IV – Tous les chats sont mortels

Les Indociles II - La Confrontation

« Il n’y a pas de règle. C’est juste une évidence. »

Chaton en peluche sur table de jardin.«Douce France, tendre pays de mon enfance… » fredonna Paul GravièreAdolescent, fils du roboticien français André Gravière (décédé) et d’une chimiste allemande, Mina Gravière redevenue Grienenberger, neveu de l’ex fleuriste de Chartres Kurt Grienenberger ; expatrié malgré lui en Allemagne avec sa mère ; extraverti, impulsif ; amateur d’histoire et de chant. Présent dans II : II ; mentionné dans I : II et dans II : III. à mi-voix. Il l’avait voulue, il l’avait eue : en ce 20 septembre de l’an 10, il pataugeait dans la France jusqu’aux chevilles. Le chantier de dépollution était couvert d’une boue nauséabonde, mélange de sols contaminés, de restants d’hydrocarbures qui s’étaient répandus depuis le pipeline percé, de débris d’amiante, de fragments de rouille, d’une touche de marécage croupissant, et évidemment d’eau de pluie. Il en oubliait sûrement : il devait y avoir aussi de nombreuses particules de métaux lourds divers et variés, en dehors des morceaux repérables qu’il ramassait à mains nues. Ses collègues du moment s’étaient ramenés avec de vieux gants de jardinage, sales et déchirés, mais Paul n’avait que ses beaux gants en cuir qui le protégeaient du froid en moto et aucune envie de les mettre au contact de ce qu’il tripotait depuis trois jours. Gisaient en effet dans la boue tous les débris industriels et domestiques qui avaient dû s’accumuler en Picardie du XXe siècle jusqu’à l’an zéro ; cela allait de la batterie pour moteur diesel lourde, rouillée, tranchante, impossible à soulever sans se blesser jusqu’à des parcelles de plastique décolorées, membres ou visages de poupées pour enfants made in China, en passant par tout et n’importe quoi : fusibles, douilles, piles électriques qui suintaient le lithium, fragments de tuyaux en PVC, toutes les pièces imaginables que des esprits tordus avaient jadis pu fourrer sous le capot des automobiles, zinc qui avait dû servir un jour à des gouttières ou des toitures, amiante qui avait dû servir un jour à nul ne savait quoi, à moins qu’on ne l’ait juste inventée et enfoncée un peu partout pour emmerder le monde, voire « créer de l’emploi » puisqu’on pouvait ensuite occuper les travailleurs à désamianter.
  La pompe pneumatique à membrane censée aspirer les hydrocarbures était en panne depuis le début. La brouette censée leur permettre de transporter les trucs lourds était inutilisable dans ces conditions météo, elle patinait et s’enlisait dans la boue, c’était encore plus simple et moins fatiguant de tout empoigner et traîner comme on pouvait, quitte à serrer de gros morceaux d’amiante sur son cœur et à les coincer sous son menton. L’ambiance sur le chantier était presque aussi rouillée que le décor : tous les gens normaux s’étaient tirés au bout d’une journée quand ils avaient vu en quoi consistait la « dépollution ». Ils n’étaient plus que cinq, dont un Coréen et un Erythréen qui ne parlaient pas français, un Gitan qui regardait Paul de travers pour quelque mystérieuse raison gitane, et une fille hommasse nommée Ève qui regardait Paul de toutes les manières et un peu trop, se précipitait pour l’aider s’il s’attaquait à quelque chose de trop lourd pour lui, ne demandait qu’à passer les soirées sous le porche d’un de leurs deux mobiles homes à rire à ses blagues, le laisser fumer ses cigarettes, et plus si affinités… mais d’affinités, justement, Paul n’en avait ni pour son corps ni pour son visage.
  Tout cela encore ne serait rien, pluie y compris, ce serait même folklorique, des souvenirs cocasses à raconter à AntoineAntoine Forestier ; adolescent, fils de Jean-Pierre Forestier, beau-frère et associé de Guy Marcheur dans « Mon pari pour Paris », et de sa femme Sophie, frère aîné de Barnabé Forestier, cousin germain plus âgé de Jason Marcheur ; liber depuis sa petite enfance, introverti et réfléchi, cherche à comprendre les sapiens et la mutation. Présent dans I : IX et dans II : II. quand Paul se déciderait à le recontacter. Restait l’humiliation suprême. Ils étaient aux ordres d’un crétin de robot qui leur aboyait dessus et leur disait quoi faire ! Les grands esprits qui avaient conçu cette subtile entreprise de dépollution avaient décrété que seul le robot était habilité à identifier les composants des débris à évacuer. Au lieu d’abattre sa part de travail sans risque de courbatures, de rhume, de saturnisme ou de tétanos ‒ Paul se demandait justement par intermittences si son rappel de vaccin était à jour ‒ il restait planté en permanence devant la zone de tri. Les cinq humains venaient docilement tenir devant lui leur butin d’ordures, et le robot gueulait : « la cuve ! » pour les plastiques et les hydrocarbures, « le sarcophage ! » pour l’amiante et les métaux lourds, « la fosse ! » pour le tout venant des débris. Très souvent, il ne tranchait pas tout de suite, et se contentait de crier plus fort : « Triez moi ça ! » Alors il n’y avait plus qu’à déverser dans la boue sa cargaison et à la lui présenter pièce par pièce à l’issue d’une série de courbettes pour ramasser les choses une à une. Pas question de le contourner pour aller trier tout seul ; même si vous saviez que c’était de l’amiante et qu’il fallait la mettre dans le sarcophage, le robot vous interceptait, récupérait ce qu’il n’avait pas validé, vous collait une retenue sur salaire et l’obligation d’aller porter une seconde fois les morceaux d’amiante dans le sarcophage. Et quand vous aviez balancé ces débris là où ils devaient être, eh bien, il se permettait encore de vous dire à quel « poste » du chantier vous deviez vous rendre ! C’était une vaste blague : un océan de boue, de saletés et de rouille, et un demeuré préprogrammé qui distingue le « poste nord » du « poste nord-ouest » ! Les humains ne savaient pas ce qui limitait le périmètre, mais le robot, lui, le savait ; à plusieurs reprises, quand Ève s’approchait un peu trop de Paul, on l’avait entendu gueuler : « poste nord hors limites ! Je répète : poste nord hors limites », et Ève avait dû battre en retraite pour éviter la retenue sur salaire.
  Paul n’avait jamais brillé par la patience, même au temps ‒ d’ailleurs pas si lointain ‒ où il était encore sapiens. Il avait fini par se lasser d’insulter le robot qui ne semblait pas l’entendre, et il avait en vain tenté de le faire basculer dans la fosse d’enfouissement : le crétin de trois mètres de haut était solide sur ses longues pattes maigres, et se moquait de tout ce qui n’était pas déjà codé en lui. Regagnant « le poste nord-ouest » sous l’injonction « Et plus vite que ça ! » qui faisait partie du vocabulaire limité de son ennemi, il lança à destination d’Ève :
  « J’en ai ma claque ! »
  Le sourire de sympathie tout prêt se figea sur les grosses lèvres tandis qu’elle réfléchissait à cette déclaration mystérieuse.
  « Ras le bol ! » précisa Paul, se heurtant au même regard interloqué. Tout son stock d’expressions imagées était à revoir. « J’en peux plus ! » Ça, au moins, c’était clair.
  « Qu’est-ce tu vas faire , demanda Ève, inquiète. Tu veux t’tirer ? »
  On disait toujours se tirer, s’arracher, se casser, c’était déjà ça. « Non, je veux me mettre en grève. Je refuse d’obéir une minute de plus aux ordres du Futur Rouillé sans cervelle. On est parfaitement capables de trier sans lui ! Je réclame un changement des conditions de travail.
  ‒ Ça dérouille, ton idée ! s’exclama Ève, ravie. Viens, on va en parler aux autres. »
  Le Gitan, qui occupait le poste nord-est, les regarda approcher de loin, annoncés par les cris rituels : « Poste nord-ouest hors limites ! Poste nord hors limites ! » Il commença par exprimer avec une morgue déplaisante son opinion sur l’état de rouille avancé du cerveau de Paul : plus de travail, plus de paye. Mais Paul avait des arguments. Ils étaient les cinq derniers. La réputation du chantier n’était plus à faire : produits dangereux à l’air libre, absence d’outillage et d’équipements de protection… Or, la dépollution des environs de Laon, c’était un engagement de Xavier Deschamps, le député de l’Aisne ; on voyait des affiches partout : « Bientôt ici de nouvelles terres agricoles »… Vinchon, le type qui les avait embauchés, travaillait pour ce grand projet départemental, et la dépollution avait déjà un bon mois de retard. S’ils arrêtaient le travail tous les cinq, ils pourraient dicter leurs conditions.
  Paul avait trouvé sa vocation : leader syndical. Le Gitan s’était illuminé, le Coréen s’était approché, fronçait les sourcils pour mieux comprendre et approuvait avec de grands hochements de tête. Même l’Erythréen, les voyant rassemblés, s’était retourné depuis son poste central ; on lui faisait signe de se joindre au groupe.
  Quand Honoré Vinchon rappliqua trois quarts d’heure plus tard, il les trouva dos au mur sous le porche du mobile home de Paul à fumer ses cigarettes.
  « Z’avez pt’être peur de vous enrhumer ? » suggéra-t-il, l’œil mauvais, tout en pianotant sur son Iph pour désactiver enfin le robot.
  Ils s’étaient tellement habitués à la voix de stentor qui clamait en boucle que chacun des cinq postes était hors-limites que Paul eut l’impression de prendre la parole dans un silence solennel. Il était bien question de rhume ! Sous prétexte que Vinchon les payait chaque jour un peu plus que la veille, ils manipulaient héroïquement des déchets toxiques sans précaution, et ils l’acceptaient, sans se plaindre. Alors, qu’on n’aille pas en plus permettre à un robot de leur donner des ordres ! La mesure était comble ! Et la dignité de la personne humaine ? La déclaration universelle des droits humains devait bien avoir encore au moins une valeur morale ? Leur revendication, c’était le robot en pause, ou mieux, travaillant à leurs côtés à transporter des débris, au lieu de leur gueuler dessus.
  Vinchon, trapu et rougeaud, leva le nez vers Paul qui, du haut de ses dix-huit ans, faisait une demi-tête de plus que lui : « Ah ouais ? Je sais pas ce que dit la déclaration universelle des droits humains ; j’ai jamais été du genre à attendre une directive de l’UE avant de me mettre au boulot. Tout ce que je sais, c’est qu’mon robot, c’est pas un EB Entretien et Bricolage, bon pour servir de manœuvre comme vous autres ! T’as pas vu ce qu’y a marqué dessus ? Gravière TTCC ! Et tu sais ce que ça veut dire, TTCC ?
  ‒ Trouduc Taré et Casse Couille ? » proposa Paul.
  Ève gloussa avec complaisance.
  « Travaux de Terrassement, Chef de Chantier ! corrigea Vinchon furieux. Je vois qu’on a affaire à un petit malin… Mais t’es pas tout seul ici, c’est pas toi qui fais la loi… »
  Pour échapper à la pluie, les cinq grévistes s’étaient alignés en rang d’oignon contre le mobile home. Vinchon leur faisait face et, tandis que ses rares mèches de cheveux se collaient à son crâne et que de l’eau lui dégoulinait dans le cou, il parcourait leur ligne du regard.
  « Il a raison, s’empressa de déclarer Ève. Moi non plus, je veux plus du robot. Y sert à rien, on sait trier maintenant !
  ‒ Bon… Et vous autres ? »
  Le Gitan fit un pas en avant, et se fit obséquieux. Il n’était pas d’accord, lui. Le robot était très bien. C’était le meilleur des chefs, capable de reconnaitre comme ça tous les matériaux ! Ses deux collègues et lui avaient une autre revendication. Ils voulaient être payés d’avance jusqu’à la fin de la semaine, avec le tarif progressif prévu. Comme ça, ils pourraient se payer des équipements de protection et continuer à travailler ensuite de façon plus sécurisée.
  « Première nouvelle ! protesta Paul, indigné. D’où tu sors ça, maintenant ? T’as passé trois quarts d’heure à fumer mes cigarettes et m’approuver quand je me plaignais du robot ! Et d’ailleurs, comment tu pourrais savoir les revendications de ces deux-là ? Ils parlent pas français et ils ont même pas compris ce que tu viens de dire ! »
  Les intéressés le démentirent aussitôt. Le Coréen désigna le Gitan : « Comme il dit ! » déclara-t-il, et l’Érythréen hocha vigoureusement la tête. Tandis que le Gitan se récriait, s’adressant à Vinchon. Les équipements d’occasion, ils en parlaient entre eux depuis plusieurs jours. Entre hommes, pas avec le jeune ni la femme. Ils avaient donc profité de la grève pour pouvoir en parler au chef.
  Vinchon souleva encore quelques objections, plutôt pour la forme, et Paul dépité dut reconnaître que dans le rôle du délégué syndical, le Gitan était plus crédible que lui.
  « OK, dit enfin Vinchon. Je vous paie tout de suite pour la semaine, vous trois, et vous reprenez le travail. » À Paul : « Toi, tu es viré. » À Ève : « Toi, tu peux rester si tu veux, mais je te paie pas d’avance. »
  Ève secoua avec mépris ses cheveux ras et blondasses, et désigna Paul sans une hésitation : « Je pars avec lui », répliqua-t-elle.
  Un beau geste de solidarité, mais Paul n’aimait pas trop sa formule…
  Vinchon refoula Paul à l’intérieur de son mobile home pour pouvoir s’abriter lui aussi sous le porche, faire les comptes et procéder aux virements. Il commença par les trois salariés qu’il conservait, puis s’occupa de Paul et d’Ève. Il leur payait les heures travaillées du jour trois, mais au tarif horaire du jour deux puisqu’ils n’avaient pas fini la journée. Et bien sûr, il ne leur payait pas les heures de grève. Pendant ce temps, les trois autres étaient suspendus à leurs Iphs, guettant l’arrivée du virement.
  « On l’a ! on l’a ! »
  Les hurlements du Gitan jubilant n’avaient rien à envier à ceux du robot. Le visage rond du Coréen, d’ordinaire si impassible, s’était fendu d’un sourire digne d’une lanterne ronde de nouvel an chinois, tandis que l’Erythréen brandissait son Iph avec un rire silencieux. Paul et Ève les regardèrent avec surprise, et Vinchon avec effarement. La métamorphose du Gitan était incroyable. Il était déchaîné, fou de joie ; trépignant sur place, il adressa d’abord à Vinchon trois bras d’honneur d’affilée :
  « On a l’argent, on se casse, plus besoin de s’esquinter la santé. T’as vraiment cru qu’on allait dépenser pour des équipements de protection ? Je te jure, de la rouille, y en a pas que dans la zone nord-est ! Et tu peux écrire ce que tu veux sur nos profils : y a au moins dix pages en ligne sur comment on est traités sur ton chantier de merde, alors tes commentaires, tu sais où tu peux te les mettre… » Puis il sauta au cou de Paul : « Ah, toi, le rouillé du cerveau, faut vraiment que je t’embrasse, c’est grâce à ton idée de grève ! Et avec ta dignité de la personne humaine, comment tu l’as fait voir rouge ! J’avais plus qu’à passer derrière… Je t’adore : t’es vraiment aussi con que ceux qui ont troué ce pipeline ! »
  Et, joignant le geste à la parole, il lui planta deux bises sonores sur les joues, tandis que l’Erythréen serrait Ève dans ses bras en pleurant de joie. Puis, les trois délivrés s’en furent, libres et légers. Ève en resta bouche bée, et Paul partagé entre le dépit et l’envie de rire : la tête que faisait Vinchon !
  « Vous avez plus grand monde, on dirait ! lança-t-il légèrement.
  ‒ On dirait, en effet… Finalement, si vous voulez rester tous les deux, je vous garde.
  ‒ Moi, j’ai pas changé d’avis : je reste tant que vous voulez aux tarifs fixés si vous désactivez votre foutu robot. »
  Dans cette situation nouvelle, la négociation s’engagea beaucoup mieux. Le jour trois avait été payé à la baisse mais si Ève et Paul accomplissaient correctement le jour quatre, Vinchon leur verserait le complément de salaire correspondant au tarif horaire numéro trois en même temps que la paye plus substantielle du lendemain. Quant au robot, il pouvait être réglé en mode EB tout en obéissant à ses propres ordres générés par son programme de TTCC ; il travaillerait près d’eux et garderait la capacité de scanner et d’identifier les matériaux ; il ne fallait donc pas qu’ils hésitent à le consulter chaque fois qu’ils auraient un doute sur la présence éventuelle de métaux lourds ou d’hydrocarbures. Ça passerait tant qu’ils étaient tous les deux ; bien sûr, si Vinchon trouvait à embaucher, le robot redeviendrait chef de chantier, et il serait toujours temps pour eux de s’en aller, il ne les retiendrait pas de force…
  Quel silence sur le chantier à l’aube du 21 septembre ! Même la pluie s’était arrêtée. Le robot en mode EB était un compagnon de travail taciturne qui abattait beaucoup de besogne dans son coin. Il n’empêchait plus Ève de travailler avec Paul ; c’était plus simple, selon elle, de soulever et de porter à deux. Ils se retrouvèrent donc seuls humains au monde dans une version post-apocalyptique du jardin d’Eden où faute de pommier, on se prenait les pieds dans les ferrailles, et pas d’erreur de casting, se disait Paul en ramassant ses plaques de zinc, on lui avait dégotté l’Ève correspondant au décor. D’ailleurs AlexAlex Lang ; pion au lycée des Pontonniers et doctorant en préhistoire de l’Université de Strasbourg. Présent dans II : II., en bon préhistorien, l’aurait sans doute appréciée : avec son front bas, ses grosses lèvres, ses seins lourds, ses bras musculeux et sa carrure de déménageur, c’était une vraie top-model pour néandertals ! Dommage pour elle que son espèce se soit éteinte. Paul prit le parti de la faire parler : ça tuait le temps, ça l’occupait et, avec un peu de chance, détournait son esprit de ce qui ne se passait pas entre eux, et en prime il apprenait des choses intéressantes sur la vie en France, complétant ses propres observations depuis un mois qu’il était ici.
  Au lieu de gueuler pour annoncer la fin de la journée de travail, le robot s’était mis en pause silencieusement. Paul se laissa surprendre par le crépuscule. Les nuages bas avaient pesé tout le jour, et voilà que le ciel s’avisait de devenir rouge juste à l’ouest, comme une blessure ouverte dans tout ce gris. Se détachait sur ce fond pourpre et sanglant la « montagne couronnée », la butte escarpée avec au sommet la ville haute de Laon comme une incroyable citadelle : ses remparts, ses toits pointus, la nef et les tours de sa cathédrale trois fois plus haute que les maisons. Le chantier était sur le territoire de la commune d’Athies-sous-Laon, et le nom ne mentait pas : ils étaient vraiment sous Laon.
  Les préoccupations d’Ève étaient moins esthétiques : « J’ai rien reçu, dit-elle en grimaçant sur son Iph. À ct’heure normalement, la paye est arrivée. »
  Paul non plus n’avait rien sur son compte. Faisant taire son mauvais pressentiment, il relança Vinchon, et la réponse tomba en même temps sur leurs deux Iphs. Chacun ouvrit son message, mais Ève releva aussitôt la tête.
  « Y a beaucoup de choses écrites… » commenta-t-elle, découragée.
  Paul, qui savait désormais que l’an zéro l’avait surprise avant l’entrée au collège et qu’elle n’avait cessé depuis de désasphalter l’A26 ou de se louer dans des fermes, lut à haute voix : « Alors, vous êtes vraiment restés ? Tant mieux, ça compensera un peu les pertes de la journée d’hier. La bonne nouvelle (pour moi) c’est que mes Gravières EB sont arrivés. Ils vont pouvoir reprendre le chantier sous les ordres du TTCC. Vous pouvez donc raconter ce que vous voulez en ligne : je n’ai rien à perdre puisqu’il n’y aura plus d’embauche. Bon vent ! »
  En rassemblant ses affaires pour quitter le chantier, Paul pensait à ce monde dans lequel les robots nommés Gravière étaient plus précieux que les êtres humains, et soudain, il eut une illumination. Il alla retrouver Ève qui faisait ses bagages, la porte de son mobile home grande ouverte, espérant visiblement une visite de lui :
  « Dis donc, tu n’aurais pas envie de préparer une petite surprise à Vinchon, avant de partir ? »
  La nuit qui suivit n’eut rien de torride : se relayant pour s’éclairer avec leurs Iphs, Paul et Ève s’escrimèrent des heures durant à tenter de démonter le robot en pause, qui les laissait s’agiter, tirer sur ses articulations, l’attaquer avec tournevis et tenailles avec une remarquable inertie. Finalement, ce fut la force musculaire d’Ève, et surtout sa patience qui en vinrent à bout ; Paul se serait découragé cent fois. Vers une heure du matin, ils arrachèrent enfin l’avant-bras droit, puis, ayant compris comment procéder, ils dépecèrent peu à peu le grand corps immobile. Ils dévissèrent la tête qu’ils fourrèrent sous plusieurs batteries diesel dans la zone centrale, bousillèrent les haut-parleurs de la gorge en sautant dessus à pieds joints, éparpillèrent le haut du bras droit jusqu’à l’épaule, les diverses parties du bras gauche, la jambe et le pied droit, tous semés à divers endroits du chantier, dissimulés sous les ferrailles. Puis ils s’attaquèrent au torse et au ventre et accédèrent alors à la boîte noire qui contenait les circuits et les programmes. Paul la balança dans le sarcophage des polluants : ça, au moins, c’était du tri ! et non content de l’enfoncer pour la rendre introuvable, la rapprocha d’un bidon d’acide percé qui dégorgeait tranquillement son contenu. Il ne resta plus au final que la jambe gauche debout à son poste ; Vinchon pourrait toujours essayer de lui faire diriger sa troupe d’EB… Quant à l’avant-bras droit avec sa main au bout et le nom Gravière inscrit à l’intérieur du poignet, Paul le prit avec lui. Son héritage…
  Le jour se levait quand il enfourcha sa moto qu’un mois de boue et de chemins défoncés avait rendu moins flambant neuve, mais qui lui obéissait toujours au quart de tour : le dernier vestige de ses rêves sur son arrivée en France… Ève cependant sortait de son mobile home et bien sûr le cherchait des yeux avec un espoir humble et entêté. Si elle traversait la zone à pied avec son gros sac à dos, elle risquait de tomber sur Vinchon arrivant avec ses EB.
  « Allez monte, je t’emmène ! »
  Quelle phrase imprudente ! Et comme Ève s’illumina en l’entendant ! Pendant un instant, éclairée par l’aurore, elle fut presque belle, ses yeux, sa bouche lui allèrent bien, l’élan avec lequel elle monta en croupe fut presque gracieux. Comme il était facile, si loser et paumé qu’on soit à l’intérieur, de faire office de Prince charmant !
  Le beau rêve d’Ève cependant n’alla pas plus loin que la rue principale d’Athies-sous-Laon, avec son alignement peu inspiré de maisons de briques. Paul arrêta sa moto :
  « Je te dépose là ? On a retrouvé la civilisation… »
  Ève interdite, tremblante, balbutia quelques commencements de réponse informes : « Je sais pas… » « On pourrait… » « Où est-ce que tu… ? » Elle était descendue docilement, mais avait laissé une de ses grandes mains posée sur la hanche de Paul.
  « Ah non, moi je file ! Je vais retrouver mon meilleur ami à Paris, il va me présenter sa famille. Son pèreJean-Pierre Forestier ; époux de Sophie Forestier, père d’Antoine et Barnabé Forestier ; resté sapiens, beau-frère et associé de Guy Marcheur, il a fondé avec lui l’entreprise immobilière « Mon pari pour Paris », rachetant à bas prix les appartements abandonnés pendant les années de chaos pour les rénover et les louer ou les vendre en des temps meilleurs ; ils ont fait fortune ainsi. Présent dans II : II ; mentionné dans I : IX. est dans l’immobilier ; “Mon pari pour Paris”, tu en as sûrement entendu parler… Bonne continuation, j’espère que tu tomberas mieux dans tes prochains tafs. »
  Ève pâlit de façon si saisissante que Paul revit sa mèreMina Grienenberger ; ex Mina Gravière ; ex-femme du roboticien André Gravière (décédé), mère de Paul Gravière, sœur cadette de Kurt Grienenberger ; restée sapiens, séparée son mari en l’an zéro, elle retourne en Allemagne en emmenant son fils et poursuit à Munich sa carrière de chimiste dans l’industrie pharmaceutique ; réservée, froide en apparence, elle n’a pu malgré tous ses efforts dissuader Paul de retourner en France. Présente dans I : II et II : II ; mentionnée dans II : III. en appel-vidéo le 2 septembre, découvrant en quelques secondes qu’il avait muté. Elle paraissait assommée ; il détacha lui-même son sac à dos puis se hâta de démarrer sans demander son reste. Dans le rétro, il la vit qui reprenait ses couleurs, fronçait les sourcils, gonflait les joues comme un crapaud fâché, et levait enfin un poing menaçant :
  « Tête de clou ! » cria-t-elle vers la moto qui s’éloignait.
  Visiblement, c’était une injure. Encore une inconnue au bataillon.

Chat noir et blanc.

Ce que Paul fit les jours suivants, il aurait été incapable de le dire, ni sur le moment ni après. La seule certitude est qu’il ne prit pas le chemin de Paris. Il avait pourtant pu recharger sa moto, c’était au départ la raison pour laquelle il s’était engagé sur le chantier de dépollution ; pour les vendanges près de Reims il n’avait été payé qu’en vivres et en alcool. Il n’en continua pas moins à errer entre Champagne et Picardie en méditant sur la tristesse de la plaine betteravière. Antoine, d’ailleurs, ne lui écrivait plus, ce qui était logique puisqu’il attendait de ses nouvelles ; il le lui avait dit dans son dernier message de septembre, si sage, si raisonnable. C’était sans doute facile d’être sage et raisonnable, de n’avoir que de bonnes paroles à donner et des sentiments cohérents, quand on n’avait pas besoin de l’autre, quand on savait exister sans lui. Il tenta de se joindre à une razzia, arriva parmi les derniers quand il n’y avait plus de champagne dans la cave, s’empara juste de deux bouteilles de cognac qu’il cassa dans sa fuite, il téléchargea une appli qui signalait dans le périmètre les squats disponibles avec leur degré de confort, il mentit à sa mère tant qu’il pouvait sur ses projets et son état d’esprit, mais elle n’était pas dupe… elle savait au moins en tout cas qui il n’était pas allé trouver. Un jour, il prit vaguement la direction de Paris jusqu’aux faubourgs de Soissons, plus sinistres encore si possible que la plaine betteravière, fit pivoter sa moto sans raison décelable, roula droit devant lui et se retrouva une fois de plus sur le Chemin des dames, si long qu’on le rencontrait un peu partout. Il en voyait une nouvelle portion, guère différente des précédentes ; il reconnut les contreforts couverts d’herbe rase, les trous d’obus estompés par l’érosion des sols, les vieux panneaux explicatifs encore lisibles, sans parler des cimetières militaires. C’était dingue : il avait franchi le Rhin, pérennisé à jamais ce passage en avalant la mixture le 31 août, traversé avec rage l’Alsace puis la Lorraine, atterri en Champagne, région française s’il en fût, et pourtant, il se trimballait toujours sur cette ligne de front, il ne pouvait pas faire un pas sans y retourner. La frontière était toujours là, et le conflit avec elle, et le no man’s land au milieu… Il y eut aussi, avant ou après, un épisode navrant de cuite solitaire dans un squat avec de l’alcool de synthèse dégueulasse, et pas donné en plus ! Et il lui arriva plus d’une fois de regretter Ève Craonne : vu qu’il était si peu pressé de gagner Paris, il aurait pu lui accorder un jour ou deux, et lui donner la sensation de sa vie ! D’accord, elle était moche, mais tant qu’à fermer les yeux et se faire son cinéma érotique habituel ‒ Justine BissacFille de Jérôme Bissac, militaire de carrière ; a passé la fin de son enfance et son adolescence à Strasbourg. Présente dans II : II. au bord de la piscine de la villa de Witt, suivie d’un certain nombre d’autres qu’il n’avait pas eues ‒ il aurait mieux valu aller et venir dans une chatte chaude et humide que se branler tout seul sur le matelas pourri d’un squat pourri. Et au moins il aurait fait plaisir à quelqu’un, il aurait servi à quelque chose… Cela dit, à en juger d’après certaines de ses expériences de l’année passée, parfois on couchait avec une fille qui vous tournait autour en pensant lui faire plaisir, et quand on se tirait après, elle le prenait encore plus mal : mystères insondables de la psychologie féminine…
  Et soudain, voici qu’on était le 2 octobre, et que Paul avait garé sa moto dans un bled qui s’appelait Nouvion-le-Vineux sans aucune idée de ce qu’il faisait là. L’appel du nom sans doute : le lieu où on voyait trouble, où on titubait en marchant… En fait c’était tout petit. La départementale par laquelle il était venu devenait en traversant le village la Rue des Vendangeoirs, et constituait évidemment la rue principale ; sinon, il y avait une Rue de l’Église Saint Martin, ainsi nommée parce qu’on y rencontrait, sans surprise, l’église Saint Martin, et aussi une Rue du Lavoir où se trouvait, devinez quoi… Paul désœuvré avait fait le tour triangulaire des trois rues, et s’apprêtait à aller rejoindre sa moto lorsqu’il distingua un étrange cortège venu de l’est qui progressait lentement le long de la rue des Vendangeoirs. Un cheval noir efflanqué tirait une charrette et tout autour marchaient des masques… non, des comédiens et jongleurs grimés, fardés de blanc, ce qui en faisait des êtres irréels. Deux jonglaient en marchant, un autre jouait du tambour, tous scandaient une sorte de mélopée, Paul en les voyant approcher tendit l’oreille. Les syllabes se détachaient au rythme des roulements de tambour, des balles et des anneaux qui s’élevaient et retombaient entre les mains infaillibles :
  « Ainsi parlait Alphonse Allais :
  Tous les chats sont mortels ;
  Or, Socrate est mortel ;
  Donc Socrate est un chat !
  Ainsi parlait Alphonse Allais… etc. »
  Était-ce le rythme qui était magique ? Ou le tambour ? L’unisson des voix ? Le fait que les paroles qui sortaient des lèvres semblaient soumises à la loi aérienne des jongleurs ? La deuxième fois, Paul murmurait déjà les syllabes avec eux. Et ça ne lui suffisait pas : il fallait qu’il se joigne au cortège, il fallait qu’il défile lui aussi en scandant la mort de tous les syllogismes, et la victoire avérée de l’absurdité. Il fallait qu’il marque le rythme ; il ne savait pas jongler, mais…
  Le cortège remontait lentement la rue. Paul courut au lavoir, se rua sur sa moto, tira de ses bagages l’avant-bras du TTCC, fonça avec rue des Vendangeoirs, et sans hésiter, sans réfléchir, marcha à son tour en queue de cortège, au beau milieu de la chaussée.
  « Ainsi parlait Alphonse Allais »… Par des mouvements saccadés, l’avant-bras s’inclinait vers la gauche. « Tous les chats… » bras brandi contre le ciel, « …sont mortels » avant-bras incliné à droite.
  Pour la première fois, Paul se sentait vraiment liber : libéré au sens propre d’un poids énorme qui n’avait cessé de peser sur sa poitrine. Tout était clair enfin, il savait comment vivre. On pouvait apprivoiser l’absence de sens. C’était si bon de n’avoir plus mal, ça faisait si longtemps qu’il ne lui était pas arrivé de se sentir bien ! Il lui fallut de longues minutes avant de songer seulement à se demander comment la troupe vivait son intrusion.
  Alors il regarda les visages autour de lui. Ils n’avaient rien d’hostile. La jongleuse aux cinq anneaux, très mince, yeux cernés sous son maquillage blanc, ne pouvait guère se permettre de détourner les yeux ; pourtant, elle trouva moyen de lui sourire. Gambadait derrière un grand Pierrot lunaire, le plus pâle de tous, comme si le blanc était sa couleur naturelle. Il avait quelque chose d’Antoine dans la bouche, dans les gestes aussi : cette légèreté, cette vraie désinvolture que Paul avait tant admirée, tant enviée. Il portait un panier, sa tâche semblait être de recueillir les dons des badauds, toujours en nature. Sa méthode était remarquable : il ne demandait rien, allait vers chacun en souriant, prononçait quelques phrases incongrues : « Nous sommes les tristes lurons », « Nous tordons pour vous les syllogismes », « La logique mène à tout, à condition d’en sortir », « Savez-vous apprivoiser les cercles vicieux ? Caressez-les, ils se mettront à ronronner… » Paul adorait ce personnage !
  Tout avait une fin cependant, même défiler lentement dans le triangle des trois rues, rouler du tambour devant l’église et jongler intensément. À présent, les quelques badauds commençaient à se disperser, les tristes lurons à se remettre en route. Le cortège déjà avait perdu sa belle ordonnance, on n’invoquait plus Alphonse Allais ni Socrate, le tambour se taisait, et l’une des comédiennes qui marchait en tête rebroussa chemin pour aller s’asseoir sur la charrette, tournée vers l’arrière, jambes pendantes. Blonde rousse solaire, toute illuminée de sourire, de fossettes et de taches de rousseur, elle semblait être la plus âgée de cette jeune troupe. Voyant que Paul l’observait, elle posa sur lui un regard si bienveillant qu’il n’hésita plus :
  « Est-ce que je peux venir avec vous ?
  ‒ Bien sûr !
  ‒ Sérieux ? Je veux dire, pour de bon ? Je pourrai faire partie des tristes lurons ?
  ‒ Bien sûr. Tout le monde peut être un triste luron, il suffit de vouloir et d’essayer. On t’a tous vu, pendant le défilé : c’est ça la conversion artistique. On est tous passés par là ! »
  Elle haussait la voix à présent pour combler la distance grandissante qui les séparait : la charrette s’éloignait.
  « J’arrive, alors ! Il faut juste que j’aille chercher mes affaires.
  ‒ Pas de problème, tu nous rejoindras ! On va à Laon par l’ancienne nationale… »
  Paul euphorique bondit jusqu’à sa moto garée près du lavoir. Et là il déchanta et se mit à jurer à voix haute, à grand renfort de « Bordel de merde ! » et d’« Enfer, rouille et putréfaction ! » On lui avait encore crevé les pneus, et pas de concessionnaire avant Reims ! C’était un coup à rester sur place en attendant la livraison de Myzon, mais il ne voulait pas rester sur place, il voulait rejoindre la troupe sur la route de Laon.
  Un autochtone qui utilisait le lavoir à la façon ancestrale pour faire sa lessive de slips et de chaussettes s’adressa alors à lui avec un tel accent picard que Paul dut le faire répéter plusieurs fois. Il proposait de lui échanger sa moto contre un âne ; l’âne était dans un pré, à quelques mètres de là. Paul enchanté dit oui sans hésiter, sans réfléchir. Bien sûr, si on comptait en euros, la moto devait valoir au moins trois fois plus, mais il comptait en temps gagné, en adaptabilité. Attention, il voulait d’abord voir l’âne, vérifier qu’il n’était pas boiteux ni malade, et il voulait aussi une selle, une bride et quelque chose qu’il puisse lui mettre sur le dos pour porter ses bagages.
  Paul fut donc mis en présence d’un âne gris aux quatre pieds blancs, qui portait le nom harmonieux de Picatchou. Il ne boitait d’aucune patte, et pour ce que Paul en voyait, il paraissait en bonne santé et pas farouche, il se laissa gratter entre les oreilles d’un air placide. L’autochtone fournit à Paul le matériel nécessaire : licou, longe, bride et selle, avec en prime une démonstration sur comment les installer, puis, pour les bagages, alla chercher un bât, et voici Paul pourvu d’un âne bâté ! À son tour ensuite de paramétrer son ex moto pour qu’elle accepte l’Iph de l’autre en « utilisateur autorisé », puis d’envoyer. sa signature génétique au concessionnaire de Reims pour une prochaine reprogrammation permettant de changer d’« utilisateur principal ». Les pneus crevés paraissaient si peu inquiéter le futur motard que Paul fut pris d’un doute : est-ce qu’il ne les aurait pas lacérés lui-même pour empêcher la moto de quitter le bord du lavoir ? Bah, tant pis, la transaction était achevée.
  L’entrée dans Laon fut mémorable. Paul vivait son heure de gloire : il avait rejoint les tristes lurons, ils avaient cheminé ensemble en montant la butte, pénétré dans la ville forte par la porte de Soissons, sous l’arche voutée, entre les deux énormes tours de garde. Puis il apparut que l’âne bâté était aussi un âne buté, avec une fâcheuse tendance à s’arrêter net en plein milieu de la chaussée et à résister à toutes les tentatives de Paul pour le faire repartir… pas forcément mieux qu’une moto aux pneus crevés. Inconvénient supplémentaire : il ne se contentait pas de rester bloqué sans raison décelable, il pouvait aussi se mettre à braire à pleins poumons, en guise de protestation contre les insultes et les coups de pied qui avaient pour but de le remettre en marche. Et c’était cela que Paul avait obtenu en échange de sa belle et puissante moto. Finalement, qui était l’âne bâté ? Enfin, le public qui le regardait s’escrimer, s’époumoner et se tordre les mains était mort de rire, c’était déjà ça…

Chat brun sur sofa.

Une vie nouvelle commença. Les tristes lurons s’étaient installés dans l’ancien lycée Paul Claudel ; une partie des lettres étaient tombées, on lisait à l’entrée « y Paul la ». Pourtant, le désigné n’osa pas se joindre au campement collectif ; il s’installa dans son propre squat, indiqué par la partie payante de l’appli réservant à ses abonnés des « bons plans » confidentiels. Il bénéficia donc du tout confort, avec eau et électricité, au sommet d’une maison à colombages juste en face de la porte d’Ardon, c’est-à-dire à l’autre bout de la ville haute. Il laissa Picatchou avec la troupe ; l’ex cour du lycée s’était changée au bout d’une décennie en une verte prairie où l’âne pouvait paître à côté du cheval efflanqué.
  La jongleuse aux cinq anneaux, jeune, maigre, aux yeux cernés, s’appelait Noémie Isserpent. L’homme au tambour et au collier de barbe était Damien HulotteFrère cadet de Cyril Hulotte, le psychiatre de la Salpêtrière, il est élève de Terminale en l’an zéro et abandonne alors le lycée pour entrer dans une troupe de théâtre de rue ; liber, et toujours comédien. Mentionné dans I : V., le directeur de troupe, il était en couple avec Charlotte Écouvier, la belle rousse généreuse qui avait encouragé Paul à venir les rejoindre, et, malheureusement, tous deux ne donnaient aucun signe d’être des adeptes de l’échangisme ou du polyamour. Le grand Pierrot était Raoul Sylvestre, et il y en avait encore trois autres dont Paul n’avait pas retenu les noms. Ils parlaient entre eux le parisien cultivé, bien différent du français de Strasbourg ou des expatriés. Tous parlaient très vite et presque sans intonation ; leur niveau de langue était soutenu, ils n’élevaient jamais la voix, et ils mangeaient si bien les fins de phrases que Paul ne distinguait pas les questions des affirmations. Ainsi, quand il se présenta à Raoul Sylvestre, celui-ci répéta « Paul Gravière… » avec un frémissement ‒ le nom Gravière faisait souvent tiquer ‒ et lui lança avant de détourner la tête : « Alors, tu as tondu ta propre laine dès que tu as passé le mur. » À moins que ce n’ait été une question ? Qu’est-ce que ça voulait dire, « tondre sa propre laine » ? La formule évoquait les moutons et lui semblait donc vaguement hostile ; en même temps elle avait été dite tranquillement. Et surtout, pourquoi « dès que tu as passé le mur », comment ce Raoul Sylvestre avait-il pu deviner que Paul avait vécu à Strasbourg ?
  Damien rassura Paul sur le bien-fondé de sa présence. C’était un préjugé de considérer que la pratique de l’art était réservée à une poignée de gens hors du commun, que les autres ne pouvaient être que leur public. Avoir une activité artistique faisait partie des besoins humains fondamentaux, c’était peut-être même le premier d’entre eux si l’on considérait que l’art avait créé la religion, pas l’inverse. Oui, Damien parlait de l’être humain sans distinction d’espèces ; les libers étaient seulement plus conscients de ce besoin-là, ou le refoulaient moins. Après quoi, à chacun de trouver la forme qui lui convenait le mieux ; il y en avait toujours une. Les gens sans talent n’existaient pas.
  Octobre était tiède et ensoleillé. Chaque fin d’après-midi, la troupe donnait une représentation de trois quarts d’heure sur le parvis de la cathédrale. Elle arrivait solennellement sur une mélopée toujours différente et toujours absurde. Puis elle chantait son récitatif, une longue polyphonie d’inspiration grégorienne qui vantait l’idéal des tristes lurons. C’était le moment que Paul préférait, là il pouvait tenir sa partie, il se sentait pleinement intégré. Mais sitôt le chant terminé, il ne pouvait plus que s’accroupir dans un coin sur les pavés, encourager par ses rires et ses mimiques l’adhésion du reste de l’assistance, garder un œil sur le public et surtout, le panier près de lui, être prêt à bondir le tendre aux badauds qui, après être restés un moment, s’éloignaient avant la fin du spectacle. Pendant ce temps, les spectateurs proposaient des thèmes de leur choix ; par exemple : « Daniel GoujonFils de Mara Goujon ; chef de cabinet au ministère de l’Intérieur en l’an zéro, il devient ministre ensuite mais démissionne en l’an 5 pour fonder le Parti de l’Ordre, préparant ouvertement un coup d’Etat nécessaire selon lui pour rendre la France vivable à nouveau ; resté sapiens, il incarne les valeurs anciennes. Mentionné dans I : II et IX, et dans II : I, II et III. arrive enfin au pouvoir » ; Damien Hulotte en choisissait un. Puis Noémie Isserpent ou Hugo Banny jonglait, ou Lucien de Baer faisait la roue et des pirouettes en arrière pendant que tous moins un se concertaient sur la distribution des rôles. L’improvisation à deux ou trois suivait sur un rythme endiablé, et bien souvent, elle détournait le thème imposé. Ainsi, « Daniel Goujon arrive enfin au pouvoir » ne présenta pas ce dernier à l’Élysée ; l’impro opposa le monde des sympathisants du Parti de l’Ordre, incarnés par Charlotte Écouvier qui chantait au début : « Un jour, Daniel Goujon viendra… » et continuait à l’attendre à la fin, et celui, délirant, incarné avec brio par Raoul Sylvestre, d’un Daniel Goujon gâteux et totalement myope qui prenait des Gravières EB pour le peuple français et se réjouissait de les voir lui obéir au doigt et à l’œil : qui disait qu’ils étaient ingouvernables ? Il y avait ainsi chaque soir deux vrais impros aux participants différents, occasion pour Paul d’admirer tous ses camarades, et en particulier Raoul et Noémie. Elles étaient suivies d’une impro chantée, toujours sur l’un des thèmes venus du public ; cette fois chacun des participants avait choisi une chanson célèbre, et remplaçait ses paroles par ce qui convenait au thème. Charlotte, Raoul et Suzanne Guize étaient excellents : ils chantaient très bien, les nouvelles paroles semblaient couler de source, s’inspirant toujours de la structure des anciennes pour en miner le sens. Les gens riaient beaucoup. Puis venait la polémique rimée, toujours sur des thèmes proposés par le public : le droit à l’autodéfense, les prononciations de vœux personnels situées dans les églises, etc. Les plus doués étaient sans conteste Damien et Raoul, qui vous débitaient sans hésiter des arguments pertinents, balancés et sonores, comme ces raisonneurs de Molière qui ne savent parler qu’en alexandrins aux rimes plates. Hugo concluait le débat par une strophe de vers très courts qui renvoyait les deux opinions dos à dos, suivie d’une courbette si élégante qu’elle semblait déclencher à elle seule les applaudissements. Venait enfin le temps de la pantomime, domaine réservé de Lucien ; il choisissait un des thèmes proposés par le public et non retenu jusque-là, et l’interprétait à sa façon, au son de la flute de Suzanne. Et la troupe se retirait sans un mot, sous des applaudissements convaincus ; Paul était là pour rappeler qu’ils reviendraient le lendemain, et, bien souvent, le public revenait aussi, le spectacle étant chaque jour différent. Les tristes lurons étaient plutôt satisfaits, ils envisageaient de rester, peut-être jusqu’à l’hiver.
  Paul aussi se plaisait à Laon. La vieille cité médiévale n’avait pas ce côté propret et léché de Strasbourg ou de Colmar. Il avait tellement erré autour et sillonné la plaine, il y avait un aboutissement à être là, une façon aussi de prendre de la hauteur. Après Strasbourg et Reims, il croyait avoir eu son saoul de cathédrales, mais finalement, celle-ci lui allait bien. Il aimait qu’elle détonne par son gigantisme, qu’on ne voie qu’elle. Il aimait qu’elle ait été bâtie en son temps avec l’intérieur de la butte, que l’extraction des pierres ait fait de celle-ci depuis le Moyen-Age une montagne creuse menacée d’éboulement, que Laon ait pu échapper ainsi aux immeubles hideux du XXe siècle. Il aimait qu’il y ait des vaches parmi ses gargouilles, occasion unique pour les bovins d’escalader le ciel, et qu’elles aient été ajoutées au XIXe siècle par Viollet le Duc, dans un exercice particulier de restauration créatrice. Et il aimait donner ces informations-là aux tristes lurons. Ce fut cependant un choc de découvrir que la ville avait été prise par les Allemands en septembre 1914, qu’elle était restée pendant toute la durée de la guerre leur poste de commandement le plus avancé. Il n’en sortirait donc jamais !
  Il se levait tôt, refoulant vite au réveil ses rêves d’Ingolstadt, de sa mère et de l’oncle KurtKurt Grienenberger ; frère aîné de Mina Gravière, oncle de Paul Gravière ; fleuriste à Chartres en l’an zéro et patron de Rachid Kerabi ; voulant ignorer qu’il est liber, il retourne dans son Allemagne natale en l’an 2 pour y retrouver l’ordre, prend sa retraite et pourrait cultiver en paix ses orchidées sans l’arrivée au pouvoir de Ludwig Schwarz. Présent dans II : II ; mentionné dans I : V et VII.. Il marchait dans Laon, allait voir le « transi » de la chapelle des templiers ‒ Noémie était presque aussi maigre ‒ et les statues des templiers, gigantesques et calmes, qui veillaient sur lui. Il faisait souvent le tour entier des remparts qui couronnaient l’ensemble de la butte, incluant, au sud-ouest, des friches inconstructibles plus ou moins boisées. Là, on était au bout de tout : le vide d’un côté, le no man’s land de l’autre, et ce mur de fortification à demi éboulé, ce vaste chemin de ronde qui ne surveillait rien… C’était son coin préféré ; il allait s’asseoir dans les abreuvoirs de la reine, à demi défoncés, envahis d’herbes folles, il fumait une cigarette, s’appliquant à ne penser qu’à des choses impersonnelles : les fortifications médiévales, les dragons de la reine ‒ au fait, quelle reine ? ‒ faisant boire leurs chevaux dans ces abreuvoirs.
  Puis en fin de matinée, il allait retrouver la troupe et aidait Charlotte à confectionner le plat unique du repas unique, tiré du panier de la veille : une bouillie à base essentiellement de betteraves, dans laquelle on incorporait directement les pommes de terre, carottes ou pommes qu’on leur donnait aussi en plus petite quantité. Les betteraves étaient toujours terreuses, les pommes, toujours fripées. Le public apportait au panier ses légumes les plus biscornus et les moins bien conservés, souvent déjà ramollis, voire commençant à pourrir. Les plus généreux déposaient parfois une poignée de champignons fraichement cueillis, un morceau de pain rassis, une bouteille de vin local entamée, qui amélioreraient l’ordinaire. Pendant que Paul et Charlotte épluchaient, découpaient, jetaient les parties abimées tout en bavardant et s’apprenant réciproquement des chansons, l’infatigable Suzanne, aussi énergique qu’elle était menue, portait au troc les objets du panier triés la veille. Les tristes lurons conservaient systématiquement les cigarettes, les allumettes, les feuilles de cannabis vite consumées, le savon, le fil et les aiguilles toujours indispensables et éventuellement des accessoires anciens (rouge à lèvres, fond de teint, fard à paupière) qui pouvaient servir. Tout le reste : peignes, pinces à linge, miroirs, stylos, billets de banque, etc. était porté au marché du troc qui se tenait chaque matin près de la porte d’Ardon ; là, Suzanne, la plus douée pour négocier, essayait de l’échanger contre de la nourriture. Elle rapportait de préférence du lait frais qui serait bu alors après la représentation ‒ Paul n’y touchait pas, il détestait le lait ‒ à défaut une miche de pain ou une laitue qui complétaient le repas unique de milieu de journée. Mais un jour sur deux environ, elle revenait avec les mêmes objets qu’à l’aller : personne, disait-elle, ne voulait de leurs vieilleries, chacun avait au contraire son propre vide-grenier à proposer, en échange de nourriture que tous cherchaient.
  Comment les autres faisaient-ils pour tenir à ce régime, Paul n’en savait rien. Il était bien content en tout cas d’avoir son squat à part avec ses propres réserves de bouffe industrielle : des chips très grasses et des carrés protéinés au goût de viande. Il n’aurait pas pu se coucher le ventre vide, comme ils faisaient tous. Et il ne pouvait plus voir une betterave en peinture. Lui qui rêvait de steak-frites en passant la frontière, certains jours, il se serait damné simplement pour de bonnes saucisses de Francfort accompagnées de chou et de pommes de terre bouillies ! À son arrivée à Laon, après le premier repas commun, il avait acheté pour la troupe du sel, du poivre, du café et de la vinaigrette de synthèse, mais personne ne l’avait remercié, et on ne les utilisait qu’avec parcimonie ; le plat unique était toujours aussi fade, et les laitues éventuelles, jamais assaisonnées.
  Est-ce qu’il avait muté trop tard ? À voir son incroyable propension à dormir comme un bienheureux, le plus souvent dans un coin de l’ancienne salle de classe qui leur servait de pièce à vivre, roulé en boule et son pouce dans la bouche comme un petit enfant, Raoul pratiquait le « qui dort dîne ». Noémie était végétalienne et anorexique ; elle ne descendait pas manger avec eux, dans l’ancien réfectoire des profs attenant aux cuisines, mais Damien veillait à ce qu’on lui laisse un peu à racler sur les bords de la marmite : elle choisirait son moment pour faire un crochet par le sous-sol, il ne fallait faire la vaisselle qu’ensuite. Le reste de la troupe, Raoul y compris, venait manger quand c’était prêt, ne laissait rien dans son assiette, partageait équitablement la moindre bouchée de pain, la moindre feuille de salade, sans cesser un moment de parler culture, littérature, philosophie, évolution des mœurs et projets de théâtre. Souvent, la seule chose que Paul avait en tête en les écoutant était : « Encore des betteraves ! » Il perdait mille occasions d’apprendre tant il avait faim, ou peut-être plutôt tant il pensait à sa faim : les autres devaient boucler la leur quelque part où ils pouvaient l’oublier.
  Les conversations étaient émaillées de noms propres ou communs qu’il ne comprenait pas : « kérabisme », « antispéciste », « ashram », « post-apocalyptisme », « post-queer », « non-binarité », « auto-mariage », etc. La première fois qu’il entendit parler de musique eucacophonique, il crut que c’était une blague. Tandis que Damien, sous ses airs nonchalants, ne jurait que par ce « Concerto pour guitare, vent et voix humaine », dit concerto de la Colle noire, d’un certain Jean-Eudes d’AuléonCompositeur liber. Présent dans I : IX.. Et Raoul, songeur, dit qu’il croyait bien avoir rencontré le compositeur quand il était enfant. Le concerto accompagnait désormais la séance de méditation qui suivait le déjeuner, seul exercice commun et en quelque sorte obligatoire. Paul avait horreur de la méditation : le risque de se mettre à penser à des trucs était trop grand. Alors, pendant cette pause à immobilité forcée, il se concentrait sur ce qui tenait lieu de musique. C’était le vent qui dominait tout, il soufflait en rafales, semblait gonfler parfois des toiles qui claquaient, agiter des branches d’arbres, faire voler du sable qui retombait en pluie, et c’était beau, mais trop longtemps, trop souvent, il faisait grincer une sorte de porte qui n’arrêtait pas de battre, sans que personne se décide une bonne fois à aller la fermer. Quant à la guitare, le musicien avait tout fait avec, à part peut-être se pendre avec ses cordes. Il accompagnait les rafales de vent par des notes éparses, semblait chercher à l’accorder sans jamais y arriver, et faisait entendre le « tchong ! » exaspérant d’une corde relâchée, tapotait longtemps sur son bois comme un type désœuvré qui ne sait pas quoi faire pour tuer le temps, tandis que le vent, au même moment, faisait battre la porte, et en guise de méditation Paul imaginait le plaisir qu’il aurait à saisir cette guitare par le manche et la casser sur la tête de Jean-Eudes d’Auléon. Le pire était cependant la voix humaine. À sa première écoute du concerto, Paul avait espéré qu’elle allait chanter. Las ! elle se contentait de répéter à l’arrière-plan : « Seul dans le camping, seul dans la maison vide, j’ai pillé la maison, j’ai pillé la maison », puis elle faisait entendre, par rafales aussi, un rire dément qui donnait froid dans le dos. Et Paul méditant se disait qu’il était sans doute un plouc d’ex-expatrié doublé d’un ex-sapiens mal dégrossi, car il préférait vraiment Dragon QueenCélèbre chanteuse pop-rock aux titres inspirés de Game of throne. Mentionnée dans I : VII et dans II : II.. Rien de plus beau au monde que Justine dansant sur « King of the North » avec Antoine et Sarah à côté, Antoine détendu et heureux, Sarah qui le regardait de plus en plus. Oh, pouvoir revenir en arrière, juste à ce moment-là, effacer tout ce qui avait suivi… Et voilà les dangers de la méditation !
  Il comprenait enfin pourquoi personne ne riait à ses blagues : les sujets d’humour n’étaient pas les mêmes. Il n’y avait plus d’histoires cochonnes, on ne se foutait pas de la gueule des autres, ni devant ni derrière eux, on ne plaisantait même pas sur l’inconfort, la faim ou la pauvreté. Autrement dit, le rire manquait au quotidien, autant que le sel ou la vinaigrette : il n’était pas là pour assaisonner ce dont il fallait s’accommoder. Et Paul ne pouvait se défaire de l’impression qu’on ne riait jamais de ce qui était vraiment drôle. Pourtant, les tristes lurons plaisantaient beaucoup, avec légèreté, il leur arrivait même de rire pour de bon ‒ Noémie en particulier pouvait partir dans d’incroyables fous-rires qui la secouaient des pieds à la tête, l’empêchaient d’articuler un mot, lui faisaient verser de vraies larmes ‒ mais il y avait toujours derrière une sorte d’enjeu philosophique : la seule chose qui les amusait, sous toutes ses formes, c’était l’absurdité de la vie, l’obstination humaine à essayer de lui donner un sens, à chercher une logique là où il n’y en avait pas. Plus Paul comprenait leur humour, plus il se sentait, une fois de plus, en train de se trimballer sur la frontière, pont du jardin des deux rives entre Strasbourg et Kehl ou no man’s land du Chemin des dames : certes, il était désormais le liber qui voulait apprivoiser par le rire son angoisse existentielle, et il restait pourtant dans une large mesure le sapiens lourdingue qui aurait voulu rire d’abord de la fadeur des betteraves et de l’absence prolongée de partenaire sexuelle.
  Même problème dès qu’il ouvrait la bouche. « Bordel ! », « Putain ! », « pauvre con », ou même « casse-couilles » ou « rien à foutre » faisaient toujours lever un sourcil ou détourner un peu le regard. Et Suzanne dit un jour, à propos du français parlé de l’ère chrétienne, qu’il « réaffirmait à toute occasion le culte de la virilité et le mépris de la femme ». À partir de là, Paul essaya de se corriger, de remplacer « Putain ! » par « Putref ! », « je m’en fous » par « je m’en fiche », expression qui n’était plus interprétée que comme une énième variation sur le thème du clou rouillé enfoncé dans un ensemble rouillé lui aussi. La source jaillissante de toutes les inventions verbales était en effet de ne jamais prononcer les deux mots-clés, mouton et rouille, évoqués sans cesse par les périphrases et les allusions. Par exemple, au lieu de traiter quelqu’un de cerveau rouillé, on disait simplement : « Ouille, ouille ! ça grince là-dedans ! ». Paul ne devait pas considérer que « tas de laine mouillée » était la traduction actuelle de « conneries », car le lendemain, quelqu’un pourrait parler, selon le contexte et son inspiration, d’« amas de ferrailles encombrantes », ou de « flocons laineux accrochés aux branches ». Parfois même, l’allusion se passait de mots. Ainsi, quand le délégué à la culture de la municipalité laonnoise venu leur dire qu’il était trop difficile de réparer le court-circuit et de remettre en route l’ancienne chaudière du lycée Paul Claudel ajouta qu’ils devraient déjà s’estimer heureux d’avoir l’eau courante, des lavabos dans les toilettes, de l’électricité dans deux des bâtiments, une grande cuisine et un réfectoire, et que la commune avait quand même des problèmes plus urgents à régler que leur petit confort, Hugo rapportant la scène à Suzanne enroula des mains devant lui les cornes du bélier qui tenait tant à montrer qu’il était le chef.
  Et un beau jour, Paul comprit soudain la remarque initiale de Raoul Sylvestre : « tu as tondu ta propre laine dès que tu as passé le mur ». Tondre sa propre laine, c’était avaler la mixture, tenter de muter trop tard alors que les connexions neuronales étaient déjà établies. Ça voulait dire qu’il ne serait jamais un liber, juste un pauvre crétin que son admiration stupide pour les libers rendait encore plus imitateur… De quoi il se mêlait, ce Raoul ? Qu’est-ce qu’il pouvait en savoir ? À sa façon, c’était une autre sorte de neurotypiste, et même une autre sorte de crâne obtus, dans la série : « Je suis le plus beau, je suis le plus fort, je suis le seul vrai liber parce que moi, mes parents m’ont fait bouffer des Omasanty quand j’étais môme … »
  Et le pire était que Raoul était vraiment le plus beau, le plus fort et le plus doué. C’était exaspérant de le voir dormir après la méditation, pendant que les autres s’échauffaient et s’entraînaient, et de savoir qu’il ne se la jouait même pas, qu’il n’avait pas besoin d’entraînement pour improviser. Plus exaspérant encore, Paul qui ne s’était jamais donné autant de mal ne progressait pas. Il était même nul dans les exercices d’échauffement ! Prenez le dialogue surréaliste : il fallait avoir l’air de tenir une conversation normale en ne disant que des choses sans queue ni tête, ça avait l’air simple dit comme ça, mais en fait, c’était super difficile ; tous les réflexes logiques normaux se re-pointaient dans les répliques de Paul. Il avait beau se demander sincèrement comment faisaient les autres et écouter Noémie bouche-bée, la fois suivante il en était au même point. Et les conversations rimées ! Elles ne faisaient même pas partie de l’échauffement ; elles jaillissaient n’importe quand à propos de détails de la vie quotidienne ; les tristes lurons ne condescendaient à en parler qu’en vers. On a beau dire que l’alexandrin est le rythme normal de la phrase française, pour en faire un Paul avait besoin de compter les syllabes sur ses doigts, et avant qu’il en ait trouvé un second qui rimerait avec le premier, on était cinq répliques plus loin dans la discussion générale… Il y avait tout de même un exercice qu’il aimait bien, les chansons croisées : on se mettait à deux, chacun choisissait une chanson, et devait adapter les paroles de celle-ci sur la mélodie de celle de l’autre, quitte à les transformer un peu pour les faire entrer dans le rythme. Là, il était plutôt bon ; il aimait les résultats cocasses que ça produisait, il aurait aimé qu’on intègre cela dans le spectacle quotidien, par exemple au début, après le chant d’entrée, ça lui aurait permis d’avoir son rôle. Mais Damien n’y voyait qu’un échauffement en vue des impros chantées. Paul était moins mauvais en impro chantée que dans tout le reste ; porté par le rythme et la mélodie, inspiré par les vraies paroles de la chanson, il avait moins de mal à trouver quoi dire. Ce qui lui manquait était l’expérience des situations sur lesquelles il fallait improviser : un conflit de voisinage, par exemple, il ne savait pas comment ça se réglait sans police et sans justice, alors comment aurait-il pu en donner une version parodique ? Peut-être avait-il tort de vouloir participer au spectacle en faisant les mêmes choses que les autres ? Peut-être devait-il proposer quelque chose de différent, faire rire avec ce qu’il connaissait ?

Chaton noir sur banc.

Un jour, Hugo découvrit une portée de chatons dans une ancienne salle de classe du premier étage. Tout le monde se précipita pour aller les voir, se massant dans un coin pour ne pas effrayer la mère qui allaitait, discutant à mi-voix pour savoir lequel était le plus mignon. Difficile d’en juger car on n’arrivait pas à les voir tous dans la mêlée autour des mamelles, on n’arrivait même pas à déterminer s’ils étaient six ou sept. Un chaton émergea cependant à plusieurs reprises, entièrement gris avec juste le bout des quatre pattes blanches, comme Picatchou. Refoulé et repoussé par les autres, il fit quelques pas hésitants en direction des humains. Paul s’agenouilla au-devant des autres ; le chaton gris alla à lui en toute confiance, miaulant d’une voix minuscule.
  « Voilà le plus mignon ! s’exclama Paul en le caressant.
  ‒ Tu veux dire : Voilà Socrate ! »
  La voix de Raoul derrière lui. Et pendant que Paul, en retard, comme toujours, de plusieurs connexions cérébrales, décryptait l’allusion ‒ « or Socrate est mortel, donc Socrate est un chat », ce qui renvoyait à son arrivée dans la troupe ‒ Raoul poursuivait calmement :
  « Il est toujours en marge du groupe, il ne s’intègre pas aux autres. Ça ne m’étonne pas que tu le préfères… Il n’a aucune chance de s’en tirer. »
  À sa grande honte, Paul ne trouva rien à répliquer. Il avait l’impression d’être transparent pour Raoul. Ce dernier connaissait ses faiblesses, et la réciproque n’était pas vraie.
  Ce jour-là, Paul et Noémie s’attardèrent dans la salle des chats. Effectivement, le petit gris à chaussettes blanches n’accédait jamais aux mamelles maternelles. Paul l’adopta, histoire de faire mentir les sinistres prévisions de Raoul. Il l’appela Mélancolie sans savoir si c’était un mâle ou une femelle, se disant que ça collerait dans tous les cas : pourquoi ne mettrait-on pas Mélancolie au masculin ? Noémie l’aida à l’installer dans son squat, lui dégotter un fond de caisse en bois, du sable et des graviers en guise de litière, trouver du lait, le couper avec un peu d’eau. Et Paul découvrit ensuite que Mélancolie se nourrissait très bien de protéines artificielles au goût de viande. Noémie en garda l’habitude de venir lui rendre visite ; après quelques caresses au chat, elle s‘enfermait vingt bonnes minutes sous la douche, en sortait toute alanguie, dans un nuage de vapeur, s’asseyait près de Paul sur la banquette défoncée, et ils bavardaient allègrement de tout et de rien. Paul l’aimait bien et la désirait par intermittences ; la plupart du temps, son extrême maigreur la désexualisait, et à certains moments inattendus, la rendait paradoxalement attirante. Cela restait cependant trop fugace pour aller placer l’ensemble de leur relation sur ce terrain-là.
  Désormais quand Paul rentrait chez lui le soir il n’était plus seul : le chaton mangeait les fragments de protéines entre ses doigts, le guettait dans tous les recoins de l’appartement pour bondir avec ardeur sur ses orteils, s’endormait en ronronnant sur son épaule. Par ailleurs, encouragé par Noémie, il avait osé parler à Damien de son idée de sketch tiré de sa propre expérience, et ce dernier avait répondu : « Pourquoi pas ? » Il put enfin dans ses appels-vidéo rassurer sa mère sans mentir : il avait eu du mal à s’adapter au début, mais il allait mieux à présent ; il n’était pas encore décidé pour reprendre des études ni même rejoindre Antoine, il éprouvait le besoin de découvrir la France à son rythme, il était content d’être intégré dans cette troupe de théâtre, il espérait jouer un plus grand rôle dans leurs prochains spectacles. Il put enfin rêver d’un avenir dans lequel il appellerait Antoine pour lui dire qu’il se produisait à Laon sur le parvis de la cathédrale, son ami viendrait le voir jouer, rirait de bon cœur devant son sketch et découvrirait ainsi avec surprise les aventures que ce nouveau Paul liber avait déjà vécues en France. Et ils se retrouveraient ensuite sur un pied d’égalité.
  Changer en sketch les semaines précédentes relevait par moments d’une vaste entreprise d’autocensure. Il fallait parvenir à raconter les événements extérieurs : le passage de la frontière, la mixture, les vendanges, les pneus crevés, le chantier de dépollution, sans rien dire de leur contexte affectif. En particulier, Paul ne voulait pas que les tristes lurons puissent faire le lien entre son nom de famille et le « Gravière » des robots. Il eut cependant l’impression d’arriver à un résultat, apprit son texte par cœur, s’entraîna à le dire. Le 14 octobre enfin, il fut prêt à faire devant la troupe « la mère-patrie », et, sauf avis contraire, à la refaire en public quelques heures plus tard sur le parvis de la cathédrale.

Chat gris et blanc.

Demi-cercle de tristes lurons debout devant le sketch. Si Raoul avait choisi ce moment-là pour faire la sieste, Paul s’en serait remis, mais non, il était là, au premier rang, tout yeux et tout oreilles. Paul débita son texte de son mieux, essayant de ne pas se laisser démonter par l’absence complète de rires, de sourires, de regards complices ou expressifs ; tous l’écoutaient gravement, visages impassibles. Est-ce que c’était un test ? Il alla jusqu’au bout, termina en brandissant le bras du TTCC, puis s’inclina. Et il y eut un silence.
  « Alors, demanda Paul, qu’est-ce que vous en dites ? »
  Jamais il n’avait trouvé l’attitude des libers plus déconcertante. Ils n’étaient pas gênés, ils ne fuyaient pas son regard. Pourtant, ils hésitaient et cherchaient leurs mots. Et le premier à se lancer fut Raoul, détendu et souriant :
  « Tu veux savoir ce que j’en pense ? Tu as déjà vu un clou à demi enfoncé dépasser d’un poteau métallique un peu tordu ? »
  Paul, encore tout plein de son sketch, le regarda, interdit : est-ce qu’il voulait parler du chantier de dépollution ? Raoul alors mit les points sur les i, oubliant pour une fois le parisien cultivé :
  « C’était nul à chier. T’as aucun talent. Les dons artistiques des libers, tu les as pas avalés avec la mixture. Tu devrais laisser tomber. T’as pas autre chose à faire que nous coller ? Des gens à aller voir en France ?
  ‒ Il ne faut pas dire ça, intervint Damien qui semblait soulagé. Le talent, ça n’a rien à voir avec l’âge auquel on mute. Même les sapiens en ont ! Tu peux rester avec nous autant que tu veux. Ce sketch, ce n’est pas ton truc, c’est tout. »
  C’était tout ? Paul, incrédule, regarda les tristes lurons lui sourire, changer de sujet, aller vaquer à leurs propres affaires. Il aurait certainement démissionné à l’instant même si Raoul ne lui avait pas donné justement ce conseil-là ! Pour la première fois, pendant la représentation durant laquelle il fut, comme toujours, chargé du panier, il eut l’impression de jouer son personnage : il n’avait pas envie d’écouter les autres, pas envie de les trouver bons. En revanche, il profita du chemin du retour pour prendre à part Noémie et Charlotte, et demander à chacune : « j’étais nul à ce point ? » Leurs réponses furent déconcertantes.
  Noémie : « Je ne peux pas parler en général, je te dis juste ce que j’ai ressenti. Moi, ça m’a mise très mal à l’aise. Tu vois, nous, quand on fait des impros, on s’amuse, on fait les fous, mais toi, c’était super perso, tu t’es mis à nu devant nous. Tout ce que tu racontais, c’était angoissant et horriblement triste, je me suis sentie une grosse boule dans la gorge à t’écouter. Et le plus triste, c’était que tu puisses penser que ça allait nous donner envie de rire… »
  Et Charlotte : « Ce n’est pas mauvais en soi, ce n’est pas ça… Mais pour faire rire avec ton vécu, il faudrait t’en être détaché… »
  Paul qui les avait accompagnées jusqu’à l’ancien lycée ne les suivit pas à l’intérieur. Il alla trouver Picatchou, découvrit où Lucien avait rangé la selle et la bride. C’était ce qui s’approchait le plus d’enfourcher sa moto et rouler des heures durant, droit devant lui et le plus vite possible. Déjà, sortir de Laon, aller galoper, ou au moins trotter dans la campagne… Malheureusement, cet âne stupide ne l’entendait pas de cette oreille, si longue soit-elle : il ne trouva rien de mieux à faire que de s’immobiliser au beau milieu de la rampe Saint Marcel ‒ bon, d’accord, la pente était un peu raide, mais la vie n’est pas toujours une pente douce semée de lys et de roses, pas même pour les ânes… ‒ et se mettre à braire à ameuter tout le quartier. Paul en fut si exaspéré qu’il le planta là avec sa selle et sa bride et rentra chez lui à pied, éprouvant une sombre satisfaction à avoir troqué, au final, la moto contre du vide : le jour où il l’avait échangée contre l’âne, il s’était clairement fait avoir, tandis qu’en se débarrassant de l’âne, il reprenait la main, il manifestait qu’il s’en fichait.
  Le lendemain, il rejoignit la troupe à peu près à son heure habituelle, et pour la première fois, tout le monde s’interrompit et se tourna vers lui à son arrivée. Il aurait eu tort cependant d’imaginer que les autres étaient inquiets de ce qu’il pouvait ressentir depuis la veille :
  « Picatchou n’est pas avec toi ?
  ‒ Plus maintenant. Je l’avais pris hier pour une promenade, mais comme il ne voulait pas avancer, je l’ai laissé. Je me suis dit qu’après tout, si son trip c’était de rester à braire rampe Saint Marcel, à un tiers du haut de la pente… »
  Il y eut plusieurs exclamations, mais Paul n’en entendit que deux.
  Raoul éclata d’un rire si frais, si innocent, si joyeux que Paul un instant put croire qu’ils allaient se réconcilier, avant de l’entendre ajouter : « Je n’y crois pas ! Quelle tête de clou ! »
  Et Noémie, élevant la voix pour une fois, cria : « Bravo ! C’est toi qui as raison. Je t’adore ! »
  Elle courut se jeter dans ses bras, défia les autres des yeux, l’embrassa sur la bouche. Et Paul, stupéfait et ravi, lui rendit son baiser et ne la lâcha plus.

Chat tigré couché.

La suite ne fut pleine que de Noémie. Ce corps si épouvantablement maigre que cela semblait une gageure de le désirer, ces côtes que l’on voyait à l’œil nu, ces petites alvéoles en rose et brun qui auraient pu devenir des seins si on leur avait laissé le droit de pousser… Paul avait toujours cru que la pitié et le désir étaient incompatibles, et voilà qu’il découvrait une forme bouleversante de compassion qui se changeait en désir forcené, envie de pleurer sur ce corps décharné et, à défaut de toutes les larmes qu’il ne pouvait plus verser, de le couvrir de caresses et de baisers, de le pénétrer comme s’il lui insufflait la vie et le désir de vivre qui lui manquaient. Cela, d’ailleurs, n’était qu’une partie de ce qu’il ressentait, et la plus avouable. Bien souvent, il haletait sur le corps de Noémie, avec en tête des sortes de flashes : des rescapées des camps de concentration, le transi de la chapelle des Templiers, l’unique photographie de son arrière-grand-père officier nazi en uniforme ; il faisait l’amour à un cadavre type Nuit et brouillard, délicieusement chaud à l’intérieur et accueillant. Cela devenait horrible s’il lui arrivait d’y repenser après coup, mais sur le moment, c’était sacrément excitant. C’était plus net encore quand Noémie le chevauchait, légère, presque sans poids. Paul voyait au-dessus de lui, sur ce buste squelettique, la forme de cette tête aux pommettes saillantes, aux yeux enfoncés, il sentait l’étreinte de ces doigts osseux : il était dans les bras de la Mort, et jouissait en lui répétant : « Je suis à toi ».
  Et le reste du temps, il y avait cette présence au quotidien. Elle restait la même Noémie que celle qu’il connaissait depuis le début du mois, réconfortante d’être aussi étrangère à ses propres débats, disant par exemple qu’elle n’était pas sûre d’avoir muté et qu’elle s’en fichait, que l’éventuelle différence entre sapiens et liber n’était rien par rapport aux vrais clivages fondamentaux et structurants, entre homme et femme, entre carnivore et végane… Simplement, depuis qu’ils étaient ensemble, ces opinions aberrantes aidaient mieux Paul à se décentrer. Elle se promenait nue dans le squat, ils fumaient des joints ensemble, allongés sur le lit, envoyant la fumée vers le plafond et disant tout ce qui leur passait par la tête tandis que le chaton joyeux de leur compagnie les escaladait à tour de rôle, plantant en eux des griffes si petites qu’on aurait dit des aiguilles d’acuponcture. Ils faisaient à deux la promenade des remparts en se tenant par la main, allaient s’asseoir ensemble dans les abreuvoirs de la reine. Là, Noémie dit à Paul qu’il lui avait plu dès le premier jour où elle l’avait vu à Nouvion-le-Vineux, et qu’elle se sentait bien avec lui ; il était macho, bien sûr, mais en même temps, si gentil et si tendre ! Et en effet, il avait envie de lui faire du bien. Il s’était renseigné sur l’anorexie mentale : il ne parlait jamais de nourriture, et il avait déposé partout dans l’appart des petits récipients contenant des chips et divers carrés protéinés, avec ou sans goût de viande (les protéines étaient cent pour cent chimiques, mais une végétalienne n’aimait peut-être pas que cela évoque la viande). Les trois habitants du squat grignotaient ainsi discrètement au passage le contenu de petits bols que Paul ensuite remplissait à nouveau, discrètement aussi. Ce régime réussissait mieux à Noémie que les restants de bouillie de betterave sur les bords de la marmite. Elle était déjà un peu moins maigre, plus vivante, plus énergique.
  Elle passait ses nuits avec Paul. Pour lui, c’était la première fois : il n’avait jamais pu ramener de fille chez sa mère, pas plus qu’à l’internat à Strasbourg. C’était si bon qu’il n’arrivait même pas à s’imaginer comment il pourrait à nouveau ensuite dormir seul. Il rêvait toutes les nuits d’Ingolstadt, avec des variations différentes sur le même scénario onirique : il était de retour en Allemagne, il revenait à « la maison », celle de ses grands-parents Grienenberger, et il pleurait de joie d’être là-bas. Puis il se réveillait en sursaut, redécouvrait qu’il était en France, qu’il avait muté et donc brûlé ses vaisseaux, et que tout cependant n’était pas perdu puisqu’il y avait une présence vivante dans le lit, un corps anguleux et tiède contre lequel se blottir pour se rendormir.
  Les soirées et les nuits désormais comptaient plus que les moments vécus dans la journée avec les tristes lurons. Paul ne communiquait plus avec aucun d’eux, pas même avec Charlotte. Il s’occupait toujours du panier pendant le spectacle, mais ne se donnait plus la peine de faire semblant de méditer ; dès que le vent du concerto commençait à souffler, il allait s’en griller une dehors. Il participait cependant avec Noémie aux exercices d’échauffement et, peut-être parce qu’il n’y avait plus d’enjeu, ou parce que leur complicité l’aidait à se détendre, il pouvait à présent tenir sa partie dans les dialogues surréalistes et parfois même trouver des répliques rimées en douze syllabes. Il n’y avait plus de projet là-dedans, plus d’avenir. Paul savait seulement qu’il resterait avec Noémie tant qu’elle voudrait de lui.

Chat au regard mécontent.

Le 25 octobre à 21 heures était prévue la conférence à Laon d’une certaine Élisa GouleMilitante antispéciste et féministe, elle a profité de la prise de l’Assemblée nationale par des manifestants en l’an 3 pour faire connaître à la tribune sa Déclaration des droits des animaux. Présente dans I : VI., fondatrice et « cheffe » des Véganes du nord : « Nous, les femmes : qui nous sommes, ce que nous devons être ». En attendant, ils étaient dans le squat de Paul, et ce dernier suivait des yeux avec plaisir les évolutions gracieuses de Mélancolie qui jouait avec une souris vivante : comme le chaton avait grandi et forci, comme il était agile, comme il savait chasser ! Noémie cependant ne songeait qu’à la conférence : il fallait absolument qu’elle y aille. Elle ne comprenait pas les réticences devant les Véganes du nord, et elle ne voulait pas laisser passer sa chance de voir et d’entendre Élisa Goule. Voyons, c’était celle à qui on devait la Déclaration des droits des animaux ! « Tous les animaux sont libres et égaux en droits… »
  « Ah ouais ? Viens donc dire ça à Mélancolie, car si tu veux mon avis, les droits imprescriptibles de la souris, il s’en tamponne, mais pas qu’un peu ! »
  Paul avait tort de plaisanter sur un sujet pareil. Noémie le lui fit bien comprendre ; dans les heures qui suivirent, c’est à peine si elle accepta de lui adresser la parole. Pour se faire pardonner, il l’accompagna jusqu’à l’entrée de la conférence rue du Cloître, il était même prêt à venir l’écouter avec elle, il n’avait pas de préjugés… Noémie se dégela un peu : c’était gentil, mais elle ne croyait pas qu’il avait le droit ; ça s’appelait « Nous, les femmes ». D’ailleurs, il n’avait qu’à voir : il n’y avait que des femmes qui entraient, des femmes qui assuraient le service d’ordre. Noémie avait des yeux de chat ; à Laon, l’éclairage public était si espacé et si faible que Paul ne distinguait que des silhouettes. Il s’approcha donc encore, et une voix connue l’apostropha :
  « Dis donc, tête de clou, tu ne sais pas lire ? “Entrée strictement interdite aux hommes” ! Alors tu vas lâcher ta petite amie, et… Paul ?! »
  Paul non plus n’en croyait pas ses yeux : celle qui assurait le service d’ordre à la porte de la conférence, c’était Ève Craonne ! Une Ève Craonne bottée, armée, sanglée dans un uniforme sombre qui semblait prêt à craquer à toutes les entournures, imposante et même menaçante. Il essaya bien de la désamorcer piteusement, sur le mode : « Ah, tiens, salut, comment ça va, qu’est-ce que tu deviens… ? » mais ça ne prit pas du tout. Ève commença par désigner Noémie de la main :
  « C’est ça, alors, le meilleur ami que tu devais aller retrouver à Paris ? Celui dont le père était dans l’immobilier ?
  ‒ J’ai changé d’avis… Ça arrive !…
  ‒ Dis plutôt que tu t’es bien foutu de moi ! »
  Ève avait haussé le ton. Une demi-douzaine de femmes qui se dirigeaient vers l’entrée de la conférence s’étaient immobilisées devant et derrière eux, tandis que des militantes avec uniforme ou badge VN sortaient par la porte pour voir ce qui se passait. Et Paul sentit soudain un vide béant à sa gauche : Noémie avait retiré son bras, reculé de quelques pas, réservant sans doute son jugement. Bref, Paul se retrouva encerclé par des femmes tandis qu’Ève, un des maillons du cercle, ne s’adressait plus à lui, mais aux autres.
  Sa métamorphose était impressionnante. Elle avait perdu le gros de son accent picard, acquis du vocabulaire et certaines des structures grammaticales du parisien cultivé ; elle parlait avec emphase, avec violence, sans chercher ses mots. Un mois auparavant, déclara-t-elle, elle n’était pas Végane du nord, elle ne savait pas qu’elle était belle parce qu’elle avait intériorisé le regard masculin porté sur son propre corps, elle trouvait normal d’être utilisée à l’occasion par des brutes viriles pour soulager leur misère sexuelle (murmures d’approbation du public), et d’être méprisée ensuite, parce qu’elle n’était pas canon (les murmures approbateurs s’amplifièrent). Mais elle n’avait encore jamais été amoureuse avant de le rencontrer, lui. Et soudain, elle braqua son Iph en lampe-torche sur la figure de Paul, imitée bientôt par plusieurs autres femmes ; interdit, stupide, il se retrouva clignant des yeux dans une lumière aveuglante, ne distinguant plus Noémie de toutes les autres. La voix d’Ève poursuivait :
  « Regardez-le ! Imaginez son sourire de séducteur, sa façon d’avoir toujours l’air de promettre une suite qui ne venait jamais ! Il passait du temps avec moi, il me parlait, il me faisait rire, je croyais qu’il s’intéressait à moi en tant que personne, je croyais qu’il était le premier homme au monde à me voir comme un être humain ! Et lui, ce pervers narcissique, tout ce qu’il voulait, c’était jouer avec mes sentiments pour me manipuler et m’humilier ! »
  Les murmures de sympathie à l’égard d’Ève ne faisaient que croître. Paul voulut crier que ce n’était pas vrai, mais elle fit signe de la main qu’elle n’avait pas fini. Est-ce qu’après elle le laisserait répondre ? Et répondre quoi ?
  « J’aurais fait n’importe quoi pour lui plaire… Il en a profité pour m’utiliser dans une vengeance de mâle contre un autre mâle, notre chef de chantier, me pousser à entrer en grève contre lui, à détruire son robot, il m’a fait perdre mon emploi et mon salaire, il m’a fait ficher comme saboteuse sur tous les chantiers de Picardie ! Il m’a poussée aussi à lui confier des choses sur ma famille, sur mon enfance, il a violé mon intimité…
  ‒ J’y crois pas ! Tu m’accuses de t’avoir violée ! C’est la meilleure ! Si j’avais pu bander en te regardant, on n’aurait pas passé le dernier jour sur le chantier à parler de ton enfance, ni la dernière nuit à dévisser un robot ! Est-ce que c’est ma faute à moi si tu as cette carrure, ces cuisses, ce ventre, ou si tu n’as jamais eu l’idée de t’acheter un soutif ? »
  Cette réplique-là, Paul ne la dit pas à haute voix, il n’était pas fou ! Une autre part de lui, d’ailleurs, aurait voulu répondre autrement. Il cherchait des mots pour faire comprendre qu’il était désolé de lui avoir fait mal et que pourtant, l’histoire était moins simple, qu’il avait pu effectivement se douter qu’elle était amoureuse de lui sans la manipuler exprès, que contrairement à ce qu’elle était en train de raconter, en la quittant à Athies-sous-Laon, il essayait surtout de se rassurer sur lui-même et sur ses projets, il n’avait pas cherché à lui signifier qu’elle était une moins que rien, il savait trop combien ça pouvait faire mal. Ou peut-être qu’il le savait davantage aujourd’hui que fin septembre ? Il ne croyait pas en tout cas être le monstre froid qu’elle décrivait.
  Il bredouilla bien quelques débuts de répliques en ce sens, mais personne ne l’écoutait, toutes les femmes autour étaient partisanes de vérités plus manichéennes. En désespoir de cause, il appela Noémie sans la voir : où était-elle ? Elle ne croyait quand même pas ça de lui ?
  « Et aujourd’hui, tu en as trouvé une autre à tromper, à utiliser, à manipuler… On va lui ouvrir les yeux ! Mes sœurs, je déclare qu’il mérite un châtiment ! »
  Les Iphs en lampe-torche s’étaient un peu détournés ; ils balayaient maintenant l’intérieur du cercle où Paul était seul. Et tout le public de la conférence semblait s’être massé dans la rue. Une longue silhouette fine se tenait à présent derrière la silhouette massive d’Ève Craonne, et prenait le relais avec autorité :
  « Ma sœur, tu as bien parlé. Les Véganes du nord désapprouvent la violence, mais autorisent pour son exemplarité le châtiment des mâles nuisibles. Le pervers est à toi ! »
  Des cris d’encouragement s’élevèrent, assortis de suggestions déplaisantes que Paul, affolé, fit de son mieux pour ne pas entendre. Noémie devait être par là ; une voix de femme plus âgée disait à quelqu’un : « Calme-toi, ma jolie, fais nous confiance ; si elle lui fait ça, c’est parce qu’il l’a mérité. » Si seulement il pouvait trouver un maillon faible sur lequel foncer pour s’enfuir, mais il y avait plusieurs rangs partout… Et déjà Ève rentrait pesamment dans le cercle, les poings en avant :
  « Vous n’avez peut-être jamais vu un homme se faire tabasser par une femme, mais il faut un début à tout ! »
  Tonnerre d’acclamations. Et à Paul, avec volupté :
  « Je vais la démolir, ta belle petite gueule… Mes sœurs, pardon : c’est insultant pour les chiens. Parlons plutôt de ta figure humaine : on verra ce qu’il en restera quand je te l’aurai arrangée… »
  Paul ne se défendit que mollement. Á quoi bon ? Il avait vu Ève à l’œuvre, sur le chantier, il n’avait aucun doute sur le résultat. Il encaissa d’abord un coup de poing dans la figure, puis un grand coup de genou dans les couilles qui le plia en deux. Les rires des femmes faisaient presque aussi mal, et le plus cuisant était de savoir que Noémie était sans doute toujours là à regarder. Il se retrouva bientôt à terre, nauséeux, recroquevillé en position fœtale, les bras autour du ventre pour contenir la douleur du coup de genou qui irradiait dans l’abdomen, attendant juste que ça s’arrête. Ève, ensuite, n’y alla plus qu’à coups de pied. Elle l’épargnait, d’ailleurs ; elle aurait pu le dépecer comme ils l’avaient fait au robot, lui briser les dents, lui briser les os, elle lui aurait certainement éclaté la cage thoracique si elle avait sauté dessus à pieds joints… Il gémissait sous les coups, mais il ne perdait pas conscience.
  « Paul, dit calmement la voix d’Ève, tu sais maintenant ce que moi j’ai ressenti à Athies-sous-Laon, quand tu m’as laissée en pleine rue. »
  S’il avait été capable de bouger, il aurait hoché la tête. Bizarrement, il n’en voulait pas à Ève. Comme ça devait faire mal d’être amoureuse pour de bon et d’avoir ce corps-là, ces seins tombants que Paul ne voulait pas pétrir, ces grosses lèvres qu’il n’avait pas voulu embrasser… Aussi mal que de n’avoir aucun talent, d’être nul à chier, de n’être même pas capable de faire rire… « Horriblement triste. » C’était ce qu’avait dit Noémie. Il entendait les pas des femmes s’éloigner, les voix des femmes, les rires des femmes. Est-ce que Noémie allait surgir à présent, venir s’agenouiller près de lui, caresser ses cheveux, le consoler, vérifier avec lui qu’il pouvait toujours entrouvrir sa paupière tuméfiée, et l’aider à se relever ? Non, pas de Noémie, Paul se releva seul comme il put. Rien de cassé, il pouvait marcher, son Iph était intact. Il rentra chez lui lentement, en clopinant. Est-ce que Noémie avait vraiment pu le regarder se faire passer à tabac, puis suivre les autres femmes à la conférence d’Élisa Goule ? C’était tellement cruel ! Qu’est-ce qu’il lui avait fait pour mériter ça ?

Chaton roux tigré.

Seul dans son lit, Paul rêva à nouveau d’Ingolstadt : il rentrait à « la maison », il y avait sa mère, l’oncle Kurt, ses grands-parents étaient toujours vivants, il promettait en pleurant à sa mère de ne plus repartir. Antoine était là aussi, il était venu passez Noël chez eux, il faisait bon et chaud à l’intérieur et la maison embaumait les pains d’épices à la cannelle. Puis le décor changea, s’il avait si chaud c’est que c’était l’été, il était sur la rive allemande du lac de Constance avec Antoine, Justine et Sarah, il continuait à pleurer de joie : tout était réparé. Justine nageait et riait dans l’eau bleue, Paul allongé sur la rive regardait son corps d’adolescente encore presque enfantin dans certaines de ses courbes, si sensuel déjà, si désirable, il n’avait jamais été si heureux de sa vie parce que tout le reste n’était qu’un cauchemar. Et puis ce n’était plus un lac, mais une piscine, l’eau était très loin du bord, il y avait un vide angoissant et horriblement triste. Il avait si chaud qu’il en étouffait, il ne pouvait plus respirer, Antoine le secouait pour le réveiller, il entendait sa voix anxieuse qui l’appelait, quelqu’un allait plonger et se casser la mâchoire, Paul qui le savait n’arrivait pas à bouger et il ne pouvait pas l’empêcher.

Paul se réveilla en sursaut : Antoine plongeait dans le sarcophage, là où il avait balancé la boîte noire du robot, Antoine se cassait la mâchoire… Quel rêve idiot ! S’il avait si chaud, c’était parce que Mélancolie s’était couché sur son visage et lui ronronnait dessus en l’étouffant presque. Il y avait au moins quelqu’un dans ce squat qui n’était pas malheureux !
  Il chercha en vain Noémie dans le lit, n’y trouva que la souris de tout à l’heure, sanglante et morte, déposée à ses pieds : une preuve d’amour bien féline, pas très ragoutante, mais à ce stade, il ne pouvait guère se permettre de faire le difficile. Ainsi, après la conférence, Noémie n’était pas rentrée dormir avec lui ! Où était-elle ? Elle avait laissé semés partout dans l’appart ses vêtements, les crèmes de beauté artisanales qu’elle se fabriquait à partir des recettes trouvées sur le blog de Bérengère. Il avait peur de tenter de l’appeler, peur qu’elle refuse l’appel, ou ne réponde que pour lui dire que c’était fini.
  Il se leva avec précaution, balança tout de même les débris sanglants de la souris par la fenêtre. C’était reposant d’imaginer ce qui pouvait se passer dans cette petite tête de chat. Mélancolie était reconnaissant à Paul de le nourrir, alors, après avoir prélevé les morceaux les plus succulents de la souris, il pensait à Paul, il voulait le nourrir à son tour. C’est ça, l’amour. Tandis que quand c’est toujours le même qui reçoit, quand il y en a un des deux qui ne sait rien faire d’autre qu’avoir faim, attendre, recevoir encore, qui est trop vide pour pouvoir rien donner, ça ne peut pas marcher, ni en amour ni en amitié. Justine, Antoine, c’était du passé. Si seulement il pouvait garder encore un peu Noémie !
  Il profita du temps de la douche pour inspecter les dégâts de la veille. C’était un comble de rêver de mâchoire cassée, alors que sa mâchoire était pratiquement la seule partie de son corps qui ne lui faisait pas mal ! En tombant, il s’était écorché un coude et froissé un muscle du cou. Il avait une grande ecchymose sur le dos, des hématomes partout, sur les membres et sur le ventre, et un véritable œil au beurre noir, avec tous les cercles violacés possibles. Testicules RAS, c’était quand même l’essentiel. Sinon, c’était une occasion de plus de penser à la trousse de pharmacie qu’il aurait été si facile d’emporter dans ses bagages en quittant l’Allemagne. Bah, tant pis, il se la serait certainement fait piquer dès la première fois qu’on avait crevé les pneus de sa moto. D’ailleurs, cela restait supportable même sans cachet d’aspirine ni tube d’arnica. Et la douleur physique diminuait un peu l’autre, la vraie…
  Il gagna tant bien que mal le squat des tristes lurons et son inscription ironique « y Paul la ». Sa dernière chance avec Noémie, c’était de la voir et de lui parler. Débouchant sur la prairie entre les bâtiments, il fut arrêté net par un spectacle d’horreur : Lucien et Hugo étaient assis dehors avec un amas grouillant de chatons agonisants côté Lucien, morts et dépecés côté Hugo. C’était du travail à la chaîne : Lucien leur brisait le crâne contre une pierre et les passait à Hugo qui, couteau à la main et doigts ensanglantés, commençait à les dépouiller de leur fourrure.
  « Qu’est-ce que vous faites ? »
  Ils levèrent la tête en même temps ; devant le nouveau visage de Paul, Lucien écarquilla les yeux, Hugo haussa les sourcils, mais ils ne firent aucun commentaire. Lucien expliqua que la portée était en train de mourir : la mère avait disparu depuis plusieurs jours, les chatons affamés avaient dû manger de la mort aux rats. Alors ils abrégeaient leurs souffrances et ils récupéraient les peaux pour le troc :
  « On profite que Noémie n’est pas là… »
  Paul oublia aussitôt les chatons et se précipita à l’intérieur : Noémie n’était pas là ? Ils ne l’avaient pas vue ? Suzanne, qui s’apprêtait à partir au troc avec les objets de la veille, commença à répondre :
  « Elle a passé la nuit ici, puis elle est partie… » et s’interrompit en le voyant de plus près : « Paul, ça va ? Tu veux qu’on te mette quelque chose sur l’œil ?
  ‒ C’est vrai, tu as mauvaise mine… Est-ce que tu ne te serais pas frotté, par hasard, aux Véganes du nord ? »
  Raoul, railleur, venant s’interposer entre Suzanne et lui, et visiblement déjà au courant de ce qui s’était passé la veille. Est-ce que ce n’était pas son rire que Paul avait entendu dans le public ? Il tenta pourtant de l’ignorer :
  « Elle est partie où ? Elle va rentrer ? »
  Suzanne haussa les épaules : « Moi, je ne sais pas. Demande-le lui ! »
  Et elle tourna les talons, reprit son panier. Paul, éperdu, fouilla des yeux dans la pièce. Charlotte était là, plus loin, elle le regardait avec commisération et ne disait rien.
  « C’est fini, Noémie, tu ne la reverras pas ! » La voix de Raoul, évidemment. « Tu n’as pas compris qu’elle était partie rejoindre les Véganes du nord ? C’est bien connu, les femmes qui assistent à leurs conférences renoncent aux hommes à la sortie.
  ‒ Ta gueule.
  ‒ Il ne faut pas poser de questions, si tu ne veux pas entendre les réponses ! Noémie est venue passer la nuit ici parce qu’après la conférence, elle ne te voyait plus de la même façon. Je crois que juste après, elle avait discuté avec une de tes ex qui lui a raconté comment tu traitais les femmes, ou quelque chose d’approchant… »
  « Une de tes ex », c’était la meilleure !
  « Tu vas la fermer, ta gueule ?
  ‒ Non, pourquoi ? J’ai envie de parler ! Pour que Noémie ait une chance de résister au lavage de cerveau des Véganes du nord, il aurait fallu qu’elle ne soit pas en couple avec un macho minable, qui l’a manipulée pour coucher avec elle, qui n’a pas cessé depuis de l’exhiber devant nous pour nous prouver… ta virilité, ton talent, ta place dans la troupe ou je ne sais quoi ! Noémie, elle en a eu assez d’être agitée sous notre nez comme ton bras de robot Gravière, elle méritait mieux, personne ne mérite ça ! »
  La patience de Paul s’arrêta au « robot Gravière » : poing en avant, il cogna de toutes ses forces sur cette bouche qui ressemblait à celle d’Antoine, et n’avait jamais cessé de trouver les mots pour le blesser et l’humilier.
  Rien à voir avec le combat de la veille : il eut l’impression d’avoir frappé un grand épouvantail au corps de paille et de chiffons, qui ne tenait pas debout, ou bien peut-être un être aussi léger que Noémie. Aussitôt, Raoul fut à terre, la bouche en sang, en train de sangloter comme un petit enfant, tous les autres s’empressèrent autour de lui ‒ visiblement Suzanne n’était pas sortie, et Lucien et Hugo étaient rentrés ‒ Raoul les repoussa tous en répétant « Foutez-moi la paix ! », pleurant toujours allongé par terre comme si c’était la seule chose à faire de sa vie. Paul n’en vit pas davantage : la main de Damien s’était abattue sur son épaule et le tirait fermement en arrière : « Viens par là, il faut qu’on parle… »

Chat noir et blanc.Paul, à regret, se laissa entraîner par Damien dans ce qui avait jadis été un couloir reliant entre elles les salles de classe du rez-de-chaussée. Quand il se retourna une dernière fois, Raoul était toujours par terre. Damien ne souriait pas ; Paul eut l’impression troublante que c’était un pion qui allait l’escorter au bureau du proviseur pour s’être bagarré en classe.
  « Je suis désolé, dit-il en prenant les devants, je sais que je n’aurai pas dû le frapper, mais il m’a provoqué…
  ‒ J’ai entendu, le coupa Damien. Et il ne s’agit pas de ça, enfin, pas seulement de ça. Je suis obligé de te demander de quitter la troupe. Je n’aime pas en venir là, mais c’est la seule solution. »
  Il n’y avait même pas de chaise, dans ce couloir ! On ne peut pas virer quelqu’un debout devant une porte ! La moindre des choses, c’est de le faire asseoir, puis de lui annoncer ça avec ménagements !
  « Qu’est-ce que j’ai fait ? Si tu dis que ce n’est pas parce que j’ai fini par frapper Raoul… C’est parce que je suis nul, c’est ça ? Parce que je n’ai aucun talent ? »
  Finalement, il parvenait à rester debout en s’adossant au mur de ce couloir. Mais ses jambes tremblaient.
  « Je t’ai dit vingt fois que ce n’était pas ça… Je n’irais pas te mentir sur une chose pareille… La raison est plus simple. Quand tu as voulu te joindre à nous, je t’ai dit que tout le monde était libre d’essayer : on s’adapte ou on s’en va. Toi, tu ne t’adaptes pas, et tu ne t’en vas pas. Ça finit par créer une situation invivable. Aujourd’hui, Noémie est partie, Raoul t’a provoqué et tu l’as frappé. Demain, c’est peut-être Suzanne qui partira, Lucien qui fera une tentative de suicide… Il faut juste que ça s’arrête. Il faut que tu t’en ailles.
  ‒ Tu veux dire que c’est ma faute à moi si tout le monde va mal ?
  ‒ Je ne parlerais pas de faute. Peut-être qu’à ce stade de ta vie, tu ne peux pas être différent, ni agir différemment. En tout cas, tu es un élément perturbateur, depuis le début, et ça ne fait que s’aggraver. »
  Paul le dévisagea. Il était manifeste que Damien ne cherchait pas à lui faire mal, et qu’il pensait ce qu’il disait. Alors il respira un grand coup ‒ la seule chose qu’il avait retenue des exercices de méditation ‒ et parvint à se décoller du mur.
  « Désolé, mais là, j’ai besoin que tu m’expliques. De mon point de vue, j’ai fait tout ce que je pouvais pour m’adapter. Je n’ai jamais fait autant d’efforts qu’avec vous tous ! Si tu ne me dis pas où j’ai eu faux, ça va me rendre fou !
  ‒ C’est OK si tu veux qu’on débriefe. Tu ne préfères pas courir d’abord après Noémie ? »
  Paul indiqua de la main son œil au beurre noir : « Comme disait Raoul, je me suis déjà frotté aux Véganes du nord… »
  Damien, qui conservait la même attitude sérieuse, concentrée, résignée au caractère ingrat du devoir à accomplir, l’escorta vers une petite pièce voisine qui n’était ni fermée à clé ni envahie d’affaires. Incroyable ! Si ce n’était pas l’ex bureau du proviseur, c’était celui du proviseur-adjoint ! Il n’y avait pas de chaises, cependant. Ils s’assirent par terre, jambes repliées.
  « Je commence par le début. Que tu aies choisi de vivre à part parce que tu ne te sentais pas de te joindre à nous, ce n’était pas un problème. Que dans ton squat tu aies eu une douche chaude dont tu n’aies fait profiter que Noémie, des provisions que tu n’as jamais partagées alors que tu venais manger chaque jour au pot commun, c’était déjà moins cool…
  ‒ Je ne savais pas que c’était ça la règle. »
  Damien le regarda sévèrement : « Il n’y a pas de règle. C’est juste une évidence. Si tu es dans un groupe, tu ne gardes rien pour toi. Et puis, il y a eu Picatchou. Déjà, tu étais formidable avec lui, vous étiez très drôles pendant l’entrée à Laon. Surtout, nous avions tous compris que c’était devenu l’âne de la troupe, et voilà que tu le reprends pour l’abandonner alors que Lucien passait du temps chaque soir à lui apprendre à remuer les oreilles sur commande ! On a retrouvé son nouveau propriétaire : il n’a pas voulu négocier, et la municipalité le soutient. Si tu voulais t’en débarrasser, tu ne crois pas que tu aurais pu nous en parler ? Tu ne t’es pas dit que nous aurions pu l’amener au troc, obtenir en échange de la nourriture, des couvertures pour l’hiver ? »
  Paul baissa la tête. Finalement, il n’était pas très fier de lui sur ce coup-là… « Je n’avais rien décidé. Je l’avais juste repris pour une promenade, pour me vider la tête, et puis… Tu te souviens que c’était le soir de mon sketch ?… Vous êtes tous tellement doués, vous avez tellement d’expérience… Vous ne pouvez même plus imaginer que ça fait mal de se planter, d’essayer de faire rire, de ne pas y arriver, de ne pas comprendre pourquoi ?
  ‒ Si, bien sûr. C’est à ça que sert la méditation, à dépasser ces sentiments-là, sinon tout le monde les éprouve. J’ai pris le temps de te l’expliquer à ton arrivée. Seulement toi, tu n’as jamais voulu essayer. Ça fait partie de ton caractère perturbateur : c’est bien plus difficile de méditer quand il y a quelqu’un dans le groupe qui ne joue pas le jeu, parce que ça déconcentre les autres.
  ‒ J’ai essayé ! Peut-être que je n’ai pas bien su m’y prendre…
  ‒ C’est pour ça qu’au bout de deux séances Lucien est allé te trouver pour t’apprendre les bases, qu’il a offert de te prendre à part comme un professeur particulier… Et tu as tout refusé. »
  Paul avait oublié cet épisode ! « OK, c’est vrai, je n’ai jamais voulu essayer. Je ne peux pas me permettre en ce moment de laisser aller mes pensées, ça fait tout de suite trop mal. »
  Damien sourit pour la première fois : « Tu sais, s’il y a bien une chose que tu n’as pas besoin de dire, c’est que tu ne vas pas bien ! Ça se voit autant que ton œil au beurre noir ! J’étais le premier à espérer que tu puisses exprimer ça par le théâtre et que ça t’aide à te sentir mieux. Ça n’a pas marché, c’est tout ; c’est comme ça. On s’arrête là ? »
  Paul fit non de la tête : « Continue. J’apprends déjà beaucoup.
  ‒ Alors, parlons de Noémie. Tu lui as laissé croire que tu avais libéré Picatchou parce que tu ne voulais plus commander à un animal. Ce n’est peut-être pas ce que tu avais voulu dire, mais c’est ce qu’elle a entendu, et tu ne l’as pas détrompée. Nous en avons tous été choqués. Votre relation a démarré sur un mensonge.
  ‒ Tu oublies juste un truc : il y a dix jours, je ne connaissais même pas le sens du mot “antispéciste” ! C’est évident pour vous, tout ça, pas pour moi. Quand Noémie m’est tombée dans les bras, je n’ai rien compris, juste que selon elle j’avais fait quelque chose de bien, pour changer ! Je ne savais pas quoi, mais j’étais content quand même. Raoul dit que je l’ai manipulée pour coucher avec elle… Si elle a couché avec moi, c’est parce que je lui plaisais, elle me l’a dit ! »
  Au tour de Damien de faire non de la tête. « Bien sûr que tu lui plaisais. Mais ça ne lui aurait jamais suffi sans une justification idéologique. Juste avant ton arrivée, elle avait expliqué à Lucien devant nous tous que si elle ne voulait pas de lui, c’était parce qu’elle ne voulait plus de rapports sexuels avec des hommes, qu’elle trouvait cela trop sexiste…
  ‒ Faire l’amour avec un homme, elle trouvait ça trop sexiste ?!
  ‒ La façon dont un homme dispose d’un corps de femme, la hiérarchie qu’il établit dans son désir… Elle n’est pas seule à le penser, tu sais ! Elle ne t’en a jamais parlé ?
  ‒ Elle m’a juste dit que j’étais macho, mais gentil et tendre.
  ‒ Elle ne t’a pas parlé de Lucien non plus ? Tu t’es beaucoup affiché avec elle, ça nous faisait à tous de la peine pour lui. Je pense que Noémie se sentait coupable et que ça a joué dans sa décision d’entrer chez les Véganes du nord. »
  Paul pensait à Lucien : son long nez, son visage comique, expressif, tellement fait pour le mime, son attitude vis-à-vis de lui, détachée et distante, jamais hostile. « Essaie de dire à Lucien de ma part que je ne savais pas, que je suis désolé.
  ‒ Tu peux l’être. Tu oublieras Noémie bien plus vite que lui… J’en viens à Raoul. Vous vous connaissiez déjà, tous les deux ?
  ‒ Non, pas du tout !
  ‒ Ah bon, je croyais.
  ‒ C’est lui qui m’a cherché dès le premier moment de mon arrivée !
  ‒ Et réciproquement ! C’est sûr qu’il te provoquait tout le temps, que tu ne savais pas répondre. Dans un cas comme ça, il suffit de dire “On ne va pas y aller à coup de corne !”, puis de détourner les yeux et de parler à quelqu’un d’autre… Et dès qu’il ne s’occupait pas de toi, il fallait que tu le relances ! Je t’ai vu faire cent fois : Raoul dormait dans un coin, nous essayions tous de ne pas faire de bruit, et toi tu allais te mettre juste à côté alors que tu avais de la place ailleurs, tu faisais exprès de parler fort pour le réveiller… Ou bien, ces derniers temps, tu attirais Noémie sur tes genoux, puis tu regardais Raoul comme pour lui dire : “Moi, j’ai une copine et pas toi !” C’était puéril. C’est pour ça que je croyais que vous vous connaissiez. Vous étiez un peu comme deux frères qui ne s’entendraient pas.
  ‒ Je ne m’en rendais pas compte… Je crois que, depuis le début… Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il ne m’aime pas… »
  Damien le regarda avec une vraie surprise : « Quelle importance ? La raison n’a sûrement rien à voir avec toi. Peut-être que tu lui rappelles quelqu’un. Tu sais que j’ai un frère qui est psychiatre à ParisCyril Hulotte ; frère aîné de Damien Hulotte ; psychiatre à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, membre en l’an 1 de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui découvre la mutation ; resté sapiens, il se spécialise ensuite dans les troubles liés à la mutation. Présent dans I : V ; mentionné dans II : III. ? Il serait le premier à te dire qu’on ne peut pas toujours savoir. Peut-être même qu’il n’y a pas de raison du tout !
  ‒ Je crois que je n’aime pas qu’on ne m’aime pas…
  ‒ Et toi, tu aimes tout le monde ? Raoul, de toute façon, c’est un gosse.
  ‒ Qu’est-ce que tu veux dire ?
  ‒ Exactement ce que je dis. C’est un gosse. Il a juste seize ans. Il ne sait sûrement pas encore s’il est hétéro, gay ou asexuel. Il n’est jamais sur son Iph ; je suis à peu près sûr qu’il s’est enfui de chez lui. Je parierais qu’il ne nous a pas donné son vrai nom. La grande différence avec toi, c’est que son mal de vivre, il l’utilise quand il joue. Il ne faut pas s’attendre à ce qu’il soit parfaitement équilibré le reste du temps ! »
  Paul marchait de surprise en surprise. Il lui semblait surtout qu’après l’avoir chassé de la maison, on lui apportait toutes ses clés sur un plateau. C’était trop tard sans doute pour Noémie, mais si Damien lui permettait de rester, il ne serait plus le même, il ne serait plus braqué sur son échec, il porterait un autre regard sur la troupe… Il fut tenté de le supplier de lui laisser une seconde chance.
  « Je n’avais rien compris… Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas dit tout ça plus tôt ?
  ‒ Parce que je ne suis pas un Gravière à mâchoire ! »
  Et, voyant Paul changer de visage :
  «  Excuse-moi, ce n’était pas pour faire un méchant jeu de mot sur ton nom. Je voulais dire que le genre première sommation, deuxième sommation, ce n’est pas mon truc. Je n’aime déjà pas donner des conseils, alors tu penses, menacer d’exclusion… Tu as sûrement connu ça au lycée, toi aussi : premier avertissement, deuxième avertissement, puis c’était le conseil de discipline…
  ‒ Tandis qu’avec toi, c’est direct le conseil de discipline. Si tu crois que c’est mieux… »
  Paul avait réussi à ne pas élever la voix, à se contenter de hausser les épaules en se levant pour s’en aller. Et bien entendu, il avait les yeux secs. S’il survivait encore quelques semaines dans ce monde, il finirait par être aussi froid que les vrais libers.

Chat gris et blanc.

La situation aurait pu être pire : Noémie qui refusait ses appels-vidéo acceptait cependant de répondre à ses messages. Elle affirma qu’elle avait voulu aller vers lui quand elle l’avait vu à terre, mais qu’Élisa Goule en personne était allée la trouver et lui avait demandé comme une faveur de donner d’abord une chance à ce point de vue féminin que les femmes oublient toujours d’écouter, avant de tendre une oreille complaisante aux mauvaises excuses du mâle. Puis, à la sortie de la conférence, elle avait parlé avec Ève qui l’avait d’abord rassurée sur l’état de Paul en lui expliquant qu’elle avait retenu ses coups, et ensuite, qui lui avait raconté le chantier de dépollution. Pas de doute, Paul qui la voyait amoureuse l’avait d’abord encouragée, puis s’était servi d’elle, et enfin s’était moqué d’elle en la quittant. Et pourquoi n’avait-il fait aucune mention d’Ève dans son sketch, alors que c’était grâce à elle qu’il avait démonté le robot, pourquoi s’en était-il attribué tout le mérite ? Est-ce que ce n’était pas une manière de nier les compétences féminines comme l’avait fait pendant des siècles la société patriarcale ?
  Paul soupira. Il n’avait pas mentionné Ève dans son sketch car elle était une incarnation trop caricaturale de sa déception devant la mère-patrie : faire rire d’une femme parce qu’elle est grosse, baraquée, disgracieuse et illettrée, cela lui avait paru pire que lourdingue, carrément de mauvais goût. Il réfléchit, repensa à Lucien de Baer, et écrivit : « Tu sais sûrement ce que c’est que fréquenter au quotidien quelqu’un dont on ne partage pas les sentiments. On fait de son mieux pour être gentil, et quoi qu’on fasse, on lui fait du mal. » Il ajouta : « S’il te plait, ne me dis pas que c’est fini entre nous, je viens juste de me faire virer de la troupe, c’est déjà beaucoup pour la journée. » Noémie s’émut, prit son parti, ils échangèrent des messages sur Raoul, sur Damien, sur la libération de Picatchou et l’exploitation du cheval efflanqué… Finalement, elle accepta de le retrouver pour discuter aux abreuvoirs de la reine à midi et demi.
  Paul l’attendit un quart d’heure avec espoir. Le soleil avait disparu, le temps virait au gris. Comme cette partie de rempart était déserte ! Puis il essaya en vain de l’appeler : elle ne prenait pas ses appels, et n’écrivait plus. Elle avait changé d’avis, ou n’avait jamais eu l’intention de venir. Il fallait être lucide : Noémie était perdue elle aussi. S’il faisait le bilan, en deux mois en France, il avait perdu la belle moto que sa mère et son oncle lui avaient offert à sa demande pour ses dix-huit ans, il avait vidé intégralement son livret d’épargne, il s’était fait ficher comme saboteur en Picardie, il avait appris qu’il était nul en impro, nul comme humoriste, incapable de faire de la méditation, il s’était fait tabasser en public par une femme et avait héroïquement cassé la figure à un gamin de seize ans qui tenait à peine sur ses jambes… Il s’était même fait virer des tristes lurons, et pourtant, comme l’oxymore lui allait bien ! Il n’y avait pas plus triste luron que lui. Il n’avait gagné qu’un bras de robot et un chat. Il pouvait encore troquer ses beaux gants en cuir contre le whisky de synthèse dégueulasse du mois dernier, et après ? Il avait déjà mal partout ; après il aurait mal partout plus gueule de bois… Tiens, pour une fois, il n’avait pas faim, c’était déjà ça. Et il était presque arrivé au bout de ses clopes.
  De toute façon, il était nul en tout, il ne servait à rien, depuis toujours. Déjà, pour commencer, s’il avait eu des couilles, il ne serait pas à glander sur la montagne couronnée et lever le nez vers les vaches qui servaient de gargouilles, il serait à Munich ou à Berlin, à risquer sa vie dans un réseau de résistance contre Ludwig SchwarzLeader allemand d’extrême-droite neurotypiste, fondateur du mouvement Deutsch und rein dont les milices armées poursuivent et lynchent les « mutants », il devient chancelier du Reich en l’an 8. Mentionné dans II : II et III..
  Sauf que l’Allemagne, ce n’était pas son pays ! Il en revenait là, ça restait vrai. Il releva la tête, regarda autour de lui. Tout était aussi gris que la fourrure de Mélancolie. Rien ne tenait debout, tout était branlant, à demi éboulé. Un pays déjanté, un pays ravagé. Il n’y avait pas de doute, il était chez lui ! Il se mit à siffloter, par bravade : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ».

Deux chats heureux.

Et l’impossible se produisit. Quelqu’un qui arrivait par le rempart et qu’il ne voyait pas siffla l’air avec lui et continua seul, siffla en approchant l’air du couplet. Paul se leva d’un bond, jambes tremblantes. Ça ne pouvait pas être…
  Et Antoine déboucha par le coin du rempart, sifflant encore, s’arrêtant juste pour lui sourire : « C’est bien toi, dit-il. Ça ne pouvait être que toi. »
  Paul crut d’abord qu’il allait se jeter dans ses bras, riant, pleurant, le bourrer de coups de poing en poussant des exclamations joyeuses. L’élan ne vint pas. Il se contenta de le regarder, ébahi, plus que jamais stupide :
  « Qu’est-ce que tu fous là ?
  ‒ Moi ? Je me promène, je fais le tour des remparts. Et toi ?
  ‒ Moi j’ai rendez-vous avec une fille qui vient de me poser un lapin… »
  Il y eut un silence. Ils se regardèrent.
  « Sérieux, qu’est-ce que tu fous à Laon ?
  ‒ Et toi ?
  ‒ Je vais pas te mentir : j’en sais rien. Je sais absolument pas ce que je fais. »
  Paul recula en disant ces mots, alla se rasseoir sur la pierre branlante sans cesser de regarder son ami au visage. Antoine s’assit aussi, tranquillement, à plusieurs mètres de lui, et se confia le premier. Il accompagnait sa mèreSophie Forestier ; femme de Jean-Pierre Forestier, mère d’Antoine et Barnabé Forestier, sœur aînée d’Hélène Marcheur ; restée sapiens, sensible, affectueuse et vulnérable, de tempérament anxieux, elle s’est consacrée depuis l’an zéro à l’éducation de ses fils et de son neveu Jason, effrayée par les dangers qu’ils couraient dans les années de chaos. Présente dans II : II ; mentionnée dans I : IX. dans la recherche de son frère ; il était juste sorti seul s’aérer un peu parce qu’ils ne pouvaient rien faire pour l’instant, c’était dimanche, tout était fermé, personne ne semblait au courant de rien, et que c’était trop dur de supporter son angoisse. BarnabéBarnabé Forestier ; fils de Jean-Pierre Forestier, beau-frère et associé de Guy Marcheur dans « Mon pari pour Paris », et de sa femme Sophie, frère cadet d’Antoine Forestier, cousin germain un peu plus âgé de Jason Marcheur ; adolescent, liber depuis sa petite enfance, fugueur invétéré, sa passion est le dessin. Présent dans I : IX ; mentionné dans II : II. avait probablement un cancer et s’était enfui avant de passer le scanner qui l’aurait confirmé. Leur père faisait traquer son Iph par les services de la police, mais ça ne marchait que quand l’Iph était en activité, et il était presque tout le temps en veille. La dernière fois, ils l’avaient localisé dans un village de Picardie. Une des possibilités était que son frère se soit engagé dans une troupe de théâtre de rue, c’était quelque chose qu’il avait toujours rêvé de faire. Ils avaient entendu dire qu’il y en avait une à Laon. Barnabé pourrait y être entré sous un faux nom…
  « Raoul Sylvestre ! » interrompit Paul qui se sentait pâlir à vue d’œil.
  Oui, c’était ça ! Barnabé aurait préféré s’appeler Raoul, et Forestier devenant Sylvestre… Alors, c’était vrai, il était là ? Paul l’avait vu ? Il allait comment ?
  « Je viens juste de lui casser la figure, avoua Paul, accablé. Quand je l’ai laissé, il était allongé par terre, la bouche en sang. J’en rate pas une… »
  Antoine se montra pragmatique : « Si tu lui as cassé la figure, avec un peu de chance, on va pouvoir le ramasser là où tu l’as laissé et l’amener faire son scanner… »
  Mais oui, bien sûr ! Paul expliqua fébrilement que la troupe squattait dans l’ancien lycée Paul Claudel, donna à Antoine les coordonnées de Damien Hulotte : la mère d’Antoine pouvait s’adresser à lui, s’il s’agissait de convaincre Raoul de se soigner, il serait sûrement de son côté. Puis Antoine bondit pour appeler sa mère, s’écarta de quelques pas pour lui parler. Paul put enfin le regarder à loisir. Bientôt dix-huit ans. Il avait grandi, il s’était affiné. Sarah Meyer craquerait plus que jamais en le voyant ! Comme il avait l’air ardent et plein d’espoir ! Avec quelle tendresse il expliquait et rassurait ! C’était bon de le revoir, même si ça ne durerait pas : il allait courir rejoindre sa mère près de Raoul. Paul n’avait que ce qu’il méritait : avec Antoine aussi il avait tout gâché. Dire qu’il avait lancé son poing contre cette bouche, celle de la personne qu’après sa mère il aimait le plus au monde !
  Antoine rangea son Iph et revint vers Paul : « C’est bon, elle file là-bas, elle me tient au courant.
  ‒ Tu ne vas pas la rejoindre ?
  ‒ Tu rigoles ? demanda Antoine en se rasseyant au même endroit. J’ai pas vu mon frère depuis deux mois, mais toi, ça fait plus d’un an ! Et puis, il vaut mieux pour eux deux qu’ils se retrouvent sans moi. À moins que toi tu préfères, pour ton rendez-vous…
  ‒ Mon rendez-vous, je t’ai dit, c’est un lapin ! Et puis, je m’en fous de cette fille. »
  Paul ne trouva pas les mots pour ajouter qu’Antoine comptait bien plus. Est-ce qu’il n’avait pas tout gâché déjà ? Il n’osait pas se croire pardonnable.
  « Alors, demanda Antoine, si tu m’expliquais ? C’est mon frère qui t’a arrangé comme ça ? »
  Paul avait oublié son œil au beurre noir. « Non, ça c’est pas lui. C’est une vengeance amoureuse.
  ‒ De la fille au lapin ?
  ‒ Même pas.
  ‒ Dis donc, je vois que tu vis intensément depuis que t’es en France et que tu réponds pas à mes messages ! T’es arrivé quand ? »
  C’était l’instant de vérité. Paul le regarda dans les yeux : « Le jour de mes dix-huit ans, comme je l’avais toujours dit. »
  Malgré l’indifférence bien connue des libers, Antoine accusa le coup : « Ça fait plus de deux mois ! Quand est-ce que tu comptais me le dire ?
  ‒ J’en sais rien, répondit Paul sincèrement. Désolé, mais j’ai pas mieux comme réponse. »
  Antoine le regarda plus attentivement : « Tu étais plus pressé de muter que de me retrouver… »
  Ce n’était pas un reproche, plutôt un constat, amer au fond, fait avec légèreté.
  « Qu’est-ce que j’ai de différent ? » demanda Paul.
  Sa chance unique de le savoir enfin… Antoine se méprit sur le sens de sa question :
  « C’est toujours toi ! Je t’avais dit que de toute façon, ce serait toujours toi.
  ‒ C’est pas ça… En quoi j’ai changé ? Tu me vois vraiment comme un liber ? J’ai pas arrêté de me demander si j’avais pas muté trop tard… »
  Il était gonflé de l’interroger là-dessus, alors qu’il ne lui avait même pas encore expliqué pourquoi il s’était battu avec son frère ! Antoine serait en droit de lui demander des comptes ! Au lieu de quoi, il réfléchissait sérieusement à sa question, cherchait ses mots pour y répondre.
  « Tu es plus détaché. Détaché des autres, détaché de la vie… J’ai beaucoup lu sur les sapiens depuis mon retour de Strasbourg, je voulais comprendre… Il y a une vitalité instinctive chez eux qui peut être effrayante pour nous, et qui est en même temps très touchante chez quelqu’un qu’on aime. »
  Avec quelle simplicité Antoine pouvait dire cela !
  « Moi, j’aimais bien le Paul qui dansait de joie le long des grilles de l’Orangerie en chantant : “On va pécho !”… Celui-là, il a disparu pour toujours. »
  Paul rit avec une amertume qui passait un peu mieux, maintenant qu’ils étaient deux devant ce souvenir : « Pas une grosse perte ! On va pécho, tu parles ! Si j’en juge par le résultat, ce Paul-là était déjà un loser, et c’est toujours pas ça qui a changé… » Puis il revint au présent, et même au parisien cultivé : « Ton frère n’a pas arrêté de me dire que je n’étais pas un vrai liber, qu’il aurait fallu muter dans l’enfance.
  ‒ Barnabé, expert en mutation… On aura tout vu ! Vous vous êtes rencontrés comment ?
  ‒ J’ai fait partie de sa troupe pendant trois semaines. Je viens juste de m’en faire virer, après l’avoir frappé. Tu sais qu’il est super doué ? Il est éblouissant, il peut improviser sur n’importe quoi. Pas comme moi, je suis complètement nul, et je t’assure qu’il me l’a fait comprendre. En fait, je l’admire beaucoup ; s’il ne me détestait pas tant… »
  Il développa un moment sur ce thème, évoqua en détails les performances de Raoul, les compara avec verve à ses propres tentatives pitoyables, encouragé par le rire d’Antoine qui, en tout cas, ne semblait trouver son autodérision ni angoissante, ni horriblement triste… Son ami l’écoutait avec une fierté fraternelle légitime, puis l’interrompit soudain :
  « Attends, toi tu étais dans la troupe sous ton vrai nom ? …Cherche pas, te fatigue pas : tout ce que mon frère a pu te dire… Ça fait plus d’un an que tu es son pire cauchemar ! Il est fou de jalousie vis-à-vis de toi. »
  L’Iph d’Antoine sonna à ce moment-là ; il s’écarta à nouveau pour parler à sa mère. Paul presqu’aussi anxieux que lui le suivit des yeux pour essayer de deviner les nouvelles. Toutes ses idées étaient bouleversées. Un liber comme Raoul, fou de jalousie ! Ayant peur de perdre sa place unique près de son grand frère, peur de ne plus être assez aimé… Alors, s’il avait toujours besoin d’Antoine, ce n’était pas parce qu’il avait muté à l’âge adulte ? Ce n’était peut-être même pas inférieur, sous-développé de ressentir ça, peut-être que c’était juste normal !
  Le visage d’Antoine s’éclairait, son soulagement ne faisait aucun doute. Leur mère avait dû retrouver le fils perdu. Ce Raoul insolent, infaillible, qui se révélait être un Barnabé de seize ans, en fugue et malade. C’était pour ça alors qu’il était si pâle, qu’il passait son temps à dormir ! « Ça fait plus d’un an que tu es son pire cauchemar », ça voulait dire que depuis son retour de Strasbourg, Antoine parlait de lui à son frère, disait sa hâte de le retrouver, ça voulait dire que Paul comptait pour lui !
  La conversation se prolongeait. Paul jeta un coup d’œil sur son Iph, y trouva deux longs messages de Noémie qu’il parcourut en diagonale : pervers narcissique… relation toxique… ah non, personne toxique, tant qu’à faire… à part ça, elle l’aimait bien, il allait lui manquer, elle lui souhaitait d’être moins malheureux… dangereux pour les autres et pour lui-même, c’était reparti… elle l’avait envoyé aux abreuvoirs de la reine pour pouvoir récupérer ses affaires dans l’appart sans risque de le rencontrer ! Et on disait après ça que c’était lui qui manipulait les femmes !
  Antoine cependant revenait vers lui avec un vrai sourire de smiley. Sa mère l’avait appelé pendant que Barnabé réunissait ses affaires et faisait ses adieux à la troupe. Il avait paru soulagé qu’elle l’ait retrouvé, lui avait dit qu’il en avait assez du théâtre, le dessin lui manquait trop, mais qu’il ne savait pas comment l’annoncer aux autres. Leur mère avait été horrifiée de découvrir les conditions dans lesquelles il avait vécu : des chats écorchés, du sang partout, absence totale de confort, de chauffage, d’eau chaude, vêtements troués et d’une propreté douteuse, rien d’autre à manger que des betteraves à moitié pourries… Il avait une dent de devant cassée, là elle l’emmenait d’urgence dans une clinique dentaire à Reims. Cela leur évoqua le même souvenir ; Antoine s’interrompit et s’écria :
  « Une dent, c’est pas toute la mâchoire ! »
  On lui cherchait en même temps un rendez-vous pour le scanner dans l’hôpital parisien où il avait commencé ses examens. Si on pouvait le prendre dès ce soir, elle filerait avec lui de Reims à Paris, si c’était le lendemain, elle ferait le crochet par Laon en fin d’après-midi pour reprendre Antoine. Et Paul aussi, bien sûr, s’il voulait venir, il était toujours attendu chez eux…
  C’était trop. Paul n’était pas prêt à ça. Il ne le méritait tellement pas !
  « Dans la même voiture que ton frère ? Ta mère doit déjà courir lui trouver un dentiste à cause de moi… » Ça lui évitait de répondre sur le fond.
  Antoine haussa les épaules : « Il parait qu’il lui a dit tout de suite que si tu lui avais cassé la figure, c’est parce qu’il l’avait cherché. Et ma mère t’est surtout très reconnaissante parce que tu nous as permis de le retrouver ! »
  Il retourna s’asseoir à la même place, à environ cinq mètres de Paul, et, au lieu de l’interroger sur ses projets, tira de sa poche un paquet de clopes : « Tu en veux ?
  ‒ Tu fumes, maintenant ?
  ‒ Depuis que je suis rentré de Strasbourg… »
  Paul savoura cette phrase qui en disait long et accepta avec reconnaissance : il ne lui restait plus que deux cigarettes, et il était complètement fauché. Aucun d’eux ne bougea, cependant ; le paquet, lancé, attrapé au vol, traversa la distance dans un sens et dans l’autre. Antoine fumait pensivement, tête basse, et reprit la conversation interrompue. Barnabé sorti d’une première batterie d’examens inquiétants, marmonnant juste qu’il n’irait pas au scanner du lendemain, qu’il préférait crever qu’avoir une chimio. Apprenant cela de leur mère en larmes, Antoine était allé le trouver dans sa chambre. Barnabé était en mode buté : je décroche pas un mot, je dessine juste, un bloc sur mes genoux, sans regarder personne. Antoine avait essayé de lui dire qu’il fallait qu’il se fasse soigner, qu’il ait envie de guérir, qu’il y croie, mais penses-tu, c’était comme essayer de faire démarrer une carrosserie rouillée d’avant l’an zéro ! Et au final, toujours sans lever les yeux, Barnabé lui avait dit : « De toute façon, ton précieux Paul va arriver, tu peux te passer de moi. » Texto. Ça, c’était le soir du 20 août. Et le lendemain matin, Barnabé avait disparu.
  Paul faillit s’étrangler avec la fumée : « Il a disparu le 21 août ! Mais le jour même, tu m’as écrit pour mon anniversaire ! Pourquoi est-ce que tu ne m’as rien dit ?
  ‒ Parce que je croyais que tu allais m’appeler en vidéo, tête de clou ! Je croyais que tu en avais envie toi aussi ! Ton Iph était débridé, on pouvait enfin communiquer… »
  Antoine avait beau rester cool et souriant, il parlait nettement, et sa sincérité ne faisait pas de doute. « Je croyais que tu en avais envie toi aussi »… Paul secoua la tête, accablé :
  « Tu peux pas comprendre. Tes messages étaient tellement sereins ! Pas seulement celui-là, les deux suivants aussi…
  ‒ Je voulais surtout pas te mettre la pression. Je me suis complètement planté : j’étais tellement sûr que tu étais toujours à Ingolstadt ! Jusqu’à la fin de l’été, j’ai pensé que si tu n’appelais pas, c’est parce que tu te disais chaque soir que tu passerais la frontière le lendemain, et que le lendemain, tu avais envie de passer encore un jour avec ta mère, dans ta maison de famille… Et c’était normal ! Moi, je pouvais attendre, je voulais pas que tu te dépêches à cause de moi. Puis, j’ai commencé à penser que tu avais dû tout repousser d’un an, commencer tes études d’histoire en Allemagne, ou que tu étais tombé amoureux d’une Allemande ou d’une expatriée. Et j’aurais voulu que tu te décides à me le dire. Jamais j’aurais imaginé ce qui s’est vraiment passé : que tu serais rentré en France sans me prévenir, et sans me rejoindre. »
  Quand Antoine « se plantait », il en savait plus sur Paul que Paul lui-même. Il connaissait cette partie de lui qui était restée à Ingolstadt et n’en décollait pas. Paul, pourtant, continuait à secouer la tête :
  « Putref, si j’avais su que c’était important pour toi ! Ça aurait tout changé. »
  Tous ces longs jours d’octobre, les messages qu’ils n’avaient pas échangés sur la troupe et « Raoul Sylvestre », la course contre la montre qu’il aurait pu aider à gagner contre le cancer… S’il était trop tard, comment allait-il vivre avec ça ?
  « Je pensais que tu le savais. Tu vas sûrement me trouver rouillé, mais j’avais toujours cru que dès que tu pourrais rentrer en France, on ferait tout ensemble. Même chercher ton pèreAndré Gravière ; décédé en l’an 10, ex-mari de Mina Grienenberger, père de Paul Gravière ; roboticien de génie, il travaille chez MMR et se spécialise dans les robots-pièges anti-intrusion ; devenu liber à la quarantaine, il quitte sa femme et son fils pour aller vivre seul à Belle-Ile en mer, affecté d’agoraphobie et de phobie sociale, il se suicide. Présent dans I : II et dans II : III ; mentionné dans II : II. ! Je m’étais jamais dit que j’allais être de trop. »
  Un silence. Paul fixait l’herbe entre les pavés. Son cœur battait la chamade.
  « Est-ce que tu… » commença Antoine, puis il s’arrêta.
  Paul releva la tête : « Tu savais que c’était lui, pour les robots ?
  ‒ Pas à Strasbourg, je te le jure sur les moustaches de la Joconde ! J’avais jamais fait le rapprochement. Je l’ai compris en rentrant à Paris. Mon père était tout content, il venait de découvrir qu’on pouvait programmer les Gravières à mâchoire pour qu’ils attaquent que les rats, pas les êtres humains. J’ai repensé à ce que tu disais de ton père inventeur de robots. Tu m’avais dit son prénom, son âge exact. J’ai trouvé ses brevets en ligne…
  ‒ Tu as vu à quel point j’étais à côté de la plaque… » Paul parlait d’une voix étranglée.
  Antoine rectifia : « J’ai vu que tu allais avoir un choc en arrivant en France. Et je tenais d’autant plus à être là. Et toi, comment tu l’as su ? Qu’est-ce qui s’est passé ? »
  Paul garda le silence et crut un moment qu’il ne pourrait pas articuler un mot. Mais Antoine se taisait, attendait comme quelqu’un qui a tout son temps. Alors, il se mit à parler et soudain, les phrases se bousculèrent.
  Il commença par la Terminale à Strasbourg. Une année de merde. Il l’avait passée à se bourrer la gueule, à coucher avec des filles qui ne lui plaisaient même pas et les jeter juste après, à ne pas recontacter Justine parce qu’il avait trop honte. La seule chose qui le faisait tenir, c’était l’idée qu’à dix-huit ans il passait la frontière. Et puis, juste avant son anniversaire, sa mère le voyant toujours décidé à partir lui avait donné le numéro d’Iph de son père en lui disait : « Je suis sûre que si c’est toi qui l’appelle, il acceptera de répondre. »  On était loin de la quête, de la grande aventure héroïque qu’il devait mener en France ! Il avait compris alors qu’à huit ans, il avait tout embrouillé dans sa tête : son père était parti le premier, puis avait coupé les ponts avec sa mère et lui. Ça faisait dix ans qu’il lui en voulait à elle pour rien, et il découvrait ça au moment de la quitter pour toujours…
  « Faut pas dire pour toujours, intervint Antoine. Les Allemands se lasseront de Ludwig Schwarz…
  ‒ Après ce qui s’est passé, tu arrives encore à faire confiance aux sapiens ?
  ‒ Pourquoi pas ? Ta mère, c’est bien une sapiens, comme la mienne ! Et Justine, qui te plaisait tant ! »
  Donc, il avait passé la frontière, en se jouant la comédie de l’euphorie. Et il avait envoyé un message à son père pour lui annoncer son retour en France. Il voulait aussi contacter Antoine, mais il sentait bien que devant lui, il ne pourrait plus se mentir à lui-même. Alors il avait attendu la réponse de son père, pour avoir au moins un truc positif à dire. Il consultait son Iph tout le temps, il ne regardait même pas l’Alsace et la Lorraine qu’il traversait enfin… Il n’avait jamais eu de réponse, et pour cause : son message n’avait jamais été marqué comme lu. Et finalement, le 30 août, l’Iph de son père s’était éteint.
  Antoine alors eut un geste qu’il avait déjà eu lors de leur dernière rencontre : il se leva de sa place pour aller rejoindre Paul, et s’asseoir juste à côté de lui : « Je suis sûr que ça veut rien dire. Il s’est pas tué parce qu’il voulait pas te revoir ! Il devait être déjà trop malade pour ouvrir sa messagerie… Putref, c’est rouillé ! La vie est rouillée. »
  Cette présence, cette compassion, c’était la recharge d’énergie dont il avait besoin pour continuer à parler. Les recherches sur son père, cette nuit-là, le lendemain, les brevets en ligne. Les pages et les pages de témoignages de gens estropiés par les Gravières à mâchoire, les associations qui réclamaient leurs destructions, les insultes, les menaces de mort. L’entreprise Me, Myself and robots fière d’avoir licencié leur inventeur et cessé d’en vendre :
  « Le plus probable, c’est qu’il en avait rien à foutre de moi, et qu’il s’est tué parce qu’il venait d’être viré. Il m’a même pas laissé son argent ! Après ce que j’avais lu sur ses inventions, j’étais décidé à refuser l’héritage, mais j’aurais préféré avoir un choix à faire, un truc à signer…
  ‒ Au pire, tu t’en fous ! Je veux dire, c’est comme ton arrière-grand-père officier nazi : ce n’est pas toi, toi tu n’es pas comme ça. »
  Toujours cet optimisme d’Antoine, cette confiance imméritée. Paul savait cependant qu’il portait tout ça en lui. Son passé, son histoire, son identité. Élément perturbateur, pervers narcissique, personne toxique, dangereux pour les autres et pour lui-même… Il continua, tête baissée, déterminé à aller jusqu’au bout. Le soir même de ces découvertes, la mixture qu’il avait commandée sur Myzon était arrivée, et il l’avait prise seul dans son squat, le 31 août. Au mépris de toutes les recommandations sur les premières heures de xéno-sérotonine…
  Antoine en resta sans voix et produisit un sifflement impressionné. Puis demanda, après un silence : « Et comment ça s’est passé ?
  ‒ Super mal, bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? J’avais tout fait pour ! J’étais encore plus paumé qu’avant, je faisais n’importe quoi, j’avais envie de me foutre en l’air en permanence… En vrai, c’est pour ça que je t’ai pas contacté : j’aurais voulu t’apporter autre chose que ce putref d’amas de ferrailles de chantier de démolition… »
  Il la touchait enfin à l’état de veille, la réserve de ces larmes qu’il n’arrêtait pas de pleurer en rêve. Mais bon il n’allait pas encore se mettre à pleurer devant Antoine ! En le quittant, en le retrouvant… Ça deviendrait lassant, même s’il n’avait aucun doute sur son amitié inconditionnelle. Il gardait ça pour quand il serait seul.
  « T’es vraiment trop doof, lui dit Antoine avec tendresse. Putref, qu’est-ce que tu m’as manqué ! J’y crois même pas ! On se quitte plus, OK ? Tu veux bien, maintenant, venir à Paris ? »
  Paul acquiesça. Soudain, c’était très clair. Il allait rassurer sa mère pour de bon, suivre Antoine à Paris, accepter ce qui lui était donné. Il commencerait là-bas des études d’histoire : on n’était guère à cheval désormais sur le calendrier de l’inscription. Et il trouverait un psy, il en avait besoin, il ne pourrait pas s’en sortir seul. Le frère de Damien Hulotte, peut-être ?
  Antoine cependant se penchait sur son Iph : le scanner était programmé pour le lendemain. Donc c’était d’accord, sa mère revenait les prendre ?
  Paul n’hésita pas. Il se ferait tout petit, dans la voiture : Antoine avait hâte de retrouver son frère, mais n’accepterait jamais d’entendre qu’ils pouvaient se séparer le temps du trajet… Et si Raoul ou Barnabé lui en voulait, s’il se montrait agressif, il saurait que c’était juste un gosse de seize ans terrifié par son prochain scanner, et la chimio probable qui allait suivre.
  « Il faut juste que j’aille chercher mon chat. Ça n’embêtera pas ta mère qu’il soit aussi dans la voiture ?
  ‒ Tant qu’il n’est pas écorché…
  ‒ C’est tout le contraire. Un chat survivant… »

Chaton en peluche sur table de jardin.

un texte d’Isabelle Cani.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *