I – Erreur de la banque en votre faveur

Les Indociles II - La Confrontation

« L’argent, c’est une affirmation de la banque qui dit qu’Untel a de l’argent. »

Graffiti coloré sur blockhaus.En passant la porte d’entrée, Jean DupontPolicier à Chartres en l’an zéro et liber de la première heure, Jean Dupont reste seul représentant des forces de l’ordre et s’autoproclame alors justicier ; déterminé à ne pas laisser la société sombrer dans la violence, il est indépendant, inventif et capable d’initiative. Présent dans les chapitres I : II et I : VII. tendit au suspect une main ferme, éprouvant de l’autre le poids de son revolver dans une serviette de cuir peu adaptée à cet usage. « Monsieur Colas EnquerrantDétenu dans la prison de Moulins-Yzeure de l’an zéro à l’an 4, discret, aime dessiner. Présent dans I : VIII. ? Ravi de faire votre connaissance. Je suis votre conseiller financier, et voici mon collègue chargé des investissements à la Banque Numérique… »
  Derrière lui, son adjoint albanais Çekel CristinajAlbanais, homme de main du chef mafieux Hekur Vjôse, il change de camp sans regret quand ce dernier le soupçonne de rébellion en l’an 3. Présent dans I : VII., raide comme un piquet, à demi étranglé par un col rêche et un nœud de cravate trop serré, campait un financier plus vrai que nature. Le partage des rôles était parfait : Jean souriait pour deux, très relation client à l’ancienne, tandis que Çekel impassible, au visage fermé, ressemblait à une statue de la Banque descendue de son piédestal pour marcher pesamment vers une source de profit potentiel. Ce n’était pas la première fois qu’ils utilisaient cette ruse dans une affaire de « virements ultimes » ; elle était propre plus que toute autre à gagner la confiance du suspect. Sans doute parce que beaucoup, à commencer par Jean lui-même, regrettaient les conseillers financiers de chair et d’os ; lorsqu’un truand s’était arrangé pour se faire virer une somme importante, il se montrait toujours enchanté d’apprendre que sa banque allait lui dépêcher un être humain pour parler avec lui de ses futurs investissements. Ce qui permettait à Jean de mener son enquête.
  Et ce Colas Enquerrant ne dérogerait pas à la règle. C’était un petit bonhomme falot à l’air juvénile ; il les faisait entrer, il les faisait s’asseoir, et visiblement, ne se sentait plus de joie de les voir là. Il semblait si inoffensif que Jean se prit à rêver d’avoir rencontré l’exception qui justifierait sa méthode, ou plutôt ses scrupules. Parce qu’après tout, deux virements ultimes relevés bêtement par un ordinateur, en soi cela ne voulait rien dire ! Qui sait s’ils n’avaient pas tous deux des causes innocentes ? Une chance sur des milliers mais enfin, il faudrait bien que cela arrive un jour, et qu’en ce cas, il soit là pour empêcher la Banque Numérique de ruiner la vie d’un être humain. Alors, pourquoi pas aujourd’hui, jeudi 26 novembre de l’an 7, avec ce Colas Enquerrant doux, timide et fébrile ?
  « Vous venez de la Banque Numérique ! répétait ce dernier en bafouillant d’émotion. C’est à cause de ma lettre ! Vous avez lu ma lettre ? Votre présence, ça veut dire que la banque est d’accord ? »
  Jean Dupont intrigué affirma sans sourciller que bien sûr, ils avaient lu la lettre, mais s’ils étaient là aujourd’hui, c’était parce que la Banque Numérique réservait son jugement et voulait d’abord l’entendre développer oralement son contenu. Et Çekel, assis à ses côtés sur une banquette plutôt minable aux ressorts défoncés, croisa les bras et tourna vers Colas Enquerrant des yeux opaques qui n’exprimaient rien.
  «  Alors, voilà. Je veux travailler pour vous. Je veux entrer dans la banque. Je sais qu’on est tenu au secret, que le public ne doit jamais savoir notre identité, mais ça me va bien. Je ferais n’importe quoi… Ce n’est pas possible qu’il n’y ait que des IA, des algorithmes et des actionnaires ! Il y a forcément des gens aussi, des financiers, des traders, qui coopèrent avec les IA ! La preuve, vous êtes là, tous les deux, aujourd’hui… »
  S’en suivit un discours aussi fumeux que volubile, mêlant les prétendues qualités de rigueur et de discrétion de Colas Enquerrant, sa vocation contrariée de hacker, mais il n’avait pas appris à temps l’informatique, les cours qu’il prenait aujourd’hui en ligne auprès d’un organisme privé très compétent, à des délires complotistes et admiratifs sur les banques qui recrutaient en secret tous les hackers du monde, si bien que nul ne pouvait plus s’opposer à elles, le tout adressé en priorité, non sans logique d’ailleurs (puisque Jean ne s’était présenté que comme un simple conseiller financier…), à un Çekel d’autant plus imperturbable qu’il avait certainement décroché dès les premières phrases : l’autre parlait trop vite, et il y avait trop de vocabulaire français. Pendant ce temps, par habitude, les yeux de Jean fouillaient la pièce : un squat habitable mais basique, un ordinateur en veille, et près de lui, accroché au mur comme seule touche personnelle, le dessin sinistre d’une haute tour large en bas, de plus en plus étroite en montant, avec à sa base un mendiant prostré couvert de haillons sanglants.
  Bon, avec tout ça l’affaire des virements ultimes en était toujours au point mort. Revenons à nos moutons… dans tous les sens du terme : qui d’autre qu’un mouton accepterait de virer son argent à quelqu’un qui peut le tuer avant ou après, mais pas l’y obliger ?
  Jean Dupont se racla la gorge. Avant de décider de la future carrière de Colas Enquerrant, la Banque Numérique voulait quelques précisions sur ses finances. Et Jean fit défiler sur son Iph les infos contenues dans le message automatique. Ce virement de 6384,27 euros que Colas Enquerrant avait reçu le matin même de… Mme Hernandez, c’est ça ? qu’est-ce que c’était au juste ?
  L’intéressé changea de ton, se toucha sans raison la joue, puis se mit à mentir, vite et mal. Mme Hernandez ? C’était une dame très gentille. Elle le connaissait depuis son enfance… non, il n’était pas originaire de Chartres, c’était elle qui avait été sa voisine à Vierzon, des années plus tôt. Elle avait été si contente de le retrouver ! Elle croyait en son projet, en ses capacités de banquier, et elle lui avait confié toutes ses économies pour qu’il les fasse fructifier.
  « Ce ne sont pas ses économies qu’elle vous a confiées, rectifia Jean Dupont. C’est le contenu de son compte courant. Elle l’a vidé jusqu’au dernier centime. »
  Ils avaient fait comme ça parce que c’était plus simple, mais elle avait d’autres comptes ! Un livret A bien rempli, un plan d’épargne logement qui ne lui servait à rien… Il ne fallait pas s’en faire pour elle !
  Cela, pensa Jean, c’était certainement vrai même si le message de la Banque Numérique n’en disait rien. L’amertume de Colas Enquerrant sonnait juste. Mme Hernandez lui avait révélé les autres comptes, mais avec les modalités des virements concernant l’épargne, il lui aurait fallu prolonger la scène d’extorsion pendant plusieurs heures avant d’avoir accès à leur contenu ; par prudence, il s’était contenté du compte courant, et il le regrettait encore…
  « Bien entendu… Seulement, voyez-vous, ce qui nous étonne un peu, c’est que depuis ce virement, son Iph s’est éteint… »
  Il y eut un blanc, puis Colas Enquerrant repartit vaillamment dans d’autres mensonges. C’est vrai, il n’y pensait plus : elle avait décidé de vivre sans Iph ! Oui, à soixante-seize ans, à la fin du mois de novembre, pourquoi pas ? Et non bien sûr, elle n’allait pas bêcher la terre dans un champ de patates, elle allait, euh… se retirer dans un monastère bouddhiste, oui, c’était ça !
  Un monastère bouddhiste à Chartres ! Tant qu’à faire, pourquoi pas un maître zen, ou un chamane sibérien ?
  Jean laissa le silence s’installer. Malgré son air vague, Çekel n’avait pas perdu de vue les vrais enjeux de la scène ; il surveillait les mains du suspect et le décor autour, mais aucune arme à feu ne semblait sur le point de se matérialiser. L’heureux héritier de Mme Hernandez se contentait de les fixer d’un air idiot, en mordillant le gras de son pouce. Quant à Jean, il sentait monter en lui une colère froide, dirigée principalement contre les banques : c’étaient elles les vraies coupables, et pas ce pauvre pantin sur la chaise en face. En supprimant l’argent liquide, elles n’avaient protégé que l’argent lui-même. Les braquages n’avaient pas disparu, pas plus que les vols à l’arrachée ; ils avaient juste changé d’objet : vélos, sacs de courses, colis scannés, vêtements, chaussures, n’importe quoi… Et à côté de cela les vrais truands, ceux qui autrefois se seraient fait livrer la caisse d’un magasin ou auraient attaqué un convoyeur de fonds, menaçaient désormais un mouton désemparé, se faisaient virer son argent d’Iph à Iph, puis tuaient leur victime pour qu’elle ne puisse pas faire opposition dès qu’ils auraient le dos tourné.
  « Et la précédente ? Mme Bourguiba, quatre-vingt-deux ans, qui le 22 mai de l’an 6 vous a viré 8275,17 euros, vidant elle aussi son compte, et dont l’Iph s’est arrêté, lui aussi, juste après ? Ne me dites rien : encore une ancienne voisine de Vierzon, sauf que celle-là avait déménagé à Nevers ? Elle aussi s’est convertie au bouddhisme, c’est ça ? Vous êtes peut-être en cheville avec un monastère qui sponsorise vos études bancaires ? »
  Colas Enquerrant changea à nouveau de visage : il sourit. Et c’était bien le plus laid sourire que Jean avait jamais vu. « OK, fit-il, je peux rien vous cacher. Je les ai un peu aidées, toutes les deux, à décider du virement, puis à éteindre leur Iph… J’avais des arguments persuasifs… » Il risqua même un clin d’œil. C’était hideux. « Mais elles faisaient rien de leur argent ! Elles le laissaient juste dormir sur leur compte courant ! Ça vous aurait fait mal au cœur aussi, j’en suis sûr ! Quand on a la vocation de banquier… Je vous ai dit que j’étais prêt à tout… J’ai bien compris que vous me testiez : vous allez pas m’en vouloir pour ça ? La chose la plus importante, c’est quand même que l’argent soit placé là où il rapporte ! » Il quêtait des yeux leur approbation ; il avait repris son air timide et gentil.
  « Corrigez-moi si j’ai mal compris : pour vous être dans la banque, c’est appliquer le principe qu’un meilleur placement vaut mieux que deux vies humaines ?
  ‒ Deux vies humaines, il faut quand même pas exagérer ! Je savais pas leur âge exact, mais il suffisait de les voir, toutes les deux : leur « vie humaine », elle était derrière elles ! Et de toute façon, il faut bien mourir un jour… » Cette fois, la sincérité de l’aspirant banquier ne faisait aucun doute.
  Jean en avait assez entendu. Il croisa le regard de Çekel : ils étaient d’accord.
  « Je ne sais pas ce qu’en penserait la Banque Numérique, dit-il en se levant. Mais malheureusement pour vous, ce n’est pas à elle que vous vous adressez. Nous ne sommes pas banquiers : nous sommes de la police. »
  La réplique lui avait paru cinglante. Malheureusement, elle fit un flop. Colas Enquerrant semblait incapable de l’entendre. Çekel, par surcroît de précaution, lui passait les menottes qu’il n’avait toujours pas compris. La Banque Numérique avait sa propre police, c’est ça, chargée de veiller sur le secret bancaire ? …Est-ce qu’ils voulaient dire qu’elle faisait appel à une milice privée ? Est-ce qu’il avait révélé quelque chose sans le vouloir, dans sa lettre peut-être ? Il avait sans doute eu tort de parler si librement des hackers…
  Jean exaspéré finit par ressortir son vieux badge et le lui mettre sous le nez. Qu’est-ce qu’il voyait écrit là ? Police Nationale ! Alors non, désolé de le décevoir, ils ne travaillaient vraiment pas pour la banque ! Ils le lui avaient dit, d’accord, mais ça, c’était un truc pour qu’il se mette à table. Et il n’avait pas marché : il avait couru ! …La police n’existait plus… dans ses rêves ! Parce qu’en réalité, elle avait déboulé chez lui deux heures après l’assassinat avec préméditation de Mme Hernandez, et lui avait soutiré des aveux complets. Oui, bien sûr qu’ils avaient reçu des infos de la Banque Numérique, parce que, il fallait lui rendre cette justice, dans les affaires de virements ultimes elle déclenchait la procédure. Puis une fois prévenu, c’était lui-même, préfet de police de Chartres, qui constatait la culpabilité de Colas Enquerrant et statuait sur son sort : ça, ça s’appelait en bon français le pouvoir régalien de l’État ! Et ça lui en bouchait un coin, pas vrai ?
  Alors Colas Enquerrant subit sa dernière métamorphose. Jean s’attendait à le voir s’effondrer, mais à l’inverse, il devint fou de rage et de haine, et se mit à éructer tandis que Çekel, placidement, sortait son arme de service de la poche intérieure de son veston, la nettoyait avec le plus grand soin, la chargeait lentement… Qu’est-ce qu’il croyait donc, ce préfet de police de ses deux, défenseur des vieilles veuves et Bisounours en chef ? Que la police était indépendante des banques ? Il croyait qu’il travaillait pour qui, alors ? Le gouvernement ? Il n’y en avait même plus ! Il y avait qui derrière ? Qui est-ce qui lui versait son salaire, qui est-ce qui le touchait à sa place, qui est-ce qui le lui gardait, alors qu’il voyait juste des colonnes de chiffres sur un Iph ? Menotté, debout, criant à pleine gorge, ce fut lui qui passa au tutoiement :
  « Je sais que ton sous-fifre va me liquider, mais moi, je suis pas un boloss ! J’ai raté mon coup parce que je me suis laissé décourager, j’ai perdu mon temps à faire du dessin, du théâtre, au lieu d’apprendre l’informatique… Au moins, j’ai toujours su ce que je voulais ! Je voulais entrer dans la banque parce que c’est là qu’est le pouvoir. Mais toi, tu t’es vu ? Non, tu peux pas te voir, tu te crèves les yeux pour pas te voir ! Là où on en est aujourd’hui, tu te racontes encore des contes de fées ! Tu te crois quoi ? L’épée qui protège les royaumes des hommes ? Alors que tu es LE LARBIN DES BANQUES ! Et leur homme de paille… »
  Et, comme si ça ne suffisait pas, il se mit à glapir en sautant sur place : « Si tu veux voir une belle bande de guignols, eh bien, regarde la police / Puis cherche le banquier, et tu trouveras leur marionnettiste. »
  Était-ce ou n’était-ce pas du Faux ProphèteRappeur célèbre. Mentionné dans I : IV, V, VII et VIII. ? En tout cas, c’était aussi moche et ça ne rimait pas mieux.
  Colas Enquerrant dut s’arrêter là ; Çekel avait fini de charger son revolver.

Fresque murale street art, tête sur un bâtiment.

Dans les heures qui suivirent, Jean pesta intérieurement sur tout. Les bénévoles du service d’hygiène municipal, qui n’étaient pas foutus de venir ramasser un cadavre quand on le leur demandait, sous prétexte qu’ils avaient une liste d’attente : comment travailler en ces conditions ? À propos de cadavre, il avait oublié de faire dire à Colas Enquerrant où il avait laissé le corps de Mme Hernandez : bien sûr, cette abrutie de Banque Numérique n’en disait rien (elle ne mentionnait que le « domicile bancaire » de sa cliente) ; celle-là, dès qu’il s’agissait d’autre chose que de la colonne des centimes sur un relevé de compte… Les cloches de la cathédrale qui sonnaient à toute volée pour annoncer les festivités mondiales du mariage de Nasung et de Myzon, elles lui cassaient les oreilles, même à distance. Les pleurnicheries des victimes de vols ou d’agressions qui n’avaient toujours pas compris au bout de sept ans qu’il était temps d’investir dans quelques bons cadenas connectés à leur Iph, un vrai portail sécurisé ou des cours de self défense, elles lui tapaient sur le système. Et ne parlons pas de la pluie froide de novembre sous ce ciel tout gris.
  À présent, il rentrait à pied dans son deux-pièces de la rue Saint-Thomas, sous un ciel vague de nuages et de nuit qui pleuvotait sans énergie. Qu’est-ce qui l’avait donc perturbé comme ça dans l’opération du début de l’après-midi ? Sans doute d’avoir vu ce petit bonhomme qui semblait incapable de faire du mal à une mouche se montrer si fier de lui en repensant aux vieilles dames qu’il avait dépouillées et tuées… Oui, ça devait être ça. Parfois, on se demandait si l’humanité valait vraiment les efforts qu’il fallait accomplir pour la maintenir en état de marche.
  Enfin, la journée était finie ; il avait refermé sa porte d’entrée, déposé son arme de service, et s’apprêtait à ouvrir son frigo. Il allait déjà se servir une bière en parcourant sa messagerie, avant de se prendre la tête au sujet du dîner : il manquait d’imagination pour cuisiner et regrettait souvent l’ère des plats surgelés qu’il suffisait de mettre au four. D’autant plus qu’il n’avait rien à reprocher à Omasanty, au contraire… Il décapsula sa bière artisanale (les seules qu’on trouvait encore dans le commerce), s’assit dans son bout de salon, se pencha sur son Iph. Nouveau message de la Banque Numérique ! Qu’est-ce qu’elle lui voulait encore, celle-là ? C’était sa banque à lui aussi, ce qui pouvait amener à des confusions.
  Il s’agissait toujours des virements ultimes, cette fois à propos de la prime que la banque lui versait en remerciement. À sa première affaire, il n’avait encore que le salaire d’un simple flic tandis que Çekel n’était pas rémunéré du tout ; la somme supplémentaire avait été une excellente surprise. Les fois suivantes, il s’était contenté de regarder le montant pour le diviser équitablement entre Çekel et lui. Qu’est-ce qui le poussait donc ce soir à éplucher le message ? Et déjà, à se demander POURQUOI il y avait une prime, et en fonction de quoi elle était calculée.
  Tous les renseignements étaient donnés sous forme de décompte. La Banque Numérique lui versait 319,21 euros, soit (elle le précisait) 5 % du montant du dernier virement ultime. Les 5 % qu’on lui attribuait étaient ponctionnés du 1 % de prélèvement obligatoire qui, depuis deux ans, allait automatiquement dans les caisses de l’État (si on peut dire : il n’y avait à coup sûr pas de caisses, et peut-être pas non plus d’État) ; 3,19 euros se volatilisaient dans l’affaire. Il lui restait donc 316,02 euros nets, mais bien entendu, quand il en virerait la moitié à Çekel, cette moitié-là diminuerait encore d’1 %, et « l’État » récupérerait à nouveau au passage un peu plus d’un euro cinquante. Autrement dit, il y avait eu deux morts, un assassin dangereux à empêcher de nuire, mais la banque ne retenait de son travail que la valeur financière de la dernière somme récupérée après avoir été volée. Elle ne lui en reversait pas grand-chose, mais il fallait reconnaître que de son point de vue, l’intervention de Jean Dupont n’était pas indispensable ; si la police ne s’en mêlait pas, l’interdit bancaire qui la rendait propriétaire des avoirs de son ancien client s’appliquait automatiquement. Un policier n’ajoutait au processus qu’une validation extérieure, une sorte de tampon officiel assorti d’une vague caution morale.
  La prime s’accompagnait en outre d’une formule à laquelle Jean n’avait jamais jusque-là prêté attention : « La Banque Numérique vous remercie de votre collaboration ».
  Plus il regardait cette phrase, et plus il voyait rouge. En gros, c’était la version langue de bois bancaire du « Merci, mon brave ! » et de la petite pièce glissée dans la main au portier, au bagagiste, voire à l’agent de police qui fait la circulation et ramène à la duchesse son caniche qui risquait de se faire écraser… Passer en quatre ans de justicier ‒ seul policier en ville ‒ à préfet de police, cela ne le dérangeait pas. Par contre, de justicier à collaborateur de la Banque Numérique, il y avait un abîme, mais de collaborateur à larbin, à peine une nuance.
  Plusieurs pulsions le traversèrent alors simultanément. Froisser ce relevé de comptes dans ses mains, le rouler en boule… mais il aurait fallu l’imprimer d’abord, il était dématérialisé et s’affichait seulement sur son petit écran. Renvoyer cet argent à la figure de la Banque Numérique en lui signifiant qu’il n’en voulait pas… mais la banque n’avait pas de figure, et l’argent était déjà sur son compte : comment, à qui, pourrait-il le renvoyer ? C’était humiliant d’être payé par elle, et payé des clopinettes ! pour avoir fait son devoir. En tout cas, ce n’était certainement pas lui qui « collaborait » avec la banque ; dans les affaires de virements ultimes, il utilisait celle-ci au contraire comme un indic et était toujours prêt à mettre en doute les infos qu’elle donnait, à les confronter, à les compléter ; il ne cherchait certainement pas à lui faire récupérer son fric ! Et surtout, surtout, comme préfet de police, il ne travaillait pas pour elle ! Son salaire lui était versé par l’État. Il avait été promu récemment : changement de grade, changement de titre, augmentation, tout le cirque habituel. Et les nouveaux collègues, qu’il avait d’abord fait salarier, faute de mieux, par la municipalité de Chartres, avaient maintenant leurs titres et leurs payes de fonctionnaires de la Police Nationale. Il y avait donc toujours un État. Ce n’était quand même pas la Banque numérique qui l’avait nommé préfet ? Ses supérieurs étaient particulièrement absents et muets depuis la mutation, ce dont en règle générale il ne se plaignait pas, mais est-ce qu’ils étaient au courant de ces histoires de « collaboration » ? Il avait bien au moins un ministre de tutelle, non ? Qui s’appelait… qui s’appelait… ?!
  Jean avait oublié le dîner ; Iph en main, tête courbée, il surfait sur le net en finissant sa bière, de site en site, de page en page.

Graffiti coloré.

Lorsque le lendemain à dix heures du matin il posa le pied sur le quai de la gare Montparnasse, il était le premier surpris de se trouver là. L’aller-retour s’était décidé sur un coup de tête : il voulait savoir.
  Ses recherches de la veille étaient restées vaines. Pour trouver mention d’un ministre de l’Intérieur en exercice, il avait dû remonter en l’an 5. Le ministre d’alors était, paraît-il, un certain Claude Etchegarry, un nom qui ne lui évoquait strictement rien. Et en outre, c’était avant la grève des députés et la démission du président qui l’avait suivie ! Donc logiquement tout ce gouvernement-là avait dû vider les lieux ; le problème était qu’avant de lui dégotter des infos sur qui avait pu le remplacer, son moteur de recherche lui envoyait des pages et des pages de contenus non pertinents, type les occurrences des mots « ministre de l’Intérieur » dans les raps de Faux Prophète.
  À bout de patience, il s’était connecté sur le site du ministère de l’Intérieur. Mais ce dernier ne paraissait pas avoir été mis à jour. On y trouvait toujours, justement, le nom de Claude Etchegarry. Il n’y avait rien dans la rubrique Événementiel (réceptions, voyages officiels…) depuis le début de l’an 5 ; quant à la rubrique Médias, il ne l’avait même pas ouverte, ayant remarqué d’emblée que ses dernières modifications remontaient à l’an 3. En revanche, à la rubrique Contact, il avait découvert un onglet intitulé « Prendre rendez-vous ». À sa grande surprise, cela fonctionnait comme le système permettant de programmer une consultation médicale, si ce n’est qu’au lieu de lui proposer un médecin, un dentiste, un dermato, un chirurgien, etc. on lui proposait divers chefs de cabinets ou secrétaires d’État, et le ministre lui-même. Il avait coché, tant qu’à faire, la case ministre, et le site avait affiché les six prochaines plages horaires afin qu’il choisisse entre elles. Là, ce n’était plus du tout comme les consultations médicales : la première date disponible n’était pas trois à quatre semaines plus tard, mais le lendemain ! Vendredi 29 novembre de l’an 7 à 10 h 30. Il avait inscrit son nom et son titre, à tout hasard. Et à la minute même, il avait reçu un message automatique disant que son rendez-vous avait bien été enregistré. Le plus probable était que cet emploi du temps de ministre version vide ne correspondait à rien, que c’était juste un programme qui continuait à tourner faute de personnel compétent pour penser à l’arrêter. Ce qui pouvait aussi bien vouloir dire qu’il n’y avait plus personne place Beauvau, ou que le ministre quel qu’il soit avait d’autres chats à fouetter. Dans tous les cas, la meilleure méthode restait quand même d’aller voir et, le cas échéant, de demander à être reçu.
  Il n’était venu que pour quelques heures, les mains dans les poches. Il lui fut facile de se diriger droit vers le Taxi Sauvage commandé dix minutes plus tôt sur le site participatif de ces derniers : la voiture réservée lui envoyait un signal vers lequel son Iph le pilotait. Il découvrit avec stupeur un tacot grisâtre qui rejetait de la vapeur blanche en faisant « teuf, teuf » ! Le chauffeur, un grand escogriffe à la tignasse ébouriffée, occupé à pianoter sur son Iph, se contenta de lui adresser un vague signe de tête et de lui faire signe d’aller s’asseoir à l’avant. Contournant le véhicule, Jean remarqua au passage qu’il manquait un rétroviseur et que l’un des essuie-glaces se contentait de soubresauts saccadés pour retomber ensuite presque sans avoir rien balayé. Heureusement que la pluie était toujours aussi peu convaincue.
  « Rassurez-moi : vous ne la remplissez quand même pas au charbon pour chauffer l’eau, comme dans une locomotive du XIXe siècle ? » demanda-t-il en ouvrant la portière.
  Le chauffeur vexé protesta que c’était le dernier cri de la modernité et de l’écologie : une résistance électrique traversant un réservoir rempli à l’eau de la Seine. Jean, se disant à part lui qu’avec tout ce que charriait la Seine, ce n’était pas étonnant que le moteur s’encrasse et tousse comme ça, s’assit avec circonspection. Le chauffeur fit mine de vouloir démarrer : la voiture se mit à suffoquer comme un asthmatique sur le point de rendre l’âme, dégagea tant de vapeur qu’on ne voyait plus rien autour, parut s’être étouffée dans sa propre fumée, puis elle fut agitée d’espèces de convulsions et enfin, se propulsa en avant, dans un bond violent de quelques centimètres.
  « Feriez mieux d’attacher votre ceinture, commenta le chauffeur en voyant Jean se frotter le coude : la voiture avait démarré juste à l’instant où il s’apprêtait à rouvrir la portière pour aller chercher un autre taxi. Au fait, vous voulez aller où ?
  ‒ Place Beauvau, répondit sobrement Jean, curieux de voir si le nom allait appeler un commentaire : les Parisiens savaient peut-être mieux que lui si le ministère était encore en exercice.
  ‒ Place Beauvau, vous verrez que dalle ! L’échange des consentements est Place de l’Étoile, et la liste de mariage au pied de la tour Eiffel. »
  Jean fut un instant interloqué, avant de comprendre que l’autre lui parlait, bien sûr, du mariage des multinationales. Ces dernières devaient être incarnées par un karateka d’origine asiatique beau comme un dieu, et une top model à la fois super canon et cavalière émérite, le nom Myzon ayant évoqué à des oreilles françaises le mot « amazone ». Myzon remontait donc les Champs Élysées en faisant des acrobaties équestres tandis que Nasung l’attendait sur un podium en cassant des piles de briques avec la tranche de sa main.
  Le bavardage du chauffeur était un bruit de fond ; Jean était bien plus intéressé par Paris où il n’était jamais retourné depuis la mutation. À la lenteur à laquelle avançait le taxi, il ne manquait pas de temps pour regarder autour de lui.
  Pour commencer, la ville était sale et mal entretenue. Pas à la manière d’autrefois, bien sûr : il n’y avait ni emballages ni papiers gras ni restes de nourriture avariée ni poubelles débordantes. C’était plutôt comme si toutes les sécrétions humaines et déjections animales s’étaient répandues jour après jour sur les trottoirs sans jamais être lavées par autre chose que par la pluie ; les passants piétinaient une pellicule de crasse et de boue qui semblait désormais incrustée au sol. L’asphalte elle-même manquait ou se crevassait ; des racines de plantes et des buissons pointaient parfois entre les immeubles et les trottoirs. Les arbres n’étaient pas émondés, les parcs et les squares ressemblaient à des terrains vagues boueux, des épineux avaient poussé dans les anciens massifs, et, sur ce qui avait jadis été des pelouses, les grandes herbes folles desséchées à la fin de l’été ployaient désormais sous l’amas des feuilles mortes. Sous les toits ou aux étages des immeubles haussmanniens, les façades non ravalées avaient pris une teinte grisâtre ; vues de près, elles étaient couvertes de chiures de pigeons, de mousses et de moisissures.
  Et bien sûr, ce qui choquait le plus à première vue était les couleurs bariolées et criardes des tags, des fresques murales et des affiches, s’élevant partout du sol jusqu’au premier étage, voire au-delà, car il y en avait aussi plus haut autour des fenêtres et des balcons. Le principe était simple : chaque portion de mur accessible avait été soit taguée, soit peinte, soit couverte de collages, et souvent les trois à la fois successivement par couches superposées. Par exemple, sur le mur latéral des Invalides s’étalait dans le style pop-art une sirène aux formes sensuelles et aux lèvres pulpeuses, mais la moitié de sa lèvre supérieure et une partie de sa joue étaient couvertes par une affiche indignée qui demandait seulement, en très grosses lettres : « Où est MON dessin ? » Graffitis et fresques murales se rejoignaient cependant par leur volonté de célébrer la mutation, d’exprimer la joie de n’être plus des moutons et l’éloignement de leurs auteurs envers ces derniers, qu’on montrait par exemple en troupeau serré, tête baissée, en train de sauter de la falaise sous l’injonction d’un Panurge-Napoléon (autre fresque murale des Invalides).
  Les affiches étaient plus éclectiques. Plusieurs étaient posées par des particuliers qui cherchaient un chat, un chien, un enfant, etc. perdu dans le quartier. Jean en vit beaucoup, bien sûr, du Parti de l’Ordre, mais toujours taguées ; on ajoutait à la figure de Daniel GoujonFils de Mara Goujon ; chef de cabinet au ministère de l’Intérieur en l’an zéro, puis fondateur du Parti de l’Ordre ; resté sapiens, il incarne les valeurs anciennes. Mentionné dans I : II et IX. une petite moustache à la Adolf Hitler, ou bien on collait une bulle pour lui faire exprimer ses pensées secrètes interprétées par le colleur… De grandes affiches vert-émeraude vantaient un projet immobilier intitulé « Mon pari pour Paris », avec des images de synthèse utopistes de superbes appartements rénovés, dans un futur indéterminé. Sinon, il y avait de tout : des sectes religieuses, des annonces d’exposition, de happenings, de représentations théâtrales, de conférences philosophiques ou de stages de développement personnel.
  Et au milieu de ce grouillement de vie, de place en place, les signes de la mort et de la destruction : immeubles calcinés, en ruines, décombres, chantiers de démolition interrompus, panneaux de fortune indiquant « Ne pas pénétrer DANGER risque d’effondrement » dans des sites par ailleurs ouverts aux quatre vents. Entre les courts circuits électriques, les feux de joie en plein air, les baisses d’effectifs des pompiers et leur équipement non adapté (les camions qui marchaient encore à l’essence…), il fallait s’estimer heureux que toute la ville n’ait pas brûlé !
  Cependant, les reportages ne mentaient pas : il y avait du monde dans les rues, et pas seulement des passants pressés comme à Chartres, mais des promeneurs, des badauds, des « Gavroches » des deux sexes qui jouaient en bandes ou erraient le nez en l’air et que leurs parents ne devaient voir rentrer le ventre vide que de loin en loin, des illuminés de tout poil et des globe-trotters sacs au dos qui arrivaient d’un peu partout, attirés par la réputation de « la ville la plus cool de France ». Et des animaux aussi, mais pas tous en même temps : parfois des colonies de chats de gouttière, parfois des chiens sans laisse gambadant derrière leur maître ou, peut-être, suivant au hasard tout individu qui leur paraissait sympathique, parfois des nuées de pigeons bien gras, parfois aussi, dans les coins sombres, rôdant dans les ruines ou près des bouches de métro, les fameux rats efflanqués, emblèmes célèbres des tee shirts I love Paris. Malgré le temps maussade, beaucoup d’activités avaient lieu en plein air : on vendait des marrons chauds ou de vieux emballages recyclés en cartons, plastique ou papier ; des « Mandrins » (nouveau nom de guerre des pilleurs d’appartements vides) installaient des « Butins bradés » sur des étalages de fortune sommairement bâchés. Jean remarqua aussi de nombreux bénévoles reconnaissables à leurs badges : l’Unicef qui tentait de repérer, rassurer, canaliser les enfants isolés, la Croix Rouge qui soignait sous des tentes, les Citoyens Responsables qui s’affairaient un peu partout, vérifiant l’état des canalisations, signalant la dangerosité d’un site, tentant de dissuader un adolescent de s’aventurer sur le parapet du pont de l’Alma… Ils étaient à coup sûr plus utiles que les militants du Parti de l’Ordre qui se contentaient de distribuer leurs tracts, ou d’affirmer à qui voulait les entendre que l’herbe était plus verte avant l’an zéro.
  On avait passé la Seine. Le véhicule cahotant remontait maintenant l’avenue George V et ralentissait encore si c’était possible. Il faut dire qu’il y avait désormais autant de monde sur la chaussée que sur les trottoirs ; quelques autres véhicules essayaient eux aussi de se frayer un passage, mais les gens ne se poussaient pas. La foule s’était mise à brailler « La Parisienne » : « Allons z’enfants d’Omasanty-i-eu, notre heure de gloire est-tarrivée, Contre nous de la moutonnerie-eu… », tournant le dos au taxi qui klaxonnait en vain, ajoutant encore à la cacophonie ambiante. Jean consulta son Iph, d’abord pour regarder l’heure : il n’y serait jamais à dix heures et demie ! puis pour savoir s’il y avait moyen de contourner la Place de l’Étoile. Il eut alors la mauvaise surprise de découvrir que tout le trajet jusqu’ici n’était qu’un énorme détour. En sortant de Montparnasse, ils auraient dû aussitôt traverser la Seine, aller vers les jardins de l’Élysée, et ils y seraient déjà. Au lieu de quoi, le mouton au volant était allé s’agglutiner derrière le reste du troupeau , tous à guetter les faits et gestes des prétendus Nasung et Myzon, et tous suspendus à leurs lèvres…
  Et la foule à présent faisait silence : c’était l’instant solennel, retransmis par les haut-parleurs. Une voix froide, impersonnelle, métallique déclarait : « Moi, Nasung, j’engendre les Iphs et toi, Myzon, tu enfantes les livraisons, nous sommes égaux en dignité, nous sommes solidaires et indispensables », une voix froide, aiguë, perçante répondait : « Moi, Myzon, j’enfante les livraisons et toi, Nasung, tu engendres les Iphs, nous sommes égaux en dignité, nous sommes solidaires et indispensables », puis les deux voix reprenaient ensemble : « Nous nous épousons. Nous nous épousons. Nous nous engageons à rester toujours unis pour servir le public ». Et les idiots qui encombraient la chaussée se mirent à pousser des acclamations et des « Youyou ! » comme si l’équipe de France venait de gagner au foot, évidemment sans bouger de place.
  « Vous pourriez me dire ce qu’on fait là ? demanda Jean froidement. Je vous ai dit que je voulais aller place Beauvau ! Vous savez où c’est, au moins, ou le nom ne vous dit rien ? »
  Au lieu d’admettre qu’il était dans son tort, le chauffeur releva le menton. Bien sûr qu’il savait où c’était, la place Beauvau, l’Élysée, tout ça ! C’était bien joli la séquence nostalgie autour des monuments « du temps de la République », seulement là, on avait un événement historique qui se passait en direct sous leurs yeux ; il serait temps d’aller place Beauvau après, elle n’était pas loin et elle n’allait pas s’envoler.
  « En direct sous leurs yeux », il y avait surtout pour l’instant les postérieurs immobiles des gens devant sur la chaussée, mais Jean ne releva pas ce point : « Qu’est-ce que vous voulez dire avec votre « temps de la République » ? On est toujours en République, non ? »
  Le chauffeur le dévisagea avec l’insolence proverbiale des Parigots : « Vous êtes rouillés, dans les provinces de l’ouest ! Ça fait un bon bout de temps qu’on est plus en République !
  ‒ On est en quoi, alors, selon vous ?
  ‒ En Anarchie ! Tout le monde sait ça, sauf visiblement à Plougastel-Daoulas ou à Landernau… »
  On en apprend tous les jours, se dit Jean. Résolu à garder son calme, il poursuivit l’interrogatoire. Anarchie, où, quand, comment ? Qui l’avait décidée ou décrétée ?
  Dehors, on diffusait à présent le prétendu « hymne nuptial » (« Non, ce n’est pas une fusion-acquisition, oui, c’est un mariage, avec la bénédiction de Goldmann-Pachs et du Crédit Roannais… ») qui couvrait les bavardages et le début de la dispersion, mais une bonne partie de l’assistance marquait le rythme avec des hochements de tête ou des balancements du torse. Les « anarchistes » de la Place de l’Étoile avaient plutôt la mine de consommateurs accros aux achats en ligne… « Si tu veux voir une belle bande de guignols, eh bien regarde les anarchistes, puis cherche les multinationales et tu trouveras leurs marionnettistes » : ça ne ferait pas un beau rap, digne de Faux Prophète ?
  Le chauffeur affirmait cependant que l’entrée en Anarchie s’était faite toute seule. La foule commençait lentement à s’écouler vers le Champ de Mars ; la voiture eut un soubresaut et se propulsa en avant, toujours vers la Place de l’Étoile, pour s’arrêter à nouveau deux mètres plus loin.
  Il y avait une citation célèbre à ce sujet… prononcée par cet auteur dont le chauffeur ne retrouvait plus le nom… le philosophe, là… mais si, le jeune, beau gosse, brun et bouclé, qui parlait de l’Apocalypse… qu’on voyait tout le temps à la télé dans les émissions de débat.. qui était même passé l’autre jour dans « La mutation, c’est notre futur »…
  Le taxi s’était tant bien que mal remis en route, et parvenait à écarter les passants en leur soufflant de la vapeur d’eau bouillante à mi-corps. Finalement, peut-être que le véhicule fonctionnait normalement, que c’était juste le chauffeur qui n’arrêtait pas de caler. Sa manière de conduire était aussi simple qu’inefficace : il n’appuyait sur l’accélérateur que pour démarrer après un arrêt complet.
  Quoi qu’il en soit, poursuivait le chauffeur, le philosophe beau gosse en question avait déclaré que l’Anarchie, par nature, ne pouvait qu’être auto-proclamée, et que c’était ce qui indiquait sa supériorité sur tous les autres régimes.
  Jean se dit que certains permis de conduire devaient être eux aussi auto-proclamés, mais qu’ils n’indiquaient pas pour autant la supériorité de leurs détenteurs sur les autres conducteurs… Cependant, la voiture parvenait enfin à l’Arc de Triomphe dont il put apprécier de près la couleur rose-bonbon ; elle le longea péniblement, non sans caler à nouveau, puis pivota d’un quart de tour pour emprunter l’avenue Franklin Roosevelt.
  « Pourtant, objecta Jean, il y a bien toujours un gouvernement, non ? Ce n’est pas contradictoire avec votre Anarchie ?
  ‒ Pas que je sache, répondit le chauffeur. Pour le gouvernement, je veux dire. Donc, doit pas y en avoir. C’est quand même pas le genre de truc qui passe inaperçu ! »
  Jean dut reconnaître avec dépit qu’il y avait du vrai dans cette réplique. Un gouvernement dont tout le monde ignorerait l’existence ne gouvernerait plus du tout… Il ne put se retenir d’affirmer : « Eh bien pourtant, il y a toujours un ministre de l’Intérieur en exercice place Beauvau : Claude Etchegarry. La preuve, c’est que j’ai rendez-vous avec lui ce matin même, et que je suis venu à Paris exprès pour cela.
  ‒ Vous m’en direz tant… » fit le chauffeur sceptique. Puis il ajouta dans un soubresaut, après un laps de réflexion en milieu de chaussée : « Qu’il vous ait donné rendez-vous, ça prouve rien. N’importe qui peut squatter place Beauvau… »
  Jean ne répliqua pas et laissa le chauffeur monologuer. Y avait bien quelques flics à Paris, noyés dans la foule, mais ça ne prouvait pas qu’il y ait un ministre. C’étaient plutôt des gus qui avaient dû continuer sur leur lancée parce qu’ils avaient toujours les armes et les uniformes, peut-être même les salaires, si personne n’avait mis fin aux programmes automatiques de paiement. Alors ils se montraient pour calmer le jeu, ou ils filaient un coup de main aux Citoyens Responsables, ça ne pouvait pas faire de mal. Tandis que son Claude Etchegarry, personne n’en avait entendu parler ! Ce n’était pas comme si on le voyait à la télé, comme le philosophe beau gosse ou la responsable com de Myzon France, plutôt sexy elle aussi, dans le genre femme fatale, ou comme si des équipes de tournage se cassaient le nez sur la porte de son laboratoire d’Orsay, comme le mystérieux professeur NymeRoger Nyme ; mari d’Arlette Versini-Nyme, secrétaire médicale, et père de Lise Nyme ; neurochimiste ; chargé de recherche au CNRS en l’an zéro, il fait partie de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui découvre la mutation, et fait cavalier seul en démontrant qu’elle est liée à la consommation d’Omasanty. Présent dans I : V ; mentionné dans I : VI.
  Il n’en dit pas plus : ils étaient arrivés place Beauvau et, en fait de se casser le nez à la porte, ce qui leur sauta aux yeux fut un superbe portail doré hermétiquement clos.
  « Vous êtes sûr que vous voulez descendre là ? Sinon, on pourrait filer vers le Champ de Mars pour la liste de mariage… OK, c’est vous qui voyez. Alors c’est vingt-sept euros cinquante, et vous ajoutez ce que vous voulez pour la balade, le spectacle, ma manière de conduire et la conversation…
  ‒ Estimez-vous heureux que je n’enlève rien ! » rétorqua Jean en virant en quelques clics le prix de la course.
  Il encaissa sans sourciller le « Mes amitiés au ministre ! » lancé sarcastiquement par le chauffeur en redémarrant. Il ne s’avouerait pas vaincu si facilement.

Fresque murale street art, tête sur un bâtiment.

Premier signe encourageant : approchant de la grille dorée, il aperçut un écriteau en carton glissé à l’intérieur, reposant en équilibre instable sur la poignée aux verrous fermés : « Entrée du ministère rue des Saussaies ». Évidemment, si le carton avait eu l’air moins vieux, l’inscription au marqueur moins effacée, l’ensemble moins délavé par la pluie et écorné par l’humidité, l’encouragement aurait été plus sensible.
  Jean n’en fit pas moins le tour consciencieux jusqu’à la rue des Saussaies. Là, il y avait une porte plus modeste, mais pas l’ombre d’un policier pour la garder. Un simple bouton enclencha son ouverture automatique. Jean poussa la porte et pénétra dans le ministère comme dans un moulin… un moulin vide. En proie à un pessimisme grandissant, il laissa ses yeux s’habituer à la pénombre. Est-ce que ça valait le coup d’aller fouiller le bâtiment pour voir si s’y cachait un ministre de l’Intérieur ? Il avait plus de chance de découvrir dans le bureau ministériel le squelette de Claude Etchegarry couvert de toiles d’araignées…
  « Veuillez donner vos noms et prénoms et scanner votre Iph pour vérification d’identité. »
  Une petite armoire qui lui adressait la parole ! Non, c’était un robot antédiluvien, type D2R2, une silhouette rectangulaire et courte sur pattes avec en guise de tête un écran à scanner, à la hauteur de l’estomac de Jean. Il le distinguait, maintenant : le robot, d’abord plaqué au mur à sa droite, était venu se placer juste devant lui, aussi poussif que le taxi de tout à l’heure. Il aurait été facile de le gagner de vitesse ou de le contourner pour entrer en force. L’hôtel de police de Chartres était bien autrement sécurisé, Dieu merci !
  « Jean Dupont, préfet de police de Chartres, récita le robot tandis que Jean éloignait son Iph de l’écran. Vous ne présentez aucun danger pour la sécurité du ministère.
  ‒ Je suis armé, pauvre crétin ! protesta Jean, indigné. Je ne devrais pas pouvoir entrer comme ça ! En tout cas, pas dans un ministère en activité…
  ‒ Je regrette : je ne suis pas assez perfectionné pour comprendre votre réponse.
  ‒ Pas assez perfectionné, tu peux le dire !
  ‒ Je regrette… »
  Jean Dupont s’éloignait déjà à grands pas. Il avait emprunté au hasard le premier couloir venu. Le bâtiment était sombre, froid, humide, poussiéreux. Il ne paraissait avoir été ni squatté ni vandalisé, juste laissé à l’abandon. Bien entendu, il n’y avait personne, sauf un rat désœuvré, d’une maigreur éloquente, qui détala à son approche. Il allait tout de même pousser jusqu’au bureau du ministre pour en avoir le cœur net. Après avoir erré un moment de hall désert en salon vide dans la direction approximative de la place Beauvau, il tomba sur un escalier d’apparat, surplombé d’un immense lustre éteint, qui devait mener au cabinet ministériel, mais il était barré par une de ces petites barrières symboliques avec cordon de velours qu’on met dans les vieux châteaux pour signaler les parties non rénovées et pas incluses dans la visite… Était-il vraiment utile de l’enjamber pour aller voir en-haut ?
  « Monsieur Jean Dupont ? »
  Une grande femme essoufflée venait de surgir d’un autre couloir et s’empressait de le rejoindre au pied de l’escalier. Il restait donc quelques services en activité, perdus dans cet immense palais républicain. Est-ce que cette secrétaire débordée, aux boucles châtain en désordre, aux yeux élargis par de grosses lunettes rondes, allait pour autant le mener au ministre ? Elle ne paraissait pourtant pas travailler pour un ministre, cette femme entre deux âges, avec ses souliers plats, sa jupe bariolée longue et ample qui ramassait la poussière, son châle sur les épaules encadrant ce décolleté plongeant, ses seins bien ronds qui palpitaient délicieusement d’avoir couru… Pas toute jeune, la secrétaire, bizarrement attifée, mais pas sans charme, surtout quand elle souriait, comme en ce moment, en lui tendant franchement la main :
  « … Je manque un peu de personnel, mais je pensais bien vous trouver là ! Venez, venez, je vais vous conduire à mon bureau. C’est trop haut de plafond là-haut, impossible à chauffer, j’aime bien mieux être au rez-de-chaussée… »

Jean Dupont quittant sa femme

Claude Etchegarry ‒ pourquoi diable n’avait-il jamais songé que le prénom pouvait désigner une femme ? ‒ l’entraîna dans un dédale de couloirs toujours aussi déserts, contrastant avec la chaleur de son accueil. Il n’avait pas à s’excuser pour son retard, elle savait ce que c’étaient que les déplacements dans Paris, surtout avec les festivités du mariage « de la princesse Myzon ». Et venir de Chartres, c’était une expédition ! Heureusement elle n’avait pas d’autre rendez-vous avant l’après-midi.
  Le bureau actuel de la ministre était une ancienne loge de concierge donnant sur une cour intérieure. C’était petit, bas de plafond, envahi d’ordinateurs et de dossiers papiers, mais effectivement, grâce à un radiateur d’appoint, il y faisait tiède, la lumière du jour pénétrait par la baie vitrée, accompagnée du roucoulement des pigeons. Claude Etchegarry commença par lui présenter sa chef de cabinet chargée de la sécurité des territoires, Virginie Cadarel, une petite blonde souriante encore rapetissée par l’écran d’un power book posé sur un coin de table, par lequel elle leur adressait des signes joyeux. Celle-ci se dit ravie de pouvoir rencontrer Jean Dupont. C’était elle qui, impressionnée par ses états de service, l’avait fait nommer préfet et avait régularisé la situation de ses nouvelles recrues. Ils parlèrent un moment, à bâtons rompus, de la formation de ces dernières ; Virginie Cadarel voulait se charger de mutualiser les diverses initiatives locales ; l’expérience de Jean Dupont était très précieuse. Puis le sommet du crâne d’un gamin vint intercepter l’image, tandis qu’une voix aigüe clamait : « Maman, j’ai fini mon exercice de grammaire ! » et Virginie Cadarel se déconnecta.
  Pendant ce temps, Claude Etchegarry avait fait du café avec une cafetière électrique à l’ancienne qui glougloutait paisiblement, rempli une assiette de sablés maison, don d’une autre de ses collaboratrices. Elle voulait tout savoir sur ce qui se passait à Chartres ; les remontées du terrain étaient ce qui manquait le plus.
  Encore étourdi d’avoir ainsi l’oreille de la ministre sous ses boucles châtain, Jean brossa entre deux bouchées de sablés un tableau de la situation sans doute plus positif qu’il ne l’aurait été en d’autres circonstances. Les vols étaient leur quotidien mais, technologie aidant, il leur arrivait plus souvent qu’on aurait pu le croire de remettre la main sur des objets connectés émettant un signal de détresse et de les remettre à leur propriétaire reconnaissant après avoir tancé vertement le voleur et lui avoir confisqué ses armes éventuelles. Bien sûr, le problème de fond était toujours le même : sans justice et sans prisons, ils n’arrêtaient personne ; tout au plus parfois plaçaient-ils un excité quelconque en garde à vue, histoire de le calmer un peu avant de l’envoyer se faire pendre ailleurs, sachant qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour en avoir plus qu’un à la fois pour quarante-huit heures d’affilée. Cependant, ils étaient aidés depuis deux ans par la création par Myzon du fichier international des VAI (vente d’armes interdite), ciblant des clients signalés comme coupables de violences ou d’extorsions, et surtout, par la possibilité de prononcer eux-mêmes des interdits bancaires transmis automatiquement à cette union des banques qui les avalisait : cela, c’était un vrai pouvoir.
  Des meurtres, oui, il y en avait. Dans l’écrasante majorité des cas, c’était ce qu’il appelait des meurtres émotionnels : un coup de colère entre proches exacerbé par le déséquilibre ambiant, un braqueur qui dérapait et tirait sans en avoir eu l’intention préalable, au pire une tuerie de masse déclenchée par un neurotypiste rêvant d’exterminer tous les mutants… Sans compter les suicides sans lettres, trop nombreux pour donner lieu à des enquêtes : certains étaient peut-être des meurtres ? La municipalité de Chartres sur laquelle il s’appuyait beaucoup avait entrepris une grande campagne de sensibilisation sur le thème « Pensez aux autres : prévenez avant de vous tuer ». Il y avait peu en tout cas d’assassinats prémédités, et ils étaient toujours parfaitement stupides puisqu’avec l’argent virtuel il n’était plus guère possible de combiner le vol et le meurtre. Le banditisme en tant que tel avait disparu : l’absence de réseaux organisés était flagrante. La drogue en vente libre, ça ne le dérangeait pas : l’époque étant ce qu’elle était, on ne pouvait reprocher à personne d’avoir envie de se mettre la tête dans le sable ou de chausser des lunettes roses… Il était bien plus gêné, à tous points de vue, même à celui des principes ‒ américanisation de la société, etc. ‒ par la rubrique « Autodéfense » de Myzon : la voir s’afficher comme cela sur le site juste derrière « Alimentation » !
  La ministre, qui l’écoutait attentivement, voulut savoir ce qu’il pensait d’une récente affirmation d’un éditorialiste de L’Expert, disant que c’était presque toujours les libers qui volaient et les sapiens qui violaient ou tuaient. Jean n’était pas convaincu. Le fameux stéréotype du mutant privé de libido animale, à la fois sans gêne et sans agressivité… La généralisation lui semblait abusive. Cela dépendait tellement du caractère et du vécu de chacun avant de muter ! Et franchement, dans la plupart des cas, il serait incapable de dire si le coupable de tel ou tel méfait était liber ou non. La ministre approuva d’un air satisfait. Ce qu’elle tenait surtout à souligner était que les délinquants n’étaient pas tous libers ; il fallait lutter contre les préjugés de ce genre dans la police…
  « À Chartres, il n’y a pas de risque : tout le monde sait que je suis liber moi-même ! »
  La déclaration fit sensation. Claude Etchegarry ouvrit de grands yeux et le regarda avec une intense curiosité, voire une pointe de déférence. Elle n’aurait jamais imaginé qu’un liber pouvait se retrouver préfet de police ! Il avait donc conservé l’amour de l’ordre ? le respect des règles ? Sa surprise fut à son comble quand Jean lui expliqua que, loin de s’être fait dépister récemment et d’avoir été abasourdi par le résultat, il s’était senti muter dès l’an zéro, qu’il faisait partie de la petite minorité de ceux qui, sans information préalable, sans décision et sans mixture, pouvaient célébrer chaque année l’anniversaire de leur changement d’espèce. Un repas d’Omasanty suivi d’une sorte de crise métaphysique, on pouvait dire ça. Même s’il n’avait pas songé à renoncer au monde ni à démissionner de la police : il s’était contenté de quitter sa femme en cinq minutes et leur domicile conjugal par-dessus le marché, puis de demander le divorce dans l’heure…
  Claude Etchegarry, de plus en plus suspendue à ses lèvres, lui demanda si la mutation avait changé quelque chose dans sa façon d’être policier. Jean médita un moment sa réponse. La mutation l’avait sans doute rendu plus conscient de sa vocation, elle avait rendu plus naturel pour lui de fonctionner sans instructions de ses supérieurs, en se fondant seulement sur les principes de base du maintien de l’ordre. Il suffisait de comparer avec les capitaines de gendarmerie tétanisés des campagnes environnantes, incapables dans le chaos ambiant de se fixer des objectifs, qui avaient eu besoin de leur partenariat pour se remettre au travail. Écouté comme il ne l’avait jamais été, il parla de ces dix mois durant lesquels il s’était retrouvé seul à Chartres, recrutant des indics, utilisant ordinateurs et fichier central, enquêtant, confisquant des armes, sans cacher que cela avait aussi un côté grisant. Quand il raconta qu’il se désignait alors comme « justicier », Claude Etchegarry se mit à rire :
  « Je comprends mieux : vous réalisiez un rêve de gosse ! »
  Décidément, cette femme avait un charme fou avec son mélange touchant de sérieux et de gaucherie, et le naturel de ses moments d’abandon. Jean eut envie d’ajouter n’importe quoi pour l’entendre rire à nouveau.
  Il n’en saisit pas moins la balle au bond : il l’interrogea sur le silence de l’État. Il était venu mener son enquête, sachant que les circulaires n’arrivaient plus. Qu’est-ce qui s’était donc passé depuis la grève des députés et la démission du président ? Est-ce qu’il n’y aurait pas dû y avoir un retour aux urnes ? Pourquoi étaient-ils toujours là, et pourquoi est-ce que personne n’était au courant de rien ?
  « Demandez-le aux médias ! » s’écria Claude Etchegarry, à nouveau secouée par un bon rire joyeux qui faillit faire tomber ses lunettes.
  Elle repoussa ses boucles en bataille, leur re-servit du café, se dit ravie de voir Jean faire honneur aux sablés, et elle raconta. Donc, pour revenir en l’an 5, les députés avaient voté à une quasi unanimité la grève de l’Assemblée, disant que cela ne servait à rien de continuer à voter des lois que personne n’appliquait, et qu’ils seraient plus utiles chacun dans sa circonscription… et, accessoirement, plus en sécurité aussi. Les sénateurs leur avaient emboîté le pas. Dans la foulée, le président écœuré par la défection de sa majorité avait démissionné. Le gouvernement auquel appartenait Claude Etchegarry était resté pour assurer l’intérim en attendant les nouvelles élections présidentielles.
  La couverture médiatique de celles-ci avait été minime. C’était une période difficile, la mutation se répandait au milieu des rumeurs d’Apocalypse, on était en plein exode urbain. Bref, cette élection n’avait pas passionné les foules. Le chef de file de l’opposition avait été élu, poursuivant le jeu avec de plus en plus d’amertume jusqu’au soir du second tour, mais avec plus de 65 % d’abstention, et très peu d’avance sur le candidat d’extrême-droite. Les résultats l’avaient déprimé ; en outre, les députés de son propre parti lui avaient signifié qu’élections législatives ou pas, ils n’avaient aucunement l’intention de revenir à Paris. Si bien que le jour prévu pour sa prise de fonction ‒ qui s’annonçait de toute façon difficile dans la mesure où les Indigènes des beaux quartiers squattaient à l’Élysée depuis le départ de son prédécesseur… ‒ alors que les caméras de télévision étaient là ainsi qu’un certain nombre de badauds, on l’avait attendu pour rien, il n’était pas venu, et il avait finalement annoncé dans un tweet qu’il se retirait de la vie politique.
  Le petit monde de ceux qui s’en préoccupaient encore s’était divisé sur ce qu’il convenait de faire : le candidat d’extrême-droite affirmait qu’il se retrouvait élu de facto, les membres du conseil constitutionnel, tous dispersés en province, donnaient des avis divergents… Pendant ce temps, Claude Etchegarry était toujours place Beauvau où il y avait largement de quoi s’occuper… Au final, on avait opté pour une nouvelle présidentielle. Mais les médias, d’autant plus unanimes dans leurs réactions que depuis longtemps elles étaient aux mains des mêmes multinationales, avaient décidé que le public s’en moquait ; les partis politiques n’avaient pu compter pour informer que sur leurs militants. Or, le Parti de l’Ordre, le seul qui rencontrait du succès, affirmait haut et fort que les institutions républicaines avaient fait leur temps. Ces élections deux mois après les précédentes étaient donc passées complètement inaperçues ; il y avait à peine eu 800 000 votants sur toute la France !
  Les rares suffrages exprimés avaient donné gagnant le candidat de l’extrême-droite qui avait déclaré pendant la campagne qu’il se passerait de députés et de lois : il gouvernerait par décrets au nom de l’état d’urgence neurologique. Le vieux leader, euphorique, hystérique, caractériel, accédant enfin à l’Elysée mais contraint de partager les lieux avec des militants du droit au logement opposable et des familles africaines entrées clandestinement en France, avait eu du mal à se concentrer sur l’effort de constituer un gouvernement. Son arrivée au pouvoir en ces circonstances avait en outre déclenché un schisme à l’intérieur de son parti ; les moins stupides l’avaient quitté pour le Parti de l’Ordre, qui leur faisait depuis longtemps des appels du pied. Manquant de personnel politique, il avait gardé à leurs postes un certain nombre de ministres : les finances, l’aménagement du territoire, le logement, la ville ; tous avaient poursuivi le travail en cours. L’Intérieur était plus polémique ; Claude Etchegarry s’apprêtait à plier bagage. Mais à peine nommé, le nouveau ministre lui avait proposé de rester comme sa chef de cabinet, dans la mesure où elle connaissait mieux les dossiers. Elle avait accepté d’autant plus facilement qu’elle n’était au départ qu’une fonctionnaire, pas une élue : « Je suis comme vous : je me suis trouvée là et j’ai fait le job, puis on a régularisé ma situation en me donnant le titre… »
  … Elle ? Elle était entrée là avant la mutation, au temps où Daniel Goujon était chef de cabinet. Sacrément autoritaire, celui-là, avec des colères homériques, mais quel animal politique, quel bourreau de travail, quel sens de l’État ! On peut dire qu’il lui avait tout appris. Quand il était devenu ministre dans les remous de l’an 2, elle était passée chef de cabinet. Puis, quand il avait démissionné avec fracas au début de l’an 5, elle avait refusé de le suivre dans l’aventure du Parti de l’Ordre, ce qu’il ne lui avait évidemment pas pardonné, et elle avait accepté le poste vacant désormais peu convoité. Elle insista pour savoir ce que Jean Dupont pensait de lui.
  D’après lui, Daniel Goujon et ses partisans n’étaient pas dans le coup ; dans la situation présente, ils n’avaient guère de chances d’accéder au pouvoir, ou peut-être plutôt de s’y maintenir. Et à propos de se maintenir au pouvoir, il voulait savoir la suite : qu’est-ce qui était donc arrivé à l’extrême-droite ? Comment les médias avaient-ils pu ne pas les régaler d’une aussi bonne histoire ?
  Ce qui était arrivé à l’extrême-droite ? Eh bien, pas grand-chose, franchement ; ils avaient fait ni plus ni moins que les autres : pris quelques mesures de bon sens quand elles étaient possibles, trépigné d’impuissance et de dépit pour tout le reste. Puis, au bout de quelques semaines, Paris-Patch était venu faire un grand reportage sur la leader des Indigènes des beaux quartiers, une des icônes médiatiques du moment ; sur l’une des photos, on avait aperçu à l’arrière-plan le locataire officiel de l’Elysée en train de pester contre cette nouvelle intrusion. Dans la légende de l’article on avait écorché son nom de famille et oublié de dire qu’il était désormais président : cela avait été le coup de grâce, ils étaient tous repartis aussi vite qu’ils étaient venus. Et aussitôt et tout naturellement, l’ex-gouvernement de transition s’était reformé, avait redéfini « l’état d’urgence anthropologique » (de préférence à « neurologique ») dû à la cohabitation récente de deux espèces humaines distinctes et avait recommencé à assurer l’intérim en attendant des jours meilleurs. Non, pas de présidentielle de prévue pour le moment ; un premier ministre suffisait. Même si les Indigènes des beaux quartiers avaient fini par se lasser de l’Elysée pour aller massivement squatter dans l’île St Louis…
  Jean éprouvait en l’écoutant un bien-être grandissant qui frôlait l’euphorie. Il se sentait bien dans ce bureau, bien avec cette femme. Tant de chaos dehors, tant de doutes aussi jusqu’au bout, et « à l’Intérieur » cette présence chaleureuse… C’était elle qui l’avait nommé préfet, pas les banques ! Il n’y avait pas que des multinationales, des ordinateurs et des actionnaires dont on préservait l’anonymat, il y avait aussi cette femme ministre en chair et en os, et des coups d’œil furtifs à jeter sur sa chair appétissante. Ils parlaient et parlaient encore, des milices que beaucoup d’anciens policiers avaient intégré, des cultes qui entraient dans la juridiction de l’Intérieur et avaient tendance à proliférer, des sectes apocalyptiques, des exécutions capitales à Chartres et à Paris ‒ à Paris elles résultaient d’une décision collégiale « comme pour les fins de vie à l’hôpital » disait Claude Etchegarry, surprise et peut-être choquée d’apprendre qu’elles relevaient à Chartres de la prérogative du préfet : « pourquoi en charger la conscience des autres ? », répondait-il ‒ et cependant, une petite part assez stupide du cerveau de Jean était juste en train d’imaginer l’effet que ça ferait d’étendre la main par-dessus ce bureau, de l’enfoncer dans ce décolleté ; il explorait à tâtons, il rencontrait le bord d’un soutien-gorge, il se glissait en-dessous, il caressait ce sein rond… Puis, agacé par la tournure de ses pensées, il retirait cette main mentale qui revenait toujours malgré lui se fourrer là.
  Une fois de plus, tout en parlant, Claude Etchegarry rattrapait gauchement ses lunettes qui glissaient de son nez, les rajustait comme elle pouvait… « La monture est desserrée, expliqua-t-elle. J’ai bien essayé de la faire tenir avec du scotch, mais c’est encore pire : les lunettes penchent à droite.
  ‒ Montrez-moi ça… »
  Il étendit la main, pour de bon, par-dessus le bureau, et docilement elle y remit ses lunettes. Puis elle garda le silence, visage nu, exposé, clignant plusieurs fois ses grands yeux un peu égarés. Les deux mains dans ce corsage, et elle ne bougerait pas plus, elle se contenterait de cligner des yeux comme ça pendant qu’il lui pétrirait les seins…
  Au lieu de quoi, Jean se pencha sur les lunettes. C’était juste une petite vis à resserrer. Elle n’avait pas une pointe de compas, par hasard ? Ou une aiguille à coudre ?
  Eh bien, voyons, il y avait ces anciens badges pour visiteurs qui s’épinglaient sur les vêtements…
  Elle vint le rejoindre de son côté du bureau pour chercher les badges. Accroupie au pied de son fauteuil à ouvrir un tiroir, et cette vue plongeante sur le haut des seins… Comment avait-il pu ne jamais saisir jusqu’ici le potentiel érotique des mots « ministre de l’Intérieur » ?
  Dûment muni de l’épingle, Jean s’appliqua à resserrer la vis minuscule qui se dérobait ; Claude Etchegarry était restée près de lui et, penchée par-dessus son épaule, elle suivait l’opération avec curiosité : « Je ne vous cache pas la lumière, au moins ? » Il marmonna une dénégation sans détourner la tête. Peut-être, quand il aurait fini de réparer les lunettes, les remettre lui-même doucement en place, en profiter pour repousser les boucles folles des cheveux, et de là, caresser la joue, laisser sa main descendre le long du cou…
  « Je suis bien content, en tout cas, que vous soyez au pouvoir et pas les banques, comme beaucoup le croient !
  ‒ Au pouvoir, c’est beaucoup dire… » avait commencé à s’exclamer gaiement Claude Etchegarry, sans attendre la fin de la phrase, mais elle s’interrompit d’elle-même, poussa un soupir, ne dit plus rien. S’il la regardait, il allait encore manquer cette vis…
  « Ils n’ont peut-être pas tort » dit-elle enfin d’un ton changé.
  La pointe de l’aiguille dérapa à nouveau sur la tête de vis. Jean fronça les sourcils. Ce n’étaient quand même pas les banques qui leur donnaient des instructions ?
  Des instructions, non : elles agissaient à leur place ! Le système de collection des impôts, ce fameux 1 % de toute transaction allant à l’État, c’était la Banque Centrale Planétaire. Le maintien du statut des fonctionnaires, même pour les sinécures, les bons salaires du personnel hospitalier, toujours elle. Ce n’était pas propre à la France : tous les États qui avaient duré sans se fermer aux libers survivaient grâce à elle, sans doute même le Japon, malgré la propagande officielle du régime de Li FaoCouronnée très jeune impératrice du Japon en l’an 3. Mentionnée dans I : VII.. Et elle tenait bien sûr toutes les autres banques par un réseau complexe de prêts, de garanties et d’intérêts financiers imbriqués. À moins que ce ne soient les autres banques, secrètement d’accord entre elles, qui la tiennent et lui dictent leur loi.
  Cette fois, c’était bon : la pointe de l’aiguille était logée dans cette tête de vis. Mais le plus dur restait à faire…
  Cela valait d’ailleurs pour Myzon qui depuis qu’elle avait racheté la SNCF se chargeait spontanément de l’entretien des tronçons de nationales entre les gares et ses lieux de livraison. Ou de Nasung : ce mariage en grandes pompes là-dehors ne mariait personne ; voilà bien longtemps que Myzon et Nasung étaient aux mains des mêmes actionnaires, ceux sans doute qui possédaient les banques aussi.
  Comme Jean le craignait, cela tournait dans le vide. Surtout ne pas sortir la pointe de l’épingle pendant qu’il essayait encore… « Alors, il faudrait leur être reconnaissant ? La survie de l’humanité est livrée gratuitement par Myzon : c’est l’article en prime qui accompagne votre commande ? »
  Il ne pouvait pas se permettre de détourner les yeux. Il « voyait » pourtant que Claude Etchegarry ne souriait pas à sa boutade. Elle était plus grave, plus tendue qu’elle ne l’avait été depuis le début de sa visite.
  Bien sûr qu’en soutenant les gouvernements, les banques et les multinationales florissantes poursuivaient leurs propres intérêts. Les actionnaires, ou peut-être les IA, avaient dû juger utile de fournir de l’eau potable, négocier avec l’Allemagne pour l’approvisionnement des pharmacies, mettre à l’arrêt les centrales nucléaires devenues dangereuses (le cœur du réacteur de Bugey avait commencé à fondre !) en attendant d’être assez équipés en robots pour pouvoir les moderniser ou les démanteler, tout en veillant en priorité sur le bon fonctionnement des Data Centers. Il n’y avait pas d’accord, pas d’interlocuteurs, ils étaient juste informés d’une décision prise : « consciente de vos efforts pour, etc. la Banque Centrale Planétaire a décidé de vous accorder une aide exceptionnelle de, etc.  », suivait un chiffre en millions d’euros. On ne parlait même plus de prêts, il n’y avait personne à remercier, l’argent était déjà sur le compte de l’État. Elle ne pouvait pas dire qu’elle aimait ça. C’était humiliant.
  L’épingle patinait. Jean voyait rouge. Des couleurs dansaient devant ses yeux. Il ne savait plus s’il aimait ce gouvernement ou s’il désirait cette femme. À la pensée de ces abrutis dehors qui se croyaient en Anarchie et qui célébraient le mariage de Myzon pendant qu’elle était là depuis des mois dans ce bâtiment désert, à œuvrer dans l’ombre juste pour les maintenir en vie, il voulait la basculer sur ce bureau en balayant les piles de photocopies, retrousser sa jupe longue, découvrir ses cuisses qu’il imaginait blanches, un peu grasses, toutes tremblantes. Cela paraissait être la seule chose à faire. L’aboutissement de l’expédition du matin. Achever de pénétrer la place Beauvau…
  Claude Etchegarry poursuivait. Quelque chose cependant était en train de changer. Est-ce qu’il voyait qui était Guy MarcheurPère d’Ulysse et de Jason Marcheur, époux en secondes noces d’Hélène Marcheur et cousin germain plus âgé de Colette Marcheur ; resté sapiens, il a fondé avec son beau-frère et associé Jean-Pierre Forestier l’entreprise immobilière « Mon pari pour Paris ». Mentionné dans I : I, VI et IX. ?… Le fondateur de « Mon pari pour Paris » ? Eh bien, ce Guy Marcheur, actionnaire depuis longtemps de la Poste, et donc de Myzon, s’était vu proposer récemment une affaire mirobolante : une société-écran au nom ronflant lui avait racheté ses actions pour trois fois leur valeur. D’après lui, la même chose s’était produite un peu partout : certains, anonymes, non-identifiés, semblaient prêts à beaucoup dépenser actuellement pour rester seuls. Pour avoir le contrôle.
  La vis accrochait enfin les parois ! Par à-coups imperceptibles, elle tournait, elle resserrait.
  Alors, qu’il ne s’y trompe pas : en ce qui concernait les banques et leurs actionnaires, elle n’était ni indifférente ni résignée. Simplement, le problème se situait bien au-delà des compétences d’une ministre par intérim. Avant d’affronter un enjeu de cette taille, il faudrait déjà réintégrer le Parti de l’Ordre dans un vrai gouvernement d’union nationale qui mettrait fin à l’état d’urgence anthropologique, commencer avec lui à réorganiser le pays de façon pérenne. Sans doute d’ailleurs que même un improbable gouvernement uni n’y suffirait pas… Et, ce disant, elle étendit la main d’autorité, reprit d’elle-même puis chaussa ses lunettes avec un beau sourire de remerciement.

Jason symbole

Il était plus de 14 h lorsque Jean Dupont s’installa dans le train du retour, muni d’un sandwich poulet-laitue-mayonnaise sans emballage, ce qui était encore le plus hygiénique. Ils avaient oublié l’heure en discutant ; il avait fallu le message automatique du robot-portier prévenant Claude Etchegarry de l’arrivée de son rendez-vous de l’après-midi pour que Jean s’avise qu’il était toujours là, et, accessoirement, qu’il avait raté le train de 12 h 40. Il avait cru qu’il ne trouverait jamais de taxi, qu’il lui faudrait traverser le quart de Paris à pied, avant de comprendre que le Taxi Sauvage du matin avait laissé un commentaire sur sa manière d’être passager : « Catégorie plouc arrogant. Prétend qu’il fréquente des ministres. Ne laisse pas de pourboire. » Le tout accompagnant la moyenne de 6 /20 attribuée à la somme des qualités de sa compagnie et de sa conversation. Heureusement, il y avait un onglet pour contester un premier avis négatif qui plombait un profil ; Jean s’était engagé à surpayer le Taxi Sauvage qui lui laisserait une seconde chance. Avait surgi alors, pour le récupérer devant l’Elysée désert, un Marocain maigre qui, Dieu merci, conduisait normalement une voiture électrique normale, tout en s’obstinant à fredonner l’hymne nuptial de Myzon et de Nasung. En plus du prix de la course majoré, il avait veillé à lui laisser un généreux pourboire, car il comptait bien avoir à nouveau besoin, à l’avenir, des taxis parisiens…
  Les premières minutes dans le compartiment sécurisé open space pour Grands Voyageurs furent donc consacrées à régler son compte à l’olibrius du matin en peaufinant un commentaire bien senti, émaillé de nombreux points d’exclamation. Jean lui donna la note globale de 4 /20 (dont 2 /20 pour sa manière de conduire) et attribua un 5 /20 objectif au confort et à l’état de la voiture qui vapotait. Puis, histoire de ne pas paraître trop « plouc arrogant », il força la bonne note et les compliments sur le profil du Marocain… agacé malgré tout parce que maintenant, il avait dans la tête l’air de ce prétendu hymne nuptial. Après quoi, il plaça son Iph en face de lui et s’attaqua à son sandwich agrémenté de la lecture du Monde.
  Il parcourut d’abord un article assez intéressant qui comparait le taux de mutation dans les pays libres. Bien entendu, les évaluations étaient approximatives, mais permettaient de se faire une idée. La France se situait dans la moyenne, autour de 30 à 40 %. Partout dans le monde, la mixture faisait recette chez les peuples premiers, les anciens colonisés ou tout simplement les exploités d’hier, tournant le dos à leurs usines, refusant leurs salaires de misère, voire envahissant les quartiers et les demeures des riches que nulle armée ne protégeait plus, ce qui déclenchait un chaos sans précédent. Tandis qu’elle ne séduisait guère au Canada et en Suisse, et particulièrement pas en Israël, malgré le service militaire resté obligatoire pour les deux sexes : la peur de voir les Palestiniens profiter d’un relâchement de la discipline collective paraissait toujours l’emporter. Il passa de là à un article scientifique sur un généticien suédois qui étudiait l’ADN des libers, ou avait trouvé un gène mutant, mais décrocha au troisième nom à coucher dehors de substance ou molécule agissant sur le fonctionnement des gènes : trop savant pour ne pas être indigeste. Il atterrit sur la page culturelle. « L’apocalyptisme est-il un humanisme ? », entretien avec un certain David StourbeLycéen brillant et fumiste en l’an zéro, il a survécu à une tuerie dans un lycée d’Orléans. Présent dans I : III., dont le portrait en pied accompagnait les propos rapportés : jeunesse insolente, chemise à col ouvert, sourire d’autosatisfaction vaniteuse dévoilant des dents parfaites. Ce devait être lui, le « philosophe beau gosse » spécialiste de l’Apocalypse qui déblatérait sur l’Anarchie. Sans aucun intérêt…
  Finissant son sandwich, il regarda un moment par la vitre : il pleuvotait sur la campagne plate, un moment dans le wagon où à deux rangs devant lui une ado poussait, d’une voix suraigüe, des « J’y crois pas ! » extasiés accompagnés de rires de bonheur, montrant son Iph à son petit copain qui s’évertuait à lui faire signe de parler plus bas : elle avait sans doute gagné à une quelconque loterie en ligne. Faute de mieux, il se replongea dans son journal. Énième article sur les tests de dépistage pas entièrement fiables ; le Japon laissait fuiter l’information que leurs laboratoires étaient en train de mettre au point un système révolutionnaire susceptible d’identifier les libers en quelques secondes, ce qui servirait à la ségrégation en cours. Énième article sur les succès des ventes d’armes aux États-Unis et leurs conséquences ; l’ex Silicon Valley déménageait en Crimée, persuadée d’y trouver un cadre plus sécurisant. La placidité des Russes semblait en effet à toute épreuve. C’était drôle comme ils restaient attachés à leur président à vie, leur fameux Igor Gogourine, ce bloc compact de muscles impassibles sous sa toque en fourrure, comme tous semblaient aimer le voir, le toucher, le sentir là…
  Dans les minutes suivantes, Jean évoqua une chair qui n’était pas celle d’Igor Gogourine. Il avait bien fait de ne rien tenter : ce qui rendait Claude Etchegarry à la fois si excitante et si charmante est qu’elle ne songeait manifestement ni à elle-même, ni à l’image qu’elle donnait, elle semblait n’avoir aucune conscience de son corps ou de sa féminité. Elle ne savait même pas qu’il lui plaisait, elle ne se doutait pas que ses regards et ses sourires le disaient à son insu. La première chose à faire était donc de provoquer l’occasion officielle d’une nouvelle rencontre…
  « Myzon est heureuse de pouvoir vous signaler la présence dans ce train d’un policier en civil et néanmoins armé, susceptible de veiller discrètement à la sécurité des grands voyageurs… » Jean sursauta. En fait de veiller à la sécurité des voyageurs, tous les djihadistes et neurotypistes de la région Centre Pays de Loire auraient pu s’agiter sous son nez sans qu’il les remarque ! Ça ne lui ressemblait pas, surveiller l’environnement immédiat était chez lui une seconde nature. Pour justifier un peu son tarif réduit, il passa en revue les « grands voyageurs » disséminés dans l’open space. Et remarqua aussitôt un comportement suspect : pourquoi cet homme d’un certain âge était-il rouge comme une pivoine et regardait-il son Iph en roulant des yeux exorbités ? Et pourquoi se tortillait-il sur son siège, l’air ravi, l’air excité, l’air coupable, et jetait-il des regards furtifs autour de lui en essayant désespérément de faire comme si de rien n’était ? Ça puait le cyberharcèlement sexuel, sans doute bien cochon pour faire une tête pareille, et il était certainement le harceleur. Jean le cocha mentalement en vue d’un éventuel contrôle d’identité, et promena ses regards plus loin. En voilà une autre sur son Iph qui semblait avoir bugué elle-même devant l’écran tant elle était immobile ! Et toute pâle, se mordant les lèvres. Il n’y avait pourtant pas eu d’alerte info (il vérifia). C’était peut-être la même affaire de cyberharcèlement que celle du pervers pivoine ? Pendant ce temps, les deux ados continuaient à s’agiter et se disputer en chuchotant, la fille surexcitée toujours au bord d’élever la voix ; Jean en entendait des bribes : « pas possible… ma mère n’aurait pas… dix fois plus… »
  La dame qui avait bugué avait maintenant une gestuelle singulière : elle repoussait son Iph à bout de bras, le plus loin possible de son corps, le laissait même se mettre en veille, remuait les lèvres en même temps comme si elle se parlait à elle-même ; elle tremblait. Puis elle prit une grande inspiration, reprit son Iph qui s’alluma dans sa main, s’y replongea en quelques clics fébriles : nouvel arrêt sur écran, soulagement incrédule, soupir d’extase. Ça ne devait pas être du cyberharcèlement. Mais bon sang, ils avaient l’air de vivre intensément dans ce wagon ! En voilà encore un troisième qui regardait son Iph en faisant exactement la tête d’un joueur inexpérimenté qui regarderait ses cartes, découvrirait qu’il a les quatre as, et chercherait en vain à cacher à ses adversaires sa soudaine jubilation…
  « Une banque peut pas faire d’erreur ».
  C’était le garçon devant qui avait dit ça. Loterie en ligne, vraiment ?
  Jean fit ce que d’autres voyageurs autour de lui étaient en train de faire au même moment, pour les mêmes raisons : il cliqua sur l’icône de sa banque et regarda son compte courant. Il savait exactement combien il lui restait après avoir payé le Taxi Sauvage : 410 euros pour attendre le salaire de novembre qui tomberait dans un jour ou deux.
  Les chiffres de tout à l’heure étaient bien là. Ils s’étaient juste décalés d’une colonne. Les 410 euros étaient devenus 4100.

Fleurs blanches et rouges.

Moins d’une semaine plus tard, le soir du jeudi 5 décembre, Jean poussait la porte de la boutique-mère de « Dites-le avec des fleurs » dans le vieux centre de Chartres. C’était presque l’heure de la fermeture, et comme il l’avait espéré il n’y avait plus de client. Il plongea aussitôt dans la fraîcheur végétale, l’odeur des roses, le parfum entêtant des œillets tandis que le propriétaire, Rachid KerabiFrère aîné de Citak Kerabi, cousin germain d’Akif et Malik Kerabi, ex apprenti puis employé de Kurt Grienenberger, fleuriste dans le centre-ville de Chartres ; hérite de la boutique de son patron en l’an 2, lorsque celui-ci retourne en Allemagne ; ouvert, sociable, facile à vivre, réfléchi à sa façon, il ignore s’il est liber ou sapiens mais croit à sa bonne étoile et est heureux dans son époque. Présent dans I : VII ; mentionné dans I : VIII., s’empressait à sa rencontre, lui tendant déjà la main. Jean ne l’avait pas vu depuis des mois et en quelques secondes réactualisa son image. Il avait grossi ‒ un début de double menton, un peu de ventre ‒, il faisait plus que son âge, ce qu’il pouvait se permettre puisqu’il avait à peine vingt-cinq ans, et cela lui allait bien, cela accentuait sa dignité toute neuve de notable et de chef d’entreprise. Le contraste n’en était que plus grand avec la malice pétillant dans ses yeux, la joie de vivre communicative de son accueil qui avait tant fait pour le succès de son magasin.
  « Monsieur le préfet de police ! Je n’avais pas pu encore vous féliciter… Alors, qu’est-ce qui me vaut l’honneur ? »
  Un instant, Jean s’imagina en train de répondre : « Eh bien voilà : je voudrais offrir des fleurs… » Aussitôt le visage de son interlocuteur s’adoucirait, s’illuminerait, comme si en lui apprenant qu’il avait rencontré quelqu’un Jean comblait son vœu le plus cher. Il l’interrogerait avec délicatesse sur le physique et la personnalité de la femme ou de l’homme en question ‒ puisqu’à Chartres en tout cas, les hommes aussi offraient des fleurs à leur compagnon, c’était « tendance » ‒ pour pouvoir leur assortir son bouquet. Ce n’était que partie remise : le principe d’une visite ministérielle à Chartres avait été accepté, restait à fixer la date et étirer les activités pour qu’elles imposent une nuit sur place. Il répondit en attendant : « En fait, j’aimerais bien avoir votre avis sur quelque chose… Vous avez un peu de temps ?
  ‒ Je vais m’arranger… » fit l’autre avec un clin d’œil avant de s’éloigner de quelques pas, Iph en main, et d’entamer un dialogue d’une voix aussitôt adoucie pour la circonstance.
  Jean détourné vers l’espace de méditation florale tendait l’oreille malgré lui. On était passé du « m’attend pas pour dîner, je vais être un peu en retard » à « oui, bien sûr, t’en fais pas… je préfère pas risquer de te réveiller… il faudrait pas faire brûler la fournée ! » Pas de doute, c’était Marie VernyBoulangère dans le centre-ville de Chartres. Présente dans I : VII., la blondinette d’en face ; maintenant que sa mère, la matrone qui avait si longtemps régenté le quartier, lui avait passé la main à la boulangerie et avait déménagé quelques maisons plus loin, les va et vient amoureux semblaient être devenus quotidiens d’un trottoir à l’autre de la rue du Soleil d’or. Tant mieux pour les deux jeunes commerçants, également ronds et souriants, dont la douceur et l’humeur égale contribuaient à rassurer les habitants du centre-ville. Entre eux, cela avait l’air à la fois routinier et tendre.
  Enfin, Rachid Kerabi lança à mi-voix un dernier « à demain, ma poulette ! » et revint à son visiteur. Jean s’attendait à s’asseoir dans l’espace de méditation florale, mais l’autre insista pour le faire entrer dans l’arrière-boutique où depuis sa dernière visite, il s’était aménagé un petit bureau, maintenant qu’il avait sous ses ordres deux vendeurs et un livreur, et surtout, qu’il était à la tête de trois autres boutiques dans d’autres villes de la région, confiées à des gérants qu’il supervisait. Pendant qu’il s’affairait à préparer son traditionnel thé à la menthe bien fort et bien sucré, Jean comparait ce décor à celui dans lequel Claude Etchegarry passait ses journées. Chez Rachid Kerabi, c’était plus petit, certainement plus sombre en plein jour, mais moins désordonné et plus confortable. Et il y avait des éléments de décoration sur les murs : une superbe photo encadrée de Li Fao à l’instant où on la couvrait du manteau impérial, d’autres plus petites, plus bas, que son hôte qui suivait son regard s’empressa de commenter : « les parents au bled », « et ça, c’est ma bande de copains quand j’avais douze ans, devant notre HLM du quartier Champmilan à Moulins, avec mes deux cousins et mon petit frère ». Jean reconnut sans difficulté Rachid vif et pétillant, et aussi son cousin MalikMalik Kerabi ; fils d’Aïcha Aziz-Sliman, frère cadet d’Akif Kerabi, demi-frère plus âgé de Djamila Aziz, cousin germain de Rachid et Citak Kerabi ; dealer avant l’an zéro, il assiste à l’effondrement de son réseau, vit une conversion personnelle à l’islam, quitte Moulins pour Chartres où il rejoint son cousin Rachid ; en apparence insouciant et cool, il se pose plus de questions existentielles qu’on le soupçonnerait. Présent dans I : IV et VII ; mentionné dans I : VIII., qui avait été un temps son associé dans « Dites-le avec des fleurs ».
  Heureux de se retrouver, ils bavardèrent un moment en buvant leur thé, parlant des razzias des prétendus « nouveaux barbares et vikings » contre lesquelles gendarmerie et police ne pouvaient pas grand-chose, et Rachid Kerabi évoqua avec humour son cousin tentant en vain de protéger ses champs contre des motards encagoulés qui en convergeant vers un grand minotier de Beauce fonçaient au travers pour éviter d’éventuels barrages routiers : « Vous voyez pas que c’est des plants de cannabis, bande de sauvages ! Vous respectez vraiment rien… »
  Puis il y eut un bref silence, un sourire d’encouragement de son hôte attentif, et Jean se lança : « Qu’est-ce que vous en pensez, vous, de cette multiplication par dix de l’argent qui était sur les comptes bancaires ?
  ‒ Multiplication des comptes par dix ! s’écria l’autre avec un étonnement surjoué dont il sapait l’effet en même temps par un clin d’œil. Je vois vraiment pas à quoi vous faites allusion ! »
  Jean consentit à sourire. Depuis six jours, les médias se plaignaient de la difficulté d’enquêter : non seulement les banques ne livraient aucune information, mais la plupart de leurs clients refusaient de dire combien ils avaient gagné, voire niaient farouchement avoir été bénéficiaires de quoi que ce soit. Certains avaient même créé sur internet le « club de ceux qui n’ont pas touché le pactole » et se répandaient en récriminations hargneuses à la « C’est vraiment trop injuste ! », sans effet décelable.
  Jean faisait partie de la minorité sincère qui aurait aimé comprendre. Alors il mit les points sur les i et raconta à Rachid Kerabi ce qu’il avait vécu lui-même. D’abord les 410 euros devenus 4100 le vendredi 27 novembre peu avant 15 heures. Puis deux heures plus tard, le message de la Banque Numérique lui expliquant que c’était une erreur due à un bug informatique, mais qu’elle serait longue et compliquée à rectifier, et lui proposant un protocole d’accord confidentiel. On lui cédait ses 4100 euros si dans les quinze jours il en avait investi plus de 60 % dans des « bouquets d’actions » dont on lui proposait une liste pléthorique. À l’inverse, tout ce qu’il essayerait de placer sur un compte d’épargne redeviendrait propriété de la banque en s’effaçant juste de son compte courant. S’il se contentait de laisser l’argent sur son compte et de le dépenser peu à peu, il devrait s’attendre à être ponctionné à plusieurs reprises dans les deux ou trois prochains mois, si possible jusqu’à retour à la normale. Jean devait enfin s’engager à ne pas communiquer à propos de cette erreur et de la chance qu’elle lui fournissait de devenir actionnaire. Pour l’instant, il n’avait rien signé, il n’aimait pas qu’on lui force la main…
  Rachid Kerabi hochait la tête : il n’était pas disposé à révéler combien personnellement il avait gagné ‒ Jean s’en moquait, d’ailleurs, ce n’était pas le problème ‒ mais son attitude confirmait qu’il ne lui apprenait rien. « Et le second message ? ajouta-t-il à la surprise de Jean.
  ‒ Quel second message ? » Ça se corsait.
  Rachid Kerabi fouilla dans son Iph, puis inclina l’écran vers Jean de l’autre côté de la petite table ronde sur laquelle ils avaient pris le thé. C’était laconique…

 J’ai volé votre banque pour vous. Faites-moi plaisir : dépensez tout avant qu’elle vous le reprenne.
                  Robin des bois, le roi des hackers.

Jean ne l’avait pas reçu, celui-là. Il était d’autant plus remarquable que la technologie des Iphs interdisait normalement les pseudos et les messages anonymes. « Et donc, qu’est-ce que vous en pensez ? Vous croyez que c’est vraiment un bug informatique ? Ou un hacker ? Ou bien les banques l’ont fait exprès ? » Au cours des quatre dernières années, il avait fini par acquérir une grande confiance dans le jugement de Rachid Kerabi.
  Les yeux de ce dernier riaient plus que jamais. Il tombait à pic, ce bug ! Il faisait suite à des mois de propagande vaine sur la nécessité d’investir afin de « relancer la croissance », après la grande récession qui avait suivi l’an zéro et ses millions de démissions sauvages. Or, le moyen le plus simple de la faire repartir, c’était de persuader les gens de consommer plus. Tous avaient peur de manquer, peur d’être volés, donc ils achetaient le moins possible, consommaient peu, ne gaspillaient plus, se passaient de voiture, ne partaient plus en vacances, faisaient durer leurs vêtements et leurs appareils ménagers. Investir ou dépenser, ça allait dans le même sens : il ne fallait plus que l’argent dorme. D’ailleurs, les plus modestes bénéficiaires de l’erreur ne se voyaient pas proposer de bouquets d’action. D’après ce qui se racontait, en-dessous de 1000 euros à l’arrivée, on leur disait juste que l’erreur étant trop compliquée à rectifier, on leur cédait l’argent en leur recommandant de ne le dire à personne. Bien sûr que ceux-là allaient le dépenser ! « Robin des bois, le roi des hackers », c’était le nouveau pseudo de la Banque Numérique, du Crédit Roannais, et tout le tintouin !
  « Alors vous pensez comme moi, dit Jean gravement. C’est de la manipulation sur une très grande échelle. On est censé croire à notre chance et être reconnaissant chacun envers sa banque pour sa générosité, alors qu’elles sont d’accord entre elles et nous font toutes servir leurs propres intérêts. »
  Mais Rachid Kerabi secouait la tête, riant toujours : « Une manipulation comme ça, j’en veux bien une tous les jours ! »
  Jean aurait dû s’y attendre : son point de vue de préfet de police et de serviteur de l’État ne pouvait pas être celui du chef d’une petite entreprise florissante… dans tous les sens du terme. Ils en discutèrent un moment. Les arguments de l’autre n’étaient pas nuls. Il s’éleva contre l’affirmation que les banques avaient multiplié par dix les inégalités sociales. Qui en temps normal gardait plus que 4000 ou 5000 euros sur son compte courant ? Au-delà, il était placé ! Les vraies inégalités gisaient dans les placements déjà existants et dans les comptes d’épargne. Avoir multiplié l’argent ainsi, cela les réduisait au contraire ; les grandes fortunes devenaient plus relatives, elles rapetissaient en comparaison. Donc les banques avaient distribué un peu partout une petite aisance confortable, elles avaient donné ce qu’aucun gouvernement de jadis ne donnait jamais : un vrai coup de pouce à la classe moyenne. Et ces « bouquets d’actions », c’était bien beau : il s’y connaissait en bouquets !
  Jean rectifia. Il avait épluché les bouquets offerts. Pas question d’être actionnaire de Myzon, de Nasung ou des banques elles-mêmes. Ça, elles se le gardaient parce que le vrai pouvoir était là. Il eut une pensée émue pour Claude Etchegarry en prononçant ces mots.
  Rachid Kerabi concéda ce point. Seulement, le reste, ce n’était pas rien. Il y avait de la vie et de l’avenir. Déjà, les banques encourageaient à donner à des associations utiles comme les Citoyens Responsables ou le Conservatoire du littoral ; cela entrait dans leurs 60% d’investissement. Certes, les bouquets, les plus avantageux, c’était pour relancer le business agro-alimentaire qui s’était bien effondré avec Omasanty ; on pouvait être contre. Mais par ailleurs, il y en avait pour tous les goûts : écologie, énergie solaire, développement durable, relance de l’immobilier et du tourisme comme ce fameux « Mon pari pour Paris »… Une société où chacun mettrait un peu de son argent chez plusieurs des autres et serait personnellement intéressé à les voir prospérer et grandir, ça lui convenait, il était pour. Peut-être qu’un jour, « Dites-le avec des fleurs » serait aussi dans un bouquet d’actions…
  Jean changea son fusil d’épaule. Et ce pouvoir infini des banques, cette capacité de définir d’un clic le degré de richesse individuelle, ça ne le gênait pas non plus ?
  Rachid Kerabi en avait une autre lecture. Il n’était pas si sûr que c’était du pouvoir. Il insista pour partager avec Jean Dupont une « citation-vidéo » privée de son cousin philosophe… non, pas Malik, bien sûr, mais le frère aîné de ce dernier, Akif KerabiFils d’Aïcha Aziz-Sliman, frère aîné de Malik Kerabi et demi-frère plus âgé de Djamila Aziz, cousin germain plus âgé de Rachid et Citak Kerabi ; braqueur et criminel malgré lui en l’an zéro, mute en détention préventive, découvre la philosophie en prison. Présent dans I : VIII ; mentionné dans I : IV, V et VII.. Là, sur la photo de la bande de Champmilan… c’était lui, Akik, le grand dégingandé assis à quatorze ans cigarette au bec près de Malik qui faisait le pitre. Eh bien, à présent, il avait fondé avec sa copineAriane Lécuyer ; compagne d’Akif Kerabi ; jeune employée de mairie et intervenante bénévole en prison en l’an zéro, elle initie Akif à la lecture ; après l’effondrement du système carcéral, elle se met en couple avec lui ; restée sapiens, attirée par les mauvais garçons et les libers romantiques, elle ne perd jamais confiance en l’être humain. Présente dans I : II et VIII. ce qu’il appelait un ashram philosophique à Mercy… c’était le nom d’un trou paumé du Bourbonnais, dans la région de Moulins. Rachid et lui avaient discuté de l’événement par vidéos interposées, et Rachid avait tellement aimé celle d’Akif qu’il l’avait copiée dans ses favoris. Il la transféra à Jean, qui cliqua sur l’icône de mauvaise grâce, suspectant un nouveau partisan de l’Anarchie autoproclamée…
  Le visage adulte qui apparut à l’écran évoquait moins celui de Malik que celui de Mehmet MessoudahDécédé en l’an zéro ; terroriste islamique et liber de la première heure, il est célèbre pour avoir fait avant de se suicider une vidéo racontant comment il a condamné à mort ceux qui prétendaient lui donner des ordres au nom d’Allah. Mentionné dans I : II et III., le djihadiste liber de l’an zéro. Il avait les yeux brillants des Kerabi, mais avec une expression bien différente, un étrange mélange d’ardeur et de mélancolie. Rien à voir heureusement avec le « philosophe beau gosse », c’était un autre charisme :
  « Les banques viennent de nous prouver que l’argent n’existe pas ! En un sens, l’humanité l’avait toujours su, dès son invention sous l’Antiquité : le roi Midas qui change en or tout ce qu’il touche meurt de faim et de soif. Mais tant que c’était un métal lourd, on croyait que c’était quelque chose, quand c’est devenu des petits bouts de papier, ils renvoyaient encore au métal lourd, et même quand l’argent est devenu virtuel, on s’était trop habitués à croire qu’il avait une réalité. Seulement là, les banques nous ont dévoilé son néant : l’argent, c’est une affirmation de la banque qui dit qu’Untel a de l’argent. Il suffit d’un bug qui met un zéro de plus pour le créer. On ne peut pas le dire plus clairement : la parole bancaire, elle brasse du vent, elle vaut zéro ! »
  Bon, ce n’était pas faux, mais ça restait quand même trop abstrait. Jean se redressa : «Qui la fera, cette réflexion ? Ses disciples peut-être dans son ashram, ou des moines bouddhistes, ou des squatteurs des friches, mais tous les autres ? Admettons que les banques nous aient hypnotisés : on est d’autant plus en leur pouvoir. »
  Rachid Kerabi secouait la tête. « Et si on est pas dupes ? Si on en profite sans oublier que c’est du vide et du vent ? Moi, j’aime bien distribuer mes fleurs contre des zéros sur mon Iph, ça met des fleurs partout… »
  Jean ne partageait toujours pas son optimisme. Il regarda son bon sourire, et derrière lui, juste un peu plus haut, le visage grave de Li Fao, tout son corps cambré tandis qu’on posait sur ses épaules le manteau impérial. Une image de courage. De responsabilité. Elle avait beau être impératrice héréditaire, à sa façon elle était investie par le peuple et elle luttait pour maintenir son pays debout. Comme d’autres le faisaient dans de petits bureaux couverts de dossiers papiers, avec des boucles folles et des lunettes mal fixées.
  « L’argent n’existe pas, d’accord, mais les banquiers ? On ne les a pas élus, ceux-là, personne ne connaît leur identité, et pourtant ils décident de nos vies.
  ‒ Vous croyez qu’ils sont des êtres humains ? Ce serait pas plutôt un programme d’ordinateur ?
  ‒ Ce programme, il a bien été conçu par quelqu’un ! Et il y a des gens qui en profitent : les actionnaires, les mêmes que ceux de Myzon ou de Nasung.
  ‒ Qu’est-ce que vous allez faire, alors ? demanda Rachid Kerabi impressionné. Vous allez enquêter, pour savoir qui ils sont ? »
  Jean ne s’était pas dit encore qu’il allait faire quelque chose ! Et soudain, ce fut évident. C’était logique. Le dialogue et l’interlocuteur servaient à en arriver là, comme s’il avait besoin d’un témoin pour s’entendre réfléchir à voix haute. Il pensa encore à Claude Etchegarry, à ce moment de vérité, quand il avait réparé ses lunettes et qu’ils avaient parlé des banques : « Qui ils sont, ce qu’ils veulent… L’argent, ils l’ont déjà, ils ont prouvé surtout qu’ils pouvaient le créer à volonté. Le pouvoir, ils ne le prennent pas ouvertement, mais ils agissent dans l’ombre. Seulement… Le problème se situe bien au-delà des compétences du préfet de police de Chartres. »
  Une ministre n’y suffirait pas, un préfet de police non plus… Un justicier, alors, peut-être ? Redevenir ce justicier caché qu’il portait toujours au fond de lui comme « un rêve de gosse »…

Graffiti coloré sur blockhaus.

un texte d’Isabelle Cani.

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