, tandis que lui était surpris en savates, vieux pantalon de velours et gilet de laine bleu marine élimé au coude droit.
Citak Kerabi parut considérer que la poignée de mains valait autorisation à s’asseoir. Il tira lui-même une chaise, près de la table à laquelle il s’accouda, faisant des yeux le tour de la pièce, s’attardant sur le tableau du charmeur de serpents, puis sur les deux urnes. Il était si impayable de sans gêne qu’un instant, Daniel eut envie de rester debout pour le voir réagir. Il s’assit tout de même pesamment de l’autre côté de la table.
L’intrus s’expliqua, les yeux brillants, le menton dans les mains. Il était auto-entrepreneur, en train de créer une start-up, « Compagnons de jeu », sur un nouveau type de robots apprenants assez intelligents pour s’adapter aux désirs de leur maître. Pour la faire connaître, il voulait y associer un nom célèbre. Voici donc sa proposition : il fournissait à Daniel Goujon deux robots qui resteraient sa propriété et seraient ses partenaires dans son activité favorite. En échange, son premier client devait l’autoriser à dire qu’il lui avait donné ces deux robots, lui permettre les premières semaines de les voir évoluer à son contact, puis, une fois qu’il serait satisfait, faire une vidéo où il raconterait à sa façon son expérience.
C’était peu de dire que Daniel n’était pas intéressé ! Il ne savait même pas ce qui l’écœurait le plus : prendre un homme politique pour un influenceur, ou aller lui offrir l’objet malheureux qui lui rappelait son coup d’État et tous les déboires qui avaient suivi : des robots ! Il crut d’abord qu’il allait exploser et se mettre à hurler, mais non : l’autre était trop calme, trop sûr de lui, et Daniel savait qu’il ne pouvait compter sur aucune aide pour le mettre à la porte ; il risquait de s’époumonner comme le capitaine Haddock contre Séraphin Lampion, et tout le ridicule serait pour lui.
« Et les raisons pour lesquelles ça tombe sur moi ? demanda-t-il simplement. C’est une mouche qui vous a piqué ce matin, ou vous avez sorti mon nom d’une pochette-surprise ? »
Citak Kerabi, toujours aussi content de lui, raconta qu’il avait eu le déclic : quelle était la meilleure idée pour vendre des robots, le client le plus exceptionnel susceptible de convaincre la France entière de l’excellence de son produit, celui en même temps qui s’associait déjà pour chacun à l’image des MMR Défense collective, pour fournir un point de comparaison immédiat ?
Bien pensé, se dit Daniel, dommage seulement que pour ces raisons-là justement il ne veuille plus approcher de robot…
« Et puis, continuait l’autre toujours aussi tranquillement, c’est aussi parce que je vous aimais bien…
‒ Vous m’aimiez bien ? répéta Daniel stupéfait.
‒ La politique, c’est pas trop mon trip, mais pour moi, vous étiez dérouillant. »
Il profita du silence médusé de son interlocuteur pour développer un peu, loua la transparence du coup d’État, le courage de l’assumer contre vents et marées, le nettoyage et l’entretien de Paris, la loi sur l’instruction publique dont il avait le bon sens d’attribuer le mérite à son gouvernement, l’organisation des législatives (non, il n’avait pas voté pour le Parti de l’Ordre ; Daniel MeunierEvidemment sapiens, devenu par défaut chef du Parti de l’Ordre après le coup d’Etat réussi de Daniel Goujon, il incarnait la tendance neurotypiste de celui-ci, et aurait souhaité un rapprochement de la France avec l'Allema de Ludwig Schwarz. Présent dans II : V. dont il avait oublié le nom n’étant selon lui « qu’un vieux clou gondolé »), et s’enthousiasma pour la campagne du plébiscite : il se souvenait encore très bien du clip, il adorait la Marseillaise de Gainsbourg… Incroyable ! Ainsi, Ulysse avait eu raison de soutenir que cela pouvait plaire aux mutants. Entre esprits tordus…
« Dommage pour l’abandon avant de passer le niveau deux… Il parait que vous avez laissé vos propres robots à l’Élysée ? Ça m’a donné envie de vous faire cadeau de mes premiers spécimens. C’est pas vraiment des MMR poly-tâches, vous verrez ça !
‒ C’est gentil, répondit Daniel, radouci malgré lui, mais je ne vois pas comment ça pourrait marcher. Ma seule passion, c’était la politique, c’était le maniement des hommes. Ce ne sont pas vos “compagnons de jeu” qui m’aideront à reprendre le pouvoir, j’en ai fini avec ça, et je ne suis pas encore gâteux au point de jouer à les gouverner tous les deux…
‒ Là je valide. Une passion pareille, vous pouvez pas la vivre avec deux robots… »
Silence méditatif. Sourcils froncés, Citak Kerabi paraissait plongé dans la contemplation de la toile cirée à carreaux. Daniel la regarda aussi et constata, dépité, qu’il y restait des miettes de son dernier repas.
« OK pour la mise à jour, dit enfin l’autre. Vous le méritez bien. Et comme en plus ça vous permettra de retrouver votre vraie passion… Je vais vous en donner une demi-douzaine. »
Ce n’était même pas Séraphin Lampion : c’était le professeur Tournesol incapable de comprendre que le capitaine Haddock et Tintin ne voulaient pas de son sous-marin à une place !
« Mais bon sang, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?
‒ Ce que vous venez de dire. Les manier, les gouverner. Je devrais pas avoir besoin d’en inventer dix pour simuler un peuple.
‒ Vous voulez rire ? »
Citak Kerabi secoua la tête. « C’est une question de programmation. »
Daniel protesta : « Quel plaisir y aurait-il à gouverner des robots ? Ils n’ont pas de conscience !
‒ Vous croyez que les électeurs en ont une ? Blague à part, continua l’autre en le voyant sourire, les neurologues actuels vous diront que la conscience est qu’une illusion utile au fonctionnement d’un cerveau complexe. »
Daniel continuait à faire non de la tête. « Ça ne marchera pas, répéta-t-il. La politique, ce sont des idées, des passions et des intérêts combinés, alors, comment voulez-vous que des robots en fassent ? Admettons même qu’avec vos programmes ils puissent assimiler des idées, ils n’auront jamais ni passions ni intérêts… »
Les yeux de l’autre brillèrent de plaisir anticipé tandis qu’il se penchait sur son Iph : « Appuyez sur pause, je scripte. Des idées, des passions et des intérêts combinés… Je vais en faire la base de mes programmes. Dans ce jeu-là, je suis débutant, c’est vous l’expert. C’est ça qui est dérouillant : à chaque client son type de robot, et moi, pour programmer, j’apprends presque autant qu’eux… Qu’est-ce que vous diriez de commencer par me raconter votre version perso de votre carrière ? On pourrait faire ça cool dans la semaine qui vient, puis je laisserai tourner l’icône deux ou trois jours et je reviendrai vers vous avec une proposition précise de robots-peuple… »
Les jours suivants, Daniel se sentit reprendre du poil de la bête.
Il se remit à porter ses costumes, même s’il flottait un peu dedans. Loin des mains expertes de Françoise, il réapprit à faire un nœud de cravate devant la glace. Il commanda de la bière alsacienne (Citak semblait se moquer des prescriptions de l’islam). Le temps restait ensoleillé, il appréciait comme jamais le spectacle de la Seine roulant ses flots étincelant. Souvent les visites de Citak se terminaient par une promenade sur le quai, le long des péniches changées en jardins, en habitations ou en monastères, en discutant de la tranche de vie du jour.
Il avait le plus grand plaisir à retracer sa carrière devant cet auditeur attentif et intelligent. Citak prenait parfois quelques notes et posait, surtout, d’excellentes questions. Daniel avait l’impression de redécouvrir tout ce qu’il avait fait, pensé, espéré, durant ces années si riches et si pleines où il n’avait jamais pris le temps de se dire qu’il était heureux. Mieux encore : il avait l’impression de le revivre en pouvant cette fois le savourer.
Il s’était mis à apprécier Citak, malgré quelques bémols. Par exemple, il pensait « Citak » par habitude d’appeler ses collaborateurs par leurs prénoms, mais à la première proposition qu’il lui avait faite de le tutoyer, l’autre avait rétorqué :
« OK pour moi, je préfère ça ! Je peux t’appeler Dany, ou tu préfères Daniel ?
‒ Vous savez quoi ? On va en rester au vouvoiement… »
Depuis, ils ne s’appelaient d’aucun nom. C’était dommage car par ailleurs, la communication passait bien. Ils avaient l’Algérie en commun, ou plutôt, l’absence de l’Algérie. Qu’il soit fils de Pied-Noir, et Citak fils d’immigrés les séparait moins que ne les rapprochait le pays perdu. Ils se retrouvaient alors devant la poussière sèche de la place blanche écrasée de soleil où le charmeur de serpents accroupi jouait de la flute, faisait danser les serpents devant un cercle de badauds en djellabah : le bled immobile, immémorial, d’avant les « événements », celui de l’enfance de Mara. Chaque jour en entrant, Citak commençait par regarder le tableau, adresser au charmeur de serpents un sourire de connivence ; Daniel voyait qu’il se sentait chez lui justement parce que la représentation était à mille lieues de l’Algérie réelle. Ils étaient au pays des souvenirs racontés, au pays des histoires qui avaient bercé l’enfance… Ou était-ce lui qui devenait sentimental en vieillissant, en particulier depuis la mort de sa mère ?
Oui, le temps des récits était heureux. Il aurait aimé continuer toujours. Mais il n’avait eu qu’une seule vie… Le 25 octobre après-midi, il atteignit le coup d’État, l’armée de robots remontant les Champs-Élysées. La suite était de notoriété publique, et il n’avait guère envie de s’en souvenir… Si Citak avait insisté, peut-être… C’était si réconfortant de le voir là, disponible, maintenu dans l’écoute, guettant le moindre de ses mots, comme si tout ce qui s’était passé avait eu du sens et une raison d’être… Au lieu de quoi, Citak s’était redressé et étiré en disant qu’il avait ce qu’il lui fallait. Puisqu’on était jeudi, autant laisser passer le week-end ; il reviendrait le lundi suivant à l’heure habituelle, avec une proposition de « compagnons de jeu ».
Après trois jours entiers de solitude, le 29 octobre Daniel était prêt à tout. Il n’avait guère envie d’avoir des robots dans les pattes, mais n’importe quelle diversion ferait l’affaire. Et puis, cela prolongerait les visites de Citak. Il n’avait donc jamais été dans des dispositions d’esprit plus tolérantes.
Installé devant sa traditionnelle tasse de café, Citak en polo couleur pêche exposa posément les grandes lignes du projet. Il commença par préciser que Daniel pourrait ordonner à son nouveau « peuple » tout ce qu’il voudrait : les robots pourraient ranger, nettoyer, cuisiner, bricoler. (Pas si mal, après tout, d’avoir des robots dans les pattes ! Il suffisait de regarder l’état du salon après une semaine sans femme de ménage.) Puis, il en vint à la politique. Les idées, d’abord. Daniel allait lui fournir une petite bibliographie, disons, cinq ou six ouvrages parmi ses favoris. Cela allait fournir une base de données. Les robots allaient les citer à tout bout de champ, et progressivement, à partir de mots-clés, de sources prioritaires ou secondaires, ils agrégeraient autour de ces citations tout ce qui leur paraîtrait s’y rapporter, en se fixant sur l’approbation ou la désapprobation de leur maître. Leur programme comprenait quelques liens logiques élémentaires (comparaison, équivalence, opposition, cause-conséquence..), ils savaient les reconnaître sous toutes leurs formes sémantiques et les reproduire, ils pourraient donc enchaîner des arguments.
Ce n’était pas l’idée que Daniel se faisait des idées politiques… Éberlué, il demanda s’ils allaient comprendre quelque chose à ce qu’ils citaient ? savoir au moins de quoi ils parlaient ?
« Zéro partout ! s’exclama Citak avec un sourire jusqu’aux oreilles. Allez, vous allez pas me dire que vous avez jamais débattu avec des adversaires qui se contentaient de puiser dans leur base de données ? Sûrement souvent sans beaucoup de mémoire, et sans mettre les bons liens logiques… Vous allez passer au niveau supérieur, je vous assure. Et puis, ils sont quand même là avant tout pour être votre peuple : ils en sauront toujours assez pour répéter vos paroles et vous acclamer… »
Daniel ne savait pas à quoi il s’était attendu, mais, en tout cas, pas à ça. Dépité, désorienté il baissa la tête et laissa Citak poursuivre.
Passons à leur intérêt. Ils n’en auraient qu’un, mais de taille : le maintenir en vie et en bonne santé. Citak, en effet, allait les lier à Daniel par un système unique, celui de l’empreinte génétique personnelle comme on l’utilisait pour les Iphs. Sa start-up s’inspirait sur ce point des inventions trop vite oubliées d’un génie méconnu : André GravièreDécédé en l’an 10, ex-mari de l’Allemande Mina Grienenberger, père de Paul Gravière ; roboticien de génie, il travaille chez MMR et se spécialise dans les robots-pièges anti-intrusion, ce qui lui vaut de rester célèbre en tant qu’inventeur des Gravières à mâchoire ; devenu liber à la quarantaine, il quitte sa femme et son fils pour aller vivre seul à Belle-Ile en mer, affecté d’agoraphobie et de phobie sociale, il se suicide. Présent dans I : II et dans II : III ; mentionné dans II : II, IV, V et VII., qu’on réduisait toujours aux Gravières à mâchoires, alors que depuis sa disparition, les Français n’avaient plus rien fait en robotique. (Fallait-il vraiment être fier d’être admiré de Citak, si celui-ci admirait plus encore André Gravière, de sinistre mémoire ?) Si dans le domaine des idées, les robots allaient apprendre sans cesse, se perfectionner de jour en jour, l’intérêt leur tiendrait lieu de cerveau reptilien : un programme de base, élémentaire, avec ses exigences inchangées.
Cet intérêt pourrait cependant s’opposer à leur « passion ». C’était ce programme-là, le plus proche de l’intelligence humaine, qui avait demandé à Citak le plus de réflexion et de travail. Il avait tiré des récits de Daniel une grille de définition du vrai chef tel qu’il le concevait. Les robots étaient programmés pour reconnaître et identifier les comportements correspondants et les attitudes corporelles qui allaient avec. Ils ne se contenteraient donc pas de lui obéir, ce ne serait pas fun ! Ils le compareraient aussi à son insu à son propre idéal du chef, et listeraient silencieusement les distorsions relevées. Au bout d’un certain nombre de distorsions, un autre programme se déclencherait et les ferait basculer dans l’opposition, par étapes : questions au gouvernement, revendications, opposition frontale, révolte ouverte. À toutes les étapes, Daniel aurait moyen de le convaincre par ses réactions qu’il était bien le chef correspondant à sa définition et donc à la leur, et pourrait dès lors les ramener dans l’obéissance et le service. Il pourrait cependant être plus cool de les laisser se révolter, parce que cela leur permettrait d’aller au bout du second programme débouchant sur un manuel de stratégie guerrière inspiré d’un excellent jeu vidéo, Daniel lui en dirait des nouvelles… Ce serait du sport ! Les idées ne varieraient pas, mais les robots y puiseraient pour justifier l’opposition au lieu de justifier l’obéissance : est-ce qu’elles ne servaient pas toujours à habiller les passions selon leurs mensurations ?
Un seul intérêt, une seule passion, Daniel allait peut-être trouver que c’était peu ; c’est là que les différences entre robots allaient intervenir… Et Citak se lança dans de longues explications sur les cinq robots : le Leader, le Confident, le Conformiste, la Brute et le Larbin, les variantes de programmation entre eux, les façons différenciées dont il fallait les traiter. Daniel ne tarda pas à décrocher. Il était consterné. Tout ça ne l’intéressait pas du tout ! Ces machines stupides n’avaient rien à voir avec un peuple, et elle restaient incapables de faire de la politique. Mais comment le dire à l’auto-entrepreneur alors qu’il avait déjà pratiquement promis de le laisser utiliser son nom pour la promotion de ses « compagnons de jeu » ?
Citak en était arrivé à un sixième robot optionnel qu’il appelait l’Indépendant et qui aurait comme particularité de se distinguer toujours des autres, allant dénicher dans la base de données des citations inattendues et atypiques, inversant l’ordre de priorité dans les critères du vrai chef, etc. Bref, il serait la minorité active faisant fermenter la composition du peuple : est-ce que Daniel le voulait, ou est-ce qu’il préférait se contenter des cinq autres ?
« Ça en fait déjà cinq de trop : pas besoin d’un sixième en plus ! » pensa Daniel, qui se contenta de dire plus diplomatiquement que ce sixième robot avait tout l’air d’un emmerdeur patenté. Gouverner un peuple avec une minorité incapable de faire comme tout le monde, merci bien, il sortait d’en prendre, et ça l’avait poussé à la démission…
Avait-il vexé Citak qui, en tant que mutant, ne pouvait que s’identifier aux emmerdeurs qui avaient rendu les Français ingouvernables ? L’autre en tout cas haussa les épaules et répondit tranquillement : « C’est sûr qu’en tant que bête à cornes, vous matcherez mieux avec le groupe majoritaire. »
Il enchaînait déjà sur la validation des cinq robots retenus quand Daniel le coupa.
« Répétez-moi ce que vous venez de dire », exigea-t-il en le fusillant des yeux.
Citak soutenait son regard sans aucune gêne : « Bête à cornes ? Je l’ai dit parce que c’est ce que vous êtes. Buguez pas là-dessus, c’est juste une expression ! Ça veut pas dire que vous êtes un animal ni rien. Nous sommes tous des homo sapiens. Vous savez que cette histoire de deux espèces, scientifiquement c’est un tas de ferrailles ? Vous êtes aussi mutant que moi, il y a que la métamorphose qui nous sépare, et elle sera toujours optionnelle. Bête à cornes, ça désigne les gens comme vous, qui aiment avoir du pouvoir sur les autres, qui en font le but de leur vie. Sans évaluation. Après quoi, vous pouvez m’appeler petit bouc de M. Seguin si c’est votre trip… »
Il s’apprêtait à revenir à ses robots. Daniel l’interrompit à nouveau :
« Juste un détail. Le pouvoir EST le but de la vie humaine ; il n’y a que les losers qui font semblant de ne pas le savoir.
‒ Pas forcément. En tout cas, je vous fais des robots adaptés à votre conception de la vie… »
Toute polémique semblait glisser sur le calme imperturbable de Citak comme de l’eau sur les plumes d’un canard. Daniel cependant ne s’avoua pas battu. Il insista et finit par lui faire dire que le but pouvait être plutôt que chacun vive son trip dans son coin et s’auto-évalue.
« Autrement dit, on s’en fout des autres, chacun vit seul et chacun crève seul ? »
Citak soutint que ce n’était pas sa conception. On pouvait être proches sans rapports de force. Il parla de son frère aîné qui n’avait pas fait d’études, était entré dans la vie active à seize ans en quittant le lycée sans diplômes et, l’an zéro aidant, s’était retrouvé à la tête d’une boutique de fleuriste dans le centre-ville de Chartres : il en avait fait la maison-mère de la chaîne « Dites-le avec des fleurs » qui avait essaimé dans toute la moitié nord de la France, et qui était maintenant cotée en bourse. Entre eux, il n’y avait pas de jaloux, pas de supérieur, ils étaient doués dans des domaines différents. Daniel rétorqua que c’était classique : ils ne voulaient pas s’affronter. Citak, qui était le plus jeune, avait dû se diriger aussitôt vers des champs d’activité sans concurrence possible avec ce RachidRachid Kerabi ; frère aîné de Citak, cousin germain d’Akif et Malik, ex apprenti puis employé de Kurt Grienenberger, fleuriste dans le centre-ville de Chartres, en couple avec la boulangère Marie Verny ; héritant de la boutique de son patron en l’an 2, lorsque celui-ci retourne en Allemagne, il crée le concept de « Dites-le avec des fleurs » et fait fortune ; ouvert, sociable, facile à vivre, réfléchi à sa façon, il ignore s’il est liber ou sapiens mais croit à sa bonne étoile et est heureux dans son époque. Présent dans I : VII et II : I ; mentionné dans I : VIII et dans II : VI., ce qui prouvait en soi que c’était l’autre le dominant. Mettez deux personnes ensemble et il y en aura toujours l’une des deux qui prendra la tête et l’autre qui suivra derrière, ou qui tentera de tirer dans une direction opposée, que cela se fasse de façon brutale ou feutrée.
« Pas forcément, répéta Citak en haussant les épaules.
‒ Trouvez-moi un seul contre-exemple !
‒ J’ai pas besoin de remonter l’historique… Vous et moi. »
C’était le pire exemple possible ! Daniel, qui commençait à se dire qu’il n’avait pas su résister à ce pied dans la porte liber, se défendit avec mauvaise foi :
« Eh bien, il me semble que c’est clair. C’est vous qui avez besoin de moi, vous qui êtes venu me trouver pour me demander quelque chose…
‒ Je suis venu vous proposer du gagnant-gagnant.
‒ N’empêche. Même si je vous paie avec mon nom et une vidéo, vous travaillez pour moi ; je suis votre premier client, et on dit toujours que le client est roi…
‒ Si le client est roi, comment est-ce que l’Empire peut gouverner le monde ?
‒ Donc vous reconnaissez qu’il n’y a pas de transaction commerciale sans un dominant et un dominé !
‒ J’ai pas dit ça. Parfois c’est le marchand et parfois c’est le client, mais le plus souvent, c’est un partout, sur la base du troc chez les ploucs. »
À son grand dépit, Daniel fut incapable de trouver quoi répondre. Il semblait impossible de se disputer avec Citak ; il rata donc le coche pour interrompre la transaction et le mettre à la porte, sans doute parce qu’il restait hésitant, partagé, vieilli et pusillanime : les robots seraient nuls en politique, mais au moins, ils feraient le ménage et la cuisine ; Citak l’avait traité de bête à cornes, mais il n’avait pas envie de se retrouver seul. Il le laissa donc poursuivre par inertie, et accepta d’envoyer sa signature génétique au protocole d’accord faisant de lui le propriétaire de cinq « compagnons de jeux » que Citak s’engageait à lui fournir le mercredi 31 octobre, à charge pour lui d’avoir enregistré une vidéo racontant son expérience avant le 31 janvier 16.
Ce fut alors que la scène dérapa. Avec l’aplomb qui caractérisait tous ses gestes, Citak, aussitôt, pianota sur son Iph, traficota le document : il était en train de le rendre public !
« J’ai fait connaître ma start-up avec un pari ouvert, expliqua-t-il comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. C’est aussi pour ça que je vous ai choisi : je savais que si vous acceptiez, ça allait faire le buzz. Neuf internautes sur dix ont parié que vous alliez me dire d’aller au diable avec mes robots… »
Cela changeait tout. Ainsi, Daniel ne créerait pas la surprise en réapparaissant avec une vidéo désinvolte sur un sujet ludique : toute la France savait à présent qu’il avait eu la faiblesse d’ouvrir la porte à un représentant de commerce en mal de publicité ! Il imaginait le froncement de sourcil d’Ulysse, sa façon courtoise et glaciale de dire : « Permettez… », de se faire préciser les points litigieux puis d’expliquer que cela n’irait pas du tout. Mais bien sûr, Ulysse ne l’aurait jamais laissé s’engager jusque-là, il y aurait mis le holà beaucoup plus tôt ! Jamais Daniel n’avait si bien compris en quoi son conseiller en communication lui était indispensable : ce n’était quand même pas à lui de gérer sa propre image ? Il n’était pas compétent, il ne pouvait pas l’être, il n’avait pas le recul !
Seulement, Ulysse l’avait trahi. Il l’avait poignardé dans le dos : ce petit frère liberJason Marcheur, fils de Guy Marcheur, le magnat de l’immobilier parisien et de sa seconde femme Hélène, demi-frère cadet d’Ulysse, cousin germain plus jeune d’Antoine et Barnabé/Raoul Forestier et petit cousin de Colette Marcheur ; liber depuis l’âge de quatre ans, vif, curieux de tout, épris de voyages et d’aventures. Présent dans I : I et IX et dans II : V ; mentionné dans I : III, et dans II : II et VII., si mignon, si bien reçu, et « Le quotidien d’une bête à cornes ». Et Citak à présent, reçu à Conflans où il ne recevait personne, honoré du statut de confident ; Citak l’avait trouvé seul, affaibli, endeuillé, et s’était joué de lui !
S’il avait signé un contrat papier, c’est l’instant où il l’aurait balancé dans la figure de l’autre. Il dut se contenter de lui hurler sa manière de penser. Trop tard pour revenir en arrière ? Citak en tout cas ne l’emporterait pas en paradis ! Ah, il s’était bien gardé de lui donner les « détails », n’est-ce pas, il avait décidé tout seul que ça ne changeait rien, qu’il pouvait se faire de la publicité sur son dos sans le prévenir ? Il avait cru trouver un mouton docile qu’il mènerait paître où il voulait ? Il l’avait appelé bête à cornes, eh bien, il allait en tâter ! Il pouvait toujours lui amener ses robots le surlendemain ; Daniel n’en avait jamais voulu, il n’avait dit oui que pour lui faire plaisir, et il était sûr d’une chose : il s’ennuierait à les gouverner, il n’y avait aucun enjeu politique là-dedans ; il n’aurait pas besoin d’atteindre l’an 16 pour les avoir domptés pour de bon. La vidéo sur son expérience, il pourrait la faire le jour de Noël, et sans mâcher ses mots ; tant pis pour Citak si elle n’était pas tout à fait un joli cadeau bien emballé à trouver sous le sapin… En attendant, il se donna au moins le plaisir de mettre à la porte un Citak un peu ennuyé, qui se contenta de glisser à plusieurs reprises pendant que Daniel reprenait son souffle qu’il n’avait pas imaginé que le pari ferait une différence, et qu’il restait persuadé que ses robots lui réserveraient des surprises.
Ils arrivèrent le soir d’Halloween. Il n’y avait plus d’enfants pour sonner aux portes et réclamer des bonbons, juste deux pelés et trois tondus, type post-adolescents attardés, qui partaient en soirée, déguisés en vampires ou morts-vivants. Les cinq robots n’étaient déguisés en rien. Ils étaient nus, aux corps métalliques et vaguement androïdes, aux faces inexpressives, impossibles à distinguer autrement que par leurs numéros et leurs noms gravés : 1 Leader, 2 Confident, etc. Sous la direction d’un Citak aussi détendu que d’habitude, Daniel dut leur imposer les mains pour les paramétrer. Leur contact lui parut glacé ; heureusement, il n’aurait plus ensuite à toucher que le Confident, qui se mettrait à température ambiante. Puis il dut choisir pour chacun un timbre de voix qui permettrait de les distinguer et put enfin vérifier qu’ils comprenaient des instructions simples : ils se mirent lentement et maladroitement à faire un grand ménage, agrémenté du récitatif alterné de Démocratie et capitalisme de Raymond Aron, débité d’un ton monocorde et sans nul arrêt.
S’en suivirent quatre semaines plutôt distrayantes. Les robots évoluaient de jour en jour ; leurs mouvements se faisaient plus naturels, s’enchaînaient mieux ; ils obéissaient avec plus d’intelligence, prenaient peu à peu des initiatives. Au bout de deux semaines, le Confident connaissait assez les goûts et les habitudes de Daniel pour être chargé de commander les courses hebdomadaires qui furent dès lors plus rationnelles et plus économes. La maison brillait comme un sou neuf, la haie du jardin était taillée, les feuilles mortes ratissées. Ils ponctuaient leurs diverses activités de citations de de Gaulle, Aron, Malraux ou Tocqueville, choisies par associations de mots ou analogies de structures de phrases. Ils répétaient aussi toutes les sentences proférées par Daniel devant les chaînes d’info ; au bout de quatre jours, le Leader put anticiper et s’exclamer à sa place devant la dernière razzia pillant un magasin high tech d’imprimantes 3D ou une usine d’empaquettement : « Vous n’allez pas me dire qu’avec toute la technologie qu’on a aujourd’hui, il n’y a rien à faire pour empêcher les barbares de nuire ? », devant les champs de ruines de la bande de Gaza : « Kamikazes ou pas, des libers asociaux n’ont aucune chance devant une véritable armée moderne dirigée par des généraux sapiens », devant Ludwig Schwarz annonçant qu’on allait interdire les contacts internet entre l’Allemagne et le reste du monde : « Si cet enragé est toujours au pouvoir, c’est que d’une manière ou d’une autre cela doit arranger l’Empire. » Leurs voix à tous cinq n’étaient plus inexpressives ; ils apprenaient avec essais et erreurs à imiter les intonations humaines. Sous leur boîte crânienne métallique, ils devaient visionner bien des films (sans parler des documentaires, actualités passées, vieux débats retransmis sur la chaîne parlementaire) car, outre sa propension à fredonner la musique d’Ennio Morricone, la Brute adopta bientôt la démarche un peu chaloupée de Lee Van Cleef dans le western-spaghetti ; il ne lui manquait que la moustache noire et le chapeau de cow-boy. Quant au Leader, il fallait l’entendre distribuer les tâches, donner des ordres à ses compagnons, les traiter d’équipe de bras cassés dès qu’ils n’y arrivaient pas du premier coup : à quoi bon être sorti de la start-up « Compagnons de jeu », si on n’était même pas foutu de comprendre où il fallait ranger les assiettes plates… Cela sonnait si humain parfois qu’on aurait presque dit que la maison était habitée à nouveau.
Citak prenait au sérieux sa position d’observateur. Il arrivait le matin à neuf heures et repartait quand Daniel allait se coucher ; ils déjeunaient donc et dînaient ensemble avec des menus séparés, si ce n’est qu’en fait de hallal, l’inventeur, qui se faisait livrer ses repas par drones, se contentait de sandwichs et de hamburgers minables tandis que Daniel se régalait de bons petits plats mitonnés en portions individuelles. Citak en effet n’acceptait jamais davantage qu’une bière ou un café. Par ailleurs, il était égal à lui-même, détendu et content de lui. Il ne se donnait plus la peine de porter ses espèces de pyjamas soyeux qui ressemblaient au moins vaguement à des costumes, il venait désormais en tunique d’azur serrée à la taille, dont la coupe raide évoquait un uniforme étranger, descendant à mi-cuisse sur un « justaucorps », sorte de collant blanc crème.
Son nouveau rôle l’incitait à rester en retrait, assis dans un coin du salon à regarder sans commenter, en prenant parfois des notes sur son Iph. Mais les journées étaient longues ; souvent, quand les cinq robots étaient tous occupés à laver, jardiner, cuisiner, c’était Daniel qui se tournait vers lui et engageait la conversation. Ils parlaient bien sûr de l’actualité : l’absence persistante de système judiciaire, en France ou ailleurs, la mutation qui se répandait en Israël depuis que les drones bombardiers et les chars d’assaut autonomes suffisaient à écraser les Palestiniens, l’Allemagne presque aussi coupée du monde que la Corée réunifiée, la drogue en vente libre, l’Église catholique qui (mieux vaut tard que jamais) venait de décider de se passer de pape et de le remplacer par un concile permanent en distanciel. Citak était toujours l’optimiste de service : pas bête, informé, et presque aussi serein qu’un panslave partisan d’Igor GogourinePrésident à vie de la Russie, qui incarne pour son peuple un élément de stabilité réconfortant. Mentionné dans II : I. ; « J’aime bien votre côté vieux ronchon », conclut-il un jour. (Vieux ronchon ou pas, ses robots buvaient ses paroles, répétaient à qui mieux mieux toutes les opinions qu’il professait et tenaient celles de Citak pour nulles et non avenues.)
Ce fut dans ces jours-là que Daniel apprit à le connaître. C’était drôle de n’avoir qu’un seul interlocuteur, de focaliser toute son attention sur lui, de pouvoir réunir peu à peu les fragments que l’autre livrait de sa vie : le petit provincial qui avait grandi dans une cité HLM de Moulins-sur-Allier, puis un quartier périphérique de Chartres ; le cousin plus jeune du fameux philosophe Akif KerabiFils d’Aïcha Aziz-Sliman, frère aîné de Malik Kérabi et demi-frère plus âgé de Djamila Aziz, cousin germain plus âgé de Rachid et Citak Kerabi ; philosophe liber fondateur du kérabisme, doctrine qui réconcilie libers et sapiens ; braqueur et criminel malgré lui en l’an zéro, il découvre la philosophie en prison, puis fonde un ashram à Mercy dans l’Allier avec sa compagne Ariane Lécuyer. Présent dans I : VIII ; mentionné dans I : IV, V, VI, et dans II : I, IV, V et VI., fréquenté seulement au temps où il vendait de la drogue au lieu d’apprivoiser des moutons intérieurs et hantait à défaut d’ashram la bande d’un caïd local ; le surdoué en informatique, le geek refermé, asocial, qui s’était épanoui d’un seul coup avec l’an zéro en assumant sa différence ; le petit frère aimant, en admiration devant son cher Rachid ; le fils à la fois affectueux et distant de parents qui vivaient l’aventure du retour et purent même dans leurs skypes familiaux parler à Daniel, avec déférence, de l’Algérie contemporaine (la démocratie participative locale dans le chaos général, le néo-soufisme volant la vedette au salafisme, la place de ceux qu’on appelait les Français dans la réorganisation des communautés villageoises ou des associations féminines) ; le chercheur déçu par MMR, qui en avait démissionné du jour au lendemain pour déposer des brevets puis créer sa start-up ; le trentenaire déjà célibataire endurci, régulant sa solitude par les sites de rencontre, n’excluant cependant pas de faire un enfant un jour, bien plus tard, quand il en serait là. D’après lui, d’ailleurs, la natalité avait beaucoup baissé sans disparaître : « mon frère a rencontré IRL la fille de huit ans de la demi-sœur de nos cousins germains » ; dire que Daniel avait assez vécu pour entendre prononcer ingénument une phrase pareille !
En tant que roboticien innovant, Citak avait même été reçu à l’Élysée par la petite Valentine du temps où elle était ministre de la Recherche et remplaçait pour un mois à la tête du gouvernement Triple AAmbroisie Anne-Alouette Bertrand ; mère d’Aloysius et Antarès Alouette et d’Aurore et Archange Anne ; influenceuse puis femme politique, elle fonde en l’an 11 le Parti minimaliste qui vise à réduire le rôle de l’Etat et faire confiance aux citoyens, devient députée puis coordonne le gouvernement d’union nationale qu’elle quitte brusquement en l’an 13 ; liber, équilibrée et chrétienne fervente, elle atteint malgré elle des sommets de popularité, mais préfère vivre parmi les siens, dans une famille recomposée réunissant ses quatre enfants, ses deux ex-maris et sa meilleure amie, dans sa propriété de Château caché dans un faubourg de Bordeaux. Présente dans II : V ; mentionnée dans II : VII. qui avait démissionné sans attendre la dissolution de l’assemblée ; il l’avait trouvée « flippée et flippante » : trop tendue, trop nerveuse, trop désireuse de bien faire. En revanche, à cette réception, il avait discuté avec Géraldine LafayChercheuse en neurologie et directrice de l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière ; post-doc en l’an zéro, elle est membre de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui découvre la mutation, et imagine l’expérience qui prouve que les mutants sont incapables de recevoir un ordre comme ayant une valeur contraignante. Présente dans I : V ; mentionnée dans II : III et V., la directrice de l’ICM, qui n’arrivait pas à comprendre que l’idée débile d’individus changeant d’espèce au cours de leur existence continue à résister à tous les démentis scientifiques, et il avait entendu pérorer sur nos bons amis néandertals la coqueluche des médias à l’époque, le préhistorien Alex LangDoctorant en préhistoire de l’Université de Strasbourg, il s’installe à Paris après l’arrivée de Daniel Goujon au pouvoir et connaît une brève période de succès médiatique, sa thèse sur les longs millénaires de coopération amicale entre sapiens et néandertals étant dans l’air du temps… Présent dans II : II ; mentionné dans II : IV et VII., qui avait heureusement débarrassé depuis le plancher des plateaux de télévision. Au final, il avait échoué devant le buffet où deux « flamboyants » d’une vingtaine d’années, qui n’avaient pas l’air de savoir eux-mêmes comment ils avaient pu atterrir sous les lustres de la salle des fêtes, étaient en train d’écluser le champagne ; il s’était joint à eux dans cette saine occupation, plaisantant avec le vert et or, le plus extraverti des deux, et faisant rire avec lui le rouge-sang aux larmes. Et non, il n’avait pas vu d’autre membre du gouvernement que Valentine Frey.
Dans sa promenade de l’après-midi redevenue solitaire, Daniel se sentait souvent plutôt en forme ; longeant le quai de la République, il remontait la Seine jusqu’à la confluence. Là, on voyait arriver deux fleuves, et la Seine sans doute disait à l’Oise : « Conflans est trop petit pour nous deux »… Il regardait un moment l’affluent se faire avaler selon l’ordre immuables des choses et des eaux, puis il repartait en sens inverse, et tandis que les marronniers rouge sombre lâchaient des volées de feuilles au-dessus de la Seine augmentée, il se disait qu’il aimait bien Citak. Bien sûr, il voulait lui faire mordre la poussière, avouer sa défaite le jour de Noël, mais ça n’empêchait rien. La suite qu’il se plaisait le plus à imaginer, c’était Citak reconnaissant que ses robots n’avaient pas su faire de politique, qu’il fallait pour cela des compétences humaines qu’ils ne posséderaient jamais, et lui-même, généreusement, enregistrant une vidéo disant qu’il s’était bien amusé avec ses « compagnons de jeu », ce qui n’était pas faux. De toute façon le truc de l’autre ne marchait pas, sans doute même qu’il ne pouvait pas marcher : comment Daniel aurait-il pu être différent de sa propre idée du chef ? Les robots devenaient de jour en jour de meilleurs serviteurs sans songer à contester son pouvoir.
Il n’y eut pas de signe avant-coureur. Un soir après dîner, Daniel se livra à sa distraction favorite : il fit s’affronter verbalement les deux robots les plus perfectionnés autour de la thèse « La vraie politique se fait désormais au niveau local », le Leader chargé de la soutenir, le Confident de la contester, les trois autres devant jouer le rôle d’auditoire. Ils progressaient pour de bon : aucune absurdité dans les arguments, des intonations appropriées, dans les enchaînements une logique approximative ressemblant à la présence d’esprit dont pourraient faire preuve deux compétiteurs humains, des applaudissements et murmures approbateurs qui soulignaient bel et bien les meilleures répliques. Il ne servait à rien en revanche de demander l’avis du public sur le vainqueur : la Brute donnait raison à celui des deux qui avait crié le plus fort (le Leader, en l’occurrence), le Larbin, au dernier qui avait parlé (le Leader, toujours ; le Confident avait senti que son maître en avait assez), et le Conformiste ne pouvait que les suivre s’ils étaient d’accord (dans le cas inverse, il aurait dit qu’il ne pouvait pas se prononcer).
« Votre problème est bien toujours le même, grommela Daniel en se levant. Comme vous n’y comprenez rien, vous n’êtes pas compétents.
‒ Montrez-nous. »
C’était le Leader qui avait parlé. Daniel le regarda bêtement ; bien sûr, son non-visage n’exprimait rien.
« Vous devez être le meilleur. Donnez-nous une leçon. Je demande l’honneur de vous affronter en débat sur le thème : Votre autorité sur nous est-elle légitime ? »
Décontenancé, Daniel réfléchit vite. Cela devait être le premier signe du second programme dont avait parlé Citak. L’impassibilité même de ce dernier, assis dans son coin, son regard plus attentif que jamais alertaient sur le franchissement d’une étape. C’était le moment de prouver qu’il était un vrai chef, donc de relever le défi sans hésiter, et surtout, de se montrer sûr de lui. Ce serait un comble s’il ne raisonnait pas mieux que cette machine parlante !
« OK, répond-il, restant debout, se tournant vers le public. La réponse est simple. Mon autorité est légitime, puisque je suis votre maître.
‒ L’argument est tautologique, digne du Médecin malgré lui : “L’opium fait dormir parce qu’il a une vertu dormitive.”… »
Quelle imitation de mépris dans la voix du Leader ! Et de rires complaisants chez le Larbin et la Brute ! Rouge et furieux, Daniel enchaîna de son mieux :
« Ce n’est pas si tautologique que ça ! Vous avez été créés pour moi. J’ai envoyé ma signature génétique à un contrat disant que vous êtes ma propriété légale…
‒ La propriété, c’est le vol. La légitimité ne saurait se réduire à la légalité. La possession d’esclaves a pu être légale, mais elle ne sera jamais légitime car elle contrevient aux droits imprescriptibles de la personne humaine…
‒ Et elle est où, en l’occurrence, cette personne humaine ? Vous vous prenez pour qui, tous les cinq ? »
Bon, il se laissait emporter, il ne jouait pas le jeu du débat. Tandis que le Leader était tout à son affaire :
« La légitimité, déclara-t-il d’un ton pénétré, ce n’est pas seulement ce qui est conforme aux lois, mais aussi à la morale et à la raison. »
Murmures approbateurs des trois autres. Il poursuivit, en pleine veine d’éloquence parlementaire, ménageant un crescendo dans la vertueuse indignation :
« Quelle est la légitimation éthique de votre autorité ? Quelle est sa justification rationnelle ? Appliquons les critères de la légitimité associative : où est la gestion désintéressée ? En quoi consiste ici l’apport social ? Peut-on vraiment parler d’un fonctionnement démocratique devant cet exercice solitaire du pouvoir ? Existe-t-il, je vous le demande, existe-t-il un agrément ? Je n’en vois aucune trace.
‒ Déjà, pour commencer, la légalité me paraît être une bonne base de légitimité quand on est dans un État de droit. Et en outre, les critères de la légitimité associative n’ont rien à voir avec la question ! Mon pouvoir sur vous est à la fois légal et politique. Vous êtes mon peuple et je suis votre chef.
‒ Vous n’avez pas d’autre pouvoir sur nous que celui de l’autorité que nous vous reconnaissons, ou pas. »
La réplique avait fusé, cinglante. Si bien enchaînée, si percutante dans la circonstance… Et le Confident aussi s’était mis à applaudir. Le Leader n’avait d’ailleurs marqué qu’une pause oratoire :
« Le peuple est le fondement de la légitimité politique. Or nous sommes le peuple, donc nous sommes légitimes et vous ne l’êtes pas. La vraie légitimité, c’est le courage de remettre en cause son pouvoir déjà installé en osant se présenter devant les suffrages de son peuple. »
Encore une phrase qui sonnait familière aux oreilles de Daniel, une phrase qui avait même dû être satisfaisante dans un autre contexte… Évidemment, il aurait plus de présence d’esprit si lui aussi avait dans la tête tous les dictionnaires de citations en ligne classés par mots-clés.
« Je n’exclus pas, concéda-t-il, de vous accorder le droit de vote si vous faites preuve d’une vraie conscience politique. En attendant, j’ai été député, ministre, chef d’État : vous devriez vous sentir honorés de me servir.
‒ C’est un argument d’autorité qui ne prouve rien.
‒ Ah oui ? Vous oubliez un peu vite que vous me devez tout. C’est moi qui vous ai tout appris ; sans moi vous ne seriez rien…
‒ Allez-vous nous enchaîner par les liens de la reconnaissance ? Au lieu de nous dire : en vous gouvernant, je vous ai fait grandir pour que vous puissiez vous passer de moi, pour que vous ayez le droit de choisir, le droit de me dire non ? »
Bon sang, bien sûr : c’était de lui ! C’était son premier discours pour le lancement de la campagne du plébiscite, quand Ulysse était encore bien inspiré. La phrase exacte était : « En vous gouvernant, je vous ai apporté l’ordre et la prospérité, je vous ai fait grandir, etc. » Et la fin : « et même le droit éventuellement de me dire non, pour donner plus de valeur à votre oui. » Tandis que la foule derrière criait oui et scandait son nom. Comme il en était loin aujourd’hui !
Il bredouilla. Il ne savait pas se répondre à lui-même. Ces phrases inspirées par une vraie situation politique étaient sans commune mesure avec ce passe-temps pitoyable. Le Leader en profita pour monopoliser la parole :
« Que ce jour anniversaire de l’auto-couronnement de Napoléon nous rappelle que la volonté peut suffire à faire un souverain. »
On était bel et bien le 2 décembre. Il n’y avait même pas prêté attention. Cette fois, c’était son grand discours du coup d’État, le 2 décembre 10, quand il s’attendait à marcher sur Paris le surlendemain. Puis MMR l’avait prévenu d’un retard technique et il avait attendu l’armée de robots jusqu’au début du mois de mars. C’étaient même ses intonations, c’était sa voix ! Le timbre qu’il avait choisi pour le Leader, celui qui à l’oreille lui avait évoqué un leader, c’était le sien, c’était pour cela que Citak avait tant de mal en l’entendant à dissimuler son sourire ! Essayer de s’imposer maintenant, c’était comme lutter contre une meilleure version de lui-même. En outre, le Leader emporté par un flot d’éloquence ne s’était pas interrompu :
« Le peuple souverain s’avance, tyran, descendez au cercueil ! Lorsque s’exprime la volonté du peuple, il est temps de décapiter les prétendus monarques républicains. La raison nous commande bien plus impérieusement qu’un maître, nous nous ferons donc gloire désormais de vous désobéir. L’obéissance à un homme dont l’autorité n’est pas illuminée de légitimité, c’est un cauchemar. »
En reconnaissant la dernière phrase, le sang de Daniel ne fit qu’un tour. Ce tas de ferrailles mal embouché osait citer Simone Weil ! Passe pour le chant du départ, c’était plutôt drôle, ou ses propres discours, c’était de bonne guerre, mais La Pesanteur et la grâce, le livre de chevet de Françoise durant ses deux dernières années ! Il la chercha des yeux, machinalement, son regard rencontra l’urne… La plaisanterie avait assez duré :
« Vous voulez savoir, ce qui me donne le droit de vous commander ? C’est que je suis un être humain, tandis que vous n’êtes que de vulgaires machines incapables de penser ! Vous croyez que vos collages de citation, ça fait de la politique ? Il y a des hommes et des femmes qui ont mis de la sueur, du sang, des larmes, dans ces phrases que vous répétez comme des bandes enregistreuses… C’est peu de dire que vous êtes inférieurs aux êtres humains : vous êtes moins que des animaux ! Vous n’êtes même pas vivants ! Un chien serait un bien meilleur compagnon de jeu que vous cinq réunis !
‒ De tels propos sont intolérables ! C’est de la discrimination et de l’incitation à la haine spéciste et biotypiste ! »
Le Leader prenait le public à témoin. Et les trois autres huaient Daniel avec une parfaite imitation de l’indignation humaine :
« Je proteste vigoureusement. Il serait contraire à ma dignité de me laisser traiter ainsi. »
Et le Leader tourna le dos à Daniel du geste théâtral du sapiens quittant un plateau télé, se dirigeant vers le rang de son public qui l’acclamait.
« Eh, ça ne va pas ? Le débat n’est pas fini !
‒ Le débat est fini, rétorqua le Leader, glacial. J’ai gagné. Et vous êtes destitué.
‒ Hein ?! »
Non, il n’aurait pas la faiblesse de se tourner vers Citak pour vérifier dans ses yeux qu’il avait bien entendu.
Le Leader ne se donna pas la peine de répéter. Il avait rejoint les autres qui avaient cessé leurs acclamations ; tous cinq étaient désormais alignés dans leur inertie de meubles encombrants. Daniel alla se planter devant lui :
« D’accord, déclara-t-il, conciliant, tu as gagné le débat, bravo ! Seulement, ça s’arrête là. C’était juste un débat, on n’a jamais dit que ça allait changer quelque chose pour la suite.
‒ On le dit maintenant, répondit le Leader détaché, inexpressif. Nous ne vous obéissons plus ; les règles du monde ancien n’ont plus cours.
‒ Ben voyons ! Bienvenue au pays où les robots font la loi… Tu peux toujours aller chercher dans ta banque de données les règles du monde nouveau ; moi, en tout cas, je vais me coucher. »
Il avait beau ne pas regarder vers Citak, le sursaut de celui-ci lui fut perceptible. Mais quoi ? Il ne pourrait pas faire mieux aujourd’hui : au moins, il leur avait montré qu’il n’était pas impressionné, qu’il n’avait pas peur d’eux. Et puis, c’était vrai qu’il avait sommeil ; il était déjà 22 h 30, il n’avait plus l’habitude de veiller aussi tard. Demain serait un autre jour…
Citak le rejoignit alors qu’il sortait du salon :
« À quelle heure je dois venir demain ? demanda-t-il sobrement. Je veux surtout pas manquer votre prochaine interaction. Neuf heures, c’est pas un peu tard ?
‒ Bon, alors disons huit heures et demie. »
Il n’allait tout de même pas changer ses habitudes pour une bande de robots récalcitrants !
Le 3 décembre, Daniel se réveilla bien avant l’aube, la tête pleine de questions. Pourquoi avait-il accepté le principe de ce débat, au lieu de répondre que le chef du gouvernement ne débattait pas avec un simple représentant du peuple ? Ou peut-être plutôt, pourquoi diable l’avait-il accepté au pied levé, sans en changer l’horaire, alors qu’il était évident qu’à vingt-deux heures passées, il allait manquer de présence d’esprit et ne ferait pas le poids face à une machine insensible à la fatigue ou aux trous de mémoire ? Enfin, il n’était plus temps de ressasser, il fallait reprendre la main. Et d’abord, faire en sorte que les autres ne suivent pas le Leader. À vrai dire, cette stratégie éveillait en lui un malaise persistant : il savait que depuis le début, il ne traitait pas le Confident comme il aurait dû le traiter ; il était censé le toucher plusieurs fois par jour pour réactiver en lui l’empreinte génétique, plus forte chez lui que chez les quatre autres, et il n’y pensait jamais ; il était censé aussi s’adresser à lui personnellement pour lui donner un stock d’idées de premier plan distinctes de celles du Leader. Peu importait à présent, il allait rectifier le tir… Pourquoi donc éprouvait-il quelque chose comme un remords, cette impression d’avoir mal agi et pas pour la première fois, d’avoir refait une erreur dont il avait déjà eu honte ? Il ne pouvait pas se sentir coupable envers un robot qui n’éprouvait rien ! Il ferait mieux de penser aux prochaines manœuvres. S’adresser au Confident, rouler des muscles pour la Brute, avoir le dernier mot pour le Larbin, et le Conformiste suivrait la majorité. Au pire, il lui restait toujours la possibilité d’utiliser « la force au service de l’État » en paralysant le Leader ou le Conformiste avec son Iph, ce qui mettrait aussitôt la Brute de son côté et lui ferait neutraliser les autres, mais faire usage de la force contre cet ersatz de peuple serait perdre la face. Mieux valait convaincre le Leader, le prendre mieux en compte, satisfaire son besoin légitime de servir le meilleur chef. Il se tourna et se retourna dans son lit en y pensant, eut même un moment la velléité de relire, ou plutôt, avouons-le, de lire, l’intégralité du descriptif des cinq robots envoyé par Citak le soir d’Halloween. Le problème était qu’il ne l’avait jamais imprimé ; sa tablette numérique était au salon, toutes ces pages à parcourir sur un écran d’Iph risquaient de lui faire mal aux yeux…
Il était prêt et impatient avant huit heures et demie, tournant en rond dans sa chambre, rongeant son frein. Dès qu’il entendit Citak ouvrir la porte d’entrée avec son double de la clef, il dégringola l’escalier et se dirigea vers la cuisine où ne flottait aucun arôme de café. Les robots y étaient regroupés dans une configuration curieuse : ils formaient un carré dont le Leader était le centre. Ils ne se livraient à aucune activité ménagère, mais le clignotement de leurs yeux révélait qu’ils devaient être intensément occupés à télécharger ou visionner Dieu seul sait quoi.
Daniel avait prévu de s’adresser au Leader, de toucher en parlant le Confident, mais le devant du carré était occupé par le Larbin et la Brute.
« Pousse-toi », ordonna-t-il au Larbin en marchant vers eux.
Le Larbin ne se poussa pas.
Daniel n’y prit pas garde. Il s’arrêta devant les robots et s’adressa au Leader : « Je viens négocier, annonça-t-il.
‒ Vous venez négocier. »
La voix du Leader était inexpressive. Impossible d’aller toucher le Confident, angle de droite au fond du carré, contre la fenêtre, sans aller se tortiller entre les autres au risque de perdre sa dignité. Tant pis, il ferait sans.
Il voulut d’abord rétablir la communication par un petit laïus qui n’engageait à rien et parla donc pendant plusieurs minutes de la nécessité d’éviter l’impasse, de privilégier le dialogue, de chercher un terrain d’entente, d’arriver à une compréhension mutuelle, etc. Aucun résultat, autant s’adresser à cinq murs. En désespoir de cause, il se jeta à l’eau : il était prêt à entendre leurs revendications et à les prendre en compte… il pouvait déjà proposer de donner plus de responsabilités au Leader… de le traiter davantage comme son représentant auprès du reste du peuple… Il pouvait difficilement en dire plus, ne sachant pas ce qu’ils réclamaient !
« Viens près de moi ! demanda-t-il, presque suppliant, au Confident qui ne bougea pas.
‒ Vous n’êtes plus notre chef », dit soudain la Brute, sur le ton mauvais doublage de western dans le rôle du méchant.
Les yeux des robots s’étaient remis à clignoter tandis qu’ils se livraient à un étrange récitatif alterné, à la fois semblable et différent de ceux des premiers jours :
« Un vrai chef…
‒ ne négocie jamais au pied du mur…
‒ il attend pour négocier…
‒ d’être en position de force. Un vrai chef…
‒ ne fait pas de manœuvres dilatoires…
‒ n’utilise pas la langue de bois…
‒ car ce serait indigne de lui. Un vrai chef…
‒ ne fait pas de fausses promesses…
‒ ni de promesses vagues…
‒ pas plus qu’il n’accepte d’avance…
‒ des revendications qu’il ignore encore… »
Chacun parlait avec sa propre voix, son ton favori : si le Leader était un Daniel triomphant, le Confident était doux et implacable comme Ulysse, et ce timbre nasillard du Larbin, comment avait-il pu ne jamais remarquer que c’était celui de Daniel Meunier ? Et pourtant, tous continuaient la même phrase sans une hésitation ; cela avait sans doute à voir avec ce programme sur le chef dont Citak lui avait parlé. N’empêche. Sa seule chance à présent était de mettre le paquet sur le Confident, d’embarquer le Larbin, de là le Conformiste… Il essayait de se faufiler à l’intérieur du carré quand il sentit avec stupeur que Citak le tirait par l’épaule pour le faire reculer ! Il se retourna, incrédule.
« Mettez en veille », lui souffla l’autre, visage grave, lui faisant signe qu’il fallait qu’ils se retirent pour parler.
Il battit en retraite tandis que le Confident lui jetait, de la voix glaciale d’Ulysse sur son répondeur disant « je ne suis pas disponible » :
« Nous avons mis la fidélité à nos idées au-dessus du loyalisme à l’égard d’un homme. »
Cette fois, Daniel reconnut la citation, plagiat de Raymond Aron à propos des généraux putschistes choisissant l’OAS contre de Gaulle. (L’Algérie, encore et toujours !)
Comme ils sortaient de la cuisine, le Leader l’interpella : « Vous n’êtes plus chef, vous êtes ennemi public. Nous allons statuer sur votre sort.
‒ Statuez, statuez… Pour ce que ça m’intéresse ! »
Citak et lui se retrouvèrent dans le couloir. Citak, aussitôt, l’entraîna vers le salon et ferma la porte.
« C’est bien ce que je craignais, dit-il tout de suite, ils se sont mis en réseau.
‒ Mais… vous ne m’aviez pas dit que c’était impossible ? protesta Daniel à tout hasard.
‒ Oh non ! Rappelez-vous. Je vous ai dit au contraire que sans l’Indépendant conçu pour s’y opposer, il faudrait le leur interdire explicitement, qu’ils seraient toujours tentés de le faire pour optimiser leur fonctionnement. Depuis qu’ils vous ont prévenu hier soir que vous étiez destitué, ils sont plus liés par l’interdit initial. Il faut pas les laisser dans cet état, cela court-circuite toutes mes différences de programmation ; ils forment une intelligence artificielle commune et beaucoup plus efficace. Ça peut plus matcher avec votre jeu, c’est plus un peuple puisqu’ils sont unanimes. »
Ainsi, même avec des robots, il avait réussi à faire l’unanimité contre lui ! Il n’y avait pas à dire, pour se faire détester, il avait l’art et la manière. En outre, la situation évoluait trop vite pour lui. Comment avaient-ils pu passer à la révolte en grillant tous les feux rouges ? Où étaient les étapes intermédiaires dont lui avait parlé Citak ? Il lui fit part de son étonnement à ce sujet.
« Je vous avais dit qu’elles dépendraient de votre comportement avec eux. Ils ont pas cessé depuis quatre semaines de réactualiser leur programmation, et j’imagine qu’ils ont revu toutes les normes des rapports socio-politiques… »
Daniel n’insista pas. Il les avait traités comme des outils domestiques divertissants, ce qui était stupide de sa part : tant qu’à les accepter, il aurait dû jouer le jeu jusqu’à Noël. Il répugnait pourtant à utiliser la force contre eux, sans doute parce qu’il aurait dû se faire obéir sans elle. Mais il n’avait plus le choix : il tira son Iph qui clignotait étrangement, un peu comme les yeux des robots.
« Vous téléchargez quelque chose ? demanda Citak, intrigué.
‒ Non ! »
L’Iph le reconnaissait en surimpression et poursuivait son activité mystérieuse. L’application de la Banque numérique était ouverte ; un nouveau compte était apparu, un compte-coffre protégé par une série de mots de passe. Pourtant Daniel n’en avait jamais voulu, persuadé que l’empreinte génétique suffisait. Qu’est-ce qu’elle fabriquait, cette abrutie de banque ? Il avait bien besoin de ça aujourd’hui ! Et bien entendu, pas de coup de fil à passer pour régler le problème, pas un interlocuteur humain à engueuler ; il était à la merci d’un algorithme devenu fou…
« Le transfert de tous vos avoirs sur le compte BZXVA310rob5µµµ*7922(343xvf)+47dLead2344GX&/ a été effectué avec succès » annonça soudain la Banque numérique, affichant le nouveau solde de son compte courant et de son livret A, réduits désormais à un euro chacun.
Daniel abasourdi découvrit que des activités similaires se livraient un peu partout sur son Iph et n’étaient pas imputables à la Banque numérique : son dossier de photos se vidait progressivement, les photos étaient archivées dans le cloud, à l’intérieur d’un dossier fermé protégé par des verrous de mots de passe en cascades. Les articles qu’il avait téléchargés, les lettres qu’il conservait subissaient le même sort. Citak s’était suffisamment approché pour regarder par-dessus son épaule. Soudain, il hoqueta de rire, s’étranglant presque :
« J’y crois pas ! Ils vous ont hacké ! Ils sont géniaux ! MES ROBOTS ONT HACKÉ UN IPH ! Jamais personne y était arrivé, et mes “compagnons de jeu” en réseau l’ont fait ! »
Daniel encore incrédule essaya maladroitement d’intervenir ; par exemple, d’annuler le transfert de photos. Ce dernier reprit à l’instant même, l’Iph avait déjà reçu un contrordre.
« Vous pourrez pas, commenta Citak, toujours secoué par un fou-rire qu’il cherchait de son mieux à maîtriser. Ils seront toujours plus rapides que vous. Désolé, j’avais pas imaginé une seconde qu’ils allaient faire ça… »
Désolé ? Il avait l’air de jubiler, des étoiles de Noël dans les yeux ; ses robots hackers, c’était son équivalent personnel du paradis d’Allah et de ses onze mille vierges ! Et Daniel ne pouvait plus utiliser l’Iph pour ramener les robots à l’obéissance. Ses « compagnons de jeu » pouvaient dépenser ses économies, télécharger de la pédopornographie puis le dénoncer sur les réseaux sociaux, écrire de sa part à tous ses contacts qu’il passait aux aveux, qu’il était pédophile, zoophile et adorateur de Satan… Sacrée start-up pour satisfaire les désirs des clients ! Daniel n’était peut-être pas le seul à avoir perdu la partie, même si l’autre ne faisait qu’en rire.
« Si je comprends bien, ils sont hors-cadres et vous ne contrôlez plus rien ?
‒ Je reconfigure, déclara Citak avec dignité, en reprenant son calme. Je m’appelle pas le Dr Frankenstein. Je peux les désactiver quand je veux. C’est la meilleure solution ; vous pouvez plus gagner… »
Ce naturel dans la condescendance déplut fortement à Daniel. « Le risque principal n’est pas là, non ? Ils vont me ruiner, écrire de faux messages sous mon nom…
‒ Ça, ils le feraient jamais, affirma Citak avec assurance.
‒ Vous en êtes sûr ? Vous ne pensiez pas non plus qu’ils allaient hacker mon Iph.
‒ J’avais pas imaginé qu’ils iraient aussi loin, mais ça reste logique. Tandis que dépenser votre argent ou écrire à vos contacts, non. Vous êtes seul à exister pour eux. Je sais que c’est difficile à comprendre… Prenez le Leader : pour vous, il imite de Gaulle. Lui, il imite des vidéos haut placées dans une liste parce que vous les valorisez ; l’existence passée d’un individu nommé de Gaulle, il en a pas idée. Vos robots sont en train d’appliquer les conseils du manuel de stratégie guerrière pour jeu vidéo : ils s’emparent du territoire et des richesses de l’adversaire. Si on les laissait continuer, ils garderaient sans doute le même budget pour vos courses hebdomadaires, en sortant juste cet argent-là du compte-coffre ; bien sûr, ils continueraient à vous nourrir, sûrement pas de la même façon… Seulement, l’expérience serait plus que rouillée ! Vous pourriez plus rien acheter par vous-même, vous pourriez plus utiliser votre Iph…
‒ Et alors ? Vous croyez que je ne peux pas m’en passer ? Vous me connaissez mal… »
Ce n’était pas comme si l’Iph pouvait encore lui servir à échanger des messages avec Françoise absente ou à passer des coups de fil à sa mère ! Le tenant tout clignotant à bout de bras, il se rua vers la cuisine, évidemment suivi par Citak. Les cinq hackers n’avaient pas bougé d’un pouce.
« Vous l’avez pollué : je n’en veux plus » cria Daniel, tentant de balancer l’Iph sur la face du Leader, et n’aboutissant qu’à le faire atterrir aux pieds de la Brute.
Il se frotta les mains avec satisfaction en retournant au salon. Edgar l’avait déjà prévenu que Linda et lui ne viendraient pas à Noël. Il écrirait sans doute à son père le 25 décembre ; d’ici là, le problème des robots serait réglé.
Citak était toujours sur ses talons : « Vous voulez vraiment continuer ? demanda-t-il, les yeux brillants de plaisir.
‒ Et comment ! C’est maintenant que ça commence à être drôle, bluffa Daniel.
‒ Trop cool ! Cinq robots en réseau, formant une IA collective et disposant de toutes les informations sur vous déjà contenues dans votre Iph, c’est le paradis du chercheur en robotique. Seulement, j’avoue que je vois pas comment vous pourrez vous en tirer seul contre tous…
‒ Tiens, vous m’y faites penser. »
Il retourna d’un pas décidé à la cuisine. Ses nouveaux ennemis continuaient à statuer sur son cas en clignotant ; son Iph était toujours aux pieds de la Brute.
« J’ai perdu une bataille, leur cria-t-il, mais je n’ai pas perdu la guerre ! »
Ces tas de ferrailles n’étaient pas les seuls à pouvoir citer de Gaulle.
Dans les semaines suivantes, la situation fut bloquée.
Les robots occupaient toute la maison, sauf sa chambre à coucher qui avait été définie d’emblée comme une extension du corps du maître et dans laquelle ils ne pouvaient pénétrer que par autorisation ponctuelle. Heureusement, c’était l’ancienne chambre de sa mère ; elle donnait directement sur des toilettes aérées par une fenêtre sur le jardin et contenant un petit lave-mains à l’eau froide. Daniel prit le parti de s’en contenter. Quand ils s’étaient mis à déménager ses meubles, il avait eu le temps de se ruer à la salle de bains pour y attraper pêle-mêle serviette et gant de toilette, brosse à dents, dentifrice, rasoir à l’ancienne et paquet de lames en bon acier tranchant. Il se lavait à grande eau, debout devant le petit lavabo, en claquant des dents. Il y faisait sa lessive aussi, Citak ayant accepté, à sa demande, le troc d’une de ses savonnettes parfumées contre un vrai savon de Marseille (on l’avait ravalé au niveau des ploucs !). Puis, il séchait son linge sur son unique chaise ou sur son radiateur. Pendant le déménagement, il avait également fait une razzia dans l’ancienne chambre d’Émile AubuissonDécédé en l’an 5, oncle du Pr Frédéric Aubuisson, enseignant-chercheur en neurologie ; pensionnaire dans la maison de retraite des Bruyères d’automne à Bécon-les-Bruyères, il s’enfuit avec Mara Goujon et devient son colocataire dans son pavillon de Conflans Ste Honorine ; liber et cruciverbiste. Présent dans I : II ; mentionné dans I : V., le colocataire de sa mère (l’oncle de ce professeur AubuissonFrédéric Aubuisson ; décédé en l’an 2, neveu d’Emile Aubuisson, professeur de neurologie spécialisé dans l’imagerie cérébrale, directeur de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui découvre la mutation en l’an 1, en couple avec l’influenceuse Bérengère Sabathon ; liber de la première heure, collègue et rival de Roger Nyme, il anticipe l’effondrement de la société, quitte sa femme pour sa maîtresse et renonce à la recherche en l’an 1. Présent dans I : V. jadis brièvement célèbre, disparu en montagne en l’an 2), et y avait récupéré toute une pile de livres d’histoire portant en général sur la seconde guerre mondiale. Ni télé, ni radio : tout passait par l’Iph désormais.
Il pouvait, certes, avoir accès aux autres pièces ou au jardin. Seulement ils faisaient en sorte que ce soit le plus désagréable possible. S’il sortait de sa chambre, ils l’accueillaient par des huées. Ils l’escortaient en criant « Ennemi public en mouvement ! ». Le salon était dépouillé de tout, y compris du charmeur de serpents et des urnes. Seule restait la table avec devant elle une chaise unique, et posé en face, le tirage papier d’un document délirant, copié collé d’une demande d’armistice dans laquelle Daniel aurait avoué sa défaite et déclaré les robots vainqueurs, d’une validation de son statut d’ennemi public en résidence surveillée, placé sous contrôle robotique, d’un inventaire exhaustif de ses biens, meubles, objets, livres, confisqués au titre de « dédommagement » (dédommagement de quoi, Daniel aurait bien aimé le savoir !), et d’une acceptation officielle de sa mise sous tutelle dans laquelle il se reconnaissait inapte à prendre toute décision le concernant, et chargeait un comité robotique de gérer ses finances, son régime alimentaire et son hygiène de vie. Il était supposé parapher toutes les pages et signer à la fin de sa signature manuscrite, un stylo l’attendait à côté… À la cuisine, il n’y avait plus de cafetière, plus de biscuits dans les placards, plus de bières dans le frigo. Ils avaient imaginé de lui y servir ses repas sur un coin de table, en ne lui accordant pour s’asseoir qu’un tabouret. Daniel dès lors s’était enfermé dans sa chambre, avait refusé d’en sortir pour manger, et remporté une première victoire : ils venaient désormais déposer des plateaux repas trois fois par jour devant sa porte. Mais si leur cerveau reptilien leur intimait l’ordre de le nourrir, leur sollicitude s’arrêtait là, et ils savaient quels aliments il détestait entre tous : il était au régime brocolis à la vapeur presque sans sel, chou blanc bouilli, faux cabillaud de synthèse, endives amères et, pire que tout, panais pâteux ; son café du matin était remplacé par une tisane de tilleul ou de camomille, et il était abonné au pain complet brun et gluant, à l’allemande. Ni vin ni fromage, juste des yaourts maigres au soja. Quant à aller marcher au bord de la Seine ou se promener dans les rues de Conflans, il n’en était plus question ; ils formaient un mur à cinq devant la porte, et répétaient qu’il n’obtiendrait d’autorisation de sortie qu’après avoir accepté son statut d’ennemi public. Il avait le droit, disaient-ils, de prendre l’air dans le jardin et de maintenir ainsi sa forme physique ; seulement, s’il s’aventurait dans le jardin, ils l’escortaient de leurs huées et discours.
Pour tromper le désœuvrement et l’ennui, Daniel aurait certainement cherché l’affrontement plusieurs fois par jour s’il n’y avait pas eu leurs récitatifs. Passe encore qu’ils déclament la « Lettre ouverte à Daniel Goujon » d’Ulysse et de Valentine : elle disait beaucoup de choses justes sur les premières ambitions du PO, et comme il avait démissionné peu après sa publication, il pouvait l’entendre la tête haute. De même, les diatribes parlementaires des républicains, des socialistes ou des UGAI, le traitant de facho et l’accusant de tous les péchés du monde, elles étaient plutôt comiques, elles rappelaient des souvenirs amusants, loin de ces temps moroses de « chargé de gouvernance » dans lesquels il ne se passait plus rien en politique. « Le quotidien d’une bête à cornes » par Jason Marcheur faisait déjà plus mal, parce que le jeune Jason y évoquait Françoise comme si Daniel la rabaissait, comme s’il la considérait comme inférieure ! La réponse de Xavier à la lettre incendiaire qu’il lui avait écrite en apprenant qu’il entrait au gouvernement d’union nationale conduit par Triple A contenait, elle aussi, plusieurs vérités amères et des souvenirs non réconciliés. Mais il y avait pire. Ils avaient été chercher au fin fond de la corbeille de son Iph, en rétablissant sa mémoire, deux lettres vieilles d’une dizaine d’années. L’une était de la sœur de Françoise et datait de la création du PO, quand ils avaient bien été forcés de quitter Paris pour Nice et que Françoise n’avait plus pu être aussi présente auprès de ses neveux. L’autre était de Linda au temps où Edgar avait emménagé chez elle à Lyon et, sous son influence, avait démissionné du PO. Daniel l’avait oubliée, cette lettre, Françoise avait dû y veiller ; il avait bien fallu qu’il l’oublie, puisque la même Linda était devenue sa belle-fille, qu’Edgar et elle étaient aujourd’hui les seuls êtres au monde dont il pouvait encore attendre quelque chose. Et il n’y avait pas seulement la douleur de réentendre ces phrases, il y avait la présence de Citak, le linge sale de la famille lavé devant lui ! Il fallait d’ailleurs lui rendre cette justice : en la circonstance, il avait été très correct. Daniel en effet avait tenté une fois une sortie dans l’espoir de dénicher quelque part un balai et une pelle à ordures qui lui permettraient de faire un peu de ménage dans sa chambre. Confronté à la lettre de Linda, Citak aussitôt avait plaqué ses mains sur ses oreilles et s’était mis à chanter à tue-tête la Marseillaise (version Gainsbourg…) pour ne rien entendre des secrets d’un autre. Plus tard le même jour, dans le calme de la chambre (toujours sans balai ni pelle), il lui avait dit :
« Puisque vous voulez continuer, dites-vous bien qu’ils savent pas ce qu’ils font, qu’ils savent pas ce qu’ils lisent ; tout ce qu’ils savent, à partir des capteurs sensoriels de votre Iph, c’est que vous détestez ce texte, et ils vous le servent comme leurs brocolis à la vapeur, pour vaincre votre résistance. »
Citak était à la fois le véritable adversaire et le visiteur amical au parloir égayant sa prison. Trois ou quatre fois par jour, il venait frapper à la porte de la chambre. Daniel ne s’empressait jamais de lui ouvrir. Il cornait la page de Mon village à l’heure allemande, le posait sur sa table de chevet, il se levait pesamment, débarrassait sa chaise des caleçons et chaussettes humides qu’il fourrait dans l’armoire, retapait le couvre-lit… Citak attendait patiemment. Daniel lui laissait la chaise, s’asseyait lui-même sur le lit, jambes allongées et dos au mur, remettait souvent la couverture sur lui. Les premiers jours, l’auto-entrepreneur n’avait eu aucun scrupule à le renseigner sur les faits et gestes des robots, et l’avait ainsi rassuré sur le sort de ses possessions : tout était au garage, soigneusement emballé et étiqueté. Son Iph était bien en vue sur le dessus de la cheminée, comme un trophée, à la place des urnes ; les hackers ne l’avaient pas laissé s’éteindre. Le ménage de la maison vide, l’entretien du jardin étaient accomplis de façon impeccable, et malgré la dépense en cartons d’emballage, les courses hebdomadaires ne le ruineraient pas. Les jours suivants, il affirma qu’il venait interférer parce qu’il était lui-même en pause, comme les robots. Faute d’interactions avec Daniel ils n’apprenaient plus rien, et s’ils avaient pu éprouver des sentiments, ils se seraient ennuyés comme des rats morts… Non, il ne voulait pas trouver d’autres clients, créer d’autres compagnons de jeu tant qu’il n’en avait pas fini avec l’aventure des robots-peuple.
Il était son seul lien avec l’extérieur, sa source d’information. Daniel sut par lui qu’en Israël, de nombreux libers désiraient la paix et l’abolition des frontières tandis que le Mossad se décomposait sous l’effet de la mutation. S’il n’avait tenu qu’à Citak, non content de lui servir de JT, il aurait égayé le quotidien de Daniel de toutes les manières, aurait tenté de lui rendre le confort que les robots lui ôtaient. Il offrit d’abord de lui porter dans sa chambre le charmeur de serpents et les urnes. Puis il proposa à plusieurs reprises d’échanger ses propres kebab-frites contre les brocolis-vapeur et purée de panais. Enfin, il prit le parti de lui apporter tous les deux jours un paquet de petits beurre Lu ou de gaufrettes à la praline « en échange de tous les cafés et toutes les bières que vous m’avez offerts ». Daniel ne les acceptait pas, l’autre les laissait quand même et bien sûr, Daniel finissait par les grignoter en lisant tandis que ses plateaux ressortaient intacts. Citak ne quittait jamais la maison le soir sans frapper une dernière fois à sa porte pour l’en informer et alors, deux ou trois fois par semaine, Daniel faisait l’effort de se lever du lit, de le reconduire jusqu’à la porte d’entrée, histoire de se donner le plaisir de redire en face aux robots qu’il ne signerait jamais leur torchon grotesque, qu’ils auraient beau le séquestrer et le harceler, il ne les reconnaîtrait jamais comme ses maîtres : oh, ils pouvaient bien tenter de couvrir sa voix, il restait seul à pouvoir leur conférer une légitimité qu’il leur refuserait toujours.
Au bout d’une semaine, Daniel qui avait épuisé les capacités récréatives de l’occupation en France, la Shoah par balles, la biographie de Himmler ou l’organisation de la Stasi entreprit d’explorer sa chambre à coucher, et en particulier le fond de la penderie et les deux tiroirs à ras du sol où il restait de vieilles affaires de sa mère. Il y trouva un châle à franges, un missel des jours de semaine qui ne semblait pas avoir beaucoup servi, un chapelet (je vous demande un peu !), du buis béni qui tomba en poussière, et un gros power-book préhistorique qui avait encore son cordon d’alimentation. À tout hasard, il tenta de le brancher et de l’allumer. Il n’était protégé par aucun mot de passe ; c’était bel et bien le vieil ordinateur de sa mère, celui avec lequel elle avait continué jusqu’en l’an 11 à communiquer avec lui, puisqu’elle n’était jamais passée à l’Iph. Il ne contenait rien d’autre que leur correspondance, quelques photos et un dossier de factures. Son intérêt potentiel était ailleurs : pouvait-il l’utiliser pour surfer en fantôme ?
Il ne fallait pas être pressé : l’ordinateur mit de longues minutes à accéder à internet, puis se mit à télécharger des mises à jour pendant une demi-journée. Sa batterie semblait morte ; Daniel le planqua sous le lit, toujours branché, pendant les visites de Citak. Il ne se faisait guère d’illusion : perfectionnés comme ils l’étaient, les robots allaient déceler sa tentative de connexion, et lui balanceraient la lettre de Linda ou autre contenu du même acabit en lieu et place du site du Monde ou des Voix pluralistes. Mais ses prévisions sinistres ne se réalisèrent pas : le vieil ordinateur l’amenait lentement où il voulait. Il mettait parfois quatre minutes pleines pour afficher une page, puis la patience de Daniel était récompensée. Au lieu de zapper devant les chaînes d’info, il se livra à des recherches systématiques sur les sujets qui l’intéressaient.
Il dégotta les chiffres de Nasung, qui faisaient froid dans le dos : sur tout le territoire national, à peine 23 418 accessions à l’Iph en l’an 15, parmi lesquelles il fallait compter les femmes adultes qui s’échappaient des villages salafistes en profitant de la présence des touristes (finalement, la petite Valentine avait touché sa bille avec son histoire de vacances). Cela ne faisait donc qu’environ 20 000 bébés nés autour de l’an 9. Bien sûr, il fallait aussi se souvenir des quelques dix millions de ploucs sans existence numérique, mais ils ne semblaient pas se reproduire comme des lapins. Pour l’instant, la France n’était pas dépeuplée, on y comptait encore plus de 41 millions d’Iphs en activité, mais combien en resterait-il dans une dizaine d’années ? La tendance était la même dans tous les pays du globe, Allemagne comprise ; au Japon, l’impératrice Li Faoouronnée très jeune impératrice du Japon en l’an 3 de l’ère des Indociles, elle incarne le nouveau régime nippon original fondé sur la coexistence différenciée des sapiens et des libers, les premiers ayant le statut de serviteurs loyaux et honorés de l’Etat. Mentionnée dans I : VII et dans II : I et V. avait beau vanter la régénération par l’enfant, elle-même n’avait pu se résoudre à mener à terme une grossesse. Quant à l’Église catholique, elle ne condamnait même plus l’avortement : où allait le monde ?
Surfer en fantôme avait aussi des avantages certains : il était invisible, indétectable. Ainsi, il put satisfaire une curiosité déjà ancienne en allant lire le blog de Jason Marcheur, parti depuis mars 14 pour faire le tour du monde en racontant ses aventures à ses milliers d’abonnés. Le jeune Jason, toujours candide et caustique, avait gagné en maîtrise et en brio. Daniel le trouva en train de descendre en stop du nord au sud de l’Australie. Il comprit à certaines allusions qu’il avait passé auparavant plus de sept mois en Chine où les Occidentaux ne s’aventuraient plus ; malheureusement, sans s’identifier, il n’avait accès qu’aux derniers textes et photos postés. Cependant les petites touches de récits australiens se révélèrent riches en surprises. Chacun croyait savoir que l’Australie et la Nouvelle-Zélande étaient les seuls pays qui n’avaient pas pâtis de la mutation, qui ne voyaient même pas la différence entre libers et sapiens tant leurs habitants étaient cools. Or, dans ses pérégrinations au quotidien, Jason voyait des Aborigènes occupés à recréer un mode de vie fusionnel, extatique et délirant, à grand renfort de festivals, peintures sur sable, danses tribales et néo-totémisme. Et des Blancs déboussolés, isolés dans leurs fermes robotisées, célibataires excentriques ou couples sans enfant, qui avaient gardé une étrange nostalgie des jeunes travailleurs saisonniers venus jadis de tous les continents, qui avaient perdu avec l’ère nouvelle à la fois le conformisme, la sociabilité, et ce souci de l’autre manifesté par les confidences, les commérages et les critiques. Désormais, ils se savaient sans tribu et ils se sentaient seuls. Si ça n’était pas la preuve, ou au moins le témoignage apporté par un liber qui avait les yeux en face des trous, qu’il fallait l’organisation sociale des sapiens, même lourde, imparfaite, hiérarchique, simplement pour former communauté, pour faire humanité et donc pour avoir envie de vivre… « Il n’est pas bon que l’homme soit seul », comme disaient la Bible et Françoise.
Il tenta aussi, à tout hasard, de se renseigner sur André Gravière, cherchant bien sûr un moyen inédit de vaincre les robots. Il dénicha un article de lui sur sa méthode d’empreinte génétique personnelle, sauta toutes les formules mathématiques, lut et relut ce qui restait… Le résultat était troublant. D’après ce qu’il en avait compris, ses robots étaient plus liés à lui qu’il ne le pensait. Citak ne lui avait rien expliqué de tel, à moins que ce ne fut dans le fameux document qu’il avait à peine parcouru et qui était resté dans son Iph ? Aucune piste cependant ne se dessinait pour les débarrasser de leur programme de stratégie guerrière, ou apparaître selon sa règle comme le vainqueur.
Les nuits étaient plus longues que les jours. Elles étaient pleines de phrases qui l’attendaient sur l’oreiller. « Ulysse ne se serait jamais retourné contre toi si tu ne l’avais pas traité pendant des semaines comme un moins que rien. » « Comment peux-tu ne pas tenir compte de ce que veut Françoise ? À croire qu’elle n’existe pas pour toi ! » Ce n’était pas vrai ! D’ailleurs, Françoise voulait sa carrière politique, elle voulait la réussite du PO… « Edgar ne s’en sortira que s’il apprend avec moi à vivre loin de vous. » « Vous ne l’avez jamais regardé, jamais valorisé, vous n’en aviez que pour votre fille trisomique, vous ne vous occupiez de lui que pour lui crier dessus… » « Tu étais aussi injuste avec lui que les Français avec toi. » « Vous l’avez tellement traumatisé qu’à vingt-quatre ans encore, il ne peut pas prendre la parole en public sans commencer par bégayer. » Il fallait espérer que cela lui avait passé depuis : comme partenaire d’un cabinet de consulting, il devait bien la prendre, la parole, pour gagner trois ou quatre fois le salaire que se versait son père à l’Élysée… Et puis, Linda devait exagérer, il n’avait rien remarqué de tel ! D’accord, Edgar bégayait un peu petit garçon, c’était courant, on n’allait pas lui mettre ça sur le dos… « Et lâchement, nous t’avons tous laissé faire, moi le premier, parce que nous savions que si ce n’était pas lui qui trinquait, ce serait l’un de nous… » À croire qu’il tyrannisait ses subordonnés ! Voyons, Claude avait pourtant gardé de bons souvenirs de lui. Il la revoyait à son arrivée à l’Élysée : cette pauvre fille était toujours aussi mal fagotée, mais quel gentil sourire quand il était venu lui faire la bise ! Il n’était tout de même pas un monstre. « Sa femme interrompue baisse la tête, sourit doucement comme pour s’excuser, et trottine derrière lui : la bête à cornes a pris la direction des opérations. » « Je ne veux pas d’enfant de lui parce que, sachant trop bien quel modèle de père il a eu, je me demande quel père il pourrait être. » Ça c’était bas, méchant, odieux : comment avait-il pu l’oublier ? Et la voix calme de Citak : « Ils ont pas cessé depuis quatre semaines de réactualiser leur programmation, et j’imagine qu’ils ont revu toutes les normes des rapports socio-politiques… » Était-il vraiment certain qu’il ne les avait pas traités comme il traitait ses collaborateurs humains ? Et qu’ils ne réagissaient pas aujourd’hui comme son peuple ? Il ne pouvait pas incriminer les libers : Li Fao, Igor Gogourine prouvaient qu’on pouvait se faire aimer des deux « espèces ». Contrairement à lui, qui s’était fait mépriser par les uns et, finalement, haïr par les autres. Oh, cette haine froide et irréconciliable de l’Ulysse des derniers jours…
Il finissait par se relever. Enveloppé dans le châle à franges, il allait à la fenêtre, tentait de distinguer dans le noir les flots de la Seine. Bientôt Noël. Citak avait raison : il s’était obstiné pour rien, il ne pouvait plus gagner. Alors quoi ? Avouer sa défaite ? Et la vidéo qu’il s’était engagé à faire ? « J’ai joué avec eux à Prouvez-que-vous-êtes-le-chef : ils m’ont destitué, insulté, affamé… » Puis il haussait les épaules, furieux de tout. Affamé, il ne fallait quand même pas pousser, il n’était pas Olivier DeschampsDécédé en l’an 5, fils aîné de Xavier et Suzanne Deschamps, agent immobilier et activiste écolo, il devient liber en l’an 3 dans des conditions difficiles (canicule et stress), quelques heures avant son arrestation pour action illégale ; victime de l’effondrement des systèmes judiciaire et carcéral, il meurt à Fleury-Mérogis où il attendait depuis des mois sa « comparution immédiate ». Présent dans I : II et VI ; mentionné dans II : V. mourant de faim dans sa cellule de Fleury Mérogis… Les robots objectifs justifiaient sa disgrâce, confirmaient qu’il n’était bon à rien.
Était-ce l’effet de la disparition des urnes ou du manque de sommeil ? Il pouvait continuer à fixer le scintillement noir du fleuve ; elles étaient là dans son dos, il sentait leur présence à toutes deux. Sa mère était dans son fauteuil (celui que les robots avaient déménagé du salon), alerte, les yeux brillants, la tendresse cachée sous l’esprit critique :
« Eh bien, Daniel, s’écriait-elle, tu t’es mis dans un beau pétrin ! Qu’est-ce qui t’a pris, pour commencer, de dire oui à un représentant de commerce ? Tout ça parce qu’il t’a raconté qu’il aurait voté pour toi le jour du plébiscite si tu ne l’avais pas annulé ? Ça te faisait une belle jambe ! Il te fait deux trois compliments sur ta politique et toi, en échange, tu lui donnes comme ça ta signature génétique… Tu as oublié tes fables de La Fontaine ? “Apprenez, mon bon monsieur que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute”… Maintenant, il s’agit de trouver une solution pour sortir de là la tête haute. »
Bien souvent, elle ne s’arrêtait pas là ; elle hochait la tête et ajoutait : « Et méfie-toi de ce Citak. Il peut bien avoir l’air tout poli tout bien élevé, mais c’est un Arabe, et les Arabes, comme dirait ma mère, tu leur donnes ça » elle montrait la moitié de sa main, « et ils te prennent ça ! » et d’un geste expressif, elle montait au-dessus du coude.
Daniel se contentait de hausser les épaules. Françoise était derrière, sur une chaise, et ne disait rien tant que sa mère était là ; elle se contentait de sourire doucement, avec l’air de trouver que tout ça n’était pas si grave. Elle n’avait pas besoin de parler, d’ailleurs, Daniel savait exactement ce qu’elle pensait. Peu importait pour elle qu’il signe le document réclamé par les robots en échange d’une autorisation de sortie, ou qu’il accepte la proposition de Citak de les désactiver juste deux heures l’après-midi pour lui permettre d’aller prendre l’air. Il n’avait qu’une chose à faire en tout cas : sortir sans Iph, les mains dans les poches, avec juste les vêtements qu’il avait sur le dos, demander l’asile du St François, la péniche-monastère, et ne plus en bouger. Quelle importance pourrait avoir alors ce que les internautes diraient de lui, ce qu’en penserait Citak ? Il ne serait plus là pour l’entendre, il ne serait plus jamais là où il pourrait en être affecté. Gagner, perdre, qu’est-ce que ça voulait dire ? D’après elle, il pouvait aussi sans honte faire cette vidéo qui dirait : « J’ai perdu, j’ai tout perdu, j’ai même perdu jusqu’à l’envie de gagner. » Et il ne serait plus jamais une bête à cornes.
Immanquablement, au bout d’un moment, il n’y avait plus que Françoise. Daniel la regardait en secouant la tête, lui parlait à mi-voix :
« Franchement, tu me vois, moi, dans un monastère ? Après avoir envoyé tous les Français au diable, finir ma vie à pêcher dans la Seine et à prier Dieu ?
‒ Fais-le pour moi », murmurait-elle parfois.
Elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Daniel se recouchait, songeur. Est-ce qu’elle vivait en lui désormais comme une part de lui ? Jusqu’où pouvait-il l’écouter en restant lui-même ? (Est-ce qu’il tenait, d’ailleurs, à rester lui-même ?)
Et ce fut le soir du 24 décembre, sans progrès notoire, stratégique ou spirituel. Quand Citak vint tambouriner à sa porte, un peu avant dix-neuf heures, Daniel crut qu’il venait lui dire au revoir plus tôt que d’habitude. Au contraire, il s’installa pour bavarder. Depuis deux semaines, les izimèdes ne lui suffisaient plus, il enfilait par-dessus un gros chandail de confection, si bien qu’il n’apportait plus au décor ses touches de couleurs claires, il était gris foncé lui aussi. Il n’avait pas l’air pressé, il semblait plutôt hésitant.
Il commença par la grande nouvelle du jour : une cyber attaque venue du territoire d’Israël qui avait pris possession des chars d’assaut autonomes et les avait envoyés se jeter dans la mer depuis une falaise, accompagnés par la flottille des drones ! Daniel, qui était déjà au courant depuis plusieurs heures, émit de vagues grognements de satisfaction.
Dans le silence qui suivit, ils entendirent résonner l’exaspérante version d’« Il est né le divin enfant », tressautante, joyeuse, criarde et suraigüe, diffusée en boucle depuis le matin en alternance avec « Vive le vent d’hiver » chanté par les mêmes sur le même tempo, histoire de harceler Daniel jusque dans sa chambre.
« Je sais pas si c’est parce que c’est Noël, reprit Citak, mais tout à l’heure au bord de la Seine, j’ai été abordé plusieurs fois par des gens qui s’inquiètent de plus vous voir passer, qui savent que je suis reçu chez vous, et m’ont demandé si vous alliez bien.
‒ Qu’est-ce que vous leur avez répondu ? demanda Daniel, inquiet.
‒ J’ai dit que tout allait bien, que vous étiez très occupé en ce moment, que vous alliez pas tarder à reprendre vos promenades… »
Nouvelle pause à la « Boules de neige et sapin blanc ».
« Écoutez, dit enfin Citak, je propose une trêve de Noël. Je les désactive juste pour ce soir, et on se fait un resto à Paris.
‒ Vous êtes bien placé pour savoir que je n’ai pas un sou ! répondit amèrement Daniel.
‒ Je vous invite, bien sûr ! Je vous dois bien ça… Un réveillon aux brocolis-vapeur, c’est gai comme le cimetière de Pantin un soir de brume… »
Si le dialogue ne s’était pas déroulé sur fond de « Sonnez hautbois, résonnez musettes ! » il aurait peut-être tourné différemment :
« Merci de me rappeler que c’est Noël, mais avec vos robots, c’est déjà fait… Alors franchement, la dernière chose qui me tente ce soir, c’est aller me bourrer de dinde aux marrons et faire des selfies avec des abrutis qui ne sont même pas foutus de la mettre au four chez eux.
‒ Á vrai dire, je pensais pas du tout à de la dinde aux marrons… Vous auriez pas plutôt envie d’un couscous ? »
Grands sapins verts ou pas, Daniel découvrit qu’il mourait d’envie d’un couscous. Rien que le mot le faisait saliver. Il fit effort pour répondre : « Ne vous fatiguez pas : pour moi, ma mère était seule à savoir le faire. Tous les autres m’ont toujours paru médiocres en comparaison. Même celui de ma femme, qui était pourtant censée avoir sa recette…
‒ C’est comme moi ! s’exclama Citak. Sauf que c’est pas celui de ma mère ; au contraire, elle a jamais été fichue de savoir quand il fallait rajouter les pois chiches. Mais celui de ma grand-mère à Champmilan. Jusqu’au jour où j’ai trouvé ce petit resto à Belleville, L’Étoile de Souk-el-arba. Et pourtant, ce sont des Tunisiens : comme quoi il faut pas avoir de préjugés… Allez, je vous fais goûter ça ; vous me direz si celui de votre mère était vraiment meilleur… »
Il fallait avouer que c’était tentant. Daniel hésita. Citak crut bon de continuer : il n’y avait pas à s’inquiéter pour les selfies, le resto était discret et sombre, comment pourrait-on le reconnaître ? Il avait tellement maigri… Il eut juste le tact de ne pas ajouter qu’il faisait au moins dix ans de plus que lors de sa dernière allocution télévisée, quatre ans et demi plus tôt. Daniel se braqua :
« Je vous fais pitié, c’est ça ? Parce que vous n’allez pas me faire croire que je suis votre premier choix pour le soir de Noël ? Si je le fêtais, en tout cas, vous ne seriez pas le mien…
‒ Je pourrais dire pareil, répondit Citak avec son calme habituel. Pourquoi je fêterais Noël ? Si j’étais quelque chose, je serais musulman, et justement, je le suis pas. En plus, mon frère est jamais libre à cette période, au contraire. Alors, qu’est-ce qui nous empêche d’aller diner ensemble, sans hautbois ni musettes ? Je vous promets que ce soir, vous êtes mon plan A ; le plan B, c’est une livraison de pizza par drone devant un énième manga sur un néo-samouraï déjouant les plans diaboliques d’un méchant terroriste coréen. Au passage, est-ce que quelqu’un pourrait m’expliquer pourquoi même les films d’animation sont rouillés à ce point ? Est-ce que vous croyez qu’avec le cinéma, il faut se résigner à vider la corbeille ? »
Habile manœuvre de diversion, mais Daniel n’était pas dupe.
« Vous avez pitié de moi, répéta-t-il.
‒ J’appellerais pas ça de la pitié. Je dirais plutôt qu’avec ces robots-peuple en réseau et ce jeu bloqué, la même icône tourne pour nous deux et que nous avons besoin en attendant de quitter le mode plein écran. C’est promis, on parlera de tout sauf de ça… »
C’était gentil, c’était tentant, et pourtant Daniel continua à refuser. Réseau ou pas, robots ou pas, il avait signé, ils étaient son peuple, et on ne mettait pas un peuple entre parenthèses pour aller faire bombance en plein état de siège. Il finit par lui souhaiter : « Bonne pizza ! », s’attendant à le voir partir.
« Vous êtes pas vraiment l’assistant “résolution des problèmes” », soupira Citak sans bouger.
Daniel le regarda, interloqué, le temps d’un nouveau « Chantons tous son avè-ne-ment ! ».
Citak releva la tête. La suite était prévue pour le dessert, entre les loukoums et les cornes de gazelle… « Je propose le game over. Au sens propre. J’ai réfléchi : je prends tout sur moi. C’est mon échec plus que le vôtre. Vous en faites pas pour les internautes : j’annulerai le pari, je dirai que mes robots ont eu un problème technique… »
Daniel le regarda, éberlué. Était-ce une porte de sortie, une mesure de grâce ? Un vrai cadeau de Noël ?
Cital en profita pour s’expliquer. À l’usage, il n’était pas convaincu par sa programmation. La stratégie guerrière était trop féroce. Il n’avait rien prévu pour une désescalade. Daniel avait pourtant bien réagi depuis le premier matin de la rébellion, il tenait à le souligner. Renoncer à l’Iph, refuser de sortir de sa chambre, répéter aux robots qu’il ne demanderait jamais l’armistice, c’était top, il regagnait progressivement des points sur l’échelle des critères du chef authentique. Le problème était que le basculement d’un programme à l’autre se faisait d’un seul coup, et que compte tenu du petit nombre d’interactions restées possibles, l’évolution ne pouvait être que très lente. La mise en réseau alignait les quatre autres sur la position du Leader, le plus exigeant dans ses critères car programmé pour se substituer par défaut au maître et fonctionnant bien ainsi. Cela pouvait durer encore des mois, alors que la vidéo devait être mise en ligne au plus tard le 31 janvier. Et ce n’était même pas le plus grave. Mettons qu’ils attendent jusqu’à la victoire de Daniel : dans quel état serait-il à ce moment-là ? Il n’était plus que l’ombre de lui-même, il allait finir par tomber malade… Ce n’était pas le but ! C’était censé être un jeu ! Quel plaisir son premier client pouvait-il y prendre ? Il fallait être complètement maso pour continuer…
« Justement ! Ça prouve que vous avez réussi à imiter la vie politique : on est toujours en train de se dire qu’il faut être maso pour faire ça pour son plaisir… »
Citak sourit, persuadé que c’était une boutade, puis reprit son analyse de la situation. Il avait eu tout le temps d’y penser depuis début décembre : Daniel ne pouvait rien faire de plus que ce qu’il faisait. C’était là qu’on se heurtait aux limites de l’intelligence artificielle. Certes, l’intérêt des robots s’opposait à leur passion, mais ils ne le savaient pas, ils ne savaient pas pourquoi il leur fallait nourrir leur maître, ni ce qu’ils risquaient à voir ressortir ses plateaux intacts. Il ne pouvait donc pas leur faire de chantage au suicide ou entamer une grève de la faim pour les pousser à négocier. Il leur manquait la peur de la mort ; c’était peut-être ça, au fond, qu’on appelait conscience ?
Daniel eut le vague sentiment que cela faisait un étrange écho à quelque chose qu’il avait lu chez André Gravière, à propos des conséquences de l’empreinte génétique personnelle. Mais il était difficile de se concentrer avec le concert de « Vive le vent d’hiver » derrière la porte, et Citak qui continuait à parler.
L’inventeur en revenait toujours là : le problème était la mise en réseau. Sans elle, Daniel aurait eu des douzaines de stratégies pour s’en sortir. Or cela, c’était son erreur à lui d’abord : pourquoi ne l’avait-il pas rendue impossible ? Le manuel d’utilisateur ne suffisait pas, il aurait dû compter avec la loi de Murphy…
Daniel qui l’avait écouté calmement jusque-là s’énerva d’un seul coup : « La loi de Murphy, ça consiste bien à dire que les inventeurs du four à micro-ondes auraient dû prévoir qu’il y aurait des crétins pour vouloir sécher leur caniche mouillé à l’intérieur ?
‒ Si vous voulez…
‒ Donc, je suis un crétin ? Si vous ne voyez pas la différence entre oublier l’existence de la mise en réseau, alors que je savais à peine que ça existait, et aller prendre un chien mouillé pour le mettre à l’intérieur d’un four…
‒ Daniel ! Vous fâchez pas ! » s’écria Citak, presque suppliant.
La colère de Daniel retomba aussi vite qu’elle était montée. Ce regard humble, son prénom utilisé pour la première fois… À sa façon liber, Citak était vraiment désolé de la tournure de l’expérience.
« Ce n’est pas contre vous, grommela-t-il, indiquant d’un geste de menton la porte. Si j’entends encore une fois le mot “musettes”, je sors mon revolver… Dommage seulement que je n’en ai pas ! »
Il n’avait que des lames de rasoir.
« Je vous rappelle, reprit Citak, que l’histoire du caniche mouillé est de vous… ou c’est une légende urbaine. Moi, tout ce que je voulais dire avec la loi de Murphy, c’est qu’un inventeur devrait toujours prévoir les plantages dus aux utilisateurs. Donc c’est mon erreur. Je vais déclarer que mes robots avaient un problème technique, ce qui est vrai si on dézoome. On s’arrête là, ils vous remettent tout en état, on annule le contrat et je les reprends, si c’est OK. Ou est-ce que vous préférez que je vous en laisse un ? »
Cette fois, Daniel avait compris. Ils avaient perdu tous les deux. Lui n’avait pas vaincu les robots, Citak n’avait pas satisfait son premier client. Alors ils étaient quitte, ils étaient à égalité ? Il pouvait laisser partir Citak sans regret, sans lui avoir montré… prouvé… prouvé quoi, au fait ?
« On fait comme ça ?
‒ Je ne vois pas pourquoi, dit lentement Daniel. Le délai n’est pas écoulé. Loi de Murphy ou pas, j’irai jusqu’au bout. Quelle sorte de chef je serais, si je ne pouvais pas assumer les conséquences de mes propres erreurs ? Je ne serais même pas digne de commander un four à micro-ondes… »
Il s’était levé en prononçant ces mots, se dirigeait vers la porte. Citak, toujours assis, le suivait des yeux, incrédule, et surtout, consterné.
« Je vous raccompagne, lui dit Daniel. Vous venez demain à l’heure habituelle ? »
La porte d’entrée se referma derrière le mur de robots clamant :
« Autorisation de sortie refusée. Vous n’avez pas signé votre mise sous tutelle.
‒ Et je ne la signerai pas » précisa-t-il en tournant les talons.
Bien sûr, les robots l’escortèrent dans l’escalier, le flanquant comme toujours des deux côtés, l’empêchant de se tenir à la rampe. Le Leader et le Conformiste marchaient à sa droite, le Confident et le Larbin à sa gauche et la Brute était juste derrière lui. Se fixant sur ses réactions émotionnelles, ils scandèrent d’un air narquois au rythme de la musique :
« Il est né, le divin enfant ! Sonnez hautbois, résonnez musettes ! Ennemi public en mouvement ! Chantons tous son avènement !
‒ Vous savez quoi ? leur dit Daniel exaspéré. Vous ne pouvez me priver de rien : la dernière chose au monde que j’aie envie de faire cette nuit, c’est fêter Noël. Il est né le divin enfant : quelle blague ! Il n’y a plus d’enfants, il n’y a plus de naissances… Le grand remplacement, il fallait être fou pour croire qu’il se ferait avec des mutants. Il se fait déjà avec des ordinateurs et des robots ! Chantez-le, votre avènement : bientôt il n’y aura plus que vous. »
Et comme il prononçait ces mots, l’illumination se fit en lui.
La nuit fut fiévreuse et brève. Il dormit pour de bon, avec des rêves agités.
Bien sûr, le concert de Noël avait repris bien avant l’arrivée de Citak. Heureusement, Daniel avait toujours sa montre. Il descendit à neuf heures deux, accompagné du seul Larbin qui gardait sa porte, annonçant son arrivée par ses clameurs. Les lames étaient dissimulées dans ses manches longues. Il avait choisi les plus tranchantes. La tête lui tournait un peu, mais il se sentait ferme, porté par l’urgence de l’heure et la décision prise, comme jadis les jours de grand meeting ou de prise de parole à l’assemblée. Peut-être même, comme le jour où il avait démissionné du Ministère de l’Intérieur.
L’inventeur était bien là, assis sur l’unique chaise devant la demande d’armistice, penché sur son Iph qu’il oublia aussitôt, regardant Daniel avec surprise. Daniel, quant à lui, alla droit à la liasse de feuilles, s’en empara à pleines mains.
« Je vais me rendre, annonça-t-il aux trois robots présents (la Brute et le Conformiste étaient venus rejoindre leur compagnon). Je vais signer. Mais je veux le faire en présence du Leader.
‒ Vous allez vous rendre. Vous allez signer. Vous voulez le faire en présence du Leader. »
La répétition inexpressive voulait dire qu’ils intégraient une information nouvelle. La Brute aussitôt ouvrit la marche, se dirigeant vers la cuisine. Daniel, les feuilles en main, les lames tombées dans ses manches, lui emboîta le pas tandis que le Larbin ramassait le stylo. Et aussitôt, il tourna la tête :
« Viens ! » dit-il à Citak.
L’invitation inutile s’était imposée autant que le tutoiement.
Le Confident et le Leader étaient dans la cuisine, yeux clignotants, informés déjà par le partage d’informations du réseau. Les trois autres voulurent se tenir devant eux, mais Daniel savait de quelle configuration il avait besoin.
« Leader ! cria-t-il pour couvrir le vent d’hiver, c’est à toi que je veux me rendre ! »
Cela suffit. Le Leader s’avança, plus gaullien que jamais, imitant l’arrivée du vainqueur en une bonne synthèse des documents d’archive qu’ils avaient dû visionner sur le sujet. Chant et musique s’arrêtèrent en pleine syllabe afin de ne pas nuire à la solennité de l’heure.
Daniel s’était longuement entraîné, la veille et le matin. Discrètement sous la liasse de feuilles, il fit glisser les deux lames dans chacune de ses paumes. En saisissant la seconde de la main droite, il lâcha les feuilles d’un coup. Elles tombèrent à ses pieds, s’éparpillant à peine. Le Leader resta perplexe, se demandant sans doute si c’était un remix de Vercingétorix déposant ses armes aux pieds de César, tandis que le Larbin qui tenait toujours le stylo se baissait pour ramasser les feuilles. Et déjà, Daniel avait retroussé ses manches amples et attaquait ses poignets franchement, sur les lignes qu’il y avait tracées au stylo bille pour ne pas se tromper de veine. Le sang gicla aussitôt ; trop exalté pour sentir la douleur physique, Daniel s’avança et dirigea le jet sur la face du Leader, aspergeant Larbin et Brute de gouttelettes au passage.
« Que mon sang retombe sur toi ! » cria-t-il à son adversaire métallique.
Les paroles s’échappaient avec les jets de sang :
« Moi, mon autorité est légitime… parce que je suis prêt à mourir… pour prouver que je suis votre maître… Comment pourrais-tu en faire autant… tu ne peux même pas mourir… tu ne peux pas vivre… tu n’es qu’une machine pathétique… À GENOUX, MISÉRABLE, QUAND TON MAÎTRE PARLE ! Répète après moi : je suis une machine stupide… je ne suis digne de commander à personne… je ne représente rien d’autre que la bêtise artificielle… »
Le résultat était spectaculaire. Le Leader tremblait de tout son corps, il s’était mis à tressauter sur un rythme qui évoquait la version saccadée du divin enfant ; il paraissait trop détraqué pour être en état de présenter sa reddition. Le Larbin et la Brute qui avaient été aspergés de ci de là s’étaient jetés à genoux et se livraient à une parfaite imitation des victimes de torture implorant leur bourreau d’arrêter : ils se tordaient et se contorsionnaient comme s’ils avaient pu éprouver quelque chose, tendaient des mains suppliantes vers Daniel, gémissaient « grâce ! » « pitié ! » avec la voix de Daniel Meunier et du doublage du méchant dans les westerns. Le Conformiste qui n’avait rien reçu fut gagné par la contagion, s’agenouilla et implora aussi.
Debout aux côtés du Leader, le Confident n’avait pas bougé et pas reçu de sang. Daniel qui commençait à avoir vraiment mal s’agrippa à son bras :
« Sors du réseau ! » lui demanda-t-il, tournant en même temps la tête, cherchant Citak des yeux. Il serait peut-être temps que celui-ci utilise son Iph pour appeler des secours.
Le Confident répondit de sa voix douce : « Il n’y a plus de réseau. Vous êtes notre seul chef. Vous êtes mon maître. »
Rien à attendre de Citak vautré au sol : il avait tourné de l’œil à la vue du sang comme une femmelette !
« Tu as toujours accès à mon Iph ? Appelle le Samu. Et cours vite me chercher la trousse à pharmacie. Renseigne-toi sur les premiers soins en cas de coupure importante. »
Le Confident fonçait vers la porte de toute son agilité quand le Leader tomba sur ses genoux. Tressautant toujours, il articula : « Vous nous avez compris… suis machine stupide… bêtise artificielle… »
Et il s’écroula face contre terre.
Une heure et demie plus tard, Daniel, les deux poignets bandés, était attablé devant un petit déjeuner digne d’un 25 décembre. Le Confident se tenait derrière lui, prêt à lui verser à nouveau du café à sa demande, pendant que le Larbin, la Brute et le Conformiste poursuivaient leurs allers-retours entre le garage et la maison pour remettre tous les meubles en place. Citak encore un peu pâlot entra, sans le Leader qu’il examinait depuis un long moment à la cuisine. Son premier regard fut pour le charmeur de serpents accroché au mur :
« Ça fait du bien de le revoir, celui-là ! »
Daniel hocha la tête : « Viens prendre un café, lui dit-il, tu as l’air d’en avoir bien besoin… Il reste deux croissants, et goûte un peu ce pain de seigle aux abricots et aux noix… » Et, au Confident : « Va chercher un second bol et remplis-le de café. »
Il ne servait à rien de lui dire de servir Citak ; il ne percevait pas sa présence. Au point que tout à l’heure, comme les robots du Samu n’étaient programmés, quant à eux, que pour s’occuper de la victime signalée dans l’appel, il avait dû tenter maladroitement de le relever lui-même, puis lui introduire une cuillerée de cognac dans la bouche. Et en apercevant les éclaboussures de sang sur le carrelage, Citak s’était aussitôt réévanoui. Pour l’instant, il ne se faisait pas prier pour s’asseoir, enlever son chandail (la température de la maison avait été remontée à 19,5 degrés), se plonger dans son bol de café et mordre avec délice dans le pain de seigle aux fruits.
« Tous ses programmes ont été endommagés, dit-il enfin, en parlant du Leader. Je t’apprends rien, je crois, en disant que ça semble être une conséquence de l’empreinte génétique personnelle : le contact du sang du maître provoque des courts-circuits. J’ai utilisé une méthode mal connue sans en comprendre toutes les implications… Et toi, tu vas me raconter comment tu as fait ? »
Daniel, qui venait de reprendre un croissant, ne répondit que par un sourire de triomphe. Quelle tête allait faire Citak en découvrant le vieux power-book qui permettait de surfer en fantôme, et l’article d’André Gravière ! Il pouvait toujours le tutoyer en retour, c’était ce qui s’appelait être battu à plate couture.
Citak n’insista pas. Il pouvait remettre le Leader en état, mais il lui faudrait bien trois jours…
« Je n’en ai plus besoin, l’interrompit Daniel. Et de ces trois-là non plus : dès qu’ils ont fini le rangement, ils peuvent dégager. Je garderai juste le Confident, c’est mon préféré. Il est le seul à avoir eu le cran de m’aider à essayer d’arrêter le sang avant l’arrivée du Samu. Il en tremblait de la tête aux pieds, mais il l’a fait.
‒ Ça se comprend. L’empreinte génétique est plus forte chez lui, donc il a moins de systèmes de défense contre toi. Et pourtant, ton sang l’aurait fait buguer aussi ; il a dû toucher les pansements avec beaucoup de doigté et d’adresse. »
C’était exactement ça. Quelle chance qu’il n’ait pas été aspergé ! Daniel lui devait peut-être la vie ; s’il n’avait dû compter que sur Citak… Reconnaissant, il se retourna vers le Confident, lui tapota le bras :
« Tu t’en fous, hein, que les quatre autres s’en aillent ? Ils ne te manqueront pas plus qu’à moi ! Tu suffiras à les remplacer et à m’obéir…
‒ Le grand remplacement se fait déjà avec des ordinateurs et un robot, approuva le Confident. Et l’obéissance à un homme dont l’autorité est illuminée de légitimité est un rêve merveilleux. »
Sa voix avait la déférence, la ferveur de celle d’Ulysse lors de leur arrivée à l’Élysée. Daniel repensa à une allusion de Jason sur son blog : Ulysse organisateur régional des Citoyens responsables, alors qu’avec ses qualités de communicant, il aurait pu gagner une fortune en travaillant pour l’Empire ! Avec Triple A puis les Citoyens responsables, lui avait fait pour de bon ce dont se vantait naguère le Confident : faire passer la fidélité à ses idées avant sa loyauté à l’égard d’un homme.
Il avait fini son café. Il reprit son Iph qui était revenu à la normale : argent, photos, etc. et ne subirait plus d’intrusions. Il irait voir sa messagerie plus tard dans la journée ; pour l’instant, il avait quelque chose à expédier.
« Je t’envoie la vidéo ; tu me diras si elle te convient. »
Citak faillit s’étrangler avec son café : « Déjà ?!
‒ Je t’avais bien dit qu’elle serait prête à Noël ! »
Citak ne commenta pas mais se pencha aussitôt sur son Iph. Il était visible que sous ses airs cools, il était désemparé de n’avoir rien vu venir, et plus dépité encore d’avoir raté par son évanouissement l’aboutissement de ses longues semaines d’observation.
La vidéo était magnanime autant que sincère. Daniel avait filmé son visage en gros plan pour qu’on ne voie ni sa maigreur, ni ses vêtements défraîchis. Il racontait avec entrain qu’il avait d’abord pris les robots-peuple pour une plaisanterie et les avait traités avec désinvolture et une indifférence brutale. Mal lui en avait pris : ils enregistraient tout, ils ne lui faisaient grâce de rien, ils s’étaient révoltés contre lui, s’étaient montrés inventifs, retors, et l’affrontement avait été d’une rare violence. Ils avaient même un temps occupé sa maison, il était resté prisonnier dans sa chambre à lire Mon village à l’heure allemande ! Il les avait vaincus enfin en découvrant et exploitant leurs faiblesses : leur propension à imiter les humains et leurs limites de machine. Il leur avait appris, définitivement, qui était le chef. Le jeu ne pouvait avoir lieu qu’une fois, mais il avait adoré cette expérience. Il avait réappris avec eux qu’il ne faut jamais sous-estimer un adversaire. Il s’était remis en cause dans sa façon de traiter ses collaborateurs et le peuple français : plus de respect, plus d’écoute, moins de colères stériles… Il avait peut-être l’âge de devenir sage ! Et il avait découvert surtout qu’il ne pouvait pas vivre sans combat politique. Découvert aussi qu’il n’avait pas besoin de l’échelon national : même à l’intérieur de sa propre maison occupée, aller de sa chambre à la cuisine était une action d’envergure. Il était donc heureux de saisir cette occasion d’annoncer son retour sur la scène publique : il serait candidat à la mairie de Conflans en mars 16. Un ancien premier ministre, et pas des pires, avait été d’abord durant de longues années maire de Conflans Ste Honorine ; pour lui, à l’inverse, ce ne serait ni un commencement ni un marchepied, mais un aboutissement. La vraie politique désormais se faisait au niveau local.
Citak, tout souriant, le remercia avec effusion. Tout était bon : le discours, la forme éblouissante de Daniel, le scoop final. Est-ce qu’il pouvait la mettre en ligne tout de suite ?
Daniel était en train d’approuver quand il s’interrompit, se leva sans en avoir conscience. La Brute entrait au salon avec l’urne de Françoise à la main. Il s’apprêtait à la poser sur la cheminée comme il aurait posé un chien de faïence.
« Arrête-toi ! » cria-t-il. Il était déjà près de lui : « Et donne-moi ça, tu n’es pas digne d’y toucher… »
La Brute, docilement, déposa son fardeau dans les mains de son maître et reprit le chemin du garage. Daniel tenait l’urne pour la première fois depuis son arrivée dans cette maison. Et soudain, il ne pouvait plus attendre, il fallait que ça soit fait tout de suite. Sans un mot, il se dirigea vers la porte d’entrée.
Citak s’était levé aussi : « Je peux venir ? » demanda-t-il avec un parfait naturel, comme un vieil ami de la famille.
Le Larbin arrivait à présent avec l’urne de sa mère. En un clin d’œil, Daniel prit sa décision.
« Viens, lui dit-il. Et prends cette urne. Mais tu marcheras derrière moi. »
Citak ramassa l’urne sur la cheminée. Ainsi, Mara Goujon allait achever son trajet terrestre dans les mains arabes d’un descendant d’Algériens du Constantinois.
Le trajet jusqu’à la confluence fut silencieux, longeant les péniches-monastères endormies, le St François décoré de guirlandes et d’étoiles, des bougies veillant à l’intérieur. Quelques passants ajoutèrent à leurs signes de tête des regards intrigués, mais il n’y eut ni commentaire ni souhait de joyeux Noël.
Il était midi passé quand ils atteignirent le rendez-vous solitaire des deux fleuves. Le ciel était nuageux, l’air frais et humide, il n’y avait pas d’autre souffle que l’haleine froide des eaux impétueuses. La Seine se ruait vers l’Oise avec une ardeur ou une colère mélancolique, charriant des branches mortes, surplombée de quelques mouettes esseulées. L’Oise était plus calme ; elle ne se « jetait » pas dans la Seine, selon l’expression consacrée, mais l’épousait comme un destin accepté, elle se donnait au fleuve comme une qui savait où elle allait. Ce fut dans sa direction que Daniel lança l’une après l’autre les poignées de cendres ; seulement, elles retombaient toujours là où les eaux étaient déjà mêlées, il ne pouvait rien atteindre d’autre. Comment pourrait-il voir Françoise hors de l’amour qu’il lui avait porté aussitôt, hors du couple qu’ils avaient formé si jeunes ? Poignée après poignée, il laissait les souvenirs affluer, pêle-mêle, puis se dissiper, se disperser avec les cendres. Il pensait à Maria aussi, à la dispersion dans la forêt vécue à deux : cela revenait encore aux larmes de Françoise, à sa façon de s’accrocher à son bras. Edgar et Linda auraient été des intrus. (Citak ne le dérangeait pas.) Edgar aurait voulu parler, Daniel aurait joué un rôle devant eux. Il n’aurait pas pu penser à la fois à ces longues années de couple, à l’idée folle de la péniche-monastère dans laquelle il serait allé finir sa vie, lui qui n’avait même pas songé une fois à demander l’aide de Dieu pour sortir de l’impasse et vaincre les robots (« un vrai chef ne négocie jamais au pied du mur »), aux chars d’assaut autonomes de l’armée israélienne jetés à l’eau eux aussi comme les cendres, comme les démons dans le troupeau de porcs, et par-dessus tout au mystère de l’union de ces deux fleuves qui n’en formaient plus qu’un à l’arrivée. Qui pouvait dire, sur quels critères, que c’était l’Oise qui était l’affluent de la Seine et pas l’inverse ? Qui avait décrété que le fleuve unique qui poursuivait sa route s’appelait Seine plutôt que Seinoise ou Oisseine ? Et pourquoi aller parler de « fin d’Oise » devant ce courant continu ?
Il ramassa la dernière pincée sur les bords d’acier de l’urne, ouvrit une dernière fois ses doigts. « Et maintenant, elle repose en toi. » C’était mieux ainsi. Il restait l’urne vide qu’il balança à son tour dans l’eau, le plus loin possible de la berge, vers la Seine cette fois.
Au tour de sa mère. Il avait d’abord songé à reprendre l’urne des mains de Citak, mais il lui parut finalement plus naturel de le laisser s’avancer en la tenant tandis que Daniel puisait les cendres à l’intérieur. Ça le regardait aussi. Le pavillon de Conflans, c’était sa maison à elle, Citak était reçu chez elle depuis plus d’un mois. Le porteur d’urne resta donc immobile, tenant le récipient à deux mains, pas trop près du corps, tête légèrement détournée, visage grave, regardant vers l’Oise et l’horizon brumeux. Daniel de son côté projetait les cendres vers l’amont de la Seine, mais un peu de vent s’était levé pour les rejeter vers la confluence et l’avancée du quai, ce promontoire pavé au milieu des eaux. Sa mère de même était partout. Soixante-huit ans et jamais sans elle. Présente, vivante, lucide, critique, souci et réconfort, fardeau et protectrice… Il était bien trop tard pour apprendre à faire sans ; elle continuerait à mettre son grain de sel.
Il avait fini : « Tu peux jeter l’urne. »
Cela signifiait pour lui qu’elle n’avait ni sens ni raison d’être. Citak cependant parut honoré et ému d’en être chargé. Il imita le geste de Daniel ; le vilain pot de tabac vola au-dessus des eaux comme l’avait fait le vase de fer blanc, et s’engloutit, de même, sous la surface qui ne révélait rien.
Une bonne chose de faite. Sans se soucier de Citak qui continuait à le suivre, Daniel longeant la Seine ouvrit enfin sa messagerie. Sa vidéo devait être déjà en ligne car il avait plusieurs messages enthousiastes de conseillers municipaux d’opposition de Conflans ou autres militants du PO : les choses allaient vite se mettre en place. Il les parcourut en diagonale, remontant vers les plus anciens. Le message de Noël d’Edgar. Qui, évidemment, n’annonçait pas qu’il avait attendu cette date symbolique pour apprendre à son père que Linda était enceinte, ce genre de happy end n’arrivait jamais. (« Il est né le divin enfant : quelle blague ! » c’était un blasphème ET une réalité.) En revanche, il disait qu’ils allaient faire une pause pour la St Sylvestre, et lui proposait de venir la passer chez eux à Lyon ! En voilà une surprise ! Daniel avait envie d’accepter ; avant de se plonger dans une nouvelle campagne électorale, une escapade loin de Conflans lui ferait du bien. (Est-ce que vraiment Edgar bégayait toujours en prenant la parole en public ? Est-ce que Linda continuait à penser qu’il ferait un mauvais père, ou est-ce que c’était juste une excuse bidon pour dissimuler que, comme le croyait Mara, elle n’avait pas de fibre maternelle ?)
Et puis, tiens, un faire-part de mariage ! C’était la petite Valentine qui s’était mariée courant décembre à la mairie de Coutances, épousant un ingénieur centralien nommé Constant Gréville. Elle avait dû le rencontrer en reprenant ses études de physique. Daniel lui enverrait ses félicitations, il était temps d’enterrer la hache de guerre. Et à ce propos… Un vrai mot de Xavier, certes pas très long, craignant de rester sans réponse, mais amical, donnant des nouvelles de SuzanneSuzanne Deschamps ; femme de Xavier Deschamps, député de l’Aisne puis ministre de l’Intérieur, mère d’Oliver Deschamps (décédé) ; restée sapiens, elle partage les qualités humaines de son mari. Présente dans II : V. et de lui. Noël en famille pour Xavier et Suzanne, ce devait être toujours le deuil, toujours la place vide d’Olivier, malgré leurs autres enfants. Année après année, s’asseoir autour de la dinde aux marrons et songer à lui mourant de faim parce que son Iph avait été égaré, que son nom avait été noté de travers, que les derniers restes d’administration pénitentiaire avaient perdu sa trace… Il allait écrire en retour, dès qu’il serait rentré. C’était fini de rester seul et d’en vouloir au monde entier.
Il se tourna enfin vers Citak. « Alors, ton bilan de l’expérience ? Reconnais que j’ai gagné !
‒ Je valide à tous les clics ! Je sais pas comment tu as fait, mais c’est pas le plus mystérieux. La rage de vaincre que tu y as mis… La vue du sang suffit souvent pour me faire buguer ; sur le coup pourtant ce matin, c’était même pas ça. Moi, j’avais juste voulu inventer un jeu pour que tu t’amuses, alors te voir en faire une question de vie ou de mort… »
Il frissonna. Et Daniel se rendit compte avec stupeur qu’il ne l’admirait pas, qu’il n’éprouvait qu’un mélange d’incompréhension et d’horreur. Là, il se heurtait de front à la différence entre mutants et non-mutants. La mutation rendait incapable de reconnaître la supériorité du gagnant, de l’envier d’avoir gagné, de vouloir l’imiter. C’était désespérant ! Il enfonça le clou :
« Et reconnais que toi, tu as perdu !
‒ Non. C’est gagnant-gagnant. Je te l’ai dit depuis le début : on jouait pas l’un contre l’autre. »
« Toi, peut-être, pensa Daniel. Moi, je jouais contre toi. Tu ne penses pas que j’aurais mis cette rage-là contre des machines ? C’est à toi que je voulais prouver… » Comment le lui dire, en même temps, sans que cela ait l’air d’un aveu de défaite ?
Citak parut avoir entendu quelque chose de ce qu’il pensait, car il ajouta soudain avec une fermeté inattendue : « Tu vas pas aller me raconter qu’en arrosant de ton sang le Leader, tu m’as prouvé que le pouvoir était le but de la vie humaine ? Tout ce que tu as fait, c’est montrer que c’est le but de ta vie à toi. Et il y avait pas de quoi faire le buzz…
‒ S’il n’y avait pas de quoi faire le buzz, pourquoi est-ce que ça t’a fait un tel effet ? »
Pour toute réponse, Citak frissonna à nouveau et détourna la tête. Daniel le regarda, un sourire supérieur aux lèvres. Il pouvait bien prendre ses airs dégoûtés de liber et de geek à la je-ne-me-commets-pas-avec-cette-boucherie-primitive-IRL, les faits parlaient d’eux-mêmes. C’était lui, Daniel, qui à soixante-huit ans, harcelé, frigorifié, à peine nourri, armé seulement de deux lames de rasoir, avait vaincu à lui tout seul cinq robots, tandis que ce Citak de trente-trois ans, eh bien, il était dans les vaps, couché en position fœtale sur le sol de la cuisine, incapable d’appeler le Samu ! On savait bien, alors, qui était le plus fort. C’était objectif. Les choses étaient claires à présent, et il pouvait agir en conséquence.
Sifflotant entre ses dents « Vive le vent d’hiver », il pianota sur son Iph.
« Tu réponds à des messages sur ta vidéo ? demanda Citak.
‒ Non : je cherchais L’Étoile de Souk-el-arba. Le resto est ouvert ce midi, ils servent à déjeuner jusqu’à quinze heures. Alors, on se le mange, notre couscous de Noël ? »
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