Ulysse Marcheurfils du premier mariage de Guy Marcheur, demi-frère aîné de Jason Marcheur, petit cousin de Colette Marcheur ; assistant parlementaire en l’an zéro ; resté sapiens, ambitieux et conformiste. Présent dans I : VI ; mentionné dans I : I et IX. regardait avec dépit, sur son power-book, le document de travail du discours que Daniel GoujonFils de Mara Goujon ; chef de cabinet au ministère de l’Intérieur en l’an zéro, il devient ministre ensuite mais démissionne en l’an 5 pour fonder le Parti de l’Ordre, préparant ouvertement un coup d’Etat nécessaire selon lui pour rendre la France vivable à nouveau ; resté sapiens, il incarne les valeurs anciennes. Mentionné dans I : II et IX, et dans II : I, II, III et IV. devait prononcer le soir même, 5 mars de l’an 11, pour sa première allocution télévisée depuis sa prise de pouvoir. D’aucuns auraient pu penser que, volant sur les ailes de la victoire, les dirigeants du Parti de l’Ordre disposeraient d’une nuée de collaborateurs empressés, que les meilleures plumes de France seraient à leur disposition… Eh bien, pas du tout ! Où étaient donc passés les jeunes ambitieux, diplômés, serviles, toujours disponibles, saisissant tout à demi-mot ? Mais où sont les « nègres » d’antan ? Ce n’était quand même pas au « conseiller en communication » du chef de l’État de composer tous les discours ! Pourtant, tout ce qu’Ulysse avait pu dénicher pour lui faire gagner du temps, c’était un écrivain public qui monnayait ses services en ligne pour rédiger n’importe quoi en fonction de vos instructions, et une IA de Nasung qui promettait à peu près la même chose. Les deux versions en effet rivalisaient de nullité ; aucune n’avait le moins du monde perçu les points forts, les enjeux, le ton à adopter. Il aurait plus vite fait de tout reprendre à nouveaux frais.
Il travailla efficacement dans la demi-heure suivante, mais en laissant le début en blanc. Il se heurtait toujours au même problème : pour justifier d’avoir pris le pouvoir par la force, DG devait se présenter comme le sauveur de la France ; or, comment pouvait-il prétendre venir sauver en l’an 11 une France qui avait sombré dans le chaos au moins depuis l’an 5 ? Cela évoquait des images déplaisantes de cavalerie d’opérette déboulant sur les lieux en ordre de parade bien des jours après la bataille…
Fallait-il tenter de parler vrai ? DG avait voulu une technologie capable de suppléer à l’armée manquante, impliquant surtout l’usage d’une force entièrement pacifique : des robots en grand nombre, à l’épreuve des balles, irrésistibles et infatigables, susceptibles de désarmer des opposants sans les blesser, de les prendre juste à bras le corps pour les emporter hors du périmètre. En même temps, il serait mal venu d’insister sur ces prouesses technologiques, alors que l’armée de robots n’avait rencontré aucune opposition ; elle s’était contentée de traverser Paris, de remonter les Champs-Élysées sous les quolibets des badauds. Et cela laissait béante la question initiale : si, au nom de la détresse du peuple français, un républicain sincère comme DG avait transgressé les lois pour s’accorder à lui-même les pleins pouvoirs dictés par l’état d’urgence, comment rendre acceptable qu’il ait dû en même temps abandonner ce peuple à son triste sort pendant six longues années ? Que devenait l’urgence, en ces conditions ? Tous les effets de manche de la rhétorique politique ne feraient pas avaler une telle couleuvre à leurs concitoyens.
Pour sortir de l’impasse, Ulysse n’avait qu’une idée vague : se pencher sur les travaux du gouvernement provisoire resté en place jusqu’à la veille. Justement, les membres de ce dernier étaient invités à une réunion passage de relais avec la nouvelle équipe, au rez-de-chaussée, salle des ambassadeurs ; elle devait être sur le point de commencer. Ulysse n’y était pas convié ; il se fendit donc d’un message respectueux à DG, lui donnant du « Monsieur », comme toujours, lui demandant avec déférence l’autorisation d’être présent : cela pourrait l’aider pour la rédaction du discours. Même au sein du PO, ses manières étaient déjà d’un autre temps, mais DG semblait les apprécier, alors pourquoi en aurait-il changé ? La réponse de DG fut laconique : « Viens. »
Dégringolant à la hâte les marches de l’escalier Murat, dont le marbre était fêlé à plus d’un endroit, Ulysse s’octroya trente secondes pour réaliser : c’était vrai ! C’était l’Élysée ! Ils y étaient enfin ! Ils allaient faire l’histoire ! Il se perdait encore dans les pièces vides, souvent vandalisées à en être méconnaissables, et dut consulter son Iph pour gagner la salle des ambassadeurs. Un DG cordial et légèrement condescendant y saluait la bande des subalternes restés en poste, promus par défaut. D’humeur magnanime, il fit même la bise à son ancienne adjointe Claude EtchegarryAncienne subordonnée de Daniel Goujon au ministère de l’Intérieur, devenue chef de cabinet après l’an zéro, puis, par défaut, ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire incognito à partir de l’an 5, fait discrètement tout son possible pour le bien public. Présente dans II : I. , bien qu’elle ait refusé de le suivre au PO, et qu’elle soit habillée et coiffée façon Woodstock dernier quart du XXe siècle. De façon générale, le groupe des sortants, en chandails, cols roulés et pantalons de velours adaptés au front hivernal tranchait du premier coup d’œil avec la nouvelle équipe, d’autant plus pimpante que la photo officielle sur les marches de la cour d’honneur devait avoir lieu en fin de matinée.
Pour l’instant, DG s’excusait de l’absence de chauffage et de mobilier : ils n’avaient trouvé que des chaises dépareillées, toutes les tables avaient disparu sauf le bureau de béton du salon d’angle au premier étage, que les squatteurs n’avaient pas dû avoir la force de soulever… Ulysse, qui s’était approprié salon d’angle et chef d’œuvre de l’art moderne en béton, eut à nouveau envie de se pincer pendant que DG poursuivait : Françoise (sa femme) était allée faire un tour au Mobilier national, mais il semblait avoir été pillé lui aussi… Ses interlocuteurs se récrièrent : il n’avait pas besoin de s’excuser, ils connaissaient ça.
Ulysse remarqua Valentine FreyTête de classe et « intello » au lycée des Pontonniers à Strasbourg, elle a grandi dans un milieu exclusivement sapiens. Présente dans II : II. , l’ancienne responsable strasbourgeoise des jeunesses du parti, qui, à dix-neuf ans à peine, venait d’être bombardée ministre de la Jeunesse et de l’Avenir. Grande, très mince, élégante avec sa robe gris perle simple et droite, sous son casque de cheveux blonds qui atteignaient à peine sa nuque, elle se tenait debout derrière, intimidée, un sourire crispé aux lèvres. Il alla la rejoindre, et, sans s’embarrasser du gouvernement de transition, lui nomma à mi-voix les gens qu’elle avait besoin de connaître. Valentine qui, vu son jeune âge, n’avait guère bougé de Strasbourg, n’avait pas encore rencontré Xavier DeschampsPère d’Olivier Deschamps ; député de l’Aisne. Mentionné dans II : IV. , député de l’Aisne et militant de la première heure, leur nouveau ministre de l’Intérieur, ni Violette Monjoie, sorbonnarde à la retraite, spécialiste de littérature antique, désormais ministre de la Culture ; elle connaissait en revanche Pascal de Witt, l’euro-technocrate que DG envoyait à Bercy avec le titre de ministre de la Croissance, et Jérôme BissacPère de Justine Bissac ; militaire de carrière, il s’installe à Strasbourg peu après l’an zéro. Présent dans I : II. , le militaire de carrière officiellement chargé de superviser l’armée de robots, dont en réalité il ignorait tout, mais DG tenait à établir une continuité avec l’armée humaine d’autrefois.
On s’aperçut enfin qu’on pouvait commencer : on attendait, comme par hasard, les deux ministres libers, Serge Blême et Michel Oranger, chargés l’un et l’autre de recréer des ministères qui n’existaient plus, soit l’Instruction publique pour le premier et la Justice pour le second, avant de découvrir que comme ils n’avaient pas d’homologues dans le gouvernement provisoire, chacun d’eux avait décidé de se dispenser de la réunion sans éprouver le besoin de prévenir… Tout le monde s’assit comme il put, Ulysse et Valentine dans le même coin, volontairement en retrait, et DG, toujours cordial, invita les membres de l’ex gouvernement à exposer l’état de leurs ministères respectifs. Il pouvait les mettre tout de suite à l’aise : ils étaient restés sans moyens, et donc sans vrai pouvoir. Plutôt comme des observateurs privilégiés, n’est-ce pas ?
Aucun des six concernés, deux hommes, quatre femmes, ne contesta cette version des faits. Chacun se contenta de prendre la parole à son tour, brièvement, simplement, tirant alors de sa serviette un gros dossier papier, le posant sur ses genoux, le feuilletant maladroitement en résumant les grandes lignes des affaires en cours. Et là, Ulysse qui avait partagé son temps ces dernières années entre Strasbourg et Nice, deux villes protégées, marcha de surprise en surprise. Cette petite femme discrète chargée des infrastructures, c’était elle qui avait réussi à faire en sorte que depuis six ans, l’eau courante continue à être distribuée sur tout le territoire ? Ce partenariat avec les Citoyens Responsables, comme c’était malin ! Et la ministre de la Santé, cette ancienne chef de service à Lariboisière ! Elle avait pu maintenir des hôpitaux partout avec du matériel de pointe, un personnel motivé et très bien payé, beaucoup d’ingénieurs informaticiens et de spécialistes en robotique. Toute personne qui se présentait à l’hôpital était soignée gratuitement ; son Iph contenait le lien vers son dossier médical mis à jour automatiquement à tout nouvel examen. Mieux encore : elle avait veillé à l’approvisionnement en médicaments avec tant d’efficacité qu’il n’y aurait pas de rupture de stock. C’était inespéré, cela leur laisserait le temps de recréer une industrie pharmaceutique. Elle suivait par ailleurs les recherches en cours sur la mutation, elle semblait avoir établi une vraie complicité avec Géraldine LafayChercheuse en neurologie et directrice de l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière ; post-doc en l’an zéro, elle est membre de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui découvre la mutation, et imagine l’expérience qui prouve que les mutants sont incapables de recevoir un ordre comme ayant une valeur contraignante. Présente dans I : V ; mentionnée dans II : III. , la directrice de l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière. Elle était cent fois plus compétente que celui qu’ils avaient pressenti à ce poste et qu’on devait rappeler en cours de matinée. Le ministre de l’Environnement, s’appuyant sur la très puissante Que choisir ? avait obtenu à plusieurs reprises un enfouissement correct de déchets nucléaires que les centrales, désormais aux mains d’actionnaires privés, tentaient de leur côté d’abandonner dans tous les coins, de préférence à l’air libre ou à proximité d’une nappe phréatique. Il parvenait à négocier avec le Conservatoire du littoral, ce nouvel État dans l’État. À l’Intérieur, Claude Etchegarry avait recréé patiemment l’unité nationale des forces de l’ordre diverses et variées ; presque toutes les milices citoyennes ou paramilitaires qui avaient fleuri un peu partout depuis l’an 3 avaient été intégrées dans la police et en reconnaissaient à présent les règles et les valeurs de base, au moins en théorie.
Ulysse regarda ses collègues : à l’exception de Violette Monjoie à qui la poésie latine du bas-empire n’offrait sans doute pas d’éléments de comparaison adéquats, tous étaient impressionnés et le montraient à leur façon. Chacun à son tour questionnait, approuvait, prenait des notes, demandait à se faire transmettre tel dossier, affirmait son intention de poursuivre dans le même sens… Et Valentine, malgré son peu d’expérience, lui souffla :
« Ils ont sacrément bossé… »
Il n’y avait plus de condescendance dans l’attitude de DG, mais un respect véritable. « Vous avez mis la barre très haut. On est obligés de faire mieux, maintenant ; sinon, j’aurai fait un coup d’État pour rien… »
Et il se tourna aussitôt vers Sylvaine Géron, pour lui proposer le poste de ministre de la Santé de son gouvernement : le ciel en soit loué ! Ulysse aurait juste aimé qu’il en fasse autant avec le ministre de l’Environnement, mais il connaissait ses idées : priorité à la croissance, ce ministère-là ne serait recréé que dans un second temps, etc. Xavier, pendant ce temps, insistait chaleureusement auprès de Claude Etchegarry pour qu’elle reste place Beauvau, pas sous ses ordres, précisait-il, parce que ça ne se passerait pas comme ça. Il allait faire de facto fonction de premier ministre ; la sécurité des Français étant comme de bien entendu la priorité du Parti de l’Ordre, le ministre de l’Intérieur avait la préséance sur ses collègues ; c’était lui qui représenterait chaque semaine le gouvernement devant l’Assemblée dès que cette dernière daignerait se réunir à nouveau. « Claude », quant à elle, avait toute sa place au ministère. Cette dernière refusait gentiment : elle était heureuse de passer le relais, voilà onze ans qu’elle n’avait pas pris de vacances, et dans tous les cas, s’il avait besoin de quelque chose, elle serait toujours joignable.
La réunion avait pris du retard. Ils commençaient seulement à se lever de leurs sièges quand la porte de la salle des ambassadeurs s’ouvrit : une altesse royale, ou peut-être une star hollywoodienne se tenait sur le seuil. Une femme fatale à la Greta Garbo, à laquelle il ne manquait que le fume-cigarettes, juchée évidemment sur des talons d’où elle pouvait voir le monde de haut, et vêtue, surtout, d’une robe du soir moulante digne des créations les plus hallucinantes de la haute couture. Cette créature improbable fit son entrée, parut regarder à ses pieds l’absence de tapis rouge, dans la salle l’absence de table, les chaises dépareillées, les tenues décontractées d’une partie des présents, chercha DG des yeux d’un air encore plus hautain, si possible :
« Monsieur Daniel Goujon ? Nous avions rendez-vous à dix heures et quart, il me semble… »
Louis XIV n’avait certainement pas prononcé son « J’ai failli attendre » avec plus de froideur dédaigneuse.
La phrase dut être un trait de lumière pour les mieux informés. Xavier, qui se trouvait à gauche d’Ulysse, le renseigna à mi-voix :
« C’est Maud DesmarretResponsable com de Myzon France devenue Ambassadrice de l’Empire. Mentionnée dans II : I. L’ambassadrice de l’Empire… »
Bien entendu ! L’ambassadrice de l’Empire des géants du numérique constitué par le couple de Myzon et de Nasung, la Banque Centrale Planétaire et l’Union Bancaire Internationale. Les motifs chatoyants sur sa robe, c’étaient les logos de Myzon et de Nasung entrelacés, infiniment répétés, qui épousaient ses formes.
DG, un moment pris de court, se précipitait à présent pour l’accueillir, des excuses plein les lèvres : les robots protocolaires n’avaient pas encore été livrés. Valentine, pendant ce temps, surprit le regard d’Ulysse sur la robe du soir.
« Izimède Formi, lui souffla-t-elle. Tu sais, l’auto-confection numérique par imprimante 3 D… »
Voilà pourquoi la robe était si originale et lui allait si bien ! Les Izimèdes fabriquées par Nasung, évidemment livrées par Myzon… Maud Desmarret était l’ambassadrice parfaite ; elle était des pieds à la tête une vitrine des marques qu’elle représentait.
Pendant ce temps, l’ambassadrice coupait court aux instances de DG pour lui présenter son ministre référent et son ministre de la Croissance et l’entraîner dans un coin où ils pourraient s’asseoir pendant que la salle se vidait. Si elle s’était déplacée à l’Élysée, c’était parce qu’elle avait compris que la photo officielle du gouvernement devait avoir lieu ce matin. Elle tenait à y apparaître en tant que représentante de l’Empire ; si on donnait désormais de la visibilité au gouvernement, l’Empire devait être visible lui aussi.
Volontairement, elle avait parlé assez fort pour être entendue de tous. Le brouhaha général des conversations qui avait repris, gens qui se faisaient leurs adieux ou qui promettaient au contraire de travailler ensemble, s’arrêta comme par enchantement. Jouissant de l’attention générale, Maud Desmarret précisa qu’elle ne tenait pas à être au premier rang près de Daniel Goujon, et encore moins parmi les membres du gouvernement. Il fallait qu’elle soit au fond, un peu en retrait, et surtout, en hauteur… Éventuellement, derrière le ministre de la Croissance ? Elle pourrait poser ses mains sur ses épaules…
« Permettez ! » s’interposa Ulysse, courtois en apparence, furieux en réalité. (Et ce benêt de Pascal, qui avait l’air flatté !) La communication politique, c’était lui ! Comment était-elle allée s’imaginer qu’elle pouvait débarquer comme ça pour réorganiser leur photo officielle, elle plus haut que tous, les dominant de toute sa splendeur, eux en costumes démodés, alignés au pied de sa robe et ringardisés au premier coup d’œil ?
Il avait protesté en s’avançant vers elle qu’il s’agissait d’importantes questions d’image dont il fallait prendre le temps de discuter… Maud Desmarret ne se donna même pas la peine de lui répondre ; elle le balaya, des pieds à la tête, d’un regard qui voulait dire : « Comment, toi, misérable avorton, avec ta veste qui tombe mal et ton bourrelet sur le ventre, tu prétends venir, à moi, me parler d’image ? » Ulysse baissa les yeux : effectivement sa chemise le serrait au ventre, et par conséquent sa veste ne tombait pas très bien…
Maud Desmarret se tourna vers DG : « La photo, on peut la faire tout de suite, il me semble ?
‒ On va la faire tout de suite, trancha DG. Sans vous ! Ce sera une photo du gouvernement qui va mener la politique française jusqu’à l’organisation d’élections au suffrage universel, avec un vrai taux de participation. La politique de la France ne se décide pas dans la Silicon Valley ! Ni à Dubaï, ni au bord de la mer Noire » ajouta-t-il, se souvenant avec retard qu’il n’y avait plus grand-chose dans l’ex Silicon Valley.
Entendant les applaudissements spontanés de l’ex gouvernement de transition, voyant ses collègues redresser fièrement la tête, Ulysse eut un peu honte de n’avoir pensé qu’à l’effet visuel et pas au fond du message. Heureusement, DG était là pour voir plus clair. Voilà pourquoi, quoi qu’en disent les libers et leurs émules, il est bon d’avoir un chef, d’avoir su le choisir, de lui offrir durablement sa loyauté. Á propos de libers, Serge Blême et Michel Oranger s’étaient joints au groupe, et semblaient n’avoir rien perdu des dernières répliques.
« C’est vous qui voyez… répondit Maud Desmarret sans se départir de sa froideur marmoréenne. Il vaut peut-être mieux, d’ailleurs, ne pas nous porter caution, avec le risque de lier notre image à la vôtre. En ce cas, vous serez traités comme un gouvernement provisoire. La politique de l’Empire est de soutenir partout dans le monde la stabilité des gouvernements ; nous considérons qu’elle est toujours favorable à la prospérité. Vous aurez donc automatiquement pour budget un pour cent de toutes les transactions ou mouvements de fond, versés gracieusement par nos soins ; à vous de faire en sorte qu’il y ait beaucoup d’échanges, et qu’ils passent toujours par les Iphs. Et nous continuons à prendre en charge les chemins de fer, les infrastructures routières, l’armement de la police, le matériel médical et les deux tiers des salaires du personnel hospitalier. Ah, j’oubliais : nous préférons nous charger nous-mêmes des Data Centers, cela évite les mauvaises surprises. Nous attendrons le résultat des élections pour savoir s’il faut nous engager davantage… »
Sur ce, elle fit pivoter ses impériaux talons et se dirigea superbement vers la sortie.
« Elle se croit en pays conquis, celle-là ! » grommela Jérôme Bissac un peu trop fort.
Maud Desmarret se retourna : « Je SUIS en pays conquis. Vous ne comptez pas gouverner la France sans Iph, n’est-ce pas ? Sans accès aux comptes en banque ? Sans les livraisons de Myzon ? »
Elle marqua un silence cruel. Humiliés, furieux, ils se taisaient tous, même DG.
« Alors, entendons-nous bien : je ne veux aucune version de cette scène dans les médias. C’est nous qui les possédons, mais ce n’est pas une garantie suffisante. Surtout pas de off, de “source bien informée”, de rumeur savamment orchestrée, compris ? »
Elle était bien partie, cette fois. DG, en bon chef, trouva les mots aussitôt pour s’adresser à tous, gouvernement provisoire y compris. Leur priorité devait être à présent de créer autour du Parti de l’Ordre une véritable unité nationale, de réintéresser le peuple à la politique. Ils savaient, n’est-ce pas, que son coup d’État apparent n’en était pas un, qu’il voulait créer un électrochoc, réveiller la France, réinstaurer l’État ? C’était la seule manière de remettre à leur place ces marchands de biens et de services qui avaient profité des années de chaos pour rêver qu’ils étaient les maîtres du monde…
C’était dit et bien dit. Tout le monde se dirigeait à présent vers la sortie côté cour d’honneur. Ulysse se retrouva près de Claude Etchegarry, qui semblait aussi à sa place dans le décor de l’Élysée qu’une hippie en route pour Katmandou dans une loge à l’opéra Garnier. Il savait à présent qu’il fallait dépasser cette apparence : sous le vieux châle, la masse de cheveux fous et les lunettes rondes se cachaient une personnalité d’envergure et un bourreau de travail. Ils échangèrent d’abord quelques mots aimables : elle se souvenait de lui au temps où il était le jeune assistant parlementaire d’un Michel Oranger sapiens, et bien entendu, elle connaissait son père. Ils en vinrent vite à cette nouvelle arrogance de l’Empire, découvrirent qu’ils se comprenaient à demi-mot, s’interrogèrent ensemble sur ce qu’elle pouvait signifier.
« Il y a des gens que ça inquiète, figurez-vous, même au sein de la police nationale… »
Claude Etchegarry avait baissé la voix. Ulysse lui lança un regard intrigué, mais il ne put en savoir plus ; Xavier et Pascal les rejoignaient. Et il ne faisait aucun doute que concernant l’attitude à adopter vis-à-vis de l’Empire, Pascal au moins n’était pas sur la même ligne que DG.
Les adieux s’étaient prolongés jusqu’en haut des marches, où finalement il faisait encore plus froid qu’à l’intérieur. Puis cinq membres sur six du gouvernement de transition s’éloignèrent ; Sylvaine Géron avait accepté de rester ministre de la Santé. Le nouveau gouvernement se disposa sur les marches, sous l’œil critique d’Ulysse : un MMR poly-tâches (la gamme remplaçant les vieux Gravières) se chargerait de prendre les clichés en rafales, à Ulysse de penser la disposition. Il regarda son groupe de l’extérieur : trois femmes seulement, et à part Valentine et lui, personne en-dessous de quarante-huit ans. Certes, on pouvait toujours se dire que cela reflétait une population vieillissante, avec à peine une naissance pour vingt-neuf décès : les risques de mutation étaient trop élevés, et les méthodes d’éducation pour jeunes libers trop tâtonnantes. Il n’empêche, on aurait aimé plus de fraîcheur et d’éclat. En outre, cela manquait de couleurs et de diversité : toutes ces chairs blanches et roses ! Et ces ministres nommés Blême et Oranger n’arrangeaient rien… Enfin, il fallait s’en accommoder… Cela aurait pu être pire : Pascal était encore quadragénaire, Xavier présentait plutôt bien, Serge Blême, l’ex Inspecteur Général d’histoire, avait un air éternellement juvénile, Jérôme Bissac une belle prestance d’officier, et un visage franc et ouvert. Et si le charisme de DG ne se laissait pas photographier, on verrait au moins son assurance, et son euphorie.
Puis, Ulysse alla se mettre près de Valentine, au bout du premier rang, histoire de rajeunir la première impression. Pendant la série de clichés, il s’appliqua à ne pas penser au bourrelet sur son ventre ; d’ailleurs, s’il se tournait un peu, peut-être qu’on ne le verrait pas ? Á peine trente-et-un ans, et déjà de la brioche ! Il s’empâtait, à mener cette vie trop sédentaire. Surtout, dire à son pèreGuy Marcheur ; père d’Ulysse et de Jason Marcheur, époux en secondes noces d’Hélène Marcheur et cousin germain plus âgé de Colette Marcheur ; resté sapiens, il a fondé avec son beau-frère et associé Jean-Pierre Forestier l’entreprise immobilière « Mon pari pour Paris » et a fait fortune. Mentionné dans I : I, VI et IX et dans II : I. qu’il voulait un appartement à dix minutes à pied de l’Élysée ; entre cela et l’escalier Murat, cela lui ferait faire un peu d’exercice chaque jour. Et puis, tiens, il allait pouvoir revoir son petit frère ! Ça au moins c’était une pensée heureuse, qui le faisait sourire avec naturel pour la photo. Il avait quitté Paris quand JasonJason Marcheur ; fils de Guy Marcheur, le magnat de l’immobilier parisien et de sa seconde femme Hélène, demi-frère cadet d’Ulysse Marcheur, cousin germain plus jeune d’Antoine et Barnabé Forestier et petit cousin de Colette Marcheur ; liber depuis l’âge de quatre ans, vif, curieux de tout, épris de voyages et d’aventures. Présent dans I : I et IX ; mentionné dans I : III, et dans II : II. avait neuf ans ; or, il n’avait jamais été à l’aise avec les enfants, il ne savait jamais quoi leur dire. Tandis que maintenant, ça lui faisait… quinze ans à la fin du mois, déjà ! Ils pourraient apprendre à se connaître.
Les éclairs des flashes se succédaient toujours quand Françoise revint du Mobilier national ; elle se planta près du MMR pour faire des signes et prodiguer des encouragements aux nouveaux ministres qu’elle connaissait bien, et entreprit de les égayer tous avec le récit cocasse de ses trouvailles. Le froid restait vif, mais rire ensemble les réchauffait. Est-ce qu’Ulysse parviendrait à faire apprécier des médias cette première dame au bon visage rond, au nez rougi par le vent d’hiver, ni belle, ni élégante, ni sophistiquée, est-ce qu’il saurait donner à voir sa gentillesse et son humanité ? La photo choisie en tout cas serait certainement très gaie.
Enfin, le MMR se remit en pause, l’Iph d’Ulysse bourdonna sous l’arrivée des photos, et sans prendre encore le temps de les regarder, il put rejoindre DG, le remercier avec effusion de lui avoir permis d’assister à cette réunion passionnante :
« Pour le début de votre discours, elle m’a donné une idée dont j’aimerais vous parler… »
Dans les jours suivants, l’exercice si grisant de la participation au pouvoir prit son rythme de croisière.
Ulysse commença par s’acheter un garde du corps grâce auquel il put s’installer hors de l’enceinte de l’Élysée, dans un deux pièces meublé, rénové par l’entreprise paternelle, au quatrième étage de la rue de La Boétie, à huit minutes à pied du palais républicain, soit une vingtaine de calories brulées à chaque trajet. Il pouvait laisser son robot en bas de chez lui, dans le porche près des boîtes à lettres. C’était à la fois anxiogène et excitant de retrouver les rues et les cafés de Paris, d’aller dîner au restaurant, comme un acte de foi quotidiennement renouvelé dans la capacité de leur gouvernement à rétablir l’ordre. À l’Élysée en revanche, sous la protection de l’armée de robots, il laissait toute appréhension dans l’antichambre pour se concentrer sur son métier de conseiller en communication.
La grande affaire des 6 et 7 mars fut de guetter les réactions à l’allocution télévisée de DG. Malheureusement, elles ne furent pas celles qu’ils avaient escomptées. Rien à redire sur le début du discours, il était excellent : quand tout le monde attendait DG noblement drapé dans sa posture de sauveur, le voir commencer au contraire par un vibrant éloge du gouvernement de transition, l’entendre rendre d’abord hommage à sa modestie, son dévouement pour le bien public afin de pouvoir redire au peuple français que c’était d’abord cela, la politique, et que maintenant que les carriéristes et les corrompus avaient quitté le navire, il n’y aurait plus que cela désormais, travail et compétence… Cela avait stupéfait et marqué les esprits.
Mais justement, ce message-là était trop bien passé. Au bout des dix premières minutes, plus de la moitié des téléspectateurs étaient occupés à taper « gouvernement de transition » dans leur moteur de recherche. La suite tomba dans des oreilles distraites et oublieuses. La côte de popularité de DG, à 42 % d’opinion favorable le jour de sa prise de pouvoir, ne bougea pas d’un iota. Son discours avait pleinement convaincu les militants et les sympathisants ; les autres se disaient mitigés ou sans opinion. Sans compter que divers forums de débats exprimèrent l’idée qu’on aurait dû garder ce gouvernement de transition : comme disait Daniel Goujon, il avait l’air très bien, et depuis six ans qu’il était là, il n’emmerdait personne…
Les médias, dont le rôle aurait pourtant dû être d’éclairer l’opinion, étaient à la traîne avec elle, comme toujours. Déjà, le soir même de la prise de Paris, le JT de France 2 était resté fixé sur une cérémonie perpétrée dans l’île de la Cité par des activistes féministes qui avaient coiffé de cornes la statue du Vert Galant : ils y avaient consacré une minute entière de plus qu’au coup d’État. Et voici qu’à présent, au lieu de faire leur une sur DG et son gouvernement, elles la faisaient sur « Ces inconnus qui ont gouverné la France », avec d’infimes variantes d’un quotidien à l’autre. On étala en première page les portraits de ces ministres incognitos, on courut chez eux les interviewer … Personne ne mit la main sur Claude Etchegarry partie en vacances ; en revanche, l’ex ministre de l’Environnement, ravi de cette aubaine, en profita pour s’étendre sur ce qu’il faudrait faire maintenant dans ce domaine. Seule Sylvaine Géron saisit l’occasion de mettre en valeur la continuité avec le nouveau gouvernement. La photo de ce dernier, joyeuse et dynamique, était reléguée en page deux ou trois et imprimée en petit format. Mais, tout dictateur au sens romain du terme qu’il était provisoirement, DG n’avait aucune intention de toucher à la liberté de la presse, et les grands médias se moquaient de déplaire à un pouvoir politique si fragile et si récent.
Le 8 mars, Ulysse abonna la communication de l’Élysée à une entreprise de sondages numériques corrigés par algorithme (probablement une filiale de Nasung, mais bon…). Il déjeuna avec son père qui se montra satisfait sans plus de les voir au pouvoir, plus fier de savoir son fils au gouvernement que rassuré d’y trouver DG lui-même : commune anarchiste ou non, Guy Marcheur augmentait ses loyers ; les façades d’immeubles haussmanniens peinturlurées et taguées recélant de splendides appartements rénovés possédaient un charme paradoxal pour les bobos. Dans son sillage, Ulysse quitta à regret « Les petits terroirs » avant le dessert, sans nouvelles précises de Jason (« bien sûr, viens dîner un soir… tu verras la date avec HélèneHélène Marcheur ; seconde femme de Guy Marcheur, le magnat de l’immobilier parisien, mère de Jason Marcheur, sœur cadette de Sophie Forestier ; restée sapiens, blonde, jolie et mondaine. Présente dans I : I ; mentionnée dans I : III et IX et dans II : II. , elle a le double de mon agenda… »). Une pétition en ligne demandait le retour du gouvernement provisoire, déjà signée par plus de 50 000 personnes.
Le 9 mars, côte de popularité à 41 %, pétition au-delà de 80 000 signatures. Ulysse apprit d’un visiteur de Serge Blême qui s’était trompé de porte que son salon d’angle était tristement célèbre sous l’appellation du « bureau qui rend fou », précédemment occupé, entre autres, par deux présidents qui n’avaient pas voulu du salon doré et n’avaient fait chacun qu’un seul mandat, par un premier conseiller en communication qui s’en était emparé de force en expulsant son occupante légitime et par un second qui avait utilisé l’argent public pour embaucher pour des milliers d’euros un cireur de chaussures personnel.
Toujours 41 % le 10 mars, 110 000 signatures à la pétition. Journée égayée par la curieuse visite d’un certain Jean DupontPolicier à Chartres en l’an zéro et liber de la première heure, il reste seul représentant des forces de l’ordre pendant les années de chaos et s’autoproclame alors justicier, puis parvient à reconstituer autour de lui une équipe et est promu préfet de police ; déterminé à ne pas laisser la société sombrer dans la violence, il reste attaché à l’Etat et n’est pas prêt à s’incliner devant le pouvoir des multinationales. Présent dans I : II et VII et dans II : I. , préfet de police de Chartres, qui, depuis trois ans, enquêtait sans tambours ni trompettes sur les actionnaires de l’Empire, et cherchait à se constituer un réseau de contacts de gens intrigués eux aussi par les nouveaux maîtres du monde. Claude Etchegarry lui avait dit de s’adresser à Ulysse, qui en fut flatté, et désolé de ne pouvoir lui être plus utile : les gros industriels qui soutenaient le PO n’étaient pas pour autant actionnaires de Myzon ou de Nasung. Ce qui ne surprit pas son interlocuteur : tout était, semblait-il, concentré en quelques mains. L’enquête démêlait peu à peu les imbrications autour, les filiales, les sous-traitants, les investissements dans d’autres secteurs, les dépendances en chaîne, sans éclairer encore l’identité des décideurs. Ne jamais en parler par Iph en tout cas. S’il apprenait quelque chose, Ulysse enverrait un message à Claude Etchegarry sous un prétexte professionnel quelconque, et lui dirait de « transmettre le bonjour à son ami » ; ce dernier se déplacerait alors au ministère. Après s’être pris ainsi pour un agent secret, Ulysse revint sur terre à temps pour convaincre DG de recevoir l’ambassadeur que l’Allemagne venait d’envoyer en France. Quoi qu’on put penser du régime de Ludwig SchwartzLeader allemand d’extrême-droite neurotypiste, fondateur du mouvement Deutsch und rein dont les milices armées poursuivent et lynchent les « mutants », il devient chancelier du Reich en l’an 8. Mentionné dans II : II, III et IV. , économiquement, ils avaient trop besoin de l’Allemagne. Finalement, Sylvaine, cette bénédiction faite femme, assista à la visite ; on y parla, paraît-il, achat de médicaments, et non droits des libers. Dîner seul aux « Petits terroirs », profiteroles au chocolat pour le dessert (412 calories, hélas !), garde du corps à l’entrée du resto.
11 mars, 41 %, signes d’essoufflement de la pétition. Pendant le premier conseil des ministres, Ulysse désœuvré commanda un tapis de marche pour son bureau : il avait mesuré, il y avait la place. Puis, Valentine survint sans prévenir. Au début du conseil, elle avait enfin osé dire ce qui la tracassait : elle ne voyait pas comment créer un ministère « de la jeunesse et de l’avenir » sans expérience, sans contacts, sans même idée précise du contenu. DG avait alors accepté de laisser son ministère en suspend jusqu’à l’échéance électorale de juin, le temps pour Valentine d’apprendre le métier. Donc, elle venait offrir ses services à Ulysse : c’était la meilleure nouvelle de la semaine ! Il connaissait sa rapidité à comprendre, son esprit de synthèse, son intelligence organisée. Et ce serait tellement plus drôle et agréable de travailler à deux dans ce salon d’angle ! (Zut, trop tard, pour annuler le tapis de marche, la livraison était « en cours ».) Ils commencèrent à lister les domaines dont il leur faudrait s’occuper, interrompus par un appel vocal d’Hélène qui invita Ulysse à dîner le vendredi soir, son père devrait être là. Ils tombèrent d’accord sur le fait qu’avoir mis Violette Monjoie à la Culture, où elle ne semblait s’occuper que de faire effacer les moustaches de la Joconde, revenait à verser la part la plus vivante de la vie culturelle dans l’escarcelle des conseillers en communication. Le seul défaut de Valentine est qu’elle n’avait jamais faim, ce qui vous donnait des complexes à l’heure du déjeuner.
Le soir, Ulysse renonça à la réception / pendaison de crémaillère à l’ambassade du Japon : son ancien camarade de Louis le Grand, Martin Chénereau, était de passage à Paris. Ils dinèrent ensemble au premier étage de « L’Arc vert », un resto qui avait une jolie vue sur l’arc de triomphe. Dîner d’apparence sophistiquée, en fait issu de l’agro-alimentaire de luxe ; seul le vin était authentique. Martin s’étonna de la présence du gouvernement à Paris, attachement désuet à la tradition. Il était toujours dans la publicité, même si depuis la mutation celle-ci ne passait plus que par l’omniprésence discrète des logos et surtout, le recrutement réfléchi des influenceurs, son nouveau domaine de compétences. Il disait qu’avec des moyens différents, son métier n’avait pas tant changé, il s’agissait toujours de trouver un angle d’approche et un argumentaire susceptibles de persuader, sans pouvoir faire de miracle. Car on ne pouvait pas vendre n’importe quoi ; même avant l’an zéro, il y avait toujours eu de bons produits qui ne prenaient pas parce qu’ils ne correspondaient pas aux besoins et aux désirs des consommateurs à l’instant t. Marche digestive de 21 minutes pour rentrer (78 calories brûlées) en descendant les Champs-Elysées, dans les premiers souffles du prochain printemps. Ulysse croisait parfois d’autres passants à garde du corps, mais toujours des femmes, des vieillards ou des enfants.
12 mars, 42 %, enfin une remontée ! La presse people avait fait ses délices de la réception à l’ambassade du Japon ; tout le monde fantasmait sur le régime de Li FaoCouronnée très jeune impératrice du Japon en l’an 3. Mentionnée dans I : VII et dans II : I. . Ulysse se demandait pourquoi : cette cruelle poupée glacée à la bouche sanglante… La pétition plafonnait à 180 000 signatures ; l’engouement pour le gouvernement de transition était en train de passer. Appel vocal de Pascal au sujet de Valentine. Sous l’apparente courtoisie du ton, ils s’écharpèrent comme deux chiffonniers qui auraient mis la main sur la même étole de vison. Bercy, un vrai ministère ? La Croissance, la Jeunesse, l’Avenir, même combat ? À d’autres ! Impôts et caisses de l’État étant aux mains de l’Empire, Bercy était plutôt une sinécure pour nostalgiques de l’UE qui aimaient que la décision leur échappe. Établir la communication entre DG et son peuple était en revanche l’enjeu principal. Valentine était une grande fille, elle avait fait son choix.
L’intéressée arriva sur ces entrefaites en même temps que le tapis de marche. Loin de se moquer, elle avoua à Ulysse qu’elle n’avait pas toujours été aussi mince : elle avait perdu dix-huit kilos pendant son année de Terminale ! C’était pour cela qu’elle faisait si attention à sa ligne. Ils parlèrent gardes du corps ; Ulysse lui conseilla un simple Jeanson : son propre MMR était deux fois plus cher, juste parce qu’il avait voulu la dernière gamme. Jeanson ou GravièreAndré Gravière ; décédé en l’an 10, ex-mari de l’Allemande Mina Grienenberger, père de Paul Gravière ; roboticien de génie, il travaille chez MMR et se spécialise dans les robots -pièges anti-intrusion, ce qui lui vaut de rester célèbre en tant qu’inventeur des Gravières à mâchoire ; devenu liber à la quarantaine, il quitte sa femme et son fils pour aller vivre seul à Belle-Ile en mer, affecté d’agoraphobie et de phobie sociale, il se suicide. Présent dans I : II et dans II : III ; mentionné dans II : II et IV., expliqua-t-il, étaient les noms des inventeurs ; puis il y avait eu tant de scandales liés aux journaliste ou militants estropiés par des Gravières à mâchoire que MMR avait décidé de ne plus donner à ses robots des noms permettant d’identifier leurs concepteurs. Pourquoi pas un Jeanson, dit-elle ; elle n’aurait pas aimé que ce fût un Gravière car ce patronyme lui rappelait un détestable camarade de classe. Ils en vinrent aux influenceurs, la conversation de la veille ayant donné des idées à Ulysse ; ils naviguèrent ensuite de conserve, repérant des personnalités en vue, se faisant part à mesure de leurs trouvailles. En cours de journée, il apparut que Xavier voulait lui aussi travailler avec Valentine ; elle accepta de bonne grâce de se partager entre l’Élysée et la place Beauvau. Après son départ, Ulysse essaya le tapis de marche et prit de vertueuses résolutions : plus de resto le soir s’il dinait seul, il mangerait frugalement devant le JT. Il dîna donc rue La Boétie d’une austère salade, et faillit s’étrangler avec ses feuilles de mâche : Daniel Goujon était surpris sur un trottoir devant des façades hideusement taguées et annonçait en mode belliqueux son intention de « nettoyer Paris au karcher » !
13 mars, 38 % : la phrase sur le nettoyage au karcher avait fortement déplu à gauche, à la majorité des libers et à l’écrasante majorité des Parisiens. Une nouvelle pétition, « Laissez ses couleurs à Paris ! », apparue au cours de la nuit, avait déjà recueilli plus de 100 000 signatures, à commencer par celles du philosophe David StourbeDavid Stourbe : jeune philosophe médiatique, inventeur de l’apocalyptisme, il a échappé adolescent à une tuerie dans un lycée d’Orléans. Présent dans I : III ; mentionné dans II : I. , du compositeur à la mode Jean-Eudes d’AuléonCompositeur liber, inventeur de la musique eucacophonique qui fait entendre la musicalité des bruits naturels ou humains, dont le fameux concerto pour vent, guitare et voix humaine dit concerto de la Colle noire. Présent dans I : IX ; mentionné dans II : IV. , de l’indéboulonnable Martial OrlamondeAnimateur télé qui était en l’an zéro le compagnon de la jeune Bérangère Sabathon. Présent dans I : V. (déjà une gloire de la télé avant l’an zéro), de tous les membres de la commune anarchiste de Paris en ordre dispersé, et d’à peu près toutes les stars du net, blogueurs, vidéastes, etc. repérés la veille. DG, consulté dans son salon doré hideusement meublé des rebuts du Mobilier national, ne reconnut qu’une seule erreur de communication : il n’aurait pas dû parler de karcher, les associations avec la racaille étant restées trop vivaces. Le seul remède lui semblait être d’en venir le plus vite possible au sens propre : lorsque son armée de robots lessiverait les murs, on verrait bien qu’il ne s’agissait pas de « nettoyage neurologique » à la Ludwig Schwartz. Ulysse parvint seulement à lui faire admettre que les murs de Paris relevaient de la responsabilité municipale, et qu’il fallait négocier à ce sujet avec la commune anarchiste. Puis il s’agenouilla sur le sol pour tenter une nouvelle fois de caler le bureau présidentiel ; on glissait chaque jour une feuille de papier maintes fois pliée sous un de ses pieds, et le MMR poly-tâches la jetait immanquablement la nuit en faisant le ménage ; personne n’arrivait à le programmer de manière à obtenir qu’il la laissât en place. De retour dans son salon d’angle, Ulysse passa une matinée morose à regarder la liste des noms s’allonger sur la pétition…
L’après-midi, il travailla avec Valentine sur le discours dans lequel DG allait justifier sa volonté de ne pas faire tester la population français et d’encourager libers et sapiens à vivre ensemble sans se focaliser sur des différences qui ne regarderaient jamais l’État. Hélas, Valentine ne croyait pas à la ligne du Parti, elle partageait au contraire certains préjugés germano-strasbourgeois contre les libers. Elle soutint à Ulysse que ceux au moins qui avaient muté dès l’enfance étaient incapables d’attachement et que les sentiments qu’ils inspiraient à leurs proches sapiens relevaient pour eux de l’inconcevable. Il y songeait encore dans les couloirs du métro Saint-Lazare, correspondance pour Lamarck-Caulaincourt ‒ la plupart des lignes avaient rouvert, quelques grilles sommaires protégeaient les usagers des attaques de rats affamés ; Ulysse frémissant comptait surtout le cas échéant sur son garde du corps. En quoi Jason serait-il plus infirme sentimentalement que leur père qui avait construit sa fortune immobilière en rachetant pour une bouchée de pain les appartements désertés par des Parisiens terrorisés par la disparition de la police, les agressions ou les crimes de masse, en imposant ses prix avec aplomb à des familles ravagées par le suicide d’un proche ou la disparition inopinée d’un enfant « buissonnier » ? Ou Hélène, sa seconde femme, une jolie blonde à la tête froide, qui avait su mettre à temps le grappin sur Guy et faire le nécessaire pour ne pas être à son tour supplantée ? Ou la mère d’Ulysse qui, une fois quittée, avait mis son fils unique à l’internat de Louis le Grand pour qu’il ne soit pas un obstacle à ses nouveaux objectifs matrimoniaux ? Et lui-même, si méfiant, si incapable de se laisser aller, en amitié comme en amour… L’humanité n’avait pas attendu la mutation pour découvrir la sécheresse de cœur.
Il retrouva avec plaisir la rue du Mont Cenis Stairs, le grand appartement lumineux du troisième étage, avec sa vue plongeante sur les escaliers de Montmartre, puis apprit avec moins de plaisir que finalement, son père n’était pas là, il avait repris un rendez-vous de dernière minute avec un client de passage. Enfin, il fallait se dire qu’il était venu pour Jason… Loin d’être devenu un adolescent hargneux en guerre ouverte contre le monde des adultes, son petit frère n’avait pas tellement changé ; il avait toujours ses jolis traits fins épargnés pour le moment par l’acné, ses faux airs d’enfant de chœur démentis par des yeux malicieux qui ne perdaient pas une miette du spectacle du monde. Il n’était cependant pas évident de gagner sa confiance et de l’amener à parler de lui. Le dîner, aussi médiocre qu’Ulysse s’y attendait, se réduisit à un bavardage mondain avec Hélène, friande d’anecdotes sur le quotidien à l’Élysée ; Jason écoutait avec son petit sourire réservé. Puis, Ulysse lui proposa d’aller faire un tour à Montmartre. Ils firent une première halte au milieu des escaliers, où, au bout de plusieurs tentatives, Jason trouva comment programmer le garde du corps pour s’inscrire une fois pour toutes comme « visiteur autorisé dans le périmètre de sécurité » ; sinon, le robot le bousculait pour le repousser à un mètre de distance. Plusieurs badauds désœuvrés s’étaient arrêtés pour les regarder, faire des suggestions d’une utilité relative ou plaisanter sur ce dangereux agresseur. Il fallait s’y faire : à Paris, la vie publique était très publique. Une fois agréé par le MMR Protection Rapprochée, Jason se détendit, grimpa les marches avec ardeur, parla avec émotion du cancer des glandes de son cousin BarnabéBarnabé Forestier ; adolescent, fils de Jean-Pierre Forestier, beau-frère et associé de Guy Marcheur dans « Mon pari pour Paris », et de sa femme Sophie, frère cadet d’Antoine Forestier, cousin germain un peu plus âgé de Jason Marcheur ; liber depuis sa petite enfance, fugueur invétéré, artiste polymorphe (dessin, théâtre…), doué, provocateur et indifférent aux jugements d’autrui. Avait intégré lors d’une fugue une troupe de théâtre de rue sous le pseudonyme de Raoul Sylvestre. Présent dans I : IX et dans II : IV ; mentionné dans II : II. (fils cadet de la sœur d’Hélène), de sa chimio en cours, du prochain scanner qui allait peut-être le déclarer en rémission : au temps pour les affirmations de Valentine sur les jeunes libers incapables d’attachement ! Il n’y avait plus de peintres place des Tertres puisque désormais, les artistes étaient partout. Tagueurs, colleurs d’affiches et peintres de rue épargnant en général les lieux de culte, seule la blancheur du Sacré-Cœur tranchait sur les façades de couleurs vives. À la demande d’Ulysse, Jason lui fit découvrir ce nouveau Montmartre en lui montrant ses fresques murales et graffitis préférés. Le pire et le meilleur s’étalaient sur les murs, mêlés, indissociables ; il fallait tout prendre, ou plutôt, tout laisser. Soirée fructueuse : 190 calories brûlées, grâce aux escaliers.
14 mars, 36 %. Déjà 300 000 signatures à « Laissez ses couleurs à Paris ! » Plusieurs membres de la commune anarchiste vinrent individuellement discuter avec DG, puis leurs collègues protestèrent qu’ils n’étaient pas autorisés à parler en leur nom, et aucune décision ne fut prise. DG devait prononcer le soir même son discours-clé sur l’unité anthropologique de l’humanité, et toute la France ne s’occupait que d’urbanisme, de décoration d’extérieur, de couleur du papier peint, ou peu s’en faut ! Violette Monjoie fut interviewée en tant que ministre de la Culture par plusieurs chaînes d’info, cathodiques ou numériques : visiblement, elle n’avait jamais entendu parler de street art… Après son intervention, la diffusion de la pétition fit un bond en avant spectaculaire : on la signait désormais dans le monde entier, chacun se disait concerné par le destin de Paris ; des Australiens de Melbourne, des Américains de Detroit, des Néo-Zélandais y allaient de leur commentaires en anglais sur l’art et les fresques murales. Ulysse excédé rentra rue La Boétie plus tôt que d’habitude… pour y trouver une pétition papier accrochée à sa boîte à lettres et signée des autres locataires de l’immeuble : qu’il arrête d’encombrer les parties communes avec son garde du corps. Il dut se résoudre à lui faire monter l’escalier à sa suite et à le désactiver dans son petit appartement.
16 mars. 34 %. L’excellent discours de DG n’avait eu aucun effet sur l’opinion. Il y avait désormais deux pétitions : « Laissez ses couleurs à Paris ! » avait dépassé les 700 000 signatures ; sa concurrente, « Rendez-nous un Paris normal ! » frôlait quant à elle les 200 000. Si le ton de la première était mesuré, la seconde assimilait les tagueurs à des vandales et n’avait pas de termes assez durs pour flétrir la laideur et l’obscénité qui régnaient dans les rues. Ils voulaient susciter l’union nationale, et toute la France se divisait à présent sur cette histoire de karcher ! Le comble était les commentaires des pétitions : les gens se disputaient même entre eux sur le côté rose-bonbon de l’arc de triomphe préférable ou non à son coté vert-pomme… Et dire qu’on avait jadis enseigné à Ulysse que des goûts et des couleurs on ne discute pas ! Puis DG exaspéré déboula dans le salon d’angle pour clamer que c’était fini et bien fini : il ne recevait plus un seul anarchiste. Il en était venu neuf depuis la veille, chacun parlant en son propre nom, avec ses propres idées sur ce qu’on pouvait effacer et ce qu’il fallait absolument garder, et ils n’étaient d’accord sur rien ! Son siège était fait : le lendemain il envoyait ses robots, ils nettoyaient tout et on n’en parlait plus ! Il n’avait quand même pas fait un coup d’État pour se laisser emmerder par une bande de bobos snobinards ! Ulysse crut même entendre le mot malséant de « tapettes », et à voir Valentine baisser la tête avec une mine allongée, il se douta que ses oreilles n’avaient pas tinté… Il connaissait DG : il laissa passer l’orage avec de respectueux murmures d’approbation, puis reprit ensuite. Il était temps en effet d’enterrer cette lamentable polémique, et pour cela, il fallait apaiser l’opinion. Violette Monjoie leur avait fait le plus grand tort en portant le débat sur le terrain esthétique. Comme s’ils n’avaient pas mieux à faire que relancer la querelle des anciens et des modernes ! La seule personne qui pouvait réparer les dégâts, celle qu’il fallait envoyer en première ligne, c’était leur ministre de la Jeunesse et de l’Avenir. C’était Valentine.
Il avait obtenu gain de cause. Le soir même, aux côtés de son garde du corps inerte qui prenait une place folle dans son petit salon, il vit en direct au JT l’intervention de Valentine. Tout allait être nettoyé, expliqua-t-elle aux téléspectateurs, les regardant bien en face de ses grands yeux sérieux ; Paris tout entier était inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, c’était le devoir de ce gouvernement de l’entretenir, donc de ravaler et de rénover. Les lichens se développaient sur les murs, les couches de peinture superposées dissimulaient des lézardes. Elle expliqua qu’il ne pouvait être question de trier : au nom de quoi ? Ils n’étaient pas des experts d’art ! Et c’était tellement subjectif ! Elle rappela que fresques murales, tags et graffitis étaient des œuvres mouvantes, en perpétuel devenir ; ce serait les trahir que les rendre pérennes. En revanche, elle invitait tous les Parisiens à prendre en photo durant la semaine suivante leurs murs préférés pour en garder une mémoire collective ; une grande exposition serait faite ensuite de ces photos sous la pyramide du Louvre. Puis elle répondit fermement aux questions, un peu tendue cependant, oubliant juste de sourire.
Du 17 au 23 mars, la côte de popularité de DG se stabilisa à 35 % tandis que les pétitions concurrentes s’essoufflaient. Partout les gens prenaient des photos de Paris, les envoyaient à l’équipe de bénévoles enthousiastes qui s’étaient chargés d’organiser l’exposition pour le soir même du grand nettoyage. Bien entendu les médias ne leur savaient aucun gré de ce succès ; elles avaient affublé DG du sobriquet de « Dany le Dingue » et avaient pris le parti de tourner en dérision toute l’action du gouvernement, qui travaillait pourtant avec efficacité sur le désarmement des particuliers, la création d’une Instruction publique gratuite et facultative pour tous les âges, ou la redéfinition de titres de propriété comprenant et régularisant le « droit d’usage » des squatteurs.
Ulysse n’avait plus la même sympathie pour Valentine depuis qu’il avait découvert qu’elle était neurotypiste, il ne la voyait plus comme sa jeune protégée brillante en laquelle il reconnaissait ses propres années de formation, mais comme une simple collègue de travail. D’ailleurs, il ne croyait pas à l’amitié entre hommes et femmes : les femmes étaient trop vindicatives, et trop perfides. Ils continuèrent pourtant à explorer ensemble la vie culturelle grouillante de la France mutante, tentèrent la musique eucacophonique à la Jean-Eudes d’Auléon ‒ c’étaient des bruits naturels ou urbains ‒ échangèrent sur leurs programmes de lecture. Valentine se plongea dans La Désinvolture de Lola Ray, le premier roman liber, encensé par toute la critique ‒ il eut envie de lui demander si d’après elle l’auteure était capable d’éprouver des sentiments, ou si ça lui plaisait de lire des psychopathes ‒ tandis qu’Ulysse se procurait les deux derniers essais de David Stourbe.
Ils partagèrent aussi plusieurs échecs cuisants. Ils ne purent recruter aucun influenceur ; c’est à peine s’ils purent faire reconnaître par les plus ouverts que certains membres du gouvernement valaient mieux que la galère dans laquelle ils s’étaient embarqués, et la bonne opinion qu’ils pouvaient alors professer de Sylvaine Géron ou de Serge Blême ne rejaillissait jamais sur leur image de « Dany le Dingue ». Ils ne parvinrent pas davantage, même en s’y mettant à deux, à faire renoncer DG au terme de « plébiscite » par lequel il tenait à désigner le référendum du 30 juin : il assumait devant l’opinion son coup d’État, et quand on demandait au peuple s’il approuvait un coup d’État, ça s’appelait un plébiscite, il n’y pouvait rien, c’était comme ça ! En vain Ulysse lui fit-il remarquer que le mot « se prenait en mauvaise part » et que l’ignorance crasse des médias couplée à leur évidente mauvaise volonté n’aiderait pas à faire comprendre son sens littéral. En vain Valentine ajouta-t-elle que les plébiscites qui suivaient un coup d’État avaient lieu une semaine plus tard, que quand on attendait quatre mois pour donner au peuple le droit de juger de l’action du gouvernement, cela redevenait un référendum. En vain s’étaient-ils réunis dans le salon vert avec Xavier, Serge, Violette Monjoie et Michel Oranger. Xavier était de leur côté, mais embourbé depuis des semaines dans de difficiles tractations avec les députés qui ne voulaient pas revenir siéger à Paris, il ne se risquait pas à contrarier DG sur ce qu’il estimait être un point mineur. Violette Monjoie ne leur avait pas pardonné à tous deux l’intervention télévisée de Valentine ; elle abonda donc dans le sens de DG : enfin un gouvernement qui revenait au sens exact des mots ! Chacun alors se tourna vers Serge : que disaient l’histoire et l’instruction publique ? C’était un plébiscite, ou non ? Ce dernier se contenta de hausser les épaules et de préciser qu’avant d’opter pour l’Inspection générale il était spécialiste de la Troisième République, pas du premier ou du second Empire. Quant à Michel Oranger, il se perdit dans d’obscures arguties juridiques sur les lois électorales, personne ne sut où il voulait en venir. Depuis qu’ils s’étaient retrouvés au gouvernement, Ulysse ne le reconnaissait plus ; il semblait chaque jour plus embrumé, plus incompréhensible, et la recréation d’un ministère de la Justice en était toujours au point mort.
En outre, Ulysse se sentait frustré par l’austérité de son existence, due en grande partie à l’absence de connivence avec les journalistes en vue, elle-même due au fait que les médias n’avaient rien à attendre du pouvoir. À l’instar de Martin Chénereau, ses anciens camarades de promotion à Louis le Grand, Sciences-Po ou l’ENA n’étaient plus à Paris ; tous travaillaient pour diverses filiales de l’Empire dans l’agglomération lyonnaise, les centres-villes de Toulouse ou de Bordeaux. Il existait cependant une vie parisienne, intellectuelle, médiatique, bohême, branchée, mais Ulysse n’y était pas introduit, les membres du gouvernement semblaient y être tenus pour infréquentables, à l’exception de Serge qui ne se préoccupait guère du triste sort de ses collègues. Les Strasbourgeois du gouvernement, les de Witt, les Bissac se fréquentaient entre eux et avaient élargi leur cercle à quelques responsables du PO. Valentine était des leurs faute de mieux, voyant dans ce milieu un ghetto de l’ancien monde ; elle avait plus de plaisir à être reçue dans l’intimité familiale du couple Deschamps, ce qu’elle ne devait qu’à son jeune âge et à son isolement à Paris, car ils n’avaient aucune vie mondaine. Depuis qu’elle avait son Jeanson, elle se rendait seule le soir à des spectacles ou des concerts et tendit plusieurs fois à ce sujet des perches bien visibles qu’Ulysse ne voulut pas saisir.
Quant à sa famille, il ne la voyait jamais. C’est tout juste s’il put arracher à son père un second déjeuner pris à la hâte. Sa mère était restée à Nice ‒ Nice et Strasbourg avaient toutes deux conservé leur mur de plexiglass, même si les échanges avec la France de DG étaient plus fréquents et plus détendus ‒ d’où elle le bombardait d’appels vocaux qu’il n’avait pas le temps d’accepter, et de longs messages de conseils tactiques qu’il lisait en diagonale. Il aurait aimé inviter Jason chez lui, seulement il attendait pour cela de pouvoir se libérer un après-midi. Il aurait eu plaisir à revoir sa cousine ColetteColette Marcheur ; cousine germaine plus jeune de Guy Marcheur, grande cousine d’Ulysse et de Jason Marcheur, ex compagne de Rémi Delarbre le futur fondateur des Citoyens responsables ; jeune professeure de français en collège en l’an zéro, elle est survivante avec David Stourbe adolescent d’une tuerie dans un lycée d’Orléans ; professeure de lycée en sinécure, elle est médiatrice bénévole dans les conflits de voisinage ; restée sapiens par choix, femme d’ouverture et de conviction à l’esprit aventureux, écologiste militante, elle assume désormais son homosexualité. Présente dans I : III, VI et dans II : III ; mentionnée dans I : V. , mais d’après son père elle passait le plus clair de son temps « chez une amie » à Belle-Ile en mer. Tout le monde semblait avoir une aptitude à jouir de la vie qui lui faisait défaut ; c’était sans doute pour cela qu’il faisait de la politique.
Il éprouva particulièrement sa solitude quand le soir du 21 mars il alla prendre un verre avec Rémi DelarbreEx compagnon de Colette Marcheur ; professeur de philo à Orléans en l’an zéro, il cherche dès le début des années de chaos un moyen d’agir pour pallier aux défaillances de l’Etat. Présent dans I : III et VI. , le fondateur des Citoyens Responsables. Depuis près de dix ans, ils se voyaient de loin en loin, communiquaient par intermittences, s’envoyant des liens vers des articles qu’ils trouvaient intéressants, assortis de quelques lignes de commentaire. Ulysse ne demandait qu’à en faire un ami véritable, l’attirer à l’Élysée, le faire entrer au gouvernement qui avait grand besoin de gens de sa trempe et de ses compétences. Rémi ne lui accorda qu’une heure et demie d’échanges assez distants, entre deux trains, dans un café voisin de la gare d’Austerlitz. S’il avait coopéré sans arrière-pensée avec le gouvernement de transition, c’était parce que cette coopération s’était toujours faite sur des projets concrets, sans étiquette ni engagement partisan. Or, depuis l’arrivée de Daniel Goujon, l’ambiance était différente. Il ne voulait pas servir de caution pour légitimer un coup d’État qu’il continuait à ne pas croire nécessaire. Il appréciait Sylvaine bien sûr, avait été agréablement surpris par Xavier Deschamps, reconnaissait les qualités de Serge Blême, n’était pas hostile en soi à la personnalité de DG, il admettait que le gouvernement proprement dit valait mieux que le PO mais justement, il y avait du ménage à faire dans ce parti avant que des gens de bonne volonté puissent avoir envie de travailler avec eux. Et puis, réinstaurer le pouvoir de l’État, est-ce que l’humanité en était encore là ? Il rappela à Ulysse la devise des Citoyens Responsables : « Ce que vous auriez voulu que l’État fasse pour vous, faites-le vous-même, pour vous et pour les autres. » Et ça marchait ! Des individus lambdas, motivés, bénévoles, pouvaient assumer les fonctions régaliennes. Est-ce qu’Ulysse connaissait la pensée d’Ambroisie Anne-Alouette ? Le nom même ne lui disait rien ? Il avait dû en voir pourtant, sur ces murs pas encore lessivés, des graffitis invoquant Triple A ! Pour Rémi, qui se levait pour reprendre sa veste, c’était la seule pensée politique accordée à leur temps. S’ils pouvaient lui donner une place à elle dans leur union nationale, alors pourquoi pas, tout deviendrait possible… Allez, il fallait qu’il file, une autre fois ils auraient plus de temps pour se raconter un peu ce qu’ils devenaient…
23 mars, 35 %, jour du grand nettoyage, puis du vernissage suivi d’une réception du monde de la culture dans la salle des fêtes de l’Élysée. Dès le matin, partie du centre, élargissant par cercles concentriques, l’armée de robots fut à l’œuvre pour décaper les murs, laver à grande eau trottoirs et chaussées. Jérôme qui s’était procuré un cheval caracolait dans les parages d’un air superbement martial et les pigeons délogés s’envolaient par nuées entières. Malgré les risques d’aspersion et les nuages de vapeur chaude, les gens s’attroupaient pour regarder, mélancoliques et amusés à la fois. Tout Paris sentait l’eau et le savon ‒ pas le détergent, on y avait veillé ‒ et surtout, il y avait le choc de voir émerger de la masse de couleurs grouillantes la ligne architecturale d’origine.
La joyeuse improvisation qui présidait désormais à tout avait porté des fruits savoureux : l’exposition était très réussie. Ulysse profita du vernissage pour la regarder ; il serait temps de passer aux mondanités pendant la réception à l’Élysée. Bien des photos singulières rendaient justice aux rapprochements surréalistes, à l’humour et à la poésie des graffitis. Comment avait-il fait pour ne pas remarquer qu’étaient glissés un peu partout des triades de A aux multiples formes ? AAA, Aaah !,Triple A, 3A, parsemés de fleurs et de cœurs, insérés à l’intérieur des dessins d’arbres ou de chevelures de femmes. Et cette bulle sur un mur : « L’ambroisie est l’aliment des dieux »… Pourquoi donc n’avait-il pas invité ce soir cette Ambroisie Anne-Alouette ? Et pourquoi, surtout, n’en avait-il jamais entendu parler ?
Dûment briquée par les MMR poly-tâches, la salle des fêtes de l’Élysée avait retrouvé son lustre, et même ses lustres, les cristaux brisés ayant enfin été remplacés. Les invités arrivaient peu à peu ; Ulysse avait tant travaillé sur leur listing qu’il n’avait pas besoin de consulter son Iph pour les identifier. Le beau David Stourbe en izimède bleu-roi, paradant et faisant la roue. Jean-Eudes d’Auléon juvénile, en simple jean et polo couleur sable, rasage à la Gainsbourg, ne payant pas de mine. Hélène, la belle-mère d’Ulysse, en robe du soir, toute frétillante du plaisir d’avoir été invitée, regardant partout avec les yeux curieux de Jason, et présentant très bien. Cette créature éblouissante à la longue chevelure fauve, vêtue d’izimède à volants et dentelles, ne pouvait être que Bérengère SabathonEx compagne de l’animateur télé Martial Orlamonde puis du Pr Frédéric Aubuisson, enseignant-chercheur en neurologie ; désormais influenceuse, elle était en l’an zéro une jeune chercheuse en psychologie sociale étudiant la publicité et a fait partie de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui a découvert la mutation : c’est elle qui a compris, grâce à l’influence des minorités actives, qu’une petite proportion de mutants suffisait à changer toute la société. Présente dans I : V, mentionnée dans I : IX. , la plus célèbre des influenceuses sur tous les sujets possibles, qui faisait la pluie et le beau temps sur la toile depuis dix ans au moins. Ce qui paraissait impensable à la voir, dans l’éclat somptueux de sa jeunesse et l’innocence de ses yeux de biche, mais cela signifiait seulement qu’elle connaissait son métier. Idéalement, il aurait fallu l’approcher et lui faire le grand jeu de la séduction pour la gagner à ce gouvernement, seulement c’était le genre de Circé qu’un pauvre petit Ulysse comme lui ne se sentait pas de taille à affronter. Peut-être la brancher sur Pascal qui n’avait pas froid aux yeux et pourrait lui parler de ses projets de croissance, et des nouveaux fleurons de l’industrie française ? L’ambassadeur du Japon et son épouse, venus en costume d’apparat de la cour impériale. Ulysse était encore tout fier de lui en repensant à la façon dont il avait manœuvré l’ambassadeur d’Allemagne pour qu’il se sente invité et bienvenu, et surtout, qu’il ne vienne pas ; les trois quarts des présents auraient préféré serrer la main d’Hermann Goering ressuscité plutôt que celle d’un émissaire de Ludwig Schwarz. Valentine avec sa robe gris-perle, encore plus grande que d’habitude sur ses talons aiguille, mûrie par son maquillage. L’ambassadeur de Russie, presque aussi massif que le maître du Kremlin, et là-bas son épouse, une coupe de champagne à la main, qui devait être la dernière cliente des grands couturiers parisiens, pour un résultat mitigé. Et voilà pour le corps diplomatique ; l’Australie et la Nouvelle-Zélande avaient nommé des ambassadeurs virtuels qui n’avaient pas manqué, d’ailleurs, de participer à distance au vernissage, la Corée réunifiée vivait en complète autarcie, la Suisse et les émirats arabes unis n’avaient pas rouvert leurs ambassades, et les autres pays étaient plongés dans un trop grand chaos pour être en mesure d’avoir une politique étrangère : la France de DG non plus, d’ailleurs, n’avait pas encore d’ambassadeurs…
Les cinq journalistes invités étaient bien présents, tous en créations izimède plus ou moins réussies, ainsi que quatre anarchistes de la commune de Paris qui, visiblement, se seraient sentis déshonorés s’ils avaient accompli le moindre effort vestimentaire. Ce qui ne les empêchait pas de faire un sort au champagne. Voici les trois artistes de rue identifiés et invités, le petit malingre qui avait peint la fresque du Panurge-Napoléon sur les Invalides, le grand béat aux paupières lourdes auteur de nombreux dessins de courbes rondes et femmes sensuelles aux chevelures éployées, le fameux coloriste de l’arc de triomphe, vêtu d’un arc en ciel izimède aux couleurs fluo. Voici, regroupés et repérables, les huit bénévoles hommes et femmes organisateurs de l’exposition, jeunes et enthousiastes, tous attifés de leur mieux par rapport à leurs notions personnelles de l’élégance. Les représentants des cultes étaient dispersés : une diaconesse des services de l’archevêché, brave dame entre deux âges engoncée dans un tailleur trop étroit, la présidente de la confédération protestante de France, une pasteure libérale, maigre et en mini-jupe, le président de la confédération bouddhiste chauve comme un œuf, en robe jaune de lama tibétain, accompagné d’une maîtresse-zen auteure de nombreux ouvrages sur la méditation, habillée comme l’as de pique, le recteur de la mosquée de Paris en costume-cravate, identifiable seulement à sa courte barbe brune, le « grand » rabbin de France qui se trouvait être malheureusement tout petit de taille, et surtout, les chamanes : le président de l’alliance chamanique française était escorté de rien moins que quatre collègues, dont une chamanesse rousse en izimède façon feuilles mortes, et un chamane hirsute carrément couvert de peaux de bêtes ! Il ne restait plus qu’à espérer qu’il n’y avait pas d’antispécistes dans la salle… Le chamanisme était sur-représenté, mais rien n’aurait empêché les catholiques ou les musulmans de venir plus nombreux, s’ils s’étaient souciés un peu plus de culture. Pour en finir avec les personnalités culturelles, Akif KerabiFils d’Aïcha Aziz-Sliman, frère aîné de Malik Kérabi et demi-frère plus âgé de Djamila Aziz, cousin germain plus âgé de Rachid et Citak Kerabi ; philosophe liber fondateur du kérabisme, doctrine qui réconcilie libers et sapiens ; braqueur et criminel malgré lui en l’an zéro, il découvre la philosophie en prison, puis fonde un ashram à Mercy dans l’Allier avec sa compagne Ariane Lécuyer. Présent dans I : VIII ; mentionné dans I : IV, V, VII, et dans II : I et IV. avait décliné l’invitation, c’était dommage, il paraissait bien plus intéressant comme philosophe que David Stourbe ; sa compagne, Ariane LécuyerCompagne d’Akif Kerabi ; jeune employée de mairie et intervenante bénévole en prison en l’an zéro, elle initie Akif à la lecture ; après l’effondrement du système carcéral, elle fonde avec lui un ashram philosophique à Mercy dans l’Allier. Restée sapiens, attirée par les mauvais garçons et les libers romantiques, elle ne perd jamais confiance en l’être humain. Présente dans I : II et VIII ; mentionnée dans II : I. , avait envoyé un mot aimable, expliquant qu’ils ne quittaient jamais leur ashram à Mercy dans l’Allier, souhaitant bonne chance à ce rassemblement de gens si divers : au moins, ils ne semblaient pas hostiles à ce gouvernement. Et la jeune « autrice » Lola Ray n’était pas encore arrivée ‒ se souvenir qu’il ne fallait surtout pas l’appeler auteure.
Leur équipe, maintenant. Ulysse avait déjà repéré Valentine, Sylvaine était à un congrès de médecins à l’hôpital de Lille, Michel Oranger avait grommelé une excuse inaudible. En revanche, quelles que fussent les compétences de Jérôme en matière de culture, il ne manquait pas de promener dans la salle son uniforme, ses épaulettes et son sourire satisfait. Xavier était là avec sa femme, timide et inoffensive. Serge virevoltait d’un groupe à l’autre, parfaitement à l’aise, présentant les gens entre eux ; il ferait sans doute beaucoup pour la réussite de cette soirée. On pouvait faire confiance à Pascal pour ne pas laisser perdre cette occasion de discuter avec l’ambassadeur de Russie : il y avait bien trop d’investisseurs potentiels au bord de la mer Noire. Violette Monjoie en robe de soie fanée, chignon gris et lunettes sur le nez, arborait le même sourire de martyre que devant l’exposition : si seulement elle pouvait démissionner ! Personne n’avait pu dissuader Françoise de passer avec un plateau de petits soufflés au fromage qu’elle avait tenu à confectionner elle-même. Et malheureusement Daniel Meunier était venu, en réponse à la seule invitation imposée d’en haut. Dire qu’il était à présent le dirigeant officiel du PO ! Dès qu’il y pensait, Ulysse avait envie de rendre sa carte. Rémi n’avait que trop raison de dire que le vrai problème de DG, c’étaient ses militants. Les préjugés neurotypistes de Valentine n’étaient rien comparés au courant incarné par « l’autre Daniel », chef de ceux qui prétendaient réclamer l’ordre uniquement parce qu’ils avaient peur des mutants, parce qu’ils rêvaient de les mettre au pas. En outre, DG faisait plus que le ménager : depuis plus d’une demi-minute, ils étaient debout côte à côte, et voici qu’ils avaient l’air de rire ensemble ! Il fallait y mettre fin.
Durant les trois-quarts d’heure suivants, Ulysse fut partout à la fois. Il présenta Valentine à deux journalistes en quête d’informations sur l’exposition, dirigea Daniel Meunier vers Violette Monjoie et s’arrangea pour qu’ils aillent se lamenter à deux voix sur le mauvais goût et la perte des valeurs dans un recoin quasi bouché par le dos du chamane vêtu de peaux, qui focalisait les regards. Il salua lui-même tout un chacun, félicita les bénévoles, bavarda avec les anarchistes, s’enquit de ce que composait à présent Jean-Eudes d’Auléon ‒ des éviers qui se vidaient et des cafetières qui glougloutaient, cela semblait très prometteur ‒, tenta de persuader les artistes de rues de s’exprimer désormais en banlieue, dans les ruines des HLM et les cimetières de voitures abandonnées, ils ne croyaient pas à la poésie des décombres ? et, sous l’œil approbateur de la pasteure en mini-jupe, se fit même donner des conseils de méditation par la maîtresse-zen. (NB : si Daniel Meunier émergeait de derrière le chamane velu, le confier à cette femme : il apprendrait enfin qu’il était pollué par des émotions négatives qui l’empêchaient d’atteindre la paix intérieure…) Il veilla à ce que tous les invités aient accès à DG, tout en écourtant les dialogues impossibles. La parade était de les entraîner ensuite vers le couple Deschamps. Cette petite femme discrète aux cotés de Xavier jouait un rôle utile : elle était vraiment curieuse et vraiment tolérante ! Il apprécia au passage les diverses rencontres qui s’étaient passées de lui : Bérengère Sabathon roucoulait et susurrait, pendue au bras martial de Jérôme ravi et bombant le torse ; Serge et le recteur de la mosquée parlaient du fait religieux abordé à travers l’histoire de l’art, écoutés avec ferveur par l’épouse de l’ambassadeur de Russie ; ce bon rire détendu, c’était celui de l’ambassadeur du Japon à qui deux anarchistes racontaient des histoires drôles ; Hélène s’attardait depuis un moment auprès de DG à qui cela ne semblait pas déplaire, tandis que Françoise donnait sa recette de soufflés au fromage à un chamane de Ménilmontant qui la notait scrupuleusement sur son Iph.
Ulysse se sentait gagné par une douce et dangereuse euphorie lorsque s’approchant d’un groupe où régnait David Stourbe, lui parvint l’appellation malséante de « Dany le Dingue ». Il n’hésita pas : sans faire mine d’avoir entendu, il fondit sur l’éminent représentant de l’apocalyptisme philosophique, et, en apparence très aimable, le prit par le bras, l’entraîna à part : ils n’avaient pas encore eu le temps de parler ! Il voulait absolument lui dire combien il avait été marqué par la lecture du Bateau ivre de l’État. Surtout le préambule dans lequel son interlocuteur racontait comment adolescent il avait été l’unique survivant d’un massacre dans un lycée d’Orléans, aux premiers temps de la mutation. Le passage où, prenant conscience que les balles l’avaient manqué, il se redressait seul au milieu de tous les cadavres, y compris celui du tueur, et marchait vers le tableau sur lequel était resté inscrit au marqueur noir « La vraie vie est absente » était très fort. Justement, lui-même était de la famille de Colette Marcheur… le nom ne lui disait rien ? La jeune professeure qui avait reçu une balle dans l’épaule en protégeant sa fuite par la porte du fond, le jour du massacre… Ce fut un plaisir de voir l‘arrogance de David Stourbe se changer en quelques secondes en saisissement, puis en une anxiété mal dissimulée. Peut-être, en effet, que c’était le droit de tout auteur de récrire un peu son autobiographie, mais il fallait reconnaître qu’on vivait une époque des plus stupides, où n’importe quoi pouvait faire le buzz. Il serait facile de faire un montage qui mettrait en parallèle sa version de l’événement, à l’oral, les yeux dans les yeux, avec les bandes d’actualité de l’an zéro… Ce qu’Ulysse voulait ? C’était simple à comprendre. Un minimum de crédit pour ce gouvernement. Ne pas le débiner d’avance sous prétexte qu’ils avaient pris le pouvoir par la force, c’était si facile ! Juste faire savoir qu’il n’avait pas d’a priori, qu’il attendrait juin pour juger, que jusque-là, il leur souhaitait bonne chance…
« Vous ne devriez pas me demander ça, murmura David Stourbe, révulsé et haineux, n’oubliant pas de sourire pour la galerie.
‒ Ben tiens ! Je vais me gêner ! souffla Ulysse, de même.
‒ Vous avez tort, je vous assure. Même si j’essaie, je ne vais pas être bon. Ce sera un deal perdant-perdant.
‒ Allons donc ! Mettez y un peu de conviction, et ça passera très bien… »
24 mars, 34 %. Ulysse qui s’était réveillé enchanté de la soirée de la veille tomba des nues quand il découvrit la tendance à la baisse, et surtout, les réseaux sociaux en train de s’enflammer sur un prétendu incident impliquant « Dany le Dingue » et Lola Ray : plusieurs journalistes affirmaient en avoir été témoins. Réunion d’urgence dans le salon vert pour essayer de comprendre quelque chose à cette sombre histoire. Jérôme caracolait toujours près des robots nettoyeurs, mais Xavier, Valentine, Serge et Violette Monjoie étaient là et Pascal accourut de Bercy avec une hâte suspecte. DG leur accorda un quart d’heure : il commençait, dit-il, à en avoir sa claque des psychodrames sur la culture. Selon Ulysse, l’anecdote ne pouvait qu’être fausse ; à sa connaissance, Lola Ray n’était pas venue. Pourtant, l’article des Voix pluralistes intitulé « La désinvolture et la grossièreté », repris et cité un peu partout, donnait des détails spécifiques. L’autrice aurait daigné adresser la parole à Daniel Goujon à propos de la dératisation, et au lieu de lui répondre, ce dernier se serait contenté de la toiser de la tête aux pieds et de lui tourner le dos.
Les dénégations de DG firent alors place à un perplexité embarrassée. Il y avait bien eu une gamine mal élevée, couverte de tatouages, aux cheveux bleu-azur, qui, deux doigts dans la bouche parce qu’elle se rongeait les ongles en public, avait marmotté à propos des rats quelque chose qu’il n’avait pas saisi, mais elle était trop jeune pour être une romancière ! Il l’avait prise, en tout cas, pour la fille de Jérôme…
« JustineJustine Bissac ; fille de Jérôme Bissac ; a passé la fin de son enfance et son adolescence à Strasbourg. Présente dans II : II ; mentionnée dans II : IV. ? interrompit Valentine. Impossible : elle était à une soirée d’anniversaire d’un des amis de son frère ! »
Ulysse ne put s’empêcher de souligner que les tatouages et les cheveux azur de Lola Ray étaient signalés sur le listing descriptif qu’il avait transmis à DG, tandis qu’en face de lui Valentine se mordait les lèvres pour ne pas ajouter ce qui tombait sous le sens : que la vraie Justine Bissac était bien différente, que jamais un militaire comme Jérôme n’aurait laissé sa fille sapiens et à peine majeure se faire tatouer, se teindre les cheveux en bleu ou se tenir mal en public…
Se sentant dans son tort, DG s’énerva brusquement : aussi, qu’est-ce que c’était que cette romancière ? Est-ce qu’un être humain normal se rendait à une réception à l’Élysée avec des vêtements déchirés et des cheveux bleus ? Et abordait le chef de l’État sans même dire bonjour ou se présenter ? Qu’on n’aille pas lui dire comme une excuse qu’elle était liber : Serge ici présent aussi, et ça ne l’empêchait pas de mettre une cravate et de parler comme tout le monde ! Il n’avait pas digéré non plus le chamane à peaux de bêtes. Avoir affaire à ce type de cinglés n’avait rien à voir avec gouverner la France.
« Malheureusement, “ce type de cinglés” est un visage de la France actuelle. Les Français ne sont certainement plus ce qu’ils devraient être, mais pour faire l’unité nationale, il faut aussi s’adresser à ce qu’ils ont eu le mauvais goût de devenir ! »
C’était Ulysse qui avait répliqué ainsi, du tac au tac et sur ce ton-là, c’était bien sa voix qui avait dit ces mots à voix haute ; le silence médusé de tous les présents le lui prouvait.
Il y eut un blanc dans lequel chacun regarda DG interdit. Puis, Violette Monjoie et Pascal se mirent à parler en même temps, l’une disant que cette mascarade n’était pas de la culture, l’autre que c’était du temps perdu par rapport aux seuls enjeux sérieux, la croissance, la relance de l’économie, et au final, pour ne même pas convaincre puisqu’ils ne possédaient pas les codes. Ulysse affolé chercha en vain le regard de Xavier, absorbé dans la contemplation des moulures de bronze sur le rebord de la table ovale second Empire, se tourna ensuite vers Serge indifférent, qui se contenta de hausser imperceptiblement les épaules. C’était fini, alors ? Ils allaient tous le lâcher ?
« Je suis d’accord avec Ulysse, dit Valentine d’une voix qui tremblait un peu. Nous sommes bien obligés de faire avec les gens comme ils sont, et pour ça, nous avons d’abord besoin d’apprendre à les connaître… »
Dans le silence qui s’était recréé aussitôt, elle parla de La Désinvolture de Lola Ray qu’elle était seule à avoir lue. Il fallait traiter « l’autrice » avec respect ; elle les avait honorés en venant.
Finalement, DG ne semblait ni furieux ni rancunier, juste déconcerté. Il consulta Xavier et Serge qui, voyant que le vent avait tourné, se décidèrent à dire ce qu’ils avaient retiré de la soirée en termes de compréhension de l’époque ou de rencontres enrichissantes. Donc, il y avait eu du positif, conclut DG, tant mieux ; à Ulysse à présent de gérer les médias, et d’aller présenter ses sincères excuses à Lola Ray.
L’après-midi, Ulysse s’aventura donc dans l’est parisien, jusqu’à la place Stalingrad. Lola Ray y vivait à hauteur de métro aérien, environnée de nids de pigeons, en compagnie de deux rats apprivoisés. Pieds nus sur un plancher d’une propreté douteuse, vêtue essentiellement d’un tee-shirt déchiré qui dévoilait ses tatouages bleu et or, avec en particulier sur l’épaule gauche la caricature d’un rat qui lisait La Peste de Camus en pleurant de rire, sa seule coquetterie était d’avoir assorti très précisément la couleur de ses cheveux à celle de ses yeux. Elle fit à Ulysse un accueil aussi aimable que le lui permettaient son extrême timidité et sa manie de se ronger les ongles en parlant tête baissée. La veille, expliqua-t-elle, elle avait hésité à venir et n’était pas restée longtemps car elle n’aimait pas voir beaucoup de monde à la fois. Elle s’était doutée que Daniel Goujon ne l’avait pas reconnue, qu’il n’avait pas non plus compris sa question sur le droit que les humains peuvent avoir d’exterminer des rats qui habitent Paris comme eux ; elle savait que souvent, elle ne parlait pas assez fort et qu’elle n’articulait pas. Les journalistes en faisaient une histoire, mais ce n’était pas grave ! Ensuite, elle avait discuté avec sa femme des trucs au fromage, et de ce qu’elles aimaient grignoter à l’apéro, elle l’avait trouvé très gentille ; c’était agréable de parler avec quelqu’un qui ne savait pas qui elle était et qui s’en fichait, elle en avait assez de tous ceux qui faisaient semblant d’avoir lu son roman et se croyaient obligés de venir le lui dire. Ulysse acheva de la mettre à l’aise en lui disant qu’il ne lisait jamais de romans, tandis que leur ministre de la Jeunesse et de l’Avenir, une fille de son âge, l’avait vraiment lu et vraiment aimé, et ils se quittèrent en excellents termes.
25 mars, 34 %. Ulysse profita de la plage horaire du conseil des ministres pour se renseigner discrètement sur Ambroisie Anne-Alouette ; il y avait quelques vidéos d’elle en ligne qui faisaient des millions de vues. Il découvrit une femme brune plus jeune que Sylvaine, légèrement métissée, au visage rond, au sourire plein de charme, qui parlait paisiblement, d’une voix posée et agréable à écouter. Il commença par se dire qu’elle ferait très bien au gouvernement avant de réaliser en l’écoutant que c’était juste impossible… De son côté, David Stourbe tint sa promesse à sa manière : une courte interview de lui au JT le montra disant sur un ton hargneux qu’il n’avait rien contre ce gouvernement, qu’ils n’avaient fait de mal à personne en prenant le pouvoir avec leurs robots, et que personnellement, il attendait juin pour juger des résultats de leur politique. Le présentateur n’en crut pas ses oreilles et le fit répéter ; l’autre s’exécuta, plus hargneux encore ; aucun adolescent qui se serait vu imposé d’aller s’excuser pour éviter une sanction n’aurait pu y mettre plus de mauvaise grâce.
26 mars, 32 %, et c’était le résultat paradoxal de l’interview de David Stourbe ! Toute la toile commentait son revirement, et concluait en général qu’on l’avait acheté. La seule consolation, si c’en était une, était que la côte de popularité de David Stourbe s’effondrait de façon bien plus spectaculaire que celle de DG. De fort méchante humeur après ce fiasco, Ulysse avait rendez-vous avec un panel de journalistes salle des ambassadeurs, dans son rôle informel de porte-parole du gouvernement. Une question malveillante de trop mit le feu aux poudres.
Il les accusa de n’avoir jamais essayé de faire leur travail. C’était si facile de se livrer à ce lynchage systématique, bien-pensant, politiquement correct ! Ils condamnaient par principe le coup d’État en oubliant juste de dire que si c’était un vrai coup d’État, ils ne seraient pas là, justement, pour le condamner. Ils montaient en épingle le neurotypisme de certains membres du PO en oubliant de dire que deux grands ministères étaient confiés à des libers, que Daniel Goujon était un partisan convaincu de l’unité anthropologique de l’humanité, que sa propre mère était une liber de la première heure, nourrie jadis d’Omasanty, évadée de sa maison de retraite en l’an zéro pour rentrer dans son pavillon à Conflans où à plus de quatre-vingt-dix ans elle vivait toujours en pleine possession de ses facultés. Pourquoi n’avaient-ils pas enquêté sur le passé et la personnalité du nouveau chef d’État, sur son entourage familial qui aurait bousculé quelque peu leurs idées toutes faites ? Est-ce qu’ils ne pourraient pas reconnaître que c’était, tout simplement, quelqu’un de bien, quelqu’un d’honnête, qui pensait à la France avant de penser à lui ? Pourquoi ne disaient-ils jamais qu’au gouvernement, tous autant qu’ils étaient n’avaient que des salaires d’employés de ministères, et pas des mieux payés, inférieurs à ceux d’un chef de cabinet d’avant l’an zéro, très inférieurs donc à ceux que Myzon ou Nasung versait au moindre de ses cadres, et qu’ils n’avaient aucun des avantages liés jadis à leurs fonctions ? Que la plupart des ministres n’étaient pas logés, qu’on avait même dû renoncer à utiliser les locaux vétustes des rues de Grenelle ou du Pérou si bien que l’Instruction publique et la Justice étaient hébergées pour le moment à l’Élysée ? Que cet Élysée où ils avaient le privilège d’être en ce moment même avait été nettoyé, remeublé, remis en état par Françoise et ses cinq MMR poly-tâches, propriétés personnelle du couple Goujon, par sens du patrimoine, sans attendre de reconnaissance ?
Quel serait l’effet de cette diatribe, Ulysse l’ignorait, mais elle lui aurait au moins procuré un moment de soulagement.
27 mars, L’Expert avait eu la méchanceté de titrer : « Le nouveau squatteur de l’Élysée mécontent de l’état dans lequel ses prédécesseurs ont laissé les lieux » : Dany le Dingue, sa femme et son gouvernement n’avaient pas plus de légitimité que les Indigènes des beaux quartiers, ils squattaient à leur tour ; fort inspiré par le motif de la Première Dame faisant le ménage et l’inventaire des lieux, le journaliste l’avait peinte en mégère indignée par un vol de petites cuillers…
Valentine était venue le matin, assurant la liaison avec l’exposition sur les murs de Paris qui rencontrait décidément un franc succès. Elle était donc de l’autre côté du bureau en béton quand DG déboula dans le salon d’angle, armé d’un exemplaire-papier de L’Expert qu’il balança carrément à la figure d’Ulysse : « C’est à toi que je dois ça ? » La suite fut du même tonneau : et ça se disait conseiller en communication ! Ça prétendait établir une bonne complicité avec les journalistes, ça les invitait à des réceptions à l’Élysée, avec des chamanes vêtus de peaux de bêtes et des romancières à cheveux bleus qui rongeaient leurs ongles ! Ça se permettait de jouer les donneurs de leçons ! Qu’il commence donc par faire correctement son propre boulot, ce serait un début ; sinon, on ne manquait pas d’abrutis qui seraient au moins capables de le remplacer… À quoi bon être sorti de l’ENA, s’il n’était même pas foutu de comprendre qu’il fallait parler à la presse de l’action du gouvernement, pas de Françoise et de ses MMR poly-tâches !
Rien d’autre à faire que laisser le journal à terre, baisser la tête, serrer les dents et attendre que ça passe, même pas s’excuser platement car DG n’était pas en état de l’entendre. Ce genre de scène, c’étaient les risques du métier, ni la première ni la dernière, même si c’était assez humiliant qu’elle se fût déroulée en présence d’un tiers. Mais la jeune Valentine en fut choquée jusqu’aux larmes : « Il n’aurait jamais dû te traiter comme ça. » Ulysse dut achever son éducation en justifiant DG. Sa colère était tout à fait normale, et même mesurée dans son expression ; au temps où Michel Oranger était sapiens, il lui avait dit bien pire, plus d’une fois, et pour quelles broutilles ! En l’occurrence, DG avait de vraies raisons d’être furieux : même si le journaliste avait déformé et raillé ses propos, Ulysse avait manqué de professionnalisme en laissant parler ses convictions et ses émotions. En outre, on ne pouvait pas servir un homme de pouvoir et s’attendre à n’être jamais victime de ce pouvoir, au moins pour de petites choses : c’est dans la nature du pouvoir de s’exercer. Valentine parut plus choquée encore ; il n’insista pas…
Une seule leçon à en tirer : quand les journalistes ont fait de quelqu’un leur tête de Turc, tout ce qu’on peut leur remontrer à son sujet sera toujours pris en mauvaise part. Une limite du métier de conseiller en communication.
En rentrant chez lui ce soir-là, Ulysse envoya un message à son petit frère, lui proposant de passer l’après-midi du lendemain ensemble.
«Qu’est-ce que tu voudrais pour ton anniversaire ? »
Ils prenaient le thé en compagnie du garde du corps désactivé, remplissant à eux trois le petit salon, et Jason paraissait plutôt content d’être là. Pour l’instant, il hésitait, cherchant en vain l’inspiration. C’était bien ce qui tracassait Ulysse à l’approche de la date fatidique : comme la plupart des jeunes libers, son frère ne semblait guère intéressé par la possession d’objets, et de toute façon, aucun désir de lui n’aurait pu s’exprimer sans être aussitôt satisfait ; en effet, le nettoyage de Paris avait encore permis à leur père d’augmenter ses loyers et les prix de vente de ses appartements.
Jason conclut ses réflexions en disant que ça ne servait à rien qu’Ulysse lui achète un cadeau ; ce qu’il aimerait vraiment, ce serait qu’il l’emmène en vacances quelque part, par exemple au bord de la mer. Pas forcément tout de suite bien sûr, s’il n’avait pas le temps ; dès qu’il pourrait.
Quelle idée étonnante ! Et flatteuse ! Et séduisante ! Depuis combien de temps Ulysse n’avait-il pas pris de vacances ? En même temps, rien n’était possible avant le plébiscite, au moins… Et ce serait aussi bien difficile après…
« Écoute, je ne dis pas non. Ça me plairait beaucoup ! Ça risque juste d’être compliqué de trouver une date où je pourrai me libérer. »
Il fallait aussi penser à une destination. Certainement pas Nice, en tout cas ! Même en admettant qu’on pût faire passer le mur à un liber, sa mère ne verrait pas en Jason son petit frère, mais le fils d’Hélène, et par là une occasion inespérée de nourrir sa haine avec des aliments neufs. Sans compter qu’à Nice, Menton, Cannes ou Toulon, Ulysse se retrouverait assigné à résidence dans son identité de poulain de Daniel Goujon, et alors, adieu les vacances.
Il consulta son frère, et eut la surprise de découvrir que celui-ci avait déjà plusieurs idées aventureuses. La plus simple, la plus tentante était d’aller rendre visite à Colette : elle avait invité Jason chez son amie à Belle-Ile en mer, mais elle n’avait pas le temps de venir le chercher, de le ramener en fin de séjour, et il avait promis à sa mère qu’il ne tenterait plus de voyager seul.
Ils en vinrent alors à sa fugue quand il avait neuf ans. Jason expliqua spontanément que ni lui ni ses cousins AntoineAntoine Forestier ; adolescent ; fils de Jean-Pierre Forestier, beau-frère et associé de Guy Marcheur dans « Mon pari pour Paris », et de sa femme Sophie, frère aîné de Barnabé Forestier, cousin germain plus âgé de Jason Marcheur, meilleur ami inséparable de Paul Gravière ; liber depuis sa petite enfance, introverti et réfléchi, cherche à comprendre les sapiens et la mutation. Présent dans I : IX et dans II : II et IV. et Barnabé n’avaient imaginé que leurs parents s’inquiéteraient comme ça ! Dans leurs têtes d’enfants, c’était très clair : ils avaient laissé un mot disant qu’ils rentreraient au bout de quarante-huit heures, et ils étaient rentrés au bout de quarante-huit heures. S’ils s’étaient doutés qu’ils allaient mettre les adultes dans cet état, Antoine et Jason au moins auraient renoncé à leur pique-nique sur la plage, leur nuit à la belle étoile… En entendant ces propos limpides, Ulysse prit conscience qu’il n’avait pas cessé d’être hanté par l’affirmation de Valentine ; elle lui avait rappelé à son insu ce mauvais souvenir. Il était enfin soulagé ce soir, enfin sûr que les neurotypistes se trompaient : sous des formes différentes, l’attachement aux proches existait bien chez les deux espèces.
Il poursuivit ses investigations dans d’autres domaines. Jason avait toutes les connaissances intellectuelles souhaitables à son âge, et plus encore de curiosité d’esprit. Il partageait ses journées entre des cours en ligne accompagnés d’exercices corrigés à distance, et pour ses matières favorites, la géographie et les langues vivantes, des visites régulières de professeurs particuliers avec lesquels il s’entendait bien. À côté de cela il lisait beaucoup, et regardait plus encore de documentaires ou de vidéos postées par des amateurs. Il commenta avec humour l’action des nouveaux robots de l’Unesco protecteurs des lieux saints, qui expulsaient avec équanimité de la vieille ville de Jérusalem terroristes palestiniens et militaires israéliens pour les envoyer se battre ailleurs. Le Japon restait quand même le pays le plus bizarre au monde : cette idée de séparer les libers et les sapiens en leur donnant des statuts différents, de conserver une armée humaine uniquement composée de sapiens et surtout, d’encourager ces derniers à faire des enfants ! C’était idiot : qu’est-ce qui pouvait garantir que leurs enfants ne muteraient pas ? Ils en vinrent à Contre le grand remplacement, la traduction française d’un ouvrage allemand commis par le penseur attitré de Deutsch und rein : Daniel Meunier l’avait faite éditer et préfacer. Ulysse avait mis un point d’honneur à ne pas l’ouvrir, mais Jason en avait lu de longs extraits en ligne. Il en parlait sans haine, avec juste un profond étonnement. L’auteur avait peur d’eux ! Qu’est-ce qu’ils pouvaient avoir d’effrayant ? Ce n’était pas comme s’ils risquaient de former un jour une armée, marchant tous du même pas pour aller attaquer les sapiens… Ulysse se sentit incapable de répondre ; à sa propre surprise, il découvrit qu’il avait la gorge trop serrée. Est-ce que Jason méritait d’être jeté dans un monde si hostile ? Il s’empressa de changer de sujet.
Jason savait sans hésiter ce qu’il voulait faire plus tard : il voulait être journaliste. Ulysse l’approuva avec conviction : observateur, curieux, ouvert, sociable et présentant bien, il avait les qualités requises. En outre, il lui arrivait déjà de mettre des articles en ligne sur un site dédié, il avait couramment une centaine de lecteurs ! Bien sûr, il faisait cela en amateur et bénévolement, mais c’était un début.
Est-ce que cela lui dirait de venir passer une journée à l’Élysée, de voir ce qui s’y passait au quotidien, de saisir cette chance de faire un article sur Daniel Goujon ? Jason parut ravi. Ils se mirent d’accord pour le surlendemain, le lundi 30 mars. Peut-être même qu’Ulysse n’avait pas perdu cet après-midi de congé. Jason ne pourrait pas faire pire que les journalistes professionnels, et il ne partagerait ni leurs œillères ni leur mauvaise foi. Qu’est-ce qui pourrait empêcher, cette fois, que ce soit un partenariat gagnant-gagnant ?
Rien à signaler le lendemain : côte de popularité à 31%, polémiques vaines autour de la déclaration de David Stourbe et du sens exact du mot « squatteur ». Ulysse s’occupa surtout de persuader Valentine qu’elle n’avait rien d’utile à faire le lundi dans le salon d’angle. Si Xavier n’avait pas besoin d’elle l’après-midi, elle pouvait, pour une fois, faire plaisir à ce pauvre Pascal et aller voir un peu ce qui se passait à Bercy, cela complèterait sa formation.. C’était lui qu’il voulait protéger bien plus que Jason : il se sentait incapable de supporter même un recul instinctif, un regard hostile sur son frère, il savait que le cas échéant, il ne le pardonnerait pas à Valentine, et que s’il la prenait en grippe, il ne lui resterait plus grand-chose pour lui donner l’envie de se lever le matin, de tourner le coin de la rue La Boétie et de descendre la rue Miromesnil pour venir s’occuper de la communication de DG.
Jason arriva avant dix heures, mignon, bien peigné, d’apparence impeccable. Ulysse le présenta d’abord à DG qui fut très aimable, l’interrogea sur ses goûts et ses études. Conformément à ses recommandations, le journaliste en herbe ne souffla mot de l’article projeté pour le site participatif, cela le laissait libre d’écrire ce qu’il voudrait. Ulysse lui fit ensuite visiter l’Élysée et découvrir ses habitants : la secrétaire à l’ancienne récemment recrutée par DG ; les MMR poly-tâches dispersés et actifs ; Françoise qui s’occupait toujours à rénover et remeubler les nombreuses pièces inutilisées et qui prit aussitôt Jason sous son aile ; Jérôme revenu au bercail, dans l’inactivité et la gloire du préposé aux codes nucléaires ; le ministère de l’Instruction publique bruissant d’activité, Serge avait recruté des collaborateurs, chaque jour amenait son lot de visiteurs et de réunions ; l’aile consacrée au ministère de la Justice, palais poussiéreux de la Belle au bois dormant avec la Belle en moins puisqu’ils n’y trouvèrent que Michel Oranger inerte, accablé et peu loquace. Jason passa un moment dans le salon d’angle à se faire montrer les logiciels qui permettaient de repérer toute allusion au gouvernement ou au PO dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Puis il s’en fut rejoindre Françoise et ne reparut que pour le déjeuner. Ils descendirent au self installé depuis peu dans les anciennes cuisines où ils s’assirent à la table de Serge flanqué ce jour-là de deux sommités de l’enseignement des mathématiques. Tous trois s’intéressèrent beaucoup à Jason, à son niveau de connaissances, sa motivation dans les études, sa façon de travailler seul ; il se prêta à leur interrogatoire avec beaucoup de gentillesse et de bonne grâce. Ulysse était de plus en plus fier de lui.
L’emploi du temps venait de changer pour l’après-midi : cette fois, c’était acté, les députés refusaient de siéger à nouveau au palais Bourbon. DG réunissait d’urgence toute l’équipe, Daniel Meunier compris, pour discuter de la conduite à adopter. Quel privilège pour Jason que de pouvoir se faire tout petit dans un coin de la salle, et assister à cela ! Ulysse le présenta avec plaisir à Xavier et à Sylvaine, laissa avec résignation Violette Monjoie s’en mêler et avec indifférence Pascal ne pas s’en mêler, évita Valentine avec persévérance et se garda bien d’approcher Daniel Meunier. La réunion fut très intéressante, chacun put s’exprimer et des décisions importantes furent prises. Puisque les députés voulaient rester dans leurs provinces, on les y laisserait, et on en élirait d’autres à la place. Pour qu’il y ait une représentation correcte du PO inégalement implanté sur le territoire, on réduirait le nombre des circonscriptions et compléterait par une bonne dose de proportionnelle. On discuta longtemps ce dernier point pour fixer finalement la barre à 60 % d’élus désignés librement par les partis eux-mêmes, leur score national attribuant à chacun d’eux un certain nombre de sièges indépendamment de ceux éventuellement gagnés dans les circonscriptions. Chaque électeur pourrait choisir de voter pour un des candidats de sa circonscription, ou, s’il n’était pas satisfait de l’offre, pour une liste nationale ; dans tous les cas, on tiendrait compte de sa préférence pour tel ou tel parti. Une conséquence logique était de renoncer au scrutin à deux tours ; dans chaque circonscription, le député serait élu à la majorité relative. Couplé à un redécoupage bien pensé de la carte électorale, cela devrait aboutir à conférer au PO une confortable majorité. De toute façon, les autres partis étaient sinistrés ; c’était bien parce qu’ils le savaient que les députés se revendiquaient désormais comme des acteurs de terrain, reniant souvent leur ancienne étiquette politique. Le coup d’État était fort commode : on pouvait décider tout cela anticonstitutionnellement, rapidement et efficacement. Il ne fallait pas tarder d’ailleurs à élire une nouvelle assemble si on voulait qu’elle ait le temps de fonctionner avant le plébiscite. On s’acheminait sans doute vers une forte abstention, mais il fallait en passer par là en attendant le sursaut démocratique de juin. Les partisans de l’ordre, quant à eux, iraient voter…
Ulysse se retournait de temps en temps pour regarder Jason : il écoutait avec son air sage et prenait parfois quelques notes sur son Iph. Après la réunion, au moment de rentrer, il promit de lui envoyer l’article le lendemain pour avoir son avis. Il paraissait tranquillement certain de ce qu’il allait raconter ; Ulysse avait hâte de voir ça.
Jason tint parole et expédia l’article le lendemain après-midi. Ulysse l’ouvrit aussitôt. Il s’appelait : « Le quotidien d’une bête à cornes ».
Une vingtaine de minutes plus tard, ce fut un Ulysse essoufflé, affolé et en nage qui déboula rue du Mont Cenis Stairs, sans garde du corps qui n’aurait pas réussi à le suivre sans provoquer bousculades et émeutes. Il avait envoyé un message à Jason : « N’envoie pas ton article ! J’arrive pour qu’on en parle » et n’avait pas reçu de réponse. Il aurait été plus rapide d’appeler, mais insuffisant pour le rassurer, il fallait qu’un Jason en chair et en os lui promette les yeux dans les yeux qu’il ne mettrait pas cet article en ligne. Pourvu seulement qu’il ne soit pas trop tard. Il n’arrivait pas à se souvenir de ce que Jason lui avait dit précisément la veille, et il en avait des sueurs froides…
Les complications surgirent aussitôt en la personne d’Hélène, venue lui ouvrir avec son sourire le plus mondain :
« Ulysse ! Quelle gentille pensée, quelle bonne surprise ! Jason sera ravi que tu te joignes à nous ce soir. Ton père devrait être là au moins en début de repas, et il y aura ma sœur SophieSophie Forestier ; femme de Jean-Pierre Forestier, mère d’Antoine et Barnabé Forestier, sœur aînée d’Hélène Marcheur ; restée sapiens, sensible, affectueuse et vulnérable, de tempérament anxieux, elle s’est consacrée depuis l’an zéro à l’éducation de ses fils et de son neveu Jason, effrayée par les dangers qu’ils couraient dans les années de chaos, et est bien sûr très affectée par le cancer des glandes de Barnabé. Présente dans II : II ; mentionnée dans I : IX et dans II : IV. et ses enfants. Le gâteau et le champagne sont prévus pour le dessert… »
Le tout accompagné d’un regard qui voulait dire qu’il n’était certes pas nécessaire au nom de ces festivités de venir les encombrer dés dix-sept heures trente…
Il n’avait plus pensé qu’il tombait le soir de l’anniversaire ! Et il ne pouvait pas rester, il avait quitté l’Élysée comme un fou, DG comptait passer dans son bureau un peu plus tard pour qu’ils discutent stratégie de communication pour les législatives.
Il dut expliquer à Hélène qu’il passait juste en coup de vent… non, pas pour déposer un cadeau, pour voir Jason et lui parler… il n’était pas là ?
« Il en a encore pour un quart d’heure de cours de géographie. Viens t’asseoir au salon en attendant… Veux-tu une tasse de thé ? »
Non, Ulysse ne voulait pas de tasse de thé, il voulait jeter dehors le professeur de géographie et s’assurer tout de suite que l’article n’était pas déjà expédié au site participatif ! Pas question cependant de mettre Hélène au courant : tout lecteur de l’article était une source possible d’indiscrétion et de rumeur, et de là, un danger potentiel. Surtout, ne pas attirer son attention… Il avala donc sa tasse de thé, bavarda avec sa belle-mère en pilotage automatique, prit même le temps de saluer le professeur particulier qui s’en allait. Si DG ne le trouvait pas dans le salon d’angle au moment précis où il choisirait de lui accorder quelques minutes, il serait contrarié, mais les risques ailleurs étaient incommensurables…
Enfin il put pénétrer dans la chambre de Jason et refermer la porte derrière lui. Le ciel soit loué, il n’avait pas envoyé l’article ! Son intention était bien de le montrer à Ulysse d’abord pour avoir son avis.
Les jambes coupées par le soulagement, Ulysse s’assit avant d’y être invité sur le siège installé pour le professeur de géographie. « Écoute-moi, alors. Il ne faut pas que tu le mettes en ligne. »
Jason accusa le coup : « Il n’est pas bien ?
‒ Au contraire ! Il est excellent. Et c’est bien ça le problème. »
Ulysse chercha ses mots. Il était accablé, abasourdi et en même temps, plus fier que jamais de son petit frère. Quel joli brin de plume il avait ! Si simple, si léger, si enlevé et agréable à lire, d’autant plus drôle qu’il ne cherchait pas à tout prix à l’être, qu’il y mettait juste son regard observateur, sa pointe de malice accoutumée… Il savait faire l’essentiel, transmettre aux autres sa vision. Ulysse et Jason ne voyaient pas le même Daniel Goujon : Ulysse connaissait le sien depuis près de dix ans, un homme politique d’envergure, un vrai homme d’État avec un projet pour relever la France, et pourtant, en lisant l’article, il voyait celui de Jason, même si le concept de « bête à cornes » ne lui était pas familier. Il voyait comme il pouvait paraître étrange et absurde à un liber qu’on soit pris ainsi au quotidien dans des relations toutes hiérarchiques. Et puis, il y avait cet angle d’attaque si cohérent… Jamais Ulysse n’aurait imaginé qu’en assistant à la réunion de la veille, Jason en ferait un récit qui ne porte pas du tout sur ce qui avait été décidé, uniquement sur la manière dont Daniel Goujon avait pris ou coupé la parole, demandé une tasse de café, s’était emparé du verre d’eau qu’on passait de main en main pour Violette Monjoie et l’avait bu à sa place sans y prêter attention ! Et sa façon de se lever à la fin pendant que Daniel Meunier parlait encore, elle était si bien décrite, c’était tellement lui ! L’article était plus fin, plus original que n’importe quoi de ce qui avait été écrit sur DG depuis sa prise de pouvoir. Si Jason le mettait en ligne, même sur « Journalistes, à vos claviers ! », c’était évident qu’il ne passerait pas inaperçu ; leurs adversaires le découvriraient avec leur moteur de recherche, toute la toile s’enflammerait. Or, Jason signait de ses initiales, il ne cachait pas dans l’article même qu’il avait été reçu à l’Élysée parce qu’il était de la famille d’un conseiller de Daniel Goujon… Ce dernier ne pourrait pas pardonner cela à Ulysse. Ce serait la fin de sa carrière politique. Que Jason ne détruise pas son texte : il aurait encore de la saveur et de la valeur dans plusieurs années, mais surtout qu’il lui jure qu’il n’allait pas le mettre en ligne…
« Bien sûr que non ! Si ça risque de t’attirer des ennuis… »
Avec quelle générosité insouciante Jason renonçait à ce qui aurait pu lui procurer une gloire immédiate ! Si Ulysse avait été à sa place, comme il aurait grincé des dents et gardé rancune ! Á quinze ans en particulier : comme il était tendu sur la question de ses prérogatives, de la reconnaissance qu’il obtenait ou n’obtenait pas d’autrui ! Il faut dire aussi qu’il n’était l’enfant chéri de personne…
« Merci, merci ! Je te revaudrai ça. Drôle de cadeau que je te fais pour tes quinze ans : ton article est très bon, et je t’empêche de le faire connaître… »Jason indiqua d’un geste qu’il s’en moquait. « Je n’aurais juste jamais pensé que c’était important. Je veux dire, qu’est-ce que ça peut faire que moi, je le voie comme une bête à cornes ? C’est que mon opinion… »
Ulysse réagit d’abord en grand frère éducateur. « Que mon opinion » : la formule était indigne d’un futur journaliste aussi doué. Son opinion allait participer, sa vie durant, à forger l’opinion tout court, à influencer le public…« Je comprends pas ce verbe, avoua Jason. Influencer. Je sais qu’on l’emploie beaucoup. Je l’ai jamais vraiment compris. »L’unité anthropologique de l’humanité avait encore du pain sur la planche…
À quarante-quatre ans, Ambroisie Anne-Alouette-Bertrand n’avait encore jamais songé à s’engager en politique.
Sa vie était déjà pleine comme un œuf : quatre enfants de deux lits, entre dix et dix-neuf ans, qui vivaient tous encore chez elle, un métier d’organisatrice événementielle en free-lance, un poste passionnant de conseillère municipale, une présence active sur les réseaux sociaux pour y partager des idées, avec tout ce que cela supposait de dialogues et de rencontres virtuels. Plus les contacts quotidiens avec Viviane Sautange, son amie d’enfance, et ses deux ex maris, Max Alouette, père de ses deux aînés, son meilleur ami, et Victor Anne, père des deux plus jeunes, son grand amour. Tous trois vivaient en effet à Château caché, sa propriété située dans un quartier périphérique de Bordeaux, à la limite de Talence : elle occupait avec ses enfants la maison de maître ; Viviane, Max et Victor avaient chacun leur pavillon isolé ; tous se croisaient ou se retrouvaient dans le jardin. Bien entendu, elle ne renonçait ni à la méditation ni à la prière, nécessaires toutes deux à son équilibre. Et elle trouvait toujours moyen de dégager du temps pour échanger avec telle ou telle personne qui demandait à la rencontrer.
Elle avait donc accepté le 3 avril de faire connaissance avec un conseiller en communication de Daniel Goujon, Ulysse Marcheur, un petit bonhomme encore jeune, sapiens jusqu’au bout des ongles, tellement coincé qu’il en devenait touchant. Petit bonhomme, c’étaient les mots qui lui venaient en le regardant, même si physiquement elle devait lever les yeux vers lui ; il avait quelque chose de petit ou peut-être plutôt d’étriqué, comme si même torse nu on ne pouvait se l’imaginer sans cravate, comme si ses poumons étaient incapables de se gonfler d’air et d’aspirer le printemps. Il n’était pas torse nu du tout, d’ailleurs, mais costumé en prêt à porter, tout en bruns et gris de bon ton, discrets, sombres et tristes.
Ils s’étaient retrouvés place de la Bourse, elle avait proposé une promenade sur les quais qui leur permettrait de discuter, il s’était dit content de marcher par ce beau temps. Pourtant, on aurait dit qu’il ne voyait rien, ni la largeur des quais se faisant esplanade à perte de vue, cet élargissement de l’âme qui vous venait toujours à y entrer, ni l’azur partout autour d’eux, le bleu de la Garonne reflétant celui du ciel, la ville lointaine, aplatie, réduite à un liseré beige entre ciel et eau, ni les grandes voiles au loin des nouvelles compagnies maritimes voyageant avec le vent et le soleil pour faire entrer les denrées exotiques (café, cacao, etc.) dans le port en fond d’estuaire. Il n’entendait pas davantage les cris épars des mouettes, les claquements d’étoffes dans la brise, la rumeur du fleuve si particulière à marée haute et à contre-courant, il ne s’étonnait pas de le voir remonter vers la ville, un spectacle dont Ambroisie ne se lassait jamais. Et il ne sentait pas non plus les odeurs : vase recouverte par l’eau salée, iode venue de la mer arrivant avec la marée, chien mouillé s’ébrouant en regagnant la berge, relents acres de vin répandu là où des fragments de verre crissaient sous leurs pas, et ce très léger soupçon de pollen, infiniment subtil, puisqu’il n’y avait pas d’arbres dans les parages. Comme ce devait être triste de vivre dans ce petit corps tout fermé, derrière cette éternelle cravate ! Passe encore que cet Ulysse ait peur des femmes ‒ Ambroisie n’avait pourtant rien d’une prédatrice sexuelle ‒ être coupé ainsi de l’univers entier, c’était tellement pire ! Elle dut l’interrompre à plusieurs reprises, pour lui montrer l’immense place des Quinconces dégagée pour une fois des manèges et grandes roues, ou, au niveau des Chartrons, l’humble statue de l’esclave noire, sa sœur, devant laquelle il serait passé sans la voir. Il se contentait toujours d’un coup d’œil poli, d’un commentaire machinal. Il ne semblait remarquer que la présence dans leur dos des joggers, des cyclistes, de ceux qui filaient sur des planches à roulette ou des trottinettes électriques. Elle finit par comprendre qu’il avait désappris à marcher sans garde du corps. Elle le rassura alors du mieux qu’elle pût : la police municipale faisait régner l’ordre et Bordeaux était par tradition une ville calme où il faisait bon vivre.
Ulysse Marcheur était venu la trouver avec une proposition surprenante : qu’elle entre au gouvernement de Daniel Goujon pour y devenir ministre de la Culture. Ambroisie, qui depuis longtemps ne s’étonnait plus de rien, refusa sans hésiter. Ne serait-ce que parce que sa vie était à Bordeaux, parce qu’elle ne déménagerait pas ses quatre enfants en les privant de la présence quotidienne de leur père et beau-père respectifs ! Elle comprit vite ensuite que cette proposition était ce qu’en technique de communication, on appelle une « porte au nez » : il savait qu’elle allait refuser, elle devait juste se sentir flattée et donc mieux disposée devant la proposition sérieuse qui venait ensuite. Il voulait surtout qu’elle se présente aux élections législatives. Pas forcément sous la bannière du Parti de l’Ordre, il avait anticipé ses réticences envers celui-ci. Si elle ne voulait pas combattre la candidate écologiste de la circonscription de Bordeaux, qu’elle profite juste de sa popularité pour se faire élire à la proportionnelle comme une indépendante, puis, une fois à l’Assemblée, qu’elle les aide à réaliser l’union nationale : il FALLAIT qu’elle participe à celle-ci ! Les objections concrètes qu’elle soulevait pouvaient être facilement surmontées. Le non-cumul des mandats visait celles et ceux qui voulaient rester maire, mais un simple poste de conseillère municipale, on pourrait faire acter que ce n’était pas interdit. Elle n’aurait pas besoin de vivre à Paris, juste d’aller y siéger deux jours par semaine, car on avait réduit et rationalisé les obligations des députés : l’Assemblée nationale siègerait du mardi au jeudi, avec au minimum deux jours sur trois de présence pour chacun de ses membres. Le reste (participation aux commissions, etc.) pourrait se faire à distance, avec un salaire qui la délivrerait de certaines autres contraintes.
Ambroisie ne dit ni oui ni non. Cette perspective d’union nationale la tentait : inviter les hommes et les femmes de bonne volonté à œuvrer ensemble en apportant chacun ses priorités et ses compétences, pour les uns l’ordre, pour les autres, l’écologie, le féminisme, les droits des animaux… Puis, en voyant la tête que faisait Ulysse Marcheur, elle comprit que « l’union nationale » voulait juste dire pour lui et pour les siens soutenir le pouvoir de Daniel Goujon en affirmant qu’il était seul à pouvoir gouverner la France.
Bien sûr, ils parlèrent politique : le rôle de l’État, la possibilité de s’en passer, le garde-fou qu’il était ou n’était pas par rapport à l’Empire, la vraie manière de combattre ce dernier ‒ Ambroisie expliqua pourquoi elle ne comptait personnellement que sur les ONG, ou l’activisme héroïque des hackers lanceurs d’alerte. C’était assez intéressant : Ulysse Marcheur était intelligent, il se plaignait de n’avoir guère échangé depuis des mois que sur de la tactique politicienne, il était content qu’Ambroisie le ramène à débattre des principes et des convictions. Pourtant, elle n’était pas parfaitement à l’aise avec ce type de discussion abstraite. Réfléchir, cela semblait être pour Ulysse tout ranger dans des bocaux avec du formol, bien visser les couvercles et coller dessus les bonnes étiquettes. Elle n’était pas anarchiste, mais elle ne se désignerait pas non plus comme libertarienne. Qu’est-ce que cela voulait dire, une libertarienne de gauche ? Humaniste ? Bien entendu, elle faisait confiance à l’humanité, toutes espèces confondues, d’ailleurs pas si différentes, elle avait apprécié le beau discours de Daniel Goujon sur ce thème ; elle n’en ferait cependant pas une idéologie.
En outre, elle s’intéressait moins aux propos échangés qu’aux à-côtés de la conversation : le choix des mots, les intonations, les regards soudain détournés ou fuyants, la brusque tension des joues, la crispation des lèvres, qui disaient les vérités indicibles, les plus passionnantes. En particulier, dans le cas d’Ulysse Marcheur, l’aveu qu’il vivait dans un étrange désert affectif, qu’il avait beaucoup de connaissances mais pas d’amis, qu’il n’aimait ni ses collègues au gouvernement ni sa famille, surtout pas son père le magnat de l’immobilier parisien, juste ce jeune demi-frère liber dont il était pourtant jaloux. L’aveu surtout qu’il était insatisfait et malheureux de ses choix. Il était entré au Parti de l’Ordre dès la création de celui-ci alors que la seule personnalité publique pour laquelle il éprouvait une véritable estime était Rémi Delarbre. Voilà plus de six ans qu’il consacrait sa vie à lutter pour Daniel Goujon, et il ne semblait pas se rendre compte lui-même combien ses sentiments envers ce dernier étaient mêlés et contradictoires : il l’admirait, il lui en voulait, il le détestait, il ne le supportait plus, il ne s’imaginait pas vivre sans lui et il souhaitait secrètement le voir échouer… Quelle espèce compliquée que les sapiens, comme c’était dur pour eux de vivre avec ces instincts animaux qui les soumettaient au chef de meute ou pire, les poussaient à devenir chefs eux-mêmes, et cette intelligence pleinement humaine qui se révoltait et s’écœurait de leur propre bassesse ! De tout son cœur, Ambroisie remercia Dieu une nouvelle fois pour le gêne mutant capable de fixer le perturbateur endocrinien de cette façon si follement créative.
Ils avaient presque atteint la Cité du vin, et avaient fini par s’attabler en plein air dans l’un des cafés du quai. La marche au soleil leur ayant donné soif, ils rêvèrent ensemble à voix haute d’un bon jus de tomates accompagné de poivre et de sel de céleri, mais ce n’était pas encore la saison des tomates, puis convinrent que rien ne désaltérait autant que le thé, et en commandèrent une théière pleine. Ils bavardaient à présent de choses et d’autres ; Ulysse regardait enfin les voiliers, et le soleil étincelant sur le fleuve de ses yeux bleu pâle facilement éblouis. Il posait à Ambroisie des questions aimables sur sa vie professionnelle, et apprit avec un intérêt sincère qu’elle avait parmi ses clients quelques châteaux bordelais pour lesquels elle organisait des dégustations, des inaugurations de caves ou de nouveaux cépages. Lors de son dernier contrat, à Château Cheval blanc, le propriétaire lui avait fait cadeau de quelques grands crus bien millésimés :
« Viens donc dîner à la maison ce soir : je fais des tournedos sauce au bleu, ça se marie bien avec un St Emilion. Je pourrais ouvrir une des bouteilles. Et comme ça, tu verrais les enfants… »
Elle l’avait tutoyé sans y penser. La réaction d’Ulysse fut éloquente. Il était embarrassé par le tutoiement, surpris et touché par l’invitation, tenté par le bon vin, mais ce furent les mots « tournedos sauce au bleu » qui firent briller dans son regard une lueur sans équivoque qui anima soudain ses traits. Cela faisait plaisir à voir : heureusement qu’il lui restait le goût pour connaître la saveur de la vie ! Il refusa pourtant, la mort dans l’âme : avec la préparation des législatives, il avait encore une réunion de prévu à Paris le soir même. Il espérait qu’ils se reverraient, de toute façon, qu’ils trouveraient moyen de travailler ensemble : il avait tellement apprécié cette rencontre ! Le type de phrase que l’on peut dire par politesse ; Ambroisie sentit cependant qu’elle était vraie, que ce moment qu’elle avait trouvé pour sa part plutôt guindé était pour lui une bouffée d’air frais.
Elle le laissa s’éloigner vers son taxi, finit son thé au bord de l’eau en rêvant d’une véritable union nationale dans laquelle tous les partis chercheraient à coopérer.
Ambroisie croisa à nouveau la route du gouvernement la semaine suivante, le 9 avril.
Elle était toujours entre deux contrats ; elle pouvait se permettre désormais d’en accepter peu. Elle n’avait pas besoin de retravailler avant le mois de mai, ce qui lui permettait de profiter des enfants et du printemps. Elle était venue passer une journée à Paris comme elle le faisait assez régulièrement pour visiter la sœur aînée de son père, dernière survivante de la branche eurasienne de sa famille. Elle avait saisi cette occasion pour s’asseoir deux heures dans un café du quartier latin avec cette fille aînée que Victor avait eu trop jeune et qu’il ne voyait guère : à vingt-trois ans, Ellanor avait besoin de présences et référents adultes, et elle avait gardé un solide lien de confiance avec sa belle-mère d’un temps. Restait son dernier rendez-vous avant de rentrer : elle profitait de la présence de Claude Etchegarry à Paris pour passer la voir. Son compagnon, Jean Dupont, devait être là ; Ambroisie avait des informations à lui donner. Et, au bout de douze ans d’amitié surtout virtuelle (elles s’étaient rencontrées sur un forum de débat), tout échange avec Claude en chair et en os était un plaisir trop rare pour ne pas être savouré.
Ambroisie se régalait depuis le matin à redécouvrir Paris après son grand nettoyage de printemps. Elle aurait voulu caresser tous les murs tant la pierre nue lui semblait belle, c’était aussi sensuel que le premier bain d’un nouveau-né, ce petit corps dépouillé tremblant dans l’eau tiède. Rue de Surène, elle huma de même avec plaisir l’odeur de cire, d’encaustique et de poussière du hall et de l’escalier, avec son soupçon de plâtre vers la cour. L’appartement de Claude au troisième étage était en enfilade ; la porte d’entrée donnait pratiquement dans la pièce à vivre. Derrière le sourire chaleureux de son amie, cette longue silhouette se levant de la banquette, ce n’était certainement pas Jean. C’était une grande fille mince, bien plus jeune qu’elle n’essayait de le paraître, toute embarrassée de son corps : Valentine Frey, ministre novice actuellement sans ministère.
Valentine était en mission commandée depuis la place Beauvau voisine, elle demandait à Claude des renseignements supplémentaires sur certains dossiers. Voyant arriver Ambroisie, elle voulut partir aussitôt pour ne pas déranger ; Claude insista gentiment pour qu’elle prenne d’abord un café avec elles, Ambroisie l’appuya de son mieux… Pendant cet échange de répliques, elle s’imprégnait de tout ce qu’il y avait à percevoir. Un appartement négligé, simple pied à terre pour le couple qui passait l’essentiel de son temps à Chartres, mêlant les traces récentes des activités de chacun. Côté Claude, power-book, imprimante et dossiers papiers vestiges de son passage au ministère de l’Intérieur, tricot bleu-vert interrompu, La Désinvolture posé retourné et ouvert sur une chaise, tasses vides traînant un peu partout, arôme de café refroidi et soupçon de patchouli. Côté Jean, capsules de bière, l’un des fameux carnets noirs ‒ il ne notait rien sur Iph ni sur power-book, uniquement sur papier et en langage codé ‒ , chaussures d’homme, parapluie et pardessus dans l’entrée. Un Jean absent, « sorti rencontré quelqu’un, qui ne devrait pas tarder à rentrer ». Une Claude à qui décidément le bonheur et l’amour allaient bien, épanouie, très colorée : longue jupe indienne chatoyante qui accompagnait ses mouvements de vrais froufrous, larges fleurs cramoisies sur son corsage noir soyeux, cheveux plus fous que jamais en longueur, volume, boucles emmêlées, qu’elle devait tout le temps repousser en parlant. Et Valentine au contraire cachant son corps mince sous un austère tailleur-pantalon noir, supprimant ses cheveux blonds, coupés si courts, effilés à tel point qu’on sentait qu’elle les aurait rasés si elle avait osé.
Ce fut pourtant cette Valentine tendue et pièce rapportée qui prit aussitôt la conversation en main. Claude avait à peine commencé à refaire du café et interroger Ambroisie sur sa robe izimède, avec une curiosité d’ailleurs parfaitement désintéressée, que Valentine la coupait sans s’en occuper. Regardant fixement Ambroisie, elle lui dit, sans un sourire, qu’elle était ravie de la connaître : elle avait été frappée par sa vidéo sur « les citoyens sans État ». Les arguments utilisés, l’idéal de société qui en ressortait lui avaient fait comprendre que quand elle-même s’était engagée en politique en croyant qu’en restaurant le pouvoir de l’État, on ferait du bien à tous, elle voulait à son insu imposer aux libers un mode de raisonnement et des priorités sapiens. Mais est-ce que l’inverse n’était pas vrai aussi ? Est-ce qu’en préconisant une société presque sans État, Ambroisie ne demandait pas aux sapiens de s’aligner sur le mode de vie et de pensée des libers ?
La question était bien plus dérangeante que les objections abstraites d’Ulysse Marcheur. Claude oublia son intérêt pour izimède, cessa de s’affairer autour du café, alla s’asseoir, posa ses coudes sur ses genoux, son menton sur ses paumes, et guetta à son tour la réponse hésitante d’Ambroisie.
Peut-être en effet que le fait d’être liber l’avait aidée à son insu à formuler cette réponse, mais il lui semblait qu’elle valait pour les sapiens aussi. Ce n’était pas comme si ces derniers aimaient l’État : beaucoup d’entre eux le tenaient pour une calamité, et la plupart des autres, pour un mal inévitable. Ce qui leur manquait était d’imaginer les moyens de s’en passer. Cela rejoignait la fameuse question de l’influence : qu’est-ce que ça voulait dire, influencer ? Est-ce que les seules personnes qui pouvaient jamais vous « influencer » n’étaient pas toujours celles qui disaient tout haut ce que vous pensiez déjà tout bas, celles qui le moment venu vous encourageaient sans le vouloir à être vous-même ? Sinon, il ne pourrait pas y avoir d’influence du tout…
Sauf si la seule chose que les autres veulent apprendre de vous, c’est comment être admiré, comment avoir l’air cool, objecta Valentine : est-ce que ce n’était pas la vraie sphère d’action de tous les influenceurs, dans quelque domaine que ce soit, politique y compris ? Et le vrai problème, le vrai malentendu entre liber et sapiens ?
Ambroisie la regarda avec une attention et une compassion accrues : elle parlait d’elle, comment pourrait-on l’encourager à être elle-même alors qu’elle se détestait tellement ? Claude réagit tout autrement :
« Dis donc, dit-elle sévèrement, c’est Contre le grand remplacement que tu es en train de nous réciter là ! “De l’influence pernicieuse des libers”… »
Valentine rougit, serra les mâchoires, Ambroisie sentit qu’elle refoulait sauvagement son envie de pleurer : comme elle était à cran ! Elle fit face cependant, parvint à répondre fermement, avec juste un léger tremblement dans la voix. Elle partageait l’avis de Daniel Goujon : tout le reste du livre était inepte et ignoble, mais ce chapitre-là établissait malheureusement un constat irréfutable. Est-ce qu’il fallait refuser de voir l’évidence sous prétexte que l’auteur était infréquentable ? Comment les sapiens ne seraient-ils pas éperdus d’admiration devant ces libers qui ne doutaient jamais d’eux-mêmes, comment pourraient-ils ne pas s’évertuer à les copier en tout ?
Claude protesta. Si elle en jugeait par son compagnon, les libers doutaient beaucoup d’eux-mêmes ! Ils étaient plus angoissés, se posaient plus de questions métaphysiques, étaient toujours prêts à tout remettre en cause. Simplement, ils ne cherchaient jamais de réponse dans l’imitation d’autrui, ils ne les cherchaient jamais ailleurs que dans leurs questions elles-mêmes. C’était une belle leçon pour ceux qui apprenaient à les connaître.
Devant la crispation des muscles de Valentine, Ambroisie décida de détendre l’atmosphère.
« Je ne suis pas un bon exemple ! s’écria-t-elle joyeusement. Ni sapiens ni liber, je n’ai jamais douté de moi. Et toi non plus, Valentine, je parie ! Tu es sûre de tes convictions, n’est-ce pas ? Tu n’as jamais copié personne. Et tu n’envies pas bêtement les libers ! » Et elle lui disait en même temps avec les yeux : « Tu sais quand même que tu es exceptionnellement douée, que c’est pour cela que tu t’es retrouvée ministre avant l’âge de vingt ans ? »
Valentine sourit enfin, d’un beau sourire fugitif, en reconnaissant qu’elle n’avait jamais eu envie de muter, qu’elle restait attachée à son espèce, Claude apporta et versa le café, et la conversation s’orienta vers des terres moins périlleuses. Ambroisie en profita pour s’absorber en Valentine. Beaucoup trop mince, pour commencer. Et bien trop seule à Paris. Elle comprit que sa famille et Strasbourg lui manquaient, qu’elle souffrait aussi d’avoir renoncé, au moins provisoirement, à sa vraie passion, la physique nucléaire, pour entrer en politique : si cela ne confirmait pas que la politique ne devrait jamais être l’affaire de professionnels ! Et le pire bien sûr était ailleurs. Si elle s’habillait de noir ainsi, c’était pour disparaître. Elle refusait à présent les tranches de cake aux fruits maison qu’Ambroisie avait apporté, dont Claude et elle se régalaient : son corps n’avait droit à rien. Même le café, elle ne le buvait que du bout des lèvres. Quelle chose terrible que d’être jeune ! Égoïstement, Ambroisie pria pour Aurore, sa fille de treize ans : qu’elle n’ait jamais à souffrir comme ça…
Elles en étaient venues à Xavier Deschamps, le successeur de Claude place Beauvau, et Valentine qui visiblement l’aimait beaucoup leur confia avec émotion une histoire atroce. À l’origine de son engagement au Parti de l’Ordre, il y avait le sort de son fils aînéOlivier Deschamps ; fils aîné de Xavier et Suzanne Deschamps, agent immobilier et activiste écolo, il devient liber en l’an 3 dans des conditions difficiles (canicule et stress), quelques heures avant son arrestation pour action illégale. Présent dans I : II et VI., disparu en l’an 3. Un simple activiste écolo, qui avait participé à la journée du 6 juin et avait fait partie de la petite minorité de malchanceux qui avaient été arrêtés, qui auraient dû être jugés en « comparution immédiate ». Il s’était retrouvé en prison au moment où les tribunaux fermaient. En attente de jugement, puis par inertie du système moribond, il était resté deux ans à Fleury-Mérogis et au final, il y était mort de faim quand le service de restauration avait cessé de fonctionner. Xavier avait appris cela d’un de ses codétenus, pas plus coupable que lui, d’ailleurs, et seul survivant… qui avait quand même passé quinze jours enfermé avec son cadavre, avant que la Ligue des droits de l’homme n’ait enfin l’idée d’aller faire le tour des prisons de la région parisienne, pour y trouver un spectacle digne de la libération de Burkenau. Ambroisie et Claude poussèrent des cris d’horreur ; l’histoire était d’ailleurs cruelle pour Claude qui n’avait pas quitté la place Beauvau pendant ces années-là, et qui avait toujours fait ce qu’elle avait pu, avec les moyens du bord. Valentine affirma qu’elle le savait bien ; Xavier, de même, n’en avait pas voulu à Daniel Goujon, pourtant ministre à l’époque où son fils croupissait en prison sans jugement. Il avait juste retenu que l’État avec tous ses défauts valait toujours mieux que le chaos.
« Dieu merci, nous n’en sommes plus là ! s’écria Ambroisie avec vigueur. On a appris à se débrouiller autrement… »
Valentine était partie et Jean n’était toujours pas rentré. Claude faisait son possible pour dissimuler son anxiété grandissante. Ambroisie la devinait d’autant mieux que si désuète, si décalée que soit cette enquête sur les actionnaires humains d’un Empire numérique, elle restait transgressive ; l’anonymat des dirigeants humains était certainement voulu et protégé. Or, concernant l’enquête, les occasions de fuite étaient nombreuses, il suffisait d’une imprudence, de l’un des informateurs utilisant par habitude le bloc-notes de son Iph, ou se confiant à un proche en appel-vidéo…
Ambroisie affirma alors à son amie qu’elle ne s’en irait pas sans avoir vu Jean : ses informations devaient être transmises en direct. Claude, réconfortée à l’idée de ne pas rester seule, s’empressa de l’inviter à dîner avec eux, à dormir dans l’ancienne chambre de son fils. Ambroisie changea son billet de train, échangea des messages avec Max, aida Claude à installer un couchage dans la chambre d’amis. Puis Claude, vaillamment, relança la conversation. Elle s’assit sur une chaise dans la chambre et dit n’avait pas voulu donner raison à Valentine pour ne pas faire une alliance des deux sapiens contre la seule liber. Pourtant, la fascination que les libers exerçaient sur les sapiens, parce que, se moquant complètement d’être populaires ou non, ils l’étaient sans lever le petit doigt, c’était une réalité, et Ambroisie devait bien en savoir quelque chose avec ses millions de vues ! Quel effet cela faisait-il, d’être adorée comme ça ? Et de faire la pluie et le beau temps sur la toile ?
Assise sur le lit, Ambroisie secouait la tête. Si elle était populaire, ce n’était pas parce qu’elle était liber. Elle l’était avant. Et pour son amie elle déroula toute l’histoire, heureuse de saisir cette occasion de lui changer les idées.
Populaire, elle l’avait été du plus loin qu’elle s’en souvenait. Dès son entrée à la maternelle, les autres enfants se battaient pour lui donner la main, tout le monde voulait jouer avec elle. C’était un fait aussi incontournable que d’avoir les yeux noirs ou le teint mat ; elle vivait avec, elle n’en pensait rien. Sa prise de conscience à ce sujet, elle ne l’avait pas vécue en mutant, mais des années plus tôt, à l’âge de dix ans. Elle était tombée sur un livre effarant destiné aux collégiennes, « Comment devenir populaire », elle l’avait lu avec stupeur. Elle s’était alors rendu compte que ce que les autres convoitaient par-dessus tout, elle le possédait depuis toujours et, comme disait Claude, sans avoir à lever le petit doigt. Elle avait compris que c’était un cercle vicieux : toujours sûre de plaire, elle arrivait en toutes circonstances détendue et souriante, elle restait naturelle, elle ne s’imposait pas, elle aimait écouter les autres et les encourager, et elle plaisait d’autant plus. Claude corrigea : c’était un cercle vertueux, pas un cercle vicieux ; le cercle vicieux, ce serait plutôt d’arriver tendue, de tout faire de travers, d’être rejetée et encore plus tendue la fois suivante. Vertueux ou vicieux, reprit Ambroisie, en tout cas c’était un cercle et elle ne pouvait pas en sortir. À partir de la lecture du livre, elle avait bien mieux compris les autres, leur agressivité ou leurs efforts pathétiques pour jouer des rôles qui ne leur convenaient pas. Dès lors, elle avait essayé de désamorcer les conflits, de rapprocher les gens entre eux. Et cela l’avait rendue encore plus populaire. Chaque année en changeant de classe elle se retrouvait au centre du groupe majoritaire, à devoir ménager toutes les susceptibilités en cherchant à faire plaisir à tout le monde, et il y avait toujours un ou deux exclus qui la détestaient, lui tournaient le dos, l’insultaient à la première occasion. Son vrai défi, son vrai plaisir était alors d’aller vers eux, de leur montrer qu’elle les préférait aux autres ; ils se révélaient souvent plus sensibles, plus passionnés et plus fidèles. Viviane Sautange, au début du CM2, lui avait volé ses affaires dans son sac pour les déchirer, et elle était toujours sa meilleure amie aujourd’hui…
Ambroisie en tout cas était contente d’avoir fait ses découvertes majeures à la fin de l’école primaire. La popularité au collège était une expérience épuisante, une sorte de métier de relations publiques à temps complet, qui tenait aussi de la diplomatie, des intrigues de cour ou de la politique politicienne : pas étonnant qu’elle n’ait pas fait d’étincelles en classe, elle n’en avait ni le temps, ni l’énergie… Claude approuva : pour sa part, elle était juste la fille qu’on ne remarque pas, qui se contente de deux ou trois copines aussi ternes qu’elle, qui ne la fréquentent que faute de mieux. Alors elle avait bossé, il fallait bien passer le temps, elle était devenue une bête de travail à lunettes qui ne pensait jamais à son absence de vie sociale, seulement à la masse de connaissances à assimiler… Elles évoquèrent un moment cette Claude ado, puis Ambroisie revint aux likes sur les réseaux sociaux : qu’est-ce que c’était d’autre qu’un vaste collège planétaire, mais, heureusement, virtuel ? Dieu merci, sa vie était ailleurs, à Bordeaux, avec ses enfants, ses deux ex, tous ses amis, les gens avec qui elle travaillait professionnellement ou bénévolement. La mutation n’avait rien changé. Détachée de son image, elle l’était déjà ; elle avait déjà appris à se servir de sa popularité pour des combats qui lui tenaient à cœur.
« Tout de même, dit rêveusement Claude, ça doit être génial d’être aimée par des millions de personnes.
‒ Je ne suis pas aimée ! protesta Ambroisie. Être populaire, ce n’est pas être aimée. »
La conversation commençait à aller trop loin. Elle n’était pas sûre d’avoir envie de poursuivre. Cependant, Jean n’arrivait toujours pas.
Bien sûr, à l’origine de la popularité il y avait forcément de l’amour, celui dont ses parents avaient su l’aimer pour lui donner une telle confiance en elle, et plus profond, derrière, la certitude d’être aimée de Dieu : c’était la base, même si elle savait que Claude n’y croyait pas… Son amie la regarda avec respect :
« Je crois que ce que tu ressens existe. Pour moi, c’est ton propre centre, ton équilibre. Pour le dire avec les mots de la Bible, c’est ton amour pour toi-même qui te rend capable d’aimer les autres autant que toi. »
Ambroisie poursuivit sans discuter. Il fallait qu’elle se sente aimée, à la base, pour aller vers tous les autres avec assurance et calme, mais ce qu’ils lui renvoyaient, ce n’était pas de l’amour ! Quand elle avait réussi à gagner la confiance de Viviane, qu’elles étaient devenues amies, celle-ci l’avait aimée telle qu’elle était. Tandis que les fillettes qui se battaient pour lui donner la main en rang par deux, elles ne l’aimaient pas du tout, elles se battaient pour une image, pour une place prestigieuse, pour le regard des autres dans la classe. Parfois même, c’était le contraire de l’amour. (« Seigneur, je t’en prie, fais que Jean arrive enfin, qu’il ne lui soit rien arrivé et que je n’aie pas besoin d’en dire plus ! »)
Sa popularité lui avait coûté l’amour de Victor, ça restait le plus grand chagrin de sa vie. Il n’avait pourtant pas été attiré par elle pour de mauvaises raisons, il l’avait vraiment aimée au début, quand ils s’étaient rencontrés, quand elle avait quitté Max pour lui. Il n’avait pas su vivre ensuite avec son image publique, avec son aura.
Elle s’arrêta. Elle ne pouvait pas évoquer ce moment sans éprouver une douleur physique fantôme, celle de ses seins gorgés de lait, de la tétée retardée au moment précis où elle aurait éveillé doucement le nourrisson parce que Victor s’était mis à parler de leur couple, parce que Victor disait qu’il n’était pas heureux avec elle… qu’il se sentait trop écrasé, trop humilié… qu’il l’avait trompée depuis le début pour se relever à ses propres yeux… que ça ne suffisait plus et qu’il voulait partir… Elle raconta maladroitement, sans cesser de se demander comment cela pouvait lui faire encore si mal dans les seins simplement de penser à cela, comme si sa mémoire affective avait tout enregistré de travers.
« Quel minable ! » s’exclama Claude.
Voilà juste ce qu’Ambroisie voulait à tout prix éviter. Elle respira profondément et dit doucement : « C’est le père de mes deux plus jeunes enfants.
‒ C’est triste d’avoir pour père un minable, mais ça ne les empêchera pas d’être des gens très bien. Désolée : un homme qui se sent atteint dans sa virilité parce que sa femme réussit mieux que lui, ou parce qu’elle fait des vidéos qui ont beaucoup de likes, qui a besoin alors de la tromper pour se prouver qu’il est un homme, ça reste un minable. Sans parler d’aller te dire ça alors que vous aviez un bébé de deux mois, une pitchounette de deux ans ! Il ne pouvait pas y penser avant ? Comment as-tu pu après ça accepter qu’il revienne vivre chez toi, comment peux-tu supporter de le croiser tous les jours ? »
Ambroisie n’aurait pas dû en vouloir à Claude : Max et Viviane ne l’avaient pas compris davantage. L’emménagement de Victor à Château caché quatre ans plus tôt ne s’était pas fait sans pleurs ni grincements de dents. Cela s’était tassé depuis, mais ce n’était pas encore l’harmonie dont elle rêvait…
« Je l’aime toujours, dit-elle simplement. Comme j’aime toujours Max. Je crois que l’amour qu’on a eu pour quelqu’un ne meurt jamais, même s’il change de forme. »
Claude secouait la tête, butée dans son incompréhension : « Moi aussi, j’aime toujours le père de mon fils. »
Elle était déjà veuve quand Ambroisie l’avait rencontrée, ayant perdu son mari très tôt et élevé son garçon toute seule.
« Même si je suis avec Jean aujourd’hui, il est toujours présent quelque part. Mais s’il m’avait trompée et quittée, je ne lui aurais jamais pardonné ! »
Pardonner. Le verbe avait un pouvoir apaisant. Elle sentit sa colère envers Claude se détacher d’elle et tomber. Elle sentait toujours un peu les griffes dans ses seins, elle se souvenait surtout de la sensation de l’allaitement, cette souffrance et ce plaisir mêlés à éprouver que tout ce qui était dur, gonflé, douloureux allait pouvoir sortir, déborder, être donné, et le pincement de la petite bouche avide… Elle pria à nouveau pour que Jean ne soit pas en danger, qu’il aille bien et qu’il rentre vite, et dit légèrement :
« Moi, je crois au contraire qu’on peut tout pardonner. Je reconnais que pour le coup, ça aide d’être liber : on découvre qu’on peut aimer l’autre sans avoir besoin de lui.
‒ Comment est-ce que ce serait possible ? » demanda Claude, totalement incrédule.
Et soudain, comme ne pouvant en supporter davantage, elle se leva nerveusement, fut d’un bond à la fenêtre, l’ouvrit et se pencha anxieusement vers la rue. Ambroisie la rejoignit aussitôt. Il faisait presque nuit à présent et il commençait juste à pleuvoir. Oh ce Paris odorant éveillé par les premières gouttes de pluie sur les trottoirs : mégots et soleil poussiéreux, bouches de métro et chaleur humaine !
« Voilà Jean ! » s’écria Claude, saisissant son amie au poignet, ne dissimulant plus, disant enfin toute sa peur en même temps que toute sa joie.
Le temps que Jean monte l’escalier, Claude s’était reprise ; elle l’accueillit en souriant, d’un simple : « Je commençais à me demander ce que tu fabriquais ! » et il s’excusa avec autant de flegme : cela avait été plus long que prévu, et tant qu’il était en rendez-vous il préférait ne pas utiliser son Iph, c’était plus sûr. Il n’en dit pas plus, et Claude s’éclipsa à la cuisine pour laisser Ambroisie lui donner ses informations. Elle avait un nom cette fois, d’une source qui lui semblait fiable : d’après le propriétaire de Château Cheval blanc, le milliardaire acheteur de la Cité du vin était un certain René Barougier qu’il avait déjà croisé avant l’an zéro ; il serait derrière les rumeurs orchestrées et la multiplication des intermédiaires. Jean nota gravement, il coderait ensuite, puis brûlerait les notes non codées, et Ambroisie pensa une fois de plus qu’il était trop seul, qu’il faudrait une petite équipe partageant l’ensemble de ses secrets. Mais qui pourrait l’empêcher de n’en faire qu’à sa tête ? Elle le trouva à la fois fatigué, satisfait et profondément heureux, comme quelqu’un qui se reconnaît jusqu’au bout dans la vie qu’il mène.
Ce fut en dînant à trois qu’ils reparlèrent politique. Claude et Ambroisie avaient toutes deux été pressenties par Ulysse Marcheur pour présenter leur candidature aux législatives, mais Claude ne voulait pas avoir enfin lâché la place Beauvau pour se retrouver à siéger au palais Bourbon, et Ambroisie ne partageait décidément pas les idées du Parti de l’Ordre.
« Tu ferais mieux de créer ton propre parti, lui dit Claude qui poursuivait sur sa hantise : regarde les millions de gens qui te suivent sur les réseaux sociaux, tu ne manquerais pas de partisans ! »
De partisans, oui, mais de quoi ? Telle était la question. Alors Claude et Jean, très complices et qui semblaient avoir besoin de rire et de se détendre, la poussèrent dans ses retranchements en l’interrogeant. Ils jouaient les animateurs télé, et Jean se livra à une excellente imitation de Martial Orlamonde.
« Tu sais que ça ferait un très bon programme ? conclut enfin Claude. Ce qui est surtout bien est qu’il tient en trois pages, et quelques slogans : “Moins d’État”, “Moins de politique”, “Faites confiance aux acteurs de terrain”. Plus long, ce n’est pas la peine, les gens ne lisent pas. Il ne te reste plus qu’à trouver un nom… »
L’alcool aidant, ils s’amusèrent une partie de la soirée avec des propositions saugrenues : le Parti Riquiqui ? le Parti Provisoire Pour la Dissolution de tous les Partis ? le RDPFF, Rassemblement Dispersé Pour une France Faible ? Ou peut-être plutôt une Dispersion Organisée ? Ou un Saupoudrage de Sympathisants ? Ou tout simplement le Parti Minimaliste ? Claude y adhérerait aussitôt : elle avait bien été une ministre de l’Intérieur minimaliste dans un ministère minimaliste aussi !
Il y avait beaucoup à retenir de cette visite rue de Surène : prier pour Valentine et pour Jean, se souvenir en voyant Xavier Deschamps de son fils mort de faim à Fleury-Mérogis, penser à cette question difficile de l’influence que les libers exerceraient sans le vouloir sur les sapiens simplement en étant eux-mêmes. Pourtant, ce nom de Parti Minimaliste trottait aussi dans la tête d’Ambroisie, comme une plaisanterie joyeuse qui pourrait prendre corps. Pourquoi donc la politique devrait-elle être prise au sérieux ?
Huit jours plus tard, le 17 avril, Ambroisie recevait pour le week-end un/e autre de ses ami/es virtuel/le/s de longue date, Camille Charlie, chef de file des Dégenrés. Cette invitation était un événement : les asexuels assez engagés pour avoir modifié leur apparence physique restaient groupés dans un périmètre limité à quelques rues du IVe arrondissement de Paris. L’habitude de vivre en vase clos les avait rendus d’une méfiance paranoïaque envers les « genrés », en particulier masculins. Pourtant, Camille aimait bien Ambroisie. Iel était déjà une star du net lorsqu’elle avait commencé à poster des vidéos ; iel l’avait aussitôt encouragée. Ils avaient communiqué régulièrement des années durant, elle l’avait visité chez lui ou elle une demi-douzaine de fois. Ils avaient souvent évoqué ensemble ce séjour à Château caché ; Camille en rêvait mais avec tant d’appréhensions qu’Ambroisie n’avait jamais cru qu’iel passerait à l’acte. Et voici qu’iel était là, descendu/e du train sain/e et sauf/ve quoiqu’encore tout bouleversé/e de la promiscuité du wagon, dûment récupéré/e sur le quai par Ambroisie elle-même et amené/e directement en voiture jusqu’à l’intérieur des grilles. C’était immense. Elle appréciait l’effort exceptionnel, et la preuve d’amitié qu’il constituait.
De son côté, Ambroisie s’était donné du mal pour éviter toute cause de malaise. Elle avait encouragé ses deux aînés, Antarès et Aloysius, à aller passer la soirée ailleurs ; il serait temps de les présenter à Camille plus tard dans le week-end, tandis qu’à peine arrivé/e, se retrouver en présence de ces deux jeunes mâles tout gonflés de testostérone aurait été trop brutal pour lui ou elle. Pour la même raison, elle n’avait pas invité Victor à dîner, et avait juste proposé à Viviane de venir passer un moment avec eux à l’apéritif. Elle avait entraîné Max et ses enfants à pratiquer la parole respectueuse, en alternant masculin et féminin dès que la différence était audible. Ce qui avait permis d’expliquer à Archange qu’on ne pouvait pas les mélanger dans la même phrase, et donc de refaire un peu de grammaire.
Camille avait posé ses bagages volumineux dans la chambre d’amis, Ambroisie lui avait présenté Max, Aurore et Archange, et à présent, elle lui faisait faire le tour entier du jardin. Vêtu/e d’une large tunique blanc-crème trop salissante, iel posait précautionneusement sur la terre humide ses petits pieds chaussés d’escarpins vernis. Comme c’était étrange de le ou la voir au grand jour, sans fond d’écran noir autour pour mettre en valeur sa face blanche comme la lune, sans la lumière tamisée des lampes de son appartement ! Sous son crâne épilé, son visage rond et glabre n’était pas aussi pâle qu’il voulait le paraître. En l’apercevant dans un rayon de soleil, Ambroisie fut frappée au contraire par sa chair rosée, avec par endroits des plaques de poudre blanche mal étalée : c’était donc ça ! Elle n’avait jamais remarqué non plus son odeur vaguement pharmaceutique, due sans doute à la quarantaine de médicaments qu’iel devait absorber chaque jour pour arriver à la neutralité hormonale, ou supprimer les effets secondaires des divers régulateurs. Tandis qu’elle le ou la guidait et qu’iel avançait gauchement à ses côtés, aussi déplacé/e dans l’explosion du printemps, le parfum des lilas, les roses jaunes qui commençaient à s’ouvrir qu’une vieille tortue au milieu d’un bondissement de jeunes lièvres, elle le ou la perçut soudain comme une création humaine fragile et artificielle, une nouvelle sorte de femme girafe ou de Chinoise aux pieds bandés. Toute sa vie s’épuisait dans ce combat pathétique pour ne pas être ce que la nature l’avait fait.
Bien entendu, son appréciation du jardin s’en ressentait. Camille n’était ni aveugle, ni indifférent/e. Iel pouvait s’extasier autant qu’Ambroisie devant certains des spectacles qu’elle aimait, comme les gouttes d’eau irisées, vestiges de la pluie brève de l’après-midi, accrochées aux fils d’argent d’une toile d’araignée, entre les hautes tiges des herbes déjà folles. Mais devant les insectes bourdonnants, la longue colonne de chenilles processionnaires partie investir un autre pin, le manège des mésanges bleues allant tour à tour nourrir le nid sur le toit de la cabane à outils, les oisillons visibles d’en bas, sur la pointe des pieds, à condition de ne pas effrayer les parents, iel n’était pas seulement hors de son élément, plutôt parachuté/e dans une jungle hostile grouillant de bêtes venimeuses. À y réfléchir, ce n’était pas une bonne idée de l’inviter au printemps, l’automne lui aurait mieux convenu. Pour l’instant, iel considérait mésanges et chenilles avec une désapprobation douloureuse : tous ces êtres vivants qui passaient leur existence à s’évertuer à en faire vivre d’autres après eux, tout aussi inutiles, qui ne se concevaient donc que comme des maillons d’une chaîne dont on ne voyait ni le bout ni la raison d’être… Quel manque d’ambition et d’imagination !
« Je serais mal venue de les critiquer, remarqua Ambroisie, les yeux fixés sur monsieur ou madame mésange ‒ elle avait oublié le truc pour les distinguer ‒ rapportant de nouveaux vers au nid. Il me semble que c’est l’image de mon existence.
‒ Pardonnez aux sapiens, ils ne savent pas ce qu’ils font ! s’écria Camille, les yeux au ciel, avec une emphase comique. Tu t’es tout de même arrêtée quand tu as muté…
‒ À vrai dire, c’est surtout parce que Victor m’a quittée quatre mois après… Sinon, on en aurait eu d’autres. »
Camille ne cacha pas son effarement ni sa consternation : iel s’était persuadé/e qu’aucune liber ne pouvait avoir envie d’enfant. Mais non, elle ne projetait pas d’en faire un cinquième ! Sa vie était trop pleine, et son corps trop vieux pour en porter. Elle savait cependant que si elle retombait amoureuse, ce serait une frustration et même une petite douleur : elle ne pouvait pas s’imaginer en couple avec un homme qui ne lui donnerait pas au moins un enfant. C’était pour cela sans doute qu’elle restait seule.
« Là, tu apportes de l’eau à mon moulin, rétorqua Camille. C’est bien la preuve que l’humanité doit se débarrasser de “l’amour”, cette sublimation des instincts animaux. L’amitié et la compassion suffisent à remplir la vie avec de vrais sentiments humains. Et elles n’entretiennent pas la surpopulation ! »
Ambroisie ne répondit pas. Elle connaissait depuis longtemps ses idées, mais elle ne pouvait pas les partager. Et en l’occurrence, elle était un peu blessée qu’iel puisse parler comme cela de son désir d’enfants juste après avoir été accueilli/e par Aurore et par Archange. Elle avait beau savoir que beaucoup revendiquaient le droit de refuser par principe la procréation sans qu’on leur jette à la figure les êtres humains de chair et d’os qui n’auraient pas vu le jour si on les avait écoutés, quand il s’agissait de ses propres enfants, cela la touchait malgré elle.
Ils s’étaient assis sur le banc sous le pin, éclairé à cette heure-ci par les rayons rasants du soleil. Camille avait déjà oublié le jardin. Iel n’avait pas vu le potager, ils n’étaient pas allés jusqu’aux trois cerisiers, et iel ne s’en souciait pas. Iel s’était mis à parler politique avec animation. Iel avait cédé aux instances des membres de son mouvement, désormais devenu le PDD : Pour une Démocratie Dégenrée ; ils présentaient une liste aux législatives ! Iel ne savait pas combien ils auraient d’élus, mais avec le système de la proportionnelle, iel était sûr/e, comme chef de file, d’être au moins député/e lui ou elle-même. C’était ce qui l’avait décidé/e « à sortir de son marais », comme iel le disait plaisamment, pour s’aventurer dans le vaste monde. Il fallait absolument qu’Ambroisie se présente elle aussi, pas forcément sous la bannière du PDD, iel connaissait et respectait ses réticences à leur égard, qu’elle profite juste de sa popularité pour se faire élire à la proportionnelle comme une indépendante, puis, une fois à l’Assemblée nationale, qu’elle vienne siéger près de lui ou elle ! S’iel était seul/e, ou s’ils n’étaient que deux dégenré/e/s, comment pourrait-iel supporter la proximité d’un membre d’un autre parti, à tous les coups genré, et peut-être mâle ? Iel avait tenté en vain de décider « Élisa » ‒ Élisa GouleMilitante antispéciste et féministe, cheffe des Véganes du Nord, elle a profité de la prise de l’Assemblée nationale par des manifestants en l’an 3 pour faire connaître à la tribune sa Déclaration des droits des animaux. Présente dans I : VI et dans II : IV. , cheffe des ex Véganes du nord, récemment rebaptisées Véganes de partout ‒ elle refusait de participer à « cette parodie de démocratie dans laquelle les mâles et les carnivores avaient le droit de vote tandis que les animaux ne l’avaient pas ». Il n’y aurait donc a priori ni féministes, ni gays militants. Tous les autres lui semblaient insupportables. Iel s’étendit un moment sur le sujet, passa de Daniel Meunier, le leader du Parti de l’Ordre, à Xavier Deschamps qui viendrait représenter le gouvernement dans l’hémicycle. Et si c’était un salafiste qui s’asseyait près de lui ou elle, et qu’il portait la barbe ? Iel frissonna de dégoût.
« Tu sais, dit légèrement Ambroisie, que ta réaction est limite islamophobe ?
‒ Non, pourquoi ? répondit Camille sur le même ton. Je ne lui reproche pas de croire en un Dieu unique qu’on ne peut pas représenter, juste de se faire pousser des poils sur la figure. En outre, je ne vois pas le rapport avec sa foi.
‒ Il suffit peut-être que lui le voie… »
Il y eut un silence durant lequel chacun d’eux regarda ailleurs. Puis ils se sourirent. En plus de quinze ans de relations, ils n’étaient jamais passés aussi près d’une dispute, et aucun d’eux n’avait envie que cela leur arrive alors qu’elle le ou la recevait à « Château caché ».
Ambroisie se leva : « Si tu veux aller défaire tes bagages… On se retrouve pour l’apéritif dans un quart d’heure. Il fait tellement beau qu’on pourra manger dehors. »
Le cercle de pierres du foyer de plein air était à quelques mètres de la maison. Max et Archange s’affairaient déjà à allumer le feu ; ils prirent le relai auprès de Camille, secondés par Aurore qui conversait par Iph avec ses copines du catéchisme sans que cela absorbe toute son attention. Ambroisie retourna seule vers les cerisiers. Elle avait pensé d’abord renoncer pour ce soir à ses dix minutes de prière au coucher du soleil, mais finalement elle en avait besoin. Plus grave que l’agacement ou la colère, il y avait eu ce moment vertigineux où, à la place de Camille, son étonnant/e ami/e virtuel/le, elle avait vu de bien trop près un être qu’elle ne reconnaissait pas et qu’elle n’aimait pas : un quinquagénaire bedonnant, maniéré et efféminé, se gaussant de Xavier Deschamps d’une voix de fausset. Si elle ne se ressaisissait pas, elle ne pourrait plus cesser de voir celui-là à travers Camille, elle se persuaderait que c’était lui qui était vrai, comme si la vérité pouvait jamais vous éloigner de l’amour ! En outre, elle avait un autre sujet de tourment : Aurore qui à treize ans à peine voulait déjà se lier par des vœux personnels, qu’elle suppliait en vain d’attendre quelques années… Elle priait toujours en marchant, de préférence en allant caresser au passage l’écorce des arbres ou presser sa joue contre la pierre du mur du jardin. Elle ne fut distraite qu’un instant à la vue de Victor quittant son pavillon voisin, lui envoyant un baiser de loin pour ne pas la déranger. Un concert d’oiseaux au-dessus d’elle salua le bleu profond du ciel éteint une fois le soleil disparu.
Elle revint rassérénée dans la pénombre. La lueur éloignée du feu, celle surtout des trois lanternes de verre poli éclairaient une scène paisible. Max disposait les apéritifs et débouchait le vin. Archange avait enfin trouvé un partenaire pour le Mikado : Camille assis/e dans un bon fauteuil, bien emmitouflé/e contre la fraîcheur du soir, était redevenu/e félin/e et énigmatique ; iel jouait avec une grande concentration, beaucoup de délicatesse et d’habileté. Aurore debout derrière eux commentait chaque coup, faisait ses pronostics sur le coup suivant. Iph en lampe torche pour traverser le jardin, Viviane fit son apparition en tenue de sortie : talons hauts, pantalon moulant, chemisier turquoise assorti à son fard à paupières. Camille et elle se considérèrent à distance avec une certaine perplexité, on entretint une conversation polie sur Bordeaux, et bientôt, Viviane refusa un second verre : elle passait la soirée en ville (elle était dans sa veine d’aventures d’un soir).
Le feu mourait doucement ; on put poser les grilles du barbecue sur les braises rougeoyantes. Camille redit avec enthousiasme qu’iel n’avait jamais l’occasion de manger de la viande : la dernière boucherie du Marais avait fermé, et iel ne fréquentait pratiquement que des véganes.
« On en mange très peu aussi, expliqua Max. Il faut que ce soit une fête. Festin et sacrifice aux dieux, comme dans l’Antiquité. »
Ils étaient cinq à table, c’était un bon nombre pour parler et s’écouter. Comme toujours, Aurore et Archange s’adaptèrent à la conversation des adultes, qui prenaient de leur côté la peine de les inclure, en ajoutant souvent pour Archange les explications nécessaires. Bien entendu, il fallut réexpliquer à Camille que Max n’était pas le père de ces deux-là. Néanmoins, ils se retrouvaient fréquemment dans cette configuration familiale, car les deux aînés sortaient beaucoup désormais, et toujours ensemble, et qu’il était rare que Max ne vienne pas dîner, bien souvent, comme ce soir, en offrant et préparant le repas. En fait, chacun de ses deux ex était pleinement le beau-père de ses deux autres enfants : Victor était resté proche des aînés avec lesquels il avait vécu lorsqu’ils avaient entre trois et neuf ans. Camille interrogea Max sur son métier passé de professeur des écoles, sur les loisirs que lui donnait sa sinécure : sa passion pour l’immense ville romaine enfouie sous Bordeaux, les équipes archéologiques auxquelles il appartenait. Puis ils parlèrent libers et sapiens : Max désormais le seul sapiens de Château caché, Archange qui à l’an zéro avait muté in utero, parce qu’Ambroisie avait mangé des Omasanty pendant sa grossesse, les neurologues et neuropsychiatres qui le suivaient depuis sa petite enfance, la thèse qu’on écrivait sur lui… C’était un sujet inépuisable de plaisanteries familiales ; personne ne voyait de différence avec ses frères et sœurs, si ce n’est que les aînés se souvenaient d’avoir été sapiens. Ils en vinrent à genrés et non genrés ; avec quelques coups d’œil anxieux à Max bienveillant, Camille expliqua comment, dix ans plus tôt, la mutation l’avait décidé/e à aller au bout de son désir de n’être ni homme ni femme. Ambroisie pouvait en témoigner, n’est-ce pas ? Iel n’avait pas changé en mutant, iel était seulement devenu/e pleinement lui ou elle-même. Et soudain, Aurore prit la parole, elle expliqua pourquoi elle voulait prononcer ses vœux personnels, pourquoi elle se sentait sûre de savoir, sûre de ne pas changer. Ambroisie put lui dire qu’elle avait « réfléchi » ‒ elle savait plus que jamais ce soir qu’elle « réfléchissait » une sagesse qui ne venait pas d’elle ‒ : elle pouvait faire confiance à Aurore pour savoir ce qui était bon pour elle, elle pouvait respecter son choix.
Ils allèrent tous ensemble ranimer le feu qui crépita dans la nuit, leur souffla au visage son haleine chaude et sèche qui sentait les arbres. Depuis plusieurs jours, ils préparaient une surprise à Camille : ils avaient appris à chanter l’hymne queer à quatre voix ! Max chantait les femmes en ténor, Aurore les hommes en soprano, Ambroisie le récitatif en alto, et Camille pourrait rejoindre Archange sur le contre-chant, qui était fait pour une voix de haute-contre… Debout aux quatre coins du foyer, ils le chantèrent à plusieurs reprises, les flammes dansant sur tous les visages, la fumée piquant parfois les yeux d’Aurore. On discuta pour savoir comment placer un Iph qui les enregistrerait sans privilégier un pupitre. Ils purent enfin écouter ensemble le résultat. Comme la voix de Camille était belle lorsqu’iel chantait, comme elle se mariait bien au timbre parfaitement pur d’Archange ! Puis ils approchèrent les fauteuils de jardin, Max alla prendre sa guitare, Ambroisie et lui retrouvèrent leur vieux répertoire de chansons villageoises, dont le fameux « au chant de l‘alouette, je veille et je dors » qui leur rappelait toujours leurs fiançailles, l’émerveillement d’Ambroisie à l’idée de s’appeler Alouette à son tour, d’épouser jusqu’au nom de Max… Ils se souriaient des yeux en chantant. Comme ils avaient été heureux ensemble ! Ambroisie s’en serait presque voulu d’avoir tout gâché, si ce n’est qu’Aurore et Archange étaient issus de ce gâchis et qu’il suffisait de les regarder pour ne rien regretter. Comme dans leur répertoire, il n’était question que de filles à marier, de garçons cherchant à les embrasser, de cordonniers en tombant amoureux en les chaussant, et que le sourire bienveillant de Camille commençait à se crisper, ils passèrent à l’occitan : les paroles n’étaient guère différentes, mais plus personne ne s’en souciait. Ils terminèrent, toujours à deux voix, par « Se canto » lancé vers les étoiles.
Les enfants étaient rentrés depuis un moment. Le feu s’éteignait doucement. Max s’en fut tout seul vers son pavillon, souriant jusqu’au bout, tête rentrée dans les épaules en s’en allant ; Ambroisie suivit des yeux son dos qui s’éloignait. Il commençait à faire froid dehors ; Camille et elle allèrent boire une tisane à l’intérieur. Camille cherchait ses mots pour lui parler de cette soirée ; iel était ému/e aux larmes. Ces enfants libers et prépubères, si mûrs, si attentifs, la perfection de l’humanité qu’ils représentaient ! Comme on s’abimait après, comme les hormones allaient tout gâcher, enlaidir les corps et bousiller les voix ! Et comme ils l’avaient accueilli/e ! Jamais en outre iel n’aurait imaginé rencontrer un homme genré aussi gentil que Max. Ah, iel pouvait toujours prétendre donner des leçons : ce mâle sapiens qui avait changé son amour pour Ambroisie en une amitié étendue aux enfants qu’elle avait eu d’un autre, qui renonçait à sa propre sexualité pour vivre près d’elle, continuer à l’aimer ainsi… C’était très bon de voir ça ; iel caricaturait trop les genrés, et les sapiens. Quel privilège d’avoir une amie comme Ambroisie !
« Allons, dis-moi que tu ne vas pas me laisser seule à l’Assemblée nationale ! Je précise que je dis seule avec un e : en tant que femme, tu n’abandonnerais pas une jeune fille pudique et rougissante dans le vestiaire d’une équipe de foot après le match ? Alors, imagine ce que représente pour moi le palais Bourbon… »
Ambroisie n’y avait pas repensé de la soirée, et pourtant sa décision était prise. Elle était candidate ! Non, ni chez les Dégenrés, ni en indépendante :
« Je crois plutôt que je vais créer mon propre parti. Il reste une semaine pour déposer la liste ? Je vais envoyer tout de suite un message à une série de gens… »
7 mai, rue des Blancs Manteaux, au cœur de l’enclave asexuelle du Marais. Ulysse y avait rendez-vous avec un certain, ou une certaine Camille Charlie, fondateur ou fondatrice du PDD (Pour une Démocratie Dégenrée), qui l’avait invité à son domicile. Tout semblait étouffé et capitonné, l’entrée, l’escalier, l’ascenseur, le timbre de la sonnette. La porte s’ouvrit, et Ulysse découvrit une créature indéfinissable, pâle et ronde, chauve et glabre, sans sexe et sans âge, flottant dans une large robe de mage aux manches longues, évidemment izimède, de couleur argentée et vaguement scintillante. Il ou elle l’introduisit dans un appartement calfeutré et douillet où il devait faire bon se lover, loin du bruit du monde. Des rideaux épais masquaient toutes les fenêtres, entretenaient une pénombre étudiée, avec quelques coins savamment éclairés par des lampes à la lumière estompée.
Le PDD avait beau être un tout petit parti, à peine vieux d’un mois, à sa propre surprise, Ulysse se sentait intimidé. Ne pas savoir s’il avait affaire à un homme ou une femme le déconcertait. L’entrevue lui parut moins simple que ce qu’il avait à l’esprit en la proposant. Il commença par s’excuser avec la politesse déférente qu’il aurait pu marquer envers un ambassadeur extra-terrestre : il ne savait pas comment s’adresser à son interlocuteur. Est-ce que le masculin pouvait être accepté en tant que neutre, sans être tenu pour offensant ? Camille Charlie venait de le mener, lentement et cérémonieusement, jusqu’à deux fauteuils bas près d’un guéridon sur lequel luisait une lampe à abat-jour vieux rose, de le prier de s’asseoir d’une voix douce tout en le fixant d’un regard hypnotique. Ulysse eut l’impression qu’il allait se mettre à lire l’avenir dans des feuilles de thé mais il se contenta d’expliquer de son murmure caressant le protocole compliqué de l’alternance des masculins et féminins. Ulysse l’appliqua scrupuleusement pendant toute sa visite, tout en pensant Camille Charlie au masculin-neutre, qu’il trouvait plus pratique.
Ils échangèrent quelques politesses pendant que Camille Charlie préparait puis faisait infuser un thé vert aux épices et au gingembre. Ulysse huma son thé et se lança dans son laïus. Inutile d’attendre le résultat des législatives le mardi suivant : le PDD allait entrer au Parlement grâce à ce nouveau système d’élection fondé sur la proportionnelle, qui permettait enfin une représentation du pays réel (ou peut-être plutôt de tous les groupuscules d’activistes déterminés à se donner de l’audience, mais ça, bien sûr, Ulysse se garda de le dire). Est-ce que ce jeune mouvement plein d’avenir se joindrait au PO et aux représentants des anciens partis de droite et de gauche pour participer à une union nationale qui leur permettrait de travailler ensemble dans ces circonstances exceptionnelles ? Le gouvernement pouvait s’engager à respecter les droits des personnes asexuelles, à satisfaire leurs demandes de reconnaissance et de visibilité…
Camille Charlie en réponse continua à le fixer sans ciller au-dessus du guéridon et laissa durer un silence dans lequel Ulysse, piteux, sentit qu’il perdait pied. Visiblement il venait de révéler son ignorance totale des revendications du PDD. Sous l’emprise de ces yeux, il préféra ne pas s’obstiner et avoua qu’il n’avait pas lu leur programme ; maintenant qu’il était là, son interlocuteur pouvait sans doute l’éclairer… Il renouvela ses excuses et termina par quelques phrases embrouillées sur la nécessité d’apprendre à se connaître.
Camille Charlie se contenta de hocher doucement la tête. Puis, posément, il déroula un exposé stupéfiant. Il y avait trois types de dégenrés : des asexuels de naissance ‒ c’était un des effets possibles des perturbateurs endocriniens ‒ qui estimaient que leur condition particulière les délivrait d’un esclavage indigne ; des asexuels par choix, qui utilisaient toutes les ressources de la science pour se débarrasser de leurs pulsions sexuelles et parfois aussi de leur apparence sexuée ; des hommes et des femmes qui n’avaient pas renoncé à avoir une vie sexuelle d’orientation gay ou hétéro, mais considéraient qu’elle était leur affaire privée, qu’ils la vivaient seuls avec des fantasmes et des accessoires, en aucun cas avec des partenaires humains. Les dégenrés du troisième type étaient majoritaires et leur nombre ne cessait de croître. En effet, ajouta Camille Charlie, fixant toujours sans ciller Ulysse qui de son côté s’appliquait de son mieux à prendre l’air dégagé, beaucoup avaient déjà opté pour ce comportement pour diverses raisons personnelles avant de lui donner un sens éthique et politique. Ce qui l’amenait au credo commun des trois catégories de dégenrés : ne jamais laisser la sexualité interférer dans leurs rapports avec un autre être humain.
Cela dépassait de beaucoup la lutte contre le sexisme ordinaire d’avant l’an zéro ! Bien sûr, il était bon de continuer à dégenrer toutes les activités, et donc, dans un premier temps, d’encourager, par exemple, la boxe féminine et la broderie masculine. Mais il s’agissait surtout d’exclure la possibilité de tomber amoureux ou amoureuse d’un ou une camarade de faculté ou collègue de travail, de se complaire dans la fréquentation « innocente » de personnes pour lesquelles on éprouvait une attirance physique, ou, à l’inverse, de rechercher le confort d’une complicité familière entre rivales ou rivaux poursuivant les mêmes proies, riant ensemble des mêmes obscénités, et se sentant d’autant plus proches : la prétendue camaraderie virile ou les confidences entre copines des hétéros étaient également à proscrire. Tant que de tels comportement étaient considérés comme normaux, comment pouvait-on parler d’égalité républicaine ? Le programme des dégenrés incluait donc divers moyens de lutter pour un déconditionnement des mentalités et des pratiques sociales. D’abord, encourager la mutation ; les libers étaient plus détachés de leurs pulsions sexuelles que les sapiens. Puis rechercher et favoriser les apparences unisexes (vêtements, coiffures, etc.), promouvoir les changements d’état civil pour l’adoption de prénoms neutres, dès que possible à la troisième personne utiliser le pronom iel. Enfin, réserver les comportements de séduction entre « genrés » impénitents à des lieux et circonstances particuliers, du type sites spécialisés, speed dating, boîtes de nuit, afin de permettre à celles et ceux qui voulaient simplement des échanges avec des êtres humains d’éviter ces lieux et ces circonstances.
Comme Ulysse, réellement intéressé, soulevait un certain nombre d’objections, ils discutèrent des mesures pratiques que pourraient entraîner de tels principes. Les chartes de bonne conduite des établissements publics ou privés devraient interdire les avances ou les aventures, et inviter à démissionner si on tombait sérieusement amoureux d’un ou une collègue, qu’il serait toujours possible ensuite de revoir dans l’intimité, sans interférer avec une relation professionnelle. Camille Charlie se défendit par ailleurs de condamner les gens qui pour des raisons psychologiques personnelles ne pouvaient s’empêcher de faire des différences entre hommes et femmes, par « exemple » (il détacha ce mot en fixant toujours Ulysse de son regard hypnotique) de faire plus confiance aux premiers qu’aux secondes ; il se disait certain que cela se rééduquait par ce qu’il appelait le déconditionnement. Il parla de « Rencontres neutralisées », le réseau social qu’il avait créé dix ans plus tôt : on ne voyait de l’autre que l’ovale du visage, sans cheveux et bien sûr sans corps, tous les timbres de voix étaient modifiés pour être ramenés à des hauteurs équivalentes, les pseudos étaient neutres, chacun s’engageait à ne jamais révéler son sexe ni accepter de rencontre IRL ; on vivait là des amitiés profondes et fidèles avec des individus particuliers dont on ignorerait toujours s’ils étaient homme ou femme. C’était un des moyens de prendre l’habitude de ne plus s’en soucier.
Camille Charlie en revint à l’union nationale : Ulysse l’avait oubliée ! Le PDD était prêt à participer à toute majorité à l’assemblée qui permettrait un tant soit peu de faire progresser les mœurs et de consolider le renoncement collectif à la procréation, indispensable pour réduire l’impact désastreux des humains sur terre. Seulement, comment le PO pourrait-il aller en ce sens ? Il fallait bien comprendre que les priorités du PDD étant étrangères aux préoccupations des autres partis, celui-ci se réservait le droit d’évaluer ces derniers par les attitudes individuelles de leurs membres. Camille Charlie ne condamnait pas l’ensemble du gouvernement : il avait accepté de recevoir Ulysse chez lui, tout sapiens qu’il était. Il jugeait en revanche DG irrécupérable : ce mâle macho rouleur de mécaniques, qui parlait de sa volonté pour la France en tapant du poing sur la table, pendant que sa femme s’affairait avec ses MMR poly-tâches à rafraîchir et redécorer l’Élysée, c’était juste impossible. Certes, il ne prétendait pas que c’était un prédateur sexuel à la DSK, on n’en était quand même plus là, mais c’était à coup sûr une bête à cornes de l’espèce la plus classique et donc la plus dépassée. Voyons, il ne pouvait pas regarder une femme sans apprécier son physique et adapter aussitôt son degré d’amabilité, ni aborder un homme sans le traiter en rival à affronter ou en vassal à dominer ! Et Xavier Deschamps ne valait guère mieux : le genre virilité bourrue au grand cœur, laissons cela aux derniers nostalgiques de Jean Gabin… Non, à part Ulysse, le seul membre de ce gouvernement avec lequel Camille Charlie pourrait accepter de travailler, c’était la jeune Valentine Frey. Ulysse en fut surpris, il attendait l’éloge habituel de Serge ou de Sylvaine, il aurait pensé surtout qu’une fille qui se donnait autant de mal pour garder une taille mannequin serait étiquetée comme réfractaire au déconditionnement. Camille Charlie déclara au contraire, sur la foi de quelques interviews à la télévision ou en ligne :
« Elle est réfléchie, réservée, respectueuse, et elle cherche à se désincarner. »
Ulysse n’avait rien obtenu, et pourtant il repartait euphorique. Quelle rencontre passionnante ! Elle lui rappelait le plaisir qu’il avait eu le mois précédent à marcher le long de la Garonne en échangeant avec Triple A. Voilà qui donnait sens à son métier, lui faisait dire qu’il n’aurait pas voulu d’une vie différente. Il se sentait bien tout à coup, il relevait la tête en marchant. (« Ils considèrent que leur sexualité est leur affaire privée, qu’ils ne la vivront en aucun cas avec des partenaires humains » ; « beaucoup avaient déjà opté pour ce comportement pour diverses raisons personnelles avant de lui donner un sens éthique et politique » : un sens éthique et politique !) Toutes ces idées des dégenrés dont il ne se doutait pas du tout… C’était trop radical bien sûr, mais tellement dans le sens de l’histoire ! Ce mouvement de fond depuis des millénaires, allant de sociétés genrées où l’identité sexuelle était première et les rapports homme-femme avant tout régis par la sexualité aux sociétés unisexes brassant des individus humains de toutes sortes, cette accélération du mouvement depuis un demi-siècle… Le PDD avait ce génie de faire d’une évolution encore controversée un combat politique. C’était si stimulant qu’Ulysse se prenait à repenser à la vision spontanée que Triple A se faisait d’une union nationale, sorte d’auberge espagnole dans laquelle chaque parti apporterait ses meilleures idées, celles sur lesquelles il avait le plus élaboré, pour en faire profiter les autres. Décidément, elle avait raison de ne pas vouloir se définir comme libertarienne, sa conception relevait plutôt d’une démocratie participative ouverte et souple, rendue possible par la mutation. Il comprenait soudain ce que Rémi lui avait dit en mars : que Triple A avait la seule pensée politique adaptée à leur époque. Les suggestions nouvelles apportées par Camille Charlie pouvaient s’intégrer dans l’univers démocratique qu’elle inventait. Il allait écrire un vrai message à Rémi pour le lui dire.
Il fallut déchanter cependant en retournant à l’Élysée le lendemain. Du salon doré au salon vert, ce n’était pas vraiment l’imagination au pouvoir ! On ne réinventait pas les mœurs, on ne s’occupait pas non plus du peuple réel. Aucun effort sérieux n’avait été accompli pour aller chercher au fin fond des campagnes ou des friches urbaines les exclus et les « ploucs » devenus des invisibles, qui devaient bien être une douzaine de millions. Ils n’étaient pourtant pas tous des criminels condamnés à l’interdit bancaire, mais pour beaucoup des prolétaires ou des retraités sortis par le bas de l’économie officielle, qui survivaient en faisant du troc et n’avaient plus de quoi payer un abonnement à Nasung, ou de jeunes illettrés victimes de l’effondrement de l’Éducation nationale, qui avaient renoncé à l’Iph tout simplement parce qu’ils ne savaient pas l’utiliser. Ces gens-là n’étaient pas recensés, ils n’avaient pas accès au vote, ils ne se soignaient plus et mouraient sans qu’on le sache. Ils faisaient partie des préoccupations constantes de DG avant son coup d’État et semblaient bien oubliés depuis, si ce n’est comme motif sempiternel pour noircir le tableau et justifier le maintien de l’état d’urgence. Et Ulysse avait souvent l’impression de n’avoir cessé depuis plus de dix ans d’entendre ou de rédiger les mêmes dénonciations incantatoires, déjà usées avant lui, de la fracture sociale, la fracture numérique, ou la France d’en bas ignorée par la France d’en haut.
Il y avait eu pourtant un événement-surprise. Depuis la démission de Violette Monjoie laissant vacant son poste à la Culture, Ulysse et Valentine avaient entrepris d’élever le niveau de leurs collègues en leur faisant de petits exposés. Ils leur avaient parlé du kérabisme comme d’une pensée philosophique de la mutation, inspirante dans la perspective d’une union nationale puisqu’elle minimisait la différence entre sapiens et liber : chacun d’eux était invité à « devenir berger », aux prises qu’il était avec son « mouton intérieur », suivant le troupeau chez les sapiens, égaré et désorienté chez les libers. Conséquence inattendue de ce laïus : Michel Oranger était sorti de son marasme et s’était s’enflammé pour cette école philosophique. Quand il avait appris en outre qu’Akif Kerabi était un ancien détenu, il avait décidé que c’était exactement le guide qu’il lui fallait pour savoir enfin si un être humain avait le droit d’en juger d’un autre. Alors il les avait tous abandonnés sans autre forme de procès, il s’était rué à Mercy dans l’Allier et s’était fait accepter dans l’ashram, avec l’engagement d’y rester six mois au moins. Ulysse qui avait connu ‒ et subi ‒ le Michel Oranger sapiens riait encore en y repensant : la mutation avait parfois du bon… Mais devant la colère de DG, il n’avait pas même osé en rire avec Valentine ; comme lui, désormais, elle rasait les murs ; les noms « Oranger », « kérabisme » ou « justice » étaient devenus tabous à l’Élysée. Si jamais ce gouvernement brillait pour quelque chose, ce n’était en tout cas pas pour le sens de l’humour…
Heureusement, l’humour et la convivialité étaient revenus en force dans la vie d’Ulysse grâce à Jason qui l’avait invité « chez ses cousins », c’est-à-dire dans un superbe appartement rue Murillo, au sud du parc Monceau, donc à un quart d’heure à pied de chez lui, habité officiellement par Antoine, l’aîné des cousins de Jason, PaulPaul Gravière ; fils du roboticien français controversé André Gravière (décédé) et d’une chimiste allemande, Mina Gravière redevenue Grienenberger, neveu de l’ex fleuriste de Chartres Kurt Grienenberger, meilleur ami inséparable d’Antoine Forestier ; expatrié malgré lui en Allemagne avec sa mère, devenu liber à dix-huit ans à son retour en France ; serial séducteur, impulsif, tourmenté, il a le don de se fourrer dans des situations impossibles ; passionné d’histoire, ne se sent bien que quand il chante. Présent dans II : II et IV ; mentionné dans I : II et dans II : III. , son colocataire et meilleur ami et Mélanco, un matou gris presque toujours occupé à s’enfuir par le balcon pour courir les femelles en chaleur. Depuis leur emménagement à la mi-avril, Jason y passait le plus clair de son temps. De même, « Raoul », le frère cadet d’Antoine qu’il fallait penser à ne plus appeler Barnabé, semblait déterminé à passer la période d’attente entre la fin de sa dernière chimiothérapie et les examens qui détermineraient la suite des traitements enfoncé dans le canapé du salon de chez son frère. Raoul aux cheveux ras avait beau être pâle et fluet, ces quatre très jeunes libers, ensemble et inséparables comme ils l’étaient, dégageaient une énergie communicative. Le garde du corps d’Ulysse les mettait en joie et faisait l’objet d’un feu roulant de plaisanteries concurrençant les aventures amoureuses de Mélanco.
Paul, le plus âgé de quelques mois, était seul à s’intéresser à sa manière à la politique. C’était un excellent imitateur de « Dany le Dingue », il avait admirablement saisi ses intonations et sa gestuelle. Ulysse en riait de bon cœur, avec un délicieux sentiment de transgression. Quant aux législatives, Paul n’avait pas encore décidé s’il voterait Radicalité Écologique, Ultra Gauche Anti Impériale ou Chasse, Pêche, Traditions et Barbares, car il trouvait trop drôle que les organisateurs des razzias aient le culot de venir défendre leur passe-temps favori à l’Assemblée nationale. Dans tous les cas, ce n’était pas une recrue pour le PO : Ulysse appréciait d’autant plus d’avoir à travers lui un aperçu de ce que ressentaient les jeunes libers parisiens.
Le tour unique des législatives eut lieu le mardi 12 mai : à présent que vote et dépouillement étaient numériques, il n’avait pas paru utile de conserver le principe des élections dominicales. Les sondages donnaient le PO largement gagnant, tous les autres partis étant, soit moribonds, soit à peine sortis de l’œuf. Ulysse, bien sûr, était censé vouloir la victoire de son propre parti, mais en fait, étouffant le pincement du remords pour cette mini trahison, il vota pour la liste nationale conduite par Triple A : il voulait qu’il y ait assez de minimalistes à l’Assemblée pour que cela lui donne l’occasion de travailler avec eux. Et à vrai dire, s’il avait eu deux voix, il en aurait volontiers donné une aux dégenrés pour les mêmes raisons.
La soirée électorale ne s’imposait pas puisque les résultats seraient instantanés. (Il n’y en avait pas eu, d’ailleurs, aux deux dernières présidentielles de l’an 5.) Pourtant, l’engouement général pour ces législatives manifesté par l’excitation sur les réseaux sociaux et la floraison des nouveaux partis incita la télévision nationale à sortir le grand jeu : Martial Orlamonde en personne voulut servir de commentateur. Le gouvernement n’était pas directement impliqué, c’était l’affaire du PO, c’est-à-dire de Daniel Meunier et de ses partisans : les autres courants avaient été éliminés. À vingt heures tapantes, Ulysse s’assit donc devant son poste en parfait téléspectateur, se réjouit d’abord du taux de participation de 76 % dépassant toutes les attentes, puis eut le choc de la surprise en direct, comme les autres Français : avec 231 députés sur 577, il manquait 57 sièges au PO pour cesser de gouverner par décrets. Il était pourtant de loin le groupe le plus nombreux, mais les sondages avaient échoué à mesurer l’effet de la multiplication des petits partis rendue possible par la proportionnelle. En outre, les cartes avaient été brouillées par les nombreux députés sortant qui avaient finalement décidé de se représenter aux élections comme indépendants. 80 avaient ainsi été réélus sans couleur politique déclarée ni autre programme que contrarier DG par n’importe quel moyen. Siègeraient également à l’Assemblée 78 écolos purs et durs (Radicalité Ecologique), 37 populo-nationalistes xénophobes et neurotypistes (le Grand Rassemblement des Vrais Patriotes), 32 séparatistes islamistes, dont 30 barbus et 2 voilées (Liberté Salafiste), 26 tenants de la droite classique qui affectaient de prendre DG pour un dictateur (les Républicains Modérés), 24 black blocks sans cagoules (Ultra Gauche Anti Impériale), 17 partisans enragés de l’égalité avec les animaux et de la cohabitation avec les rats (Radicalité Antispéciste), 16 pas tout à fait libertariens, en tout cas humanistes et démocrates (Parti Minimaliste), 12 asexuels militants (Pour une Démocratie Dégenrée), 9 socialistes à l’ancienne (Renouveau Socialiste), 8 chasseurs et barbares mêlés (Chasse, Pêche, Traditions et Barbares), et enfin, 7 isolés, qui étaient chacun l’unique représentant de leur parti, avec parmi eux le chamane à peaux de bêtes, qui s’était fait élire sous l’étiquette Parti des Forces Telluriques et des Esprits Animaux ! Inutile de dire que Martial Orlamonde s’en donna à cœur joie. Il avait choisi des couleurs fluos pour représenter les diverses nuances politiques de cet hémicycle : malgré la neutralité grise des sans étiquettes, cela scintillait de partout…
On débriefa le lendemain dans le salon vert. Évidemment, DG était fou de rage ; il n’avait d’ailleurs pas décoléré depuis la disparition de Michel Oranger. Il s‘en prit violemment à Xavier qui avait été partisan de 60 % de proportionnelle en croyant qu’elle profiterait au PO. Ulysse garda son calme : au moins, ce n’était pas son échec. Il s’appliqua surtout à montrer que c’était celui de Daniel Meunier et de sa campagne ringarde au possible, à croire que l’an zéro n’avait jamais eu lieu ! Il espérait, en tout cas, que pour le plébiscite de juin, on ne ferait pas appel au PO ; il fallait que DG apparaisse comme au-dessus des partis…
« Très bien, trancha DG exaspéré, je te charge de la campagne du plébiscite, et je te préviens tout de suite : tu as intérêt à ne pas te rater ! »
Ulysse affecta aussitôt l’assurance rassurante qu’il était loin de ressentir. Il allait faire ça avec Valentine…
« Ah non ! Valentine, je te l’interdis ! Dans un mois et demi, tu vas créer ton ministère, alors, fini de perdre ton temps avec un simple conseiller en communication ! Sans compter qu’Ulysse a une mauvaise influence sur toi : votre tandem, on a vu ce qu’il a donné, entre la romancière à cheveux bleus et le kérabisme… Tu fais du bon boulot place Beauvau, et si ça ne suffit pas à t’occuper, tu peux travailler aussi avec Pascal et avec Serge… »
Valentine baissa la tête sans protester tandis que Serge, ravi de cette aubaine, enchérissait sur ce que son coup d’œil pourrait apporter à la finalisation de la grande loi sur l’instruction publique.
Impassible en apparence, Ulysse bouillait de colère en regagnant le salon d’angle. Un « simple » conseiller en communication qu’on chargeait quand même à lui tout seul d’une campagne électorale décisive en le menaçant en cas d’échec, alors qu’il était déjà seul à s’occuper des contacts et négociations avec les autres partis en vue de l’union nationale, et qu’il continuait à servir de nègre pour la rédaction des discours… Pas de doute, il n’était pas ministre : il était le seul, le vrai, l’unique larbin de ce gouvernement. Et puis, qu’est-ce que ça voulait dire « une mauvaise influence » ?
L’Assemblée nouvellement élue commença ses travaux le surlendemain, le jeudi 14 mai, par une séance historique célébrant la représentation nationale retrouvée, retransmise en direct sur la Chaîne parlementaire. Ulysse avait appris par Xavier qu’une certaine « Anne Ambroisie » avait demandé si on pouvait y participer à distance, et qu’on lui avait répondu que tous les sièges devaient être occupés. La solennité du moment fut cependant mise à mal par les bousculades, Radicalité Écologique, Radicalité Antispéciste et Renouveau Socialiste estimant tous trois que leur place devait jouxter l’Ultra Gauche Anti Impériale ; au final, les écologistes nettement plus nombreux jouèrent des coudes et arrivèrent à s’imposer à la gauche de l’hémicycle. Les isolés et les sans étiquettes essayaient de se faufiler partout, le but principal du PO était de pousser les Républicains Modérés à sa droite afin d’apparaître comme un pivot central, les salafistes enfin se faisaient repousser où qu’ils aillent et finirent par échouer en compagnie des chasseurs et barbares tout à fait à droite, aux côtés des Vrais Patriotes et au grand dam de ces derniers. Minimalistes et dégenrés formaient un centre gauche calme et discret sur lequel les caméras ne zoomaient pas.
Quand chacun fut placé et qu’un silence relatif s’établit, le doyen des députés, un ancien socialiste du Lot désormais sans étiquette, s’établit au perchoir et déclara qu’à la demande du chef de l’État, il allait procéder à l’appel solennel des 577 élus, tous réunis. On les appelait par ordre alphabétique, chacun d’eux se levait en répondant « présent » ou « présente », donnait le nom de son parti ou se déclarait sans étiquette. Cela promettait d’être long, mais personne n’eut le temps de s’ennuyer : on en vint vite à Anne-Alouette, Ambroisie, et les caméras dévoilèrent en gros plan un siège vide sur lequel flottait, en trois dimensions, une petite Triple A lumineuse, de la taille de la fée Clochette. C’était, sous forme d’hologramme, un skype collectif avec la vraie Triple A, restée chez elle à Bordeaux devant la Chaîne parlementaire, filmée sous tous les angles, projetée, matérialisée et miniaturisée au-dessus de son siège.
« Présente ! » déclara-t-elle avec son aisance et son sourire détendu ; sa voix ne venait pas des lèvres de l’hologramme, elle sortait de sous le siège vide. « Comme vous voyez, je suis minimaliste… »
Il n’en fallut pas plus pour faire exploser la séance. Beaucoup riaient, d’autres vociféraient, certains l’applaudirent à tour de bras. Pris à parti de toutes parts, l’ex socialiste du Lot renonça à poursuivre l’appel et finit par donner la parole à Camille Charlie qui le premier monta à la tribune et demanda avec une indignation vibrant dans les aigus de quel droit le gouvernement imposerait la présence au palais Bourbon de la chair des députés. Est-ce qu’il n’y avait pas une séparation des pouvoirs indiquant que l’Assemblée était souveraine et seule habilitée à décider de ce qu’elle entendait par présence ? Est-ce que le distanciel permettant de voir et d’entendre n’était pas un mode de présence spiritualisé digne des échanges intellectuels et civilisés qui devraient les réunir ? La suite fut à l’avenant : l’Assemblée vota d’abord à une large majorité que chacun pouvait choisir sa façon d’être là, puis, les antispécistes s’en étant pris au chamane à peaux de bête, que chacun était également libre de choisir sa tenue, à condition toutefois (amendement ajouté par les dégenrés, et approuvé de justesse) de venir habillé…
Dans les trois semaines suivantes, Ulysse se démena de toutes les manières.
Il prit à bras le corps la question de la campagne du plébiscite. DG conscient d’avoir passé les bornes vint le trouver dans le salon d’angle : il n’avait pas changé d’avis sur son tandem avec Valentine, et il n’avait pas le budget pour embaucher d’autres communicants ; il recommandait en revanche d’user sans réserve des cadres ou militants du PO. La décision revenait à Ulysse, il avait carte blanche, ce point-là au moins était acquis. Il navigua un peu sur les profils des militants sans enthousiasme et décida que seul il était et seul il resterait. Simple conseiller en communication ? Peut-être ne lui avait-on pas donné en vain le prénom de « l’homme aux mille tours »…
Le référendum en tant que tel avait plutôt le vent en poupe. La côte de popularité de DG s’était stabilisée autour de 30 % d’opinion favorable, et surtout, les intentions de vote le 30 juin la débordaient nettement : beaucoup de mécontents voyaient tout de même en DG le dernier rempart contre le retour du chaos et de l’anarchie. La vraie question était plutôt : comment présenter et assumer un « plébiscite » qui plafonnerait dans le meilleur des cas à 53 % de oui, avec un fort taux d’abstention. Encore qu’assumer, après tout, c’était l’affaire de DG ; ce n’était pas faute de l’avoir prévenu…
Les questions posées étaient déjà claires : « Avec le recul, êtes-vous satisfait/e que Daniel Goujon ait pris le pouvoir ? Souhaitez-vous lui exprimer votre confiance en lui demandant de continuer à gouverner la France, désormais en votre nom ? » Connaissant la sensibilité démocratique si chatouilleuse des Français, il fallait leur permettre de donner deux réponses distinctes ; sinon, on frémissait à imaginer les hauts cris poussés sur les réseaux sociaux par ceux qui découvriraient soudain qu’ils étaient contents du coup d’État mais trouvaient qu’il était temps désormais de changer de gouvernement, ou qu’ils voulaient garder DG au pouvoir mais continuaient à blâmer le coup d’État. Il faudrait donc plus de 50 % de oui à chacune des deux questions pour que DG puisse se déclarer légitime. Il s’agissait à présent de faire campagne sur l’action du gouvernement passée et future, la stature et la personnalité de DG.
Un point surtout tracassait Ulysse. Pour les législatives, quatre formations seulement avaient fait des clips de campagne : le PO, le Grand Rassemblement, les Républicains Modérés, et le Parti Communiste (qui n’avait eu qu’un seul élu). Ce n’était pas seulement une question de budget : de ce point de vue, les écologistes en particulier n’étaient pas à plaindre, étant largement financés par le Conservatoire du littoral, Que Choisir ?, et autres associations « d’utilité publique », qui se croyaient désormais tout permis. Or, ils s’étaient contentés de coller des affiches informatives dépourvues de photos souriantes des candidats, d’occuper les réseaux sociaux et d’organiser des débats sous toutes les formes et sur tous les sujets. Les antispécistes avaient collé de beaux portraits d’animaux surmontant le slogan « Il vaut autant que vous ! ». Les minimalistes s’étaient limités à de petits papillons format A6, collés discrètement dans les coins des affiches des autres, juste pour signaler qu’eux aussi existaient, et donner l’adresse de leur site. Les salafistes n’avaient adressé aucun message à l’extérieur de leur communauté. Enfin, les affiches de l’Ultra Gauche Anti Impériale avaient laissé Ulysse dans un état de complète sidération :
« Si vous êtes pour :
‒ les flics
‒ les règles
‒ les lois
‒ les portails sécurisés, les Gravières à mâchoire et autres MMR Protection rapprochée
‒ les placements en bourse
‒ l’usage des Iphs
‒ le mariage de Myzon
‒ la rouille dans le cerveau.
VOTRE BULLETIN DE VOTE, VOUS POUVEZ VOUS L’ENFONCER BIEN PROFOND !
UGAI : politiquement incorrecte. »
La question des clips de campagne était clivante. Les dix-sept millions quatre cent quarante mille sapiens probables qui venaient de voter PO aux législatives avaient un besoin légitime de retrouver leurs valeurs et leurs habitudes politiques dans le référendum de juin. Pour les libers en revanche, toute propagande explicite était un repoussoir. Ulysse refusait par principe de raisonner en termes de pourcentages du corps électoral ‒ d’ailleurs inévaluables, puisque l’État ne se faisait pas communiquer les résultats des tests de dépistage et que la mixture était en vente sur des sites privés ‒ : DG devait se faire confirmer à la tête de tous les Français, soit quarante-deux millions trois cent soixante mille possesseurs d’Iph, plus les ploucs par-dessus le marché. Il s’agissait donc, dans la mesure du possible, d’élaborer un clip qui parle aussi aux libers.
En avril, Ulysse avait répondu à l’invitation de Martin Chènereau, passé un week-end dans son duplex donnant sur le parc de la Tête d’or, découvert les milieux d’affaires lyonnais, les succursales de l’Empire, vivant dans l’ombre des géants du numérique. Il s’adressa donc à son camarade de promo qui le mit aussitôt en cheville avec d’ex « créatifs », frustrés de ne s’occuper que de la forme et de la couleur des logos, qui ne demandaient qu’à tourner des films publicitaires expérimentaux pour un budget modique. Tout devait se faire très vite car chaque film serait testé par un panel représentatif de libers avant d’être validé puis diffusé à la télévision et sur des chaînes numériques à partir de la deuxième semaine de juin.
Bien entendu, le « panel représentatif de libers » habitait ou hantait la rue Murillo : Ulysse avait demandé aux cousins réunis de servir de cobayes. Il fallait seulement s’adapter aux horaires de Paul, le plus occupé, car lui n’était pas un fils de famille : il travaillait comme serveur dans un café donnant sur la place de l’Étoile, et poursuivait en même temps des études d’histoire à la Sorbonne, courant toujours, éternellement pressé, en retard et infatigable, riant et faisant rire de ses contre-temps et de ses déboires. Son ami Antoine n’avait pas encore choisi son cursus, et en attendant, ne faisait rien de décelable. Quant à Raoul, il se décollait de plus en plus souvent du canapé, s’étant installé un vrai chevalet sur le balcon où il peignait à une vitesse folle et avec une surprenante maîtrise des toiles abstraites à la peinture à l’huile. Et Jason surgissait, curieux, avide, comme toujours, d’absorber tout ce qu’il y avait à voir.
Les débuts furent épiques. Du point de vue d’Ulysse, le premier clip proposé était excellent : beau montage de vidéos très courtes, images de DG bien choisies, chaleureuses et humaines, tous les sujets abordés sans lourdeur : l’instruction publique, le droit d’usage des logements, les premiers laboratoires pharmaceutiques français, Paris nettoyé et l’exposition sur le street art au Louvre, les 577 députés réunis dans l’Assemblée, des visages émus dans les foules des meetings du PO, deux phrases percutantes du discours sur l’unité anthropologique de l’humanité, le tout sur une musique moderne, pop rock et entraînante, une certaineCélèbre chanteuse pop-rock aux titres inspirés de Game of thrones. Mentionnée dans I : VII et dans II : II et IV. Dragon QueenCélèbre chanteuse pop-rock aux titres inspirés de Game of throne. Mentionnée dans I : VII et dans II : II., pour aboutir au message simple, en deux écrans successifs : « Avec le plébiscite du 30 juin / POURSUIVONS ENSEMBLE ». On l’avait diffusé sur le grand écran plat et tous s’étaient assis pour le regarder sur le canapé du salon. Raoul se releva au bout de trente secondes en disant élégamment :
« Tant qu’à donner envie de gerber, la chimio m’a suffi… »
Et il retourna illico sur le balcon, juste à temps pour intercepter Mélanco qui venait de traverser la palette et entreprenait une fois de plus d’escalader le chevalet en plantant ses griffes sur la toile commencée.
Les trois autres firent l’effort de regarder le clip jusqu’au bout. Antoine et Jason en avaient le cœur chaviré. Antoine, tout pâle et sourire crispé, déclara à la fin que c’était une pub. Les pubs, il se souvenait d’en avoir vu et aimé avant ses huit ans, il avait réessayé depuis sur les sites nostalgiques pour sapiens, et il ne pouvait plus : c’était d’une telle violence mentale ! Un peu comme une tentative d’intrusion ; l’organisme se défendait par la migraine. Jason, tout retourné aussi, approuva : ça lui avait donné super mal à la tête. Et tous deux s’enfoncèrent dans les profondeurs de l’appartement pour fouiller les tables de chevet et armoires de salles de bain, dans une quête éperdue de cachets d’aspirine qui n’aboutit pas.
Paul qui avait muté plus tard n’avait pas de symptômes physiques. Il n’en trouvait pas moins le clip « rouillé de chez rouillé », et entreprit de le démolir tout en s’emparant de Mélanco, le maintenant de force sur ses genoux et lui nettoyant le bout des pattes à l’essence de térébenthine. Tout ce qui aux yeux d’Ulysse était réussi et efficace lui semblait trop gros, ridicule, consistant à prendre les gens pour des « clous tordus ». Comme raison de voter en faveur de Dany le Dingue, montrer le sourire béat des gens rassemblée pour l’écouter dans les meetings ! « Poursuivons ensemble », quel argument ! Ce serait quoi , alors, la prochaine fois ? On montrerait Panurge balançant son bélier à l’eau, avec comme slogan de campagne : Allez-y, sautez derrière ?
« C’est pas pour toi que je disais ça, Mélanco, toi au contraire, tiens-toi tranquille ! Oui, je sais, tu es un artiste incompris… tu as bien décoré le salon, d’ailleurs… »
Et monter ça sur « A fly with three dragons », c’était juste impardonnable. D’ailleurs, personne ne serait dupe : quel rapport entre la musique et les images ?
Mélanco enfin lâché bondit comme un diable à ressort et partit comme une fusée vers le balcon, mais Raoul, pas fou, avait refermé la porte coulissante. Ulysse soupira sur fond de miaulements indignés pendant que Paul toujours armé d’essence de térébenthine s’appliquait à effacer le joli chemin de pattes de chat en rouge vermillon.
« Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous ressentez ça comme un conditionnement forcé alors que justement ça ne vous conditionne pas.
‒ Et moi, rétorqua Paul, je n’arrive pas à comprendre comment ça peut agir sur vous dans le sens voulu alors que vous voyez les trucs et les ficelles. »
Ulysse ne se découragea pourtant pas. Il commanda des clips plus décalés, acheta de l’aspirine pour ses cobayes, passa systématiquement dans une excellente pâtisserie pour leur composer sur mesure des assortiments de petits fours frais dont ils se régalaient ensemble après le visionnage suivi du débat critique. Les clips étaient jugés moins insoutenables, ou les cobayes s’aguerrissaient : tout le monde parvenait à les regarder, mais les avis étaient unanimes : jamais un liber n’aurait envie de voter oui en voyant cela ! Le seul résultat appréciable était qu’Ulysse, peu à peu, en apprenait davantage sur les quatre inséparables. Il découvrit que Paul était le fils unique d’une expatriée en Allemagne, rentré seul en France à dix-huit ans, que sa mèreMina Grienenberger ; ex Mina Gravière ; ex-femme du roboticien André Gravière (décédé), mère de Paul Gravière, sœur cadette de Kurt Grienenberger ; allemande, restée sapiens, séparée son mari en l’an zéro, elle retourne dans son pays en emmenant son fils et poursuit à Munich sa carrière de chimiste dans l’industrie pharmaceutique ; réservée, froide en apparence, elle n’a pu malgré tous ses efforts dissuader Paul de retourner en France. Présente dans I : II et II : II ; mentionnée dans II : III. lui manquait cruellement, que son insouciance affichée cachait deux passions politiques majeures : un patriotisme sincère et une haine documentée pour Ludwig Schwarz. Il parvint à faire parler le discret Antoine, à comprendre qu’il ne faisait pas le lien entre la politique qui ne l’intéressait pas et les Citoyens Responsables qui lui inspiraient pour le bénévolat un amour qui restait platonique. Il comprit que concernant Raoul, il n’était pas question encore de rémission ; dans le meilleur des cas, le scanner du 8 juin lui permettrait de passer à la thérapie génique, plus ciblée et moins pénible. C’était un plaisir de voir Jason si à l’aise avec ses aînés, si apprécié, seul capable en particulier d’aller donner sur les tableaux de Raoul un avis dont celui-ci tiendrait compte. Parfois, en rentrant chez lui dans la tiédeur du soir, après ces orgies de petits fours dans l’appartement joliment fleuri par les bouquets hebdomadaires, Ulysse se disait que ce qu’il venait chercher là n’avait rien à voir avec la politique, bien plus avec les années qui filaient, l’adolescence qu’il n’avait pas eue, le droit d’être jeune qu’il ne s’était jamais accordé…
Dans la même période, il courait dans tout Paris pour rencontrer des responsables politiques et négocier leur entrée dans l’union nationale. S’étaient joints au PO sans conditions dix-huit indépendants, et deux des isolés : le chamane et le communiste (qui ne voulait pas rester seul, qui haïssait les socialistes et s’était fait rejeter par les UGAI). Il apparut vite que les républicains ne se faisaient prier que pour la forme ; ils voulaient faire partie de la majorité, faire sentir à leurs collègues du PO qu’ils étaient indispensables, et ne tenaient guère à être rejoints par d’autres formations politiques. Les « vrais patriotes » réagissaient de même, ajoutant seulement que c’étaient les salafistes ou eux. Les salafistes n’étaient pas contrariants : du moment qu’on leur reconnaissait le droit d’appliquer la charia dans les territoires où ils étaient implantés, ils voulaient bien voter toutes les lois qu’on voudrait en compagnie de n’importe qui.
Avec les autres, les négociations se révélèrent épuisantes. Les socialistes étaient si peu nombreux qu’ils ne se sentaient exister que dans l’opposition, et faisaient des embarras sur tout. Les écolos demandaient des gages de décroissance que DG serait bien en peine de leur donner, à moins de commencer par se débarrasser de Pascal, ce qui, soit dit en passant, n’aurait pas brisé le cœur d’Ulysse. Les antispécistes n’avaient pas pardonné au gouvernement la dératisation, ni la déportation en banlieue des meutes de chiens errants, et bien entendu, ils ne voulaient pas entendre parler d’une union avec les chasseurs. Les chasseurs et les barbares voulaient qu’on autorise les armes à feu, qu’elles soient en vente libre en France sur Myzon sans discriminations pour des broutilles telles qu’un homicide enregistré ; après quoi, ils se faisaient fort de se faire respecter des écolos, des antispécistes, et même de la police au besoin. Non, ils ne demandaient pas que les razzias soient autorisées, elles perdraient tout leur charme ! Et ils ne voulaient pas s’unir avec ces tapettes du PDD. Outre leurs revendications politiques précises et exigeantes, les dégenrés ne refusaient pas des partis, mais des individus, malheureusement très nombreux à leur déplaire. Triple A (qui venait à Paris en chair et en os, un ou deux jours par semaine, selon ses obligations à Bordeaux), n’avait pas changé d’avis sur l’union nationale : elle au contraire voulait qu’il y ait tout le monde et qu’on prenne un peu des idées de tous. Elle restait persuadée que cela pouvait se faire « avec de l’écoute et de l’humilité », deux qualités par lesquelles DG ne brillait guère.
Quant aux UGAI, Ulysse ne recevant pas de réponse de leur part eut l’imprudence de s’aventurer jusqu’à leur QG de campagne. Là, les plus modérés proposèrent de le séquestrer contre rançon ou de le renvoyer à DG couvert de goudron et de plumes ; plusieurs autres étaient prêts à le tuer « pour faire un exemple. » Eux, renoncer à la violence sous prétexte qu’ils étaient des élus du peuple ? Si le peuple les avait élus, c’était bien pour se montrer sans pitié pour les ennemis de classe et autres suppôts de l’Empire ! Il fut sauvé par la technologie : son MMR laissé à la porte fut réactivé automatiquement par l’alerte « stress majeur » déclenchée par son Iph serré dans une paume moite ; le garde du corps fit irruption dans le local et l’exfiltra sous un champ de protection. Comme quoi l’Empire avait parfois du bon…
Enfin, de simplifications en redéfinition du message, les cousins réunis sur le canapé purent visionner un dernier clip de campagne. L’armée de robots remontait les Champs Elysées, en images de synthèse réalistes. Pas de musique de fond, les bruits métalliques des robots en marche, de leurs pieds martelant la chaussée. La caméra zoomait sur leurs faces inexpressives. Pas de badauds autour, on aurait dit que Paris leur appartenait. Soudain, ils s’arrêtaient les uns après les autres, comme s’ils n’avaient plus d’énergie, qu’ils tombaient en panne. On repassait en plan d’ensemble, on avait le temps de voir ce Paris post-apocalyptique, cette ville morte encombrée d’une armée de robots inertes, dans un silence total. Et puis, au loin, une Marseillaise guillerette en reggae. Une femme remontait à son tour la chaussée, traversait l’armée immobile, contournant, enjambant, bousculant ; un drapeau français à la main, elle émergeait seule devant les robots. C’était une grande brune débraillée, en robe jaune à la ceinture rouge, avec un fichu sur la tête, version modernisée et plus décente de la Liberté guidant le peuple de Delacroix, mais elle était moins farouche, elle souriait ; au lieu de brandir son drapeau, elle le traînait derrière elle, et au lieu d’une baïonnette, dans l’autre main elle tenait son Iph. Zoom sur l’écran, on la voyait cliquer sur « oui » deux fois, on voyait deux fois l’icône « Votre vote a été enregistré ». Et l’armée de robots se remettait en marche derrière elle, au son de « Aux armes, etc. », elle la guidait vers l’Élysée. Slogan : « Ce serait rouillé d’en rester là… Plébiscite le 30 juin. »
« M’ouais… Ça passe. » approuva Paul.
Antoine et Jason hochèrent la tête.
« Ce que j’aime bien, dit Raoul, c’est que ça peut s’interpréter de plusieurs manières. Par exemple : avec le plébiscite, la Liberté ne guide plus qu’un peuple de robots… »
Ulysse n’était pas vraiment certain que c’était un argument en faveur de l’efficacité du clip, mais les cousins paraissaient satisfaits. En revanche, ils critiquèrent le slogan comme trop incitatif et réclamèrent quelque chose de plus ouvert du genre « À vous de jouer ».
On tira du clip une photo formidable : la femme débraillée émergeant, traînant son drapeau, devant les robots immobiles. Le slogan inscrit en gros sous le drapeau était : « Aux Iphs, etc ». Et en bas en droite : « Plébiscite le 30 juin. » Les affiches furent prêtes pour le premier jour de diffusion du clip. À Paris, on déploya les robots de l’armée pour les coller en une nuit. Et le matin du 6 juin, Ulysse sortit les admirer.
Sur la première qu’il rencontra, le mot « plébiscite » avait été entouré au marqueur noir ; une flèche pointait vers le commentaire : « Courage, Dany : le ridicule ne tue pas ! »
La seconde, d’une autre main, était plus sobre. On avait juste barré et corrigé le chiffre 30. « Plébiscite le 31 juin »…
Dans les semaines suivantes, Ulysse sombra dans un véritable marasme.
Que DG ait détesté le clip et les affiches, que Jérôme, avec lequel il s’était toujours bien entendu, refuse désormais de lui adresser la parole à cause de la Marseillaise en reggae, il s’y était attendu, il était passé outre. Le vrai problème était ailleurs. Prenant acte que l’union nationale était irréalisable, DG s’était rangé aux conseils de Daniel Meunier : le PO constituait une majorité avec les républicains, l’extrême-droite et les dix-huit indépendants qui étaient de leur bord politique, sans chamane et sans communiste. Il y aurait eu pourtant de nombreuses autres combinaisons possibles : sans l’extrême-droite, on aurait fini par convaincre les socialistes, on aurait pu faire exploser Radicalité écologique, cette fédération de désunis, pour attirer les plus pragmatiques, on pouvait bien laisser les salafistes appliquer leur charia dans les villages où, de fait, ils l’appliquaient déjà, on aurait fait valoir auprès des minimalistes que se regroupaient autour du PO des partis réellement différents… On aurait même pu se passer de majorité ! De nombreux élus ne faisaient pas d’obstruction systématique : la loi de Serge Blême sur l’instruction publique était discutée et amendée, et il était déjà clair qu’elle serait votée au bout par presque tous. Avoir tout cassé, tout reconstruit, avoir refondé l’État, pour en venir là, pour gouverner la France avec la droite classique et l’extrême-droite recollées ensemble dans leur idylle naturelle, comme si le PO avait toujours été un pont entre les deux, comme si DG s’était résigné à n’être que sa propre caricature dans l’opinion !
Ulysse était toujours chargé de la campagne du plébiscite. Mais en contradiction avec les affiches et le clip, la ligne adoptée par DG était désormais celle préconisée par Daniel Meunier : rassurer et conforter la base des militants et des sympathisants, s’adresser à eux en priorité, dans les propres termes de DG « cesser de lâcher la proie pour l’ombre, de vouloir convaincre des libers déstructurés qui de toute façon ne seront pas convaincus, en effrayant du même coup les électeurs sérieux ». Les éléments de langage n’étaient plus les mêmes. On ne parlait plus d’ordre juste, mais d’ordre tout court. On ne parlait plus de renouer avec la démocratie, de réintéresser les Français à la politique ‒ « merci bien, on a déjà donné ! » s’était exclamé Daniel Meunier ‒ mais de lutter contre le chaos, l’anarchie, la chienlit, la décomposition morale, et même « la décomposition mentale », formule qui vint aux lèvres de DG en meeting à Tourcoing. On ne parlait plus d’unité anthropologique de l’humanité : on disait que les libers n’allaient pas faire la loi, qu’on n’avait rien contre eux tant qu’ils restaient à leur place… Ulysse était toujours le nègre unique chargé du premier jet des discours, mais désormais, ce qu’il écrivait n’allait jamais. C’était mou, c’était tiède, c’était de la langue de bois, on allait s’endormir en écoutant ça… DG, de plus en plus colérique, venait se défouler dans le salon d’angle presque tous les jours ; désormais sans témoin, il pouvait vociférer tout son saoul. Peut-être même que c’était vrai, que les discours d’Ulysse avaient cessé d’être bons, qu’à force de faire son métier avec dégoût il n’était même plus professionnel.
Il n’était plus assez enthousiaste pour suivre DG en meeting. Il ne bougeait plus de l’Élysée, n’utilisait plus son tapis de marche, avait supprimé de son écran d’accueil l’icône des calories gagnées ou perdues, avait caché un pot de beurre de cacahuète dans un tiroir du chef d’œuvre en béton armé, et piochait dedans à la petite cuiller en rédigeant les discours. Dès qu’il quittait son « bureau qui rend fou » il avait l’impression de tomber sur Daniel Meunier à tous les coins de couloir. Le chef de l’État ne pouvait plus prendre une décision sans en conférer avec le chef du parti ou de la majorité ‒ belle majorité ! avec l’extrême-droite xénophobe et neurotypiste ! ‒, chacun semblait avoir oublié qu’il venait de perdre une élection et qu’il n’y avait pas de quoi jouer les matamores. Jadis, quand on disait « l’autre Daniel », on nommait une différence, les deux Daniel étaient les deux pôles opposés du PO, et à présent, de jour en jour ils se ressemblaient davantage, on finirait par ne plus pouvoir les distinguer. Ulysse n’en pouvait plus d’entendre à chaque réunion les mêmes plaisanteries vulgaires accompagnées de rires gras sur les députées voilées, sur les « dégénérés » et « l’Eunuque »…
En outre, Valentine lui manquait. Il n’avait plus d’occasion de la voir ; elle se partageait désormais entre la place Beauvau et la rue de Grenelle restaurée où le ministère de l’Instruction publique avait pu réemménager. Et quelle sinistre plaisanterie aurait été de lui demander d’abandonner un travail passionnant sur la mise en application d’une loi aussi utile pour rédiger des discours adaptés au niveau de réflexion politique d’un sympathisant lambda du PO ! Cependant, depuis sa rencontre avec Camille Charlie, Ulysse était intrigué par Valentine, il se demandait s’il y avait vraiment en elle quelque chose de dégenré.
Il en avait fini aussi avec les joyeuses fins d’après-midi rue Murillo. Il avait été content d’apprendre par un message de Jason que le scanner de Raoul n’était pas mauvais et qu’on avait pu passer à la thérapie génique, mais peiné qu’on ne lui ait pas proposé de célébrer cela avec les cousins réunis. En même temps, comment s’en étonner ? Chaque fois qu’il avait été question devant lui du cancer des glandes, il s’était recroquevillé, il avait détourné les yeux ‒ il ne voulait surtout pas savoir quelles glandes étaient atteintes, quelles conséquences physiques cela pouvait avoir… ‒ il avait saisi la première occasion pour changer de sujet… Quel conseiller en communication pouvait-il être alors qu’il était incapable de communiquer pour de bon avec qui que ce soit ?
Pendant ce temps, les médias avaient découvert Triple A. Elle n’était plus seulement la coqueluche des réseaux sociaux, elle était la personnalité préférée des Français. Martial Orlamonde décida de recréer une émission à l’ancienne appelée pompeusement « Le débat », deux champions s’affrontant avec des temps de parole réglementés ; pour inaugurer la formule, il voulait inviter DG et Triple A. DG refusa sans consulter Ulysse… qui lui aurait d’ailleurs conseillé de refuser, mais c’était tout de même vexant ! Pas question, selon DG, que le chef de l’État aille considérer comme une adversaire à sa taille la simple chef de file d’un minuscule parti à seize députés, dont pas un élu en circonscription. Il fallait la traiter par le mépris, la faire rentrer dans ce néant dont elle n’aurait jamais dû sortir… Xavier cependant vint se mettre au travers. Depuis des semaines, il n’arrivait pas à s’imposer à l’Assemblée pendant la séance des questions au gouvernement, il était toujours pris de court par les sujets abordés, les tons différents sur lesquels on pouvait l’interpeller. DG affichait à son égard un mécontentement grandissant, et Xavier qui ne s’était jamais contenté de la place Beauvau voulait prouver sa légitimité et sa stature nationale. Il voulait affronter Triple A : il fallait profiter de ce regain de goût pour la politique-spectacle pour redorer le blason du gouvernement, il voulait saisir cette chance de faire connaître l’action de celui-ci, il travaillerait ainsi pour le plébiscite… Il expliqua cela à DG en présence d’Ulysse et de « l’autre Daniel ». Ulysse essaya de le mettre en garde : il n’avait aucune idée de celle à qui il avait affaire…
« Je sais, moi, à qui il a affaire, le coupa Daniel Meunier. Une petite bonne femme métissée, conseillère municipale à Bordeaux où elle s’occupe des jardins en ville, qui veut aller chercher elle-même ses enfants le mercredi à la sortie du catéchisme… À moins d’avoir peur de son ombre… »
Ulysse voulut protester. Il avait pratiqué Triple A, il pouvait leur en parler…
« Avec ça qu’on s’est bien trouvés jusqu’ici à suivre tes conseils ! Entre la romancière à cheveux bleus, la Marseillaise en reggae et le drapeau français traîné par terre ! Xavier, puisque tu es partant, je te charge de ne faire qu’une bouchée de cette minimaliste », trancha DG. Et, à Ulysse : « Toi, on t’écoutera quand tu seras capable de pondre autre chose comme slogan de campagne qu’“Aux Iphs, etc.” »
Xavier avait senti depuis un moment le vent tourner : il n’eut pas un regard d’excuse, pas un mot pour adoucir.
Le jeudi 18 juin, Xavier présent et massif à la table du débat fut confronté au petit hologramme vidéo, de la taille de la fée Clochette, d’une Triple A restée à Bordeaux. Sa stupeur en direct amusa la France entière ; Martial Orlamonde ravi riait ouvertement de sa déconfiture. Quand Xavier passa à l’attaque, accusant son interlocutrice de mépris pour les électeurs, elle répondit, tout sourire, qu’elle appliquait le programme des minimalistes : la politique devait passer après tout le reste, et passait donc après sa vie de famille. Minuscule comme elle l’était, elle semblait voleter et laisser tomber des paroles divines et féeriques, elle n’était jamais au niveau de son interlocuteur. Parfois la caméra zoomait sur elle, et Xavier disproportionné semblait un monstre sur le côté de l’image.
Puis on donna la parole à Xavier, qui se mit à faire un éloge vibrant des réalisations du gouvernement. On donna ensuite la parole à Triple A qui commença par le féliciter et le remercier pour le désarmement des particuliers qu’il avait si bien entamé. Elle loua ensuite le droit à l’instruction reconnu à tous, les régularisations intégrées au droit au logement, la beauté de Paris nettoyé… Xavier se retrouva si déconcerté qu’il parut incapable de réagir.
« Excusez-moi, bredouilla-t-il enfin, mais puisque vous êtes dans l’opposition, pourquoi vous trouvez ça bien ? …Euh, je veux dire, bien sûr, puisque vous trouvez ça bien, pourquoi est-ce que vous êtes dans l’opposition ? »
Les rires du public présent sur le plateau portèrent la confusion de Xavier à son comble : il était rouge pivoine. Triple A, quant à elle, ne commenta même pas son lapsus :
« Tout ça est très bien, dit-elle avec son sourire plein de charme. La différence entre nous, c’est que vous pensez que l’État doit en faire encore plus. Pour moi au contraire, il doit en faire beaucoup moins… » Elle semblait sur le point de développer quand un minuteur retentit de son côté, capté par le micro qui enregistrait sa voix ; elle s’interrompit avec une évidente sincérité : « Désolée, je vais devoir vous laisser : ma pâte à crêpes a fini de reposer. Je vous cède volontiers le dernier mot… Bonsoir à tous, merci de m’avoir invitée ! »
Et la petite icône s’éteignit d’un coup, plus que jamais féerique. En fait de dernier mot, il restait plus d’une demi-heure d’émission ! Xavier, suant à grosses gouttes, meubla autant qu’il put ; ses efforts étaient si pathétiques que Martial Orlamonde proposa au bout d’un quart d’heure de rendre l’antenne. Bredouillant qu’il ne pouvait pas débattre tout seul, Xavier s’en alla piteusement, et Martial Orlamonde, qui n’en était pas à une traitrise près, commenta ensuite à sa manière ce à quoi on venait d’assister.
La popularité de Triple A était déjà grande. Après cette intervention, elle atteignit des sommets inégalés. « Ma pâte à crêpes a fini de reposer » devint la phrase politique la plus célèbre de l’année, quelque chose qui tenait à la fois du « Liliane, fais les valises » de Georges Marchais et du « Vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier Ministre » de François Mitterrand : un dévoilement fortuit de l’intimité familiale, une dérobade gracieuse qui mettait les rieurs de son côté, le tout avec un naturel dans la mise en œuvre des idées minimalistes qui emportait la conviction. Ulysse ne pouvait qu’admirer.
«Je suis désolé, Ulysse, j’aurais dû t’écouter. » Voilà le message que Xavier ne se donna pas la peine d’envoyer le 19 juin, sans parler des excuses que DG ne se fatiguait jamais à faire à un subordonné. On était à quelques jours du plébiscite. La côte de popularité de DG s’était effritée depuis les législatives : 27 % d’opinions favorables. Comment en était-on arrivé là ? Est-ce qu’Ulysse était le pire conseiller en communication de France et de Navarre ? Il aurait aimé pouvoir se dire que DG n’avait jamais voulu l’écouter ; la réalité était plutôt qu’avec ou contre Ulysse, toute la communication de DG avait abouti à rebuter les indécis et dégoûter les sceptiques. On aurait dit parfois qu’il lui suffisait d’apparaître publiquement pour perdre un point de popularité.
Le 24 juin, Ulysse remâchait cela avec le goût pâteux et écœurant dans la bouche du beurre de cacahuète, affalé dans le bureau d’angle, vaguement occupé à visionner le JT d’une chaîne d’info numérique qui diffusait un micro-trottoir où l’on interrogeait les passants d’une ville de province sur leurs intentions de vote. On était tombé sur le parfait Français moyen, sortant d’une boulangerie dans le centre historique de Chartres avec sa baguette sous le bras, et affirmant son intention de voter non aux deux questions :
« Ce n’est pas parce que c’est un plébiscite qu’on est obligé de voter oui ! »
Et soudain, ce fut un trait de lumière. « On ne peut pas vendre n’importe quoi, il y a toujours eu de bons produits qui ne prennent pas, parce qu’ils ne correspondent pas aux besoins ou aux envies du consommateur à l’instant t. » Ce n’était pas Ulysse qui était nul, c’était le produit DG qui ne correspondait pas aux attentes des Français de l’an 11 ! Si toutes les stratégies avaient échoué, s’il suffisait à un grand homme d’État d’apparaître et d’ouvrir la bouche pour perdre un point de popularité, c’était parce que personne ne pouvait s’adresser à la fois aux sapiens et aux libers, sauf à en dire le moins possible (« Ma pâte à crêpes a fini de reposer »). La seule communication politique adaptée était une communication minimaliste.
Le ciel était avec lui : il lui suffit de sortir de son bureau pour tomber sur Valentine qui quittait visage fermé le conseil des ministres dans le salon vert. Il la connaissait assez pour voir du premier coup d’œil que malgré la loi sur l’instruction publique, elle n’était guère heureuse non plus.
« Il faut qu’on parle, lui souffla-t-il très vite. Est-ce qu’on peut se voir ailleurs qu’ici ? »
Ulysse ne s’était pas attardé ensuite dans le salon d’angle. Tant pis pour le tapis de marche : il en faisait don au Mobilier national. Il avait quitté l’Élysée à la sauvette. Frémissant à l’idée d’une mauvaise rencontre, il s’était pourtant risqué dans l’entresol de l’ambassade fantôme des États-Unis pour aller déposer sur un « présentoir d’offrandes inter-espèces » son pot de beurre de cacahuète aux trois quarts vide et la petite cuiller avec : il ne voulait pas qu’on les découvrît après son départ. Les antispécistes avaient beau dire, les poubelles de jadis avaient du bon… Puis il avait pénétré ensuite dans les jardins des Champs-Élysées que l’armée de robots avait récemment désherbés ; les buissons étaient de nouveau taillés à la française. Assis sur un banc à l’ombre devant la fontaine de la déesse, il avait travaillé vite et bien sur le bloc-notes de son Iph, sachant enfin où il voulait aller. Il vit de loin arriver Valentine, en robe d’été jaune pâle assortie à son casque de cheveux courts. Elle était passée à l’izimède. Grande, pure, farouche, toute en fraîcheur et en netteté, elle avait quelque chose de Diane surmontant le jaillissement de l’eau.
Grâce à Jason, Ulysse savait maintenant régler son robot dans ce type d’occasions. Il invita dans son périmètre de sécurité Valentine avec son garde du corps, le Jeanson vint s’incliner devant le MMR, le reconnaissant comme plus récent et plus haut de gamme, et se mit à son service, ce qui parut à Ulysse de bon augure. Valentine put le rejoindre sur son banc, ils pouvaient tous deux parler tranquillement, sous la protection des robots unis.
Il entra aussitôt dans le vif du sujet. Il savait que Valentine et lui partageaient à peu près les mêmes convictions, qu’ils s’étaient engagés au PO pour les mêmes raisons. Est-ce qu’elle s’y retrouvait encore aujourd’hui ?
Valentine secoua la tête. Bien sûr qu’elle pensait à démissionner, bien avant l’alliance avec l’extrême-droite et l’omniprésence de Daniel Meunier : en fait, depuis le jour où DG avait déboulé dans le salon d’angle pour jeter un numéro de L’Expert à la tête d’Ulysse. En même temps, comme il s’y attendait, elle était bourrée de scrupules, prise dans des conflits compliqués de loyauté, en particulier vis-à-vis de Xavier. Partir juste avant une élection, alors qu’ils ne cessaient de dégringoler dans les sondages ! Elle pensait plutôt attendre les lendemains du plébiscite et refuser alors le ministère… ou voir si elle pouvait faire quelque chose dans le cadre de ce ministère qui lui permette de ne pas se renier, elle ne savait pas encore… En outre, elle pensait à abandonner la politique, elle voulait reprendre les études de physique qu’elle avait interrompues pour cause de coup d’État. Si elle voulait faire partie de la première génération d’ingénieurs qui mettrait en place des réacteurs fondés sur la fusion de l’atome au lieu de sa fission, il était juste temps. Ulysse n’avait pas pensé à cela et il dut faire effort pour se dire que cela pouvait entrer dans son argumentaire : il avait beaucoup à réapprendre, les normes qu’il avait intégrées depuis ses vingt ans n’avaient plus cours.
« Tu n’as pas besoin de choisir entre physique et politique ! Plus maintenant. Moi, je suis un dinosaure, mais regarde les nouveaux députés… Les réactions de l’opinion sont claires : les gens ne veulent plus de professionnels, ils veulent des citoyens qui s’engagent. »
Il développa ensuite ce qu’il avait prévu de lui dire. À moins de dix-neuf ans ‒ elle se les était donnés pour être prise au sérieux, mais en réalité, elle ne les avait pas encore, n’est-ce pas ? ‒ elle était au tout début de sa carrière politique. Il ne s’agissait pas d’ambition à l’ancienne, avec statut, salaire, honneurs, il s’agissait de participer aux décisions dans cette période où une France nouvelle émergeait du chaos. Son vrai devoir était envers le bien public auquel elle pouvait contribuer. Sylvaine et Serge ainsi ne se trompaient pas de priorités, eux pouvaient rester ministres sans être compromis, il était manifeste qu’ils n’étaient entrés au gouvernement que pour mener à bien leur programme, chacun en son domaine. DG, Xavier, Pascal, ils étaient libres, ils avaient fait leur choix. Même Michel Oranger avait fait le sien ! Pourquoi Ulysse et Valentine iraient-ils couler avec ce navire dont le pilote ne les écoutait pas alors qu’il y avait des canots de sauvetage pour tout le monde ? Et ce n’était pas comme si les idées pour lesquelles ils s’étaient engagés étaient irréalisables ! Cette union nationale que DG ne voulait pas et ne pouvait pas accomplir pouvait l’être par quelqu’un d’autre…
« Ambroisie Anne-Alouette ! » compléta Valentine.
Ulysse fut à la fois admiratif et un peu vexé. Il pouvait l’encourager, la réconforter, lui ôter ses scrupules, être son premier professeur de cynisme, mais sur le fond il n’avait rien à lui apprendre. Valentine avait fait sa propre analyse. Il découvrit même qu’elle connaissait Triple A mieux que lui…
« Qu’elle soit liber, ça ne te dérange pas ? »
Valentine rougit. Voilà longtemps qu’elle voulait lui présenter ses excuses pour les bêtises qu’elle avait dites en mars : elle savait maintenant qu’elle se trompait. « J’avais généralisé à partir d’une seule personne. » Elle avait compris ensuite en voyant Ulysse avec son petit frère pourquoi il lui en voulait tellement…
Au tour d’Ulysse d’être confus : « Ça se voyait tant que ça ? »
Valentine hocha vigoureusement la tête.
Tout alla vite ensuite. Ulysse lui exposa son projet de « Lettre ouverte à Daniel Goujon » à faire paraître dans tous les médias. Bien loin de retourner honteusement leur veste en se cachant, ils allaient expliquer publiquement pourquoi, au nom de l’unité anthropologique de l’humanité, aspirant sincèrement à une union nationale rassemblant libers et sapiens autour des mêmes idéaux démocratiques, ils quittaient à présent le PO pour le Parti Minimaliste. Comme il l’avait espéré, Valentine fut séduite par la formule ; c’était ce qu’il fallait, le fait d’être deux dont une avec le titre officiel de ministre donnerait bien plus de retentissement à sa démarche. Ils travaillèrent ensuite la rédaction, comme au temps où ils écrivaient à deux les discours de DG. La nouvelle version était plus courte, plus sobre, plus percutante. Ils l’envoyèrent séance tenante.
Si Ulysse n’était pas pressé, Valentine l’était : elle voulait récupérer les affaires qu’elle avait laissées place Beauvau et avenue de Grenelle et prendre rendez-vous avec Xavier pour lui parler juste avant la publication de la lettre ouverte : elle aurait voulu qu’ils « restent amis ». Il la raccompagna jusqu’à la sortie des jardins et put enfin lui glisser un mot du PDD : qu’est-ce qu’elle en pensait ? Valentine n’avait rencontré aucun/e des dégenré/es ; en revanche, elle avait lu leur programme et se retrouvait aussitôt dans certaines des mesures préconisées. Par exemple, porter un pins sur ses vêtements dès lors qu’on excluait la sphère d’Éros de ses rencontres ou activités, comme cela assainirait la vie sociale !
« Mettons que le pins existe, enchaîna Ulysse enchanté. Là je le porte. »
Valentine lui sourit : « Je porte le mien aussi.
‒ Alors, qu’est-ce que tu dirais de dîner ensemble ? Qu’on ait le temps de parler un peu de ce qu’on va faire chez ces minimalistes… Il y a un excellent resto près de chez moi, Les petits terroirs, rien que de vrais produits de la campagne. Je ne sais pas si tu manges de la viande ? »
Peut-être même qu’elle ne dînait pas du tout… Mais Valentine eut l’air ravie : elle ne prenait qu’un repas par jour, toujours le soir, et elle n’était pas végétarienne. Il la regarda s’éloigner : grâce aux pins invisibles, il pourrait aussi lui dire que sa robe lui allait bien, qu’elle avait eu raison de passer à l’izimède.
Puis il s’offrit enfin le plaisir de mettre DG en « indésirable ». Il lui restait un appel vocal à passer :
« Jason, je ne te dérange pas ?… Dans dix minutes, c’est plus de temps qu’il n’en faut… Tu as bien toujours ton article sur DG ?… Mets le sur ton site de journalistes amateurs, il ne peut plus me nuire, je démissionne du gouvernement, et si peu de jours avant le plébiscite, je t’assure qu’il va faire du bruit… Et si tu veux, rappelle-moi après ton cours, on parlera enfin de nos vacances ! »
La dernière allocution télévisée de DG avant le vote était prévue le 28 juin. Ulysse faisait ses bagages pour le départ à Belle-Ile le lendemain matin : grâce au vote numérique, il pourrait envoyer ses deux « non » de là-bas. Il alluma le poste, désireux de tenter de deviner si un autre nègre l’avait remplacé ou si DG avait bien été forcé de rédiger lui-même son discours, et d’autant plus curieux en ce cas d’entendre le résultat.
Voici, dans le décor surchargé du salon doré, DG assis à son bureau hideux bizarrement déplacé : on voyait la porte à sa droite. Quelle mauvaise mine, quels yeux cernés ! Est-ce qu’on l’avait seulement maquillé ? Ça ne lui réussissait pas, de ne plus avoir son « simple conseiller en communication » pour se passer les nerfs !
Et puis, en l’entendant dire d’une voix étranglée « Français, Françaises, mes chers compatriotes… » le sang d’Ulysse ne fit qu’un tour : il annulait le plébiscite, il allait annoncer qu’il se retirait de la vie politique ! Il allait reprendre leur argumentaire, dire qu’il avait compris qu’il était lui-même l’obstacle à l’union nationale ! Et il parviendrait tout juste à en faire un beau geste, Valentine et Ulysse resteraient ceux qui l’avaient dit les premiers ! Il ne s’attendait pas à ce qui suivit :
« Je n’ai qu’une chose à vous dire ce soir… ALLEZ AU DIABLE ! Si quelqu’un veut encore essayer de gouverner cette maison de fous, je lui souhaite bien du plaisir. Moi en tout cas, je sais ce qu’il me reste à faire… »
Il se leva, gagna la porte sur le côté droit, l’ouvrit dans le coin de l’écran, s’y engouffra, la fit claquer de toutes ses forces. Le plan fixe montra, un moment encore, un bureau vide.
Installé côté couloir dans le train Grands Voyageurs pour Auray, près de Jason ravi qui collait son nez à la vitre, Ulysse découvrit qu’il n’avait pas désinstallé l’application qui lui permettait de suivre au quotidien les hauts et les bas de l’image qui l’avait tant obsédé. Et reconnut avec un soupir que DG n’avait pas eu besoin de conseiller en communication pour réussir sa sortie.
La sincérité de son « allez au diable ! » lui avait gagné tous les cœurs. Sa côte de popularité dépassait à nouveau les 35 %.
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