La barque était en place sur les bers et le chariot remonté au treuil jusqu’en haut de la rampe. Hervé Terriot se redressa, listant mentalement ce qui restait à faire : il savait qu’il ne pouvait plus se fier à l’habitude, il lui arrivait désormais d’oublier des choses évidentes. D’abord affaler la voile. Puis l’attacher au mat. Ramasser la godille et les deux casiers vides, les ranger dans le hangar. Troquer ses bottes pour une paire de baskets. Et vérifier avant de repartir qu’il avait bien son Iph avec lui : il lui était déjà arrivé de le laisser dans un des casiers…
Hervé poussa la porte du hangar à bateaux qui abritait depuis huit ans son petit chalutier du vent et de la pluie. Il n’avait pu se résoudre à le laisser devenir une épave, s’écailler et se rouiller en plein air, dans l’anse de Port Blanc, sous les yeux des quelques promeneurs du sentier côtier. Comment être sûr, d’ailleurs, de ce que serait la marine à venir ? Et, par exemple, qui aurait parié, dix ans plus tôt, alors que nul ne savait qu’on vivait l’an zéro, que la si vieille barque de son grand-père, qu’il avait conservée pour sa valeur sentimentale, allait retrouver une seconde jeunesse, lui conférer une nouvelle dignité, qu’elle lui permettrait de continuer à pêcher dans un monde sans essence, et même d’alimenter tout Locmaria ?
Il s‘était baissé pour poser les casiers dans un coin sombre. En se redressant il appuya sa main sur le flanc du bateau, si familier, si vide, il ne s’y faisait pas. Quelle surprise quatre ans plus tôt, dans ce même hangar, quand il avait entendu ces pas de course, cette bousculade à l’intérieur, puis aperçu, dans sa propre cabine, émergeant malgré elles de sous une couverture, ces deux têtes laineuses et crépues ! Sacrés gosses ! Hervé souriait en s’en souvenant. Ils auraient pu se contenter de s’abriter dans le hangar, au lieu d’en démonter le fond pour faire entrer la lumière du jour, mais ce qui les amusait était de vivre dans un bateau, fût-il enfermé à cale sèche, de jouer à courir sur le pont et à tenir le gouvernail. Et dire que les mêmes maintenant naviguaient avec lui, qu’ils devenaient meilleurs que lui à la godille, que c’était Bratt, onze ans, qui bien souvent manœuvrait la voile, que Barack à huit ans se saisissait des crabes sans une hésitation, vous décollait n’importe quelle espèce de coquillage et plongeait déjà en apnée pour cueillir les oursins ! Dire qu’il venait comme souvent de les débarquer à Port-Maria avec le poisson, leur confiant aussi le chalut qu’ils rapporteraient à la maison pour le faire sécher, qu’il pouvait ainsi après leur sortie en mer rentrer à bon port, puis revenir seul par le sentier côtier ! Il aurait pu amarrer sa barque à Port-Maria, juste en contrebas du village, mais, vieil entêté qu’il était, il s’obstinait à la ramener à Port-Blanc, près de l’abri du chalutier.
Hervé avait refermé la porte du hangar, puis traversé de part en part l’anse encaissée, évasée vers la mer et balayée à son extrémité par les longues vagues paisibles de la marée montante. Il avait gagné le sentier côtier qui escaladait un éperon rocheux, redescendait dans une crique, remontait plus raide encore entre les épineux et les fougères déjà rousses, si étroit parfois et tellement à pic que le Conservatoire du littoral, en la personne de Madeline, avait décidé de laisser en place le vieux panneau « Promenade à vos risques et périls ». C’était toujours le moment où dès les premiers mètres il redécouvrait son âge. Soixante-quatorze ans. Ses jambes le lui criaient à chaque pas, il le sentait dans ses talons crispés, dans la raideur de ses mollets, dans les articulations de ses chevilles, et surtout, dans celles de ses genoux. Jamais cependant sur le pont d’un bateau. Comment pouvait-il être en mer léger, agile, sans poids et sans âge, pour devenir aussitôt grinçant et rouillé sur la terre ferme comme un vieux rafiot qui craque de partout ? Et, bon Dieu, pourquoi ne pensait-il jamais à déposer une canne dans son hangar ? Il n’était pourtant pas si lourd à hisser, noueux, sec comme un coup de trique, au point que souvent, ces dernières années, en se voyant dans une glace, il croyait voir son grand-père.
Hervé avait atteint tant bien que mal le sommet du plateau. Comme toujours, il s’octroya une pause, assis sur un rocher face à la mer éblouissante. La première étape était à chaque fois un peu plus longue. La pause s’allongeait aussi. Clignant des yeux dans le ruissellement sur les flots du soleil d’août, encore bien à l’est et donc côté océan, mais déjà impossible à fixer, il laissait ses pensées s’apaiser au rythme de son souffle ou de la douleur dans ses chevilles (celle des genoux continuait à mordre). Il pouvait prendre son temps, le travail du jour était accompli, une longue journée de repos s’étalait devant lui : lieu jaune déjà vidé par Bratt à son retour, hamac à l’ombre, dans la brise presque tiède, pendant que les enfants iraient jouer au village. La pêche avait été rapide et très bonne : à peine avaient-ils doublé la pointe du Skeul qu’ils étaient tombés sur un banc de sardines ! Un banc bien trop grand pour leur petit chalut, adapté à la taille de la barque. Hervé avait envoyé un message à Madeline, son ex belle-fille et sa famille la plus proche… sa seule famille, en fait : qu’elle n’achète rien au Palais pour le lendemain, le 8 août de l’an 10, ils avaient tout le poisson nécessaire pour sa fête. Et ils étaient rentrés aussitôt, croulant sous les sardines. Le plus beau de l’histoire était que depuis l’effondrement de la pêche industrielle, les poissons et les crustacés se multipliaient, que l’abondance de jadis, celle de sa petite enfance, était de retour : il aurait assisté à cela avant de mourir ! Hervé revit Barack le taciturne, émerveillé par les kilos de poisson que dégorgeait le chalut :
« Pourquoi les sardines elles sont toujours serrées les unes contre les autres ?
‒ C’est une bonne question… Et toi, pourquoi tu suis ton frère partout ?
‒ Ben, parce que c’est mon frère ! » Barack, sourcils froncés, avait ajouté après réflexion : « Des fois, c’est lui qui me suit.
‒ Tu vois, mon gars, c’est exactement pareil pour les sardines. »
Hervé s’était redressé trop vivement. Bon Dieu, que ses genoux lui faisaient mal ! Penser à consulter Dominique, l’herboriste ; il ne croyait pas beaucoup à ses tisanes et ses emplâtres, mais faute de mieux… Il la verrait demain à la fête…, non, ce soir, au conseil municipal. Et cette fois, il prendrait sa canne pour se traîner jusqu’au centre-bourg.
Désireux de prolonger la pause, il se pencha sur son Iph. De nombreux messages des habitants du village le félicitant pour sa pêche, s’extasiant devant les deux gamins si débrouillards, racontant qu’ils vidaient les sardines ou qu’ils les avaient entassées dans leur frigo. Qu’est-ce que les gens aimaient parler pour ne rien dire ! Ils se donnaient la peine d’écrire des phrases qu’ils lui répéteraient sans doute textuellement en le voyant. Et on voulait leur faire croire que l’Iph était un progrès, un grand pas pour l’humanité ou Dieu sait quoi ! Plus utile, un message de Dominique au nom du comité municipal de troc, fixant le montant dont il était crédité : Madeline, théoriquement, avait invité le village ; la municipalité offrait à celle-ci à peu près le tiers des sardines, le reste était la propriété d’Hervé.
Madeline, de son côté, avait répondu à son message. Elle serait ravie de profiter des sardines, mais tenait à les payer. Hervé refusa sans hésiter. Elle le gâtait tellement, pour une fois qu’il pouvait lui rendre quelque chose, il se sentait riche, alors que ça ne coutait rien, qu’il n’y avait qu’à prendre. « Tu n’auras qu’à apporter à boire ! » écrivit-il lentement, lettre à lettre. Il y mettait une pointe de malice : il n’imaginait guère Madeline, cette écolo intransigeante, se charger d’une cargaison d’alcool de synthèse. Sans compter que son truc du lendemain, cette prononciation de vœux, à ce qu’il avait compris, c’était une espèce de cérémonie religieuse. En tout cas, ça se passait dans l’église de Locmaria, avant le barbecue en plein air.
Hervé s’était relevé péniblement et remis en route. C’était la partie la plus agréable du trajet, le chemin de crête à hauteur de mouettes, avec la mer en contrebas, plus ou moins proche. La marée basse découvrait au pied de la pente des contreforts rocheux et traîtres, couverts d’algues et de moules ; alors, pour aller de Port-Blanc à Port-Maria, on était tenté de croire qu’on pouvait faire l’économie de la montée, tenté de vouloir passer plutôt d’un rocher à l’autre, grimpant, dérapant, descendant dans les trous d’eau ou s’écorchant les mains aux arêtes tranchantes ; tous les enfants s’y essayaient à leur tour : Bratt et Barack, avec les autres galopins de Locmaria, c’est-à-dire surtout les enfants de ces vacanciers de Rennes qui continuaient à revenir chaque été, Madeline longtemps avant eux, Yvon pas si souvent avec elle, et bien sûr, si on remontait encore le temps, Hervé lui-même. Il lui suffisait d’apercevoir telle ou telle forme de rocher, et c’était comme s’il regardait d’en haut l’enfant qu’il avait été, pataugeant joyeusement dans ces giclées de mer froide. Si proche et si loin à la fois : les lieux étaient les mêmes, la perspective toute différente. Impossible cependant par en bas d’aller jusqu’au bout : tôt ou tard, il fallait grimper ou rebrousser chemin. Et bien sûr, à marée haute, on ne pouvait passer qu’en haut, le paysage en était simplifié. Un peu comme la métamorphose de l’âge : il y avait moins de choix à faire et de sujets d’hésitations, on savait toujours où on en était. Juste la terre, la mer le ciel ; très peu de terre, beaucoup de mer et de ciel.
Le chemin familier avait ses stations mentales, les souvenirs qu’il retrouvait toujours à certains points fixes. Cette pierre basse, surtout jointe au parfum entêtant des immortelles, c’était une Marie-Lou de trente ans ; ils étaient assis là tous les deux quand ils avaient parlé mariage pour la première fois ; il revoyait sa peau brune sur les éclats argentés du schiste étincelant, la cigarette qu’elle tenait entre deux doigts, il aurait pu encore désigner le point précis de la pierre où elle l’avait écrasée avec décision. Ce n’était pas seulement un souvenir d’amour, c’était la marque de sa requête impérieuse : quitter le hameau de Kergolay au-dessus de Port-Blanc, s’installer avec elle dans le bourg de Locmaria. Tandis qu’un peu plus loin, il ne savait plus ce qui lui avait un jour évoqué l’Acadie : la forme des buissons, celle du tournant, la lumière rase et les embruns un soir d’hiver ? Les souvenirs eux-mêmes s’étaient amarrés là, il ne pouvait plus avancer sur cette portion de sentier sans retrouver l’Acadie brumeuse aperçue à l’arrivée, depuis le pont du bateau, la terre de ses ancêtres les Terriot, tellement mêlée de rivières et d’eau. Alors il se souvenait des pêcheurs de là-bas, avec leur accent canadien, il repensait qu’ils avaient gardé mémoire de leur ascendance française, mais oublié complètement ceux qui étaient partis pour rester français, et qu’ils ignoraient tout de leur lointain cousinage avec Belle-Ile en mer. Deux ans au Canada, bien sûr avant son mariage, dont dix mois à explorer son origine rêvée, à bourlinguer tout autour. Qu’est-ce qui l’avait ramené, au fond : Marie-Lou, ou Belle-Ile elle-même ? Peut-être aussi que l’Acadie réelle n’arrivait pas à l’emporter sur une image plus ancienne, et d’une certaine manière plus vraie : la profondeur sombre de la forêt de sapins dans un crépuscule sans fin ; en face, à quelques mètres, dans la pénombre, l’habit rouge de l’ennemi qui vient ; l’exclamation furieuse, « Goddam ! », de l’Anglais qui avait mal visé (quel était le début de l’histoire, d’ailleurs ? pourquoi l’Anglais avait-il tiré, puisque l’autre n’était qu’un trappeur, ou peut-être un fermier, cela aussi, Hervé l’avait oublié ?) ; le fusil de chasse à un coup qui tremble dans la main du jeune Terriot ; la détonation, l’odeur de la poudre ; l’habit rouge effondré, et ce filet rouge de sang qui colore peu à peu la neige blanche au sol, le tout brouillé par la tombée de la nuit. La voix grave du grand-père d’Hervé : « Il avait tué un Anglais : il lui fallait se cacher au fond des bois, ou fuir sur les vaisseaux du roi de France… » Leur aïeul avait choisi la mer, et tous ses descendants après lui. À Belle-Ile récemment ravagée par une tempête, à moins que ce ne soit une épidémie, on avait donné des terres aux Acadiens, mais les Terriot étaient restés marins de père en fils. Jusqu’à Yvon…
L’humeur d’Hervé s’était assombrie. Il revoyait son fils adolescent, planté à son tour sur le chemin de crête, visage buté : « J’en ai marre de vivre sur une île ! ». Et il avait atteint en même temps la partie la plus saumâtre du trajet : le sentier s’était réduit à une étroite bande de terre longeant le grillage de la propriété du Parisien invisible. Elle avait poussé comme un champignon en l’an 3, quand tout le monde avait d’autres voiles à carguer que les permis de construire et même, n’en déplaise à Madeline, la préservation du littoral. C’était la seule maison au bord de la mer entre Port-Maria et la pointe d’Arzic ; laide et grise, en forme de cube, elle ressemblait à un bunker. Elle était habitée en permanence, mais seul Erwan Conguet, le facteur, ou plutôt le myzonier, avait déjà vu son occupant. Hervé, son plus proche voisin, ne connaissait de lui que ce grillage serré surmonté de barbelés et ponctué des panneaux les plus inutiles du monde : « Propriété privée. Défense d’entrer », alors qu’il n’y avait pas d’ouverture, et qu’en outre, dans cette ambiance, personne n’aurait jamais l’idée de passer prendre l’apéro et « se taper la discute », comme aurait dit Yvon au temps où il disait encore quelque chose ! Enfin si, il y avait une porte, mais sans sonnette, métallique, blindée, hermétiquement fermée de plusieurs serrures, qui donnait sur le sentier côtier, et en face d’elle, un intervalle entre deux buissons, un sentier de chèvre escarpé, descendant droit vers un chaos de rochers et la mer béante. Une porte qui, à la connaissance d’Hervé, ne s’ouvrait jamais. En outre, un nouveau panneau ornait à présent le grillage : « Attention, robots méchants ». Non content d’être invisible, ce Parisien-là prenait vraiment les ploucs pour des demeurés ! Comment un robot pourrait-il être méchant ? Il montrait les dents en grondant, peut-être ?
Hervé haussa les épaules, se redressa avec résolution, allongea le pas. Encore une centaine de mètres avant la descente vers Port-Maria, et là, le sentier goudronné à la pente bien plus douce montant droit vers la première maison du village, la plus loin du bourg, la plus proche de la mer : la sienne.
Début du mois d’août. Le lever du soleil en face. Une fois de plus, André GravièreEx-mari de Mina Grienenberger, père de Paul Gravière ; roboticien. Présent dans I : II ; mentionné dans II : II. l’avait vu émerger des flots à l’heure matinale où l’on pouvait encore le regarder, brillant seulement comme une enseigne lumineuse ou une soucoupe volante de série B. Quand l’horizon était brumeux, ou au moins un peu ennuagé, c’était plus spectaculaire : une symphonie de couleurs, des reflets dans le ciel entier. Simple comme ça pourtant, c’était presque encore plus fort. Un tête à tête sacré. Pas d’autre présence jusqu’à l’horizon. André, andropos, ecce homo, seul au monde à voir le soleil nu.
En montant l’astre se dérobait, se revêtait de splendeur. Toute la mer devenait scintillante. Un petit voilier passait paresseusement de droite à gauche, suivi d’un enroulement de mouettes, baignant surtout dans l’or liquide comme si la lumière était son élément naturel. Puis il revenait, sans mouettes, dans une clarté encore plus vive. À cette heure-là, c’était plus fort qu’André : il ne pouvait pas se baigner dans l’océan de lumière, comme si un dieu l’habitait pour de bon. Il attendait, chaque matin, que la mer redevienne bleue. Dans l’intervalle il travaillait avec ardeur, au sommet de ses capacités, il programmait fiévreusement la dernière gamme de robots de défense contre des intrusions, pour laquelle il venait de déposer un nouveau brevet. Le soleil montait, sa lumière se répandait partout, faisait chanter les murs immaculés de la maison (repeints en blanc brillant chaque printemps par les Gravières EB : Entretien et Bricolage) ; le chemin scintillant sur les flots se rétrécissait, se décalait sur la droite. À midi, il ne serait plus visible par la grande baie vitrée du premier étage, il faudrait marcher jusqu’à la pointe d’Arzic ou celle du Skeul pour le retrouver. André n’attendait pas jusque-là. Il s’arrêtait vers onze heures, faisait plusieurs sauvegardes, fermait son power-book. Puis il sortait sans Iph, en sandales et maillot de bain, une serviette sur l’épaule. Dans son jardin, il cessait de voir la mer, et à la place, se mettait à l’entendre, plus ou moins fort selon vents et marées, et surtout, à la humer, à s’en emplir les poumons. Les mouettes riaient comme si elles jubilaient aussi. Alors il déverrouillait la porte sur la mer, une serrure après l’autre.
Heureusement, il n’y avait jamais personne sur ce sentier côtier. Parce que même en refermant à la hâte les trois serrures, puis en glissant le trousseau de clés dans le compartiment étanche de sa ceinture de caoutchouc bien ajustée à sa taille, il y avait toujours quelques secondes où André se sentait exposé et vulnérable comme un Bernard l’ermite sorti de sa coquille. Vite, traverser ce sentier resté public pour s’engager dans sa descente, celle que ses robots avaient aménagé en face de chez lui. Il descendait les premiers mètres juste pour disparaître, se répétant qu’il n’y avait plus de touristes, que les ferrys ne venaient plus qu’une fois par jour pour livrer les colis de Myzon, qu’il n’y avait guère de moyens de transport pour relier Le Palais et Locmaria, et que le bourg n’avait jamais été tourné vers la côte, qu’il s’en protégeait au contraire, que ses fenêtres regardaient ailleurs. Et puis, le haut du crâne à hauteur de racines, seul, caché et ignoré de tous, il relevait la tête et il oubliait tout. La mer, juste en dessous et pourtant si loin encore qu’il pouvait l’embrasser du regard, bleu-foncé, parsemée d’écume blanche. L’appréhension de la descente, raide à couper le souffle et sans point d’appui, le saisissement de l’eau froide qu’il anticipait : tout cela était exaltation pure. Alors, selon l’état de la marée et la force des vagues, il se redisait les récifs et les courants, et prévoyait sa trajectoire. Déjà quadra à l’an zéro, il avait vécu assez longtemps dans le monde des « Baignades strictement interdites par arrêté préfectoral, DANGER MORTEL » pour ne pas éprouver à chaque fois le plaisir de la transgression. Ce matin du 7 août, il mesurait la force des vagues : nager plutôt vers la gauche, ne pas se laisser dévier, et au retour, attraper la chaîne que ses robots avaient rivée au rocher, regrimper grâce aux semelles antidérapantes de ses sandales en caoutchouc.
Le plus beau moment était après le bain. André remontait grisé, triomphant, il ne s’essoufflait pas, il ne sentait pas l’effort de ses muscles. Il ne craignait jamais de rencontre sur le chemin du retour, il n’était plus un homme exposé et presque nu, mais une sorte de Poséidon armé des trois clés de « Ma Thébaïde ». Revenu dans son enceinte, il montait sur son toit-terrasse et allait s’étendre un moment sur un transat. Il se sentait si bien alors qu’il oubliait souvent de reprendre son Iph, que même un bon livre à relire lui aurait fait l’effet d’un intrus entre lui et lui. Peut-être juste un chat qui ronronnerait sur ses genoux ? Il y pensait parfois ; il aimait, cependant, que sa solitude soit absolue.
C’était l’heure entre toutes des rires dans le ciel. À son arrivée à Belle-Ile, il confondait les goélands avec les mouettes ; rien ne l’avait préparé à ces éclats de rire humains venus d’en haut. Il lui semblait souvent que c’était un enfant d’azur, son propre double peut-être, qui planait au-dessus de sa tête en se moquant des règles dans lesquelles on avait voulu l’enfermer. MinaMina Grienenberger ; ex Mina Gravière ; ex-femme du roboticien André Gravière, mère de Paul Gravière, sœur cadette de Kurt Grienenberger ; restée sapiens, elle poursuit à Munich sa carrière de chimiste dans l’industrie pharmaceutique ; réservée, froide en apparence. Présente dans I : II et II : II. avait eu beau s’égosiller, il n’habitait ni Pontoise ni Munich mais Belle-Ile en mer, il n’avait pas de vue sur Seine, mais une vue sur l’océan… C’était l’heure où il révisait ses choix et se donnait raison envers et contre tous. Le vrai titre de propriété. Le télétravail dans d’excellentes conditions, les échanges à distance si fructueux avec ses collègues de Me, myself and robots, un sous-traitant de Nasung. La maison connectée et minimaliste, dirigeant seule les robots, sans un objet inutile, juste la douzaine de livres qu’on emporterait sur une île déserte, de l’espace, des murs blancs, la 5G et des baies sur la mer. Les rapports policés et pacifiés avec Locmaria : il avait fixé lui-même dès son arrivée une taxe foncière surévaluée, sous forme de contribution spontanée, et appliqué ensuite le même système pour la corvée d’assainissement des eaux potables : au lieu de donner son temps, il virait une somme d’argent correspondant au salaire moyen horaire (puisque le SMIC n’existait plus), qu’il multipliait encore par deux, pour plus de sûreté. Il pouvait se le permettre, c’était son seul poste de dépense avec l’alimentation, réduite au plus simple : barres alimentaires, aromes artificiels et protéines chimiques. Il avait été déçu au début de découvrir que Myzon ne livrait pas de poissons frais ou de bourriches d’huitres, pas plus que les fameux agneaux de Belle-Ile, mais finalement, c’était mieux ainsi, sur place il ne demandait rien à personne. Le coup de pouce magique trois ans plus tôt qui avait décuplé son compte en banque lui avait permis d’investir dans l’industrie agro-alimentaire qui le nourrissait de mieux en mieux, et lui versait depuis, en outre, des intérêts substantiels. Il les laissait dormir, libéré par le fait d’avoir besoin de si peu. Quant à la sexualité, c’était plus surfait que les huitres. Quel corps de femme avait-il jamais pénétré avec une émotion comparable à celle qu’il éprouvait en plongeant dans le grand corps bleu, quelle étreinte pouvait valoir celle des vagues ? À peine cinquante-sept ans, et déjà un sage.
Se relevant pour le déjeuner, il avait fait un crochet par sa boîte à lettres côté porte d’entrée au bout de l’allée ; il attendait une livraison de matériaux pour ses prochains spécimens. Il en revînt avec une grande enveloppe plate contenant un carton d’invitation à l’ancienne. Une certaine Madeline Le Gwenn-Terriot, conservatrice en chef du littoral de Belle-Ile en mer, invitait tous les habitants de Locmaria à sa prononciation de vœux personnels dans l’église du village, le 8 août à onze heures du matin. Elle avait ajouté à la main, d’une écriture ferme dont les jambages s’élevaient avec assurance : « en espérant que ce sera enfin l’occasion de faire votre connaissance ! » Depuis quand fallait-il se consacrer à Dieu pour œuvrer au Conservatoire du littoral ? À moins que ce ne fût se vouer à la mer, comme le Doge de Venise ? Et qu’est-ce que c’était que ces « vœux personnels » ?
André intrigué se pencha sur son Iph et consulta son moteur de recherche. Ce qu’il découvrit lui plut beaucoup. Sur le carton d’invitation, la future consacrée donnait son numéro d’Iph ; André lui écrivit sans réfléchir : « Je vous comprends, et vous accompagne de toute ma sympathie, en espérant que vous puiserez dans ce moment unique de quoi renforcer votre source de vie. » Il signa « le propriétaire de « Ma Thébaïde » » et cliqua sur envoyer.
L’inutile là-dedans, c’étaient les témoins. À quoi bon s’engager devant eux ? L’homme est un animal solitaire. Si quelqu’un exprime en quelques décisions fortes ce qu’il veut faire de sa vie, quel besoin a-t-il ce jour-là de ses arrières cousins, sa concierge ou ses voisins de palier, à Locmaria ou ailleurs ? Il comprenait mieux ceux qui se filmaient sur leur Iph en prononçant leurs vœux en un lieu choisi, puis mettaient la vidéo sur leur mur, comme part de leur identité. Encore que même cela, on devait pouvoir s’en passer. S’engager seulement devant soi-même. Se prendre soi-même au sérieux.
Et lui, alors, ses propres vœux ? D’abord et avant tout, se baigner dans la mer tous les jours, sauf si les vagues elles-mêmes le lui interdisaient, enfiler sa combinaison de plongée durant les mois où elle était trop froide. Lui offrir son corps en hommage, assumer et accepter que dans sa mythologie propre, cela comptait plus que la femme et le fils qu’il avait quittés. Ne plus jamais laisser quelqu’un empiéter sur son besoin d’espace, de silence, de solitude. Éprouver autant qu’il le pourrait la fierté d’être un liber, se souvenir qu’il avait la chance d’être ce que l’évolution avait produit de moins prisonnier de l’instinct, ce que les plus grands sapiens avaient rêvé et espéré depuis des siècles (voir le surhomme nietzschéen, par exemple). Ne jamais se sentir coupable de ses manquements à la morale conformiste des sapiens : il n’était pas tenu par elle, il avait droit à ses propres valeurs. Et puis, quand le moment serait venu, finir dans la mer, lui offrir son corps une dernière fois.
Tout cela coulait de source. Il l’écrivit sur le bloc-notes de son Iph, tel un talisman.
L’église de Locmaria était pleine à craquer, illuminée de cierges, garnie de bouquets d’immortelles et de lys des sables. L’air regorgeait d’encens, mêlé au parfum capiteux des fleurs. Hervé était au premier rang près des parents de Madeline venus du Palais, à côté des sept enfants du village, qu’on avait placés là pour qu’ils ne manquent rien. On avait distribué à chacun une feuille expliquant le déroulé de la cérémonie. Hervé y jeta un coup d’œil : chant d’entrée, lectures, prononciation des vœux, temps de recueillement, etc., tout ça avait des airs de déjà-vu. Il était venu ici de loin en loin pour des obsèques depuis celles de Marie-Lou, sept ans plus tôt ; pourtant ce matin l’air de fête, le soleil dans les vitraux, ses jolies taches de couleur sur les genoux des gens, l’assistance parée de ses plus beaux vêtements d’été le ramenaient très loin en arrière, vers les cérémonies du 15 août de son enfance. La différence était l’absence de prêtre. Dominique, diaconesse entre autres fonctions ‒ « mairesse, prêtresse et sorcière » disait cette mauvaise langue d’Erwan Conguet, soit, en réalité, maire, diaconesse et herboriste ‒ était assise sur une chaise devant l’autel et les fixait d’un air compétent.
« Et le vent / s’est levé / sur cette terre d’orgueil… » La voix d’Alan Stivell, sortie de nulle part, emplit l’église. Et soudain, Madeline était là, en train de remonter la nef, aussi lentement et solennellement que douze ans plus tôt, mais sans robe de mariée, sans le bras de son père, sans Yvon pour l’accueillir…, sans Marie-Lou près d’Hervé pour profiter du spectacle. Les parents de Madeline se livraient sans doute aux mêmes comparaisons, car ils regardèrent tous deux Hervé, et la mère lui adressa un petit sourire mi amusé mi désolé.
« De larmes en fleuves / de fleuves en torrents / de mers en océans… » Madeline s’était retournée et leur faisait face. Hervé fut frappé à neuf par sa beauté, pour une fois qu’elle était maquillée et coiffée, elle la championne des cheveux dans les yeux… des algues dans les cheveux aussi ! Il la revoyait à l’âge de Bratt, des mèches mouillées plaquées sur la figure, toujours fourrée dans l’eau, ne riant jamais autant que quand elle venait d’être chahutée et roulée par une vague… Justement aujourd’hui elle avait une robe d’un vert d’algue. Ça lui allait bien, ça mettait en valeur la couleur de ses yeux. Elle portait les boucles d’oreille d’aigue-marine qu’Yvon lui avait offertes pour leurs fiançailles. (Yvon bien sûr n’était pas là. Hervé avait toujours su qu’il ne viendrait pas.)
Il y eut un mot d’accueil de Madeline pour remercier Dominique et les présents. Puis Dominique au micro vint lire un psaume qui parlait de la mer, des poissons, et du Léviathan que Dieu avait créé pour jouer dans les flots (Hervé eut la vague impression qu’il s’agissait d’une baleine). Après quoi un jeune collègue de Madeline au Conservatoire du littoral, secteur Sauzon – pointe des Poulains, vint lire un poème d’un certain Saint John Perse, qui ne rimait pas. Hervé fit un effort sincère pour écouter, mais entre la tiédeur de l’air, le ronronnement des mots, le parfum trop fort des lys, il se sentit gagné par une douce torpeur. Il était assis dans l’église contre sa grand-mère, on célébrait « Marie, étoile de la mer », les chants n’en finissaient pas, en sortant il irait dans le fourré de Kergolay se creuser une grotte de fougères encore vertes, il se sentait si bien blotti « dans les fougères encore de l’enfance »…
Il sursauta. Pas de tiges souples ni de froissements végétaux, c’était la voix dans le micro qui avait prononcé « dans les fougères encore de l’enfance ». D’ailleurs, le poème était fini, remplacé par un nouveau moment musical : « La mémoire et la mer » de Léo Ferré. Il jeta un coup d’œil autour de lui : Bratt, assis de l’autre côté des parents de Madeline, avait fait tomber par terre sa feuille du déroulé de la cérémonie, tandis que Barack s’éventait avec la sienne. Les autres enfants se tenaient quand même un peu mieux, les petits Rennais en particulier. Hervé s’en voulut d’en être agacé parce qu’après, ça n’en finissait plus. Un beau soir, on offre un bol de soupe à deux buissonniers, et on se retrouve quatre ans plus tard à devoir leur apprendre à ne pas remuer sur leur banc à l’église ! Derrière eux, les collègues et cousins de Madeline étaient attentifs, mais les habitants de Locmaria agités de mouvements divers : si certains avaient juste l’air absent et le regard vide qu’ils auraient pu avoir à la messe, d’autres fronçaient les sourcils, échangeaient des commentaires chuchotés, observaient ces rites inédits avec une attention critique. D’autant plus que Madeline, installée désormais à Bangor, trop savante, trop sûre d’elle, trop bien payée, ne faisait pas l’unanimité dans son village natal.
La musique s’était arrêtée. Madeline revint au micro, sans Iph, les mains libres, regarda l’assemblée et parla de sa prononciation de vœux. Sans règle ni discipline on pouvait se sentir perdu, mais les règles imposées du dehors par l’État ou la société n’étaient que des contraintes, elles empêchaient le plus souvent de savoir ce qui était bon pour soi. C’était à chacun de trouver sa règle et de s’y tenir. Madeline s’était longtemps cherchée, elle avait dû attendre l’âge de trente-quatre ans pour savoir comment elle voulait vivre. Maintenant qu’elle le savait, elle voulait leur dire à tous sa joie d’avoir trouvé ce qui lui convenait à elle, et les inviter à fêter cela avec elle. Elle avait choisi pour le leur dire un lieu sacré car ce moment et ce partage étaient sacrés. Elle était fière d’être la première à Belle-Ile à prononcer des vœux personnels, et certaine qu’elle ne serait pas la dernière.
Ses paroles avaient porté, un vrai silence s’était fait, même Barack avait cessé de s’éventer avec son programme.
« Aujourd’hui, 8 août de l’an 10, moi, Madeline Le Gwenn-Terriot, je forme le vœu de vivre et de mourir à Belle-Ile, et si jamais je suis amenée à séjourner ailleurs, de toujours y retourner comme vers mon foyer, le lieu où j’ai eu la chance de naître et dans lequel j’ai choisi de revenir.
Je forme le vœu de rester consciente du privilège de voir la mer, de ne jamais m’y habituer et la tenir pour une évidence, de rester devant elle aussi émerveillée qu’une gosse de la ville qui la verrait pour la première fois. Je forme le vœu d’être toujours capable de VOIR la beauté qui nous entoure, qu’il s’agisse de la pointe du Skeul, de celle des Poulains, des aiguilles de Port Coton, de la citadelle de Vauban, ou de n’importe quelle crique, de n’importe quel rocher battu par les flots, d’en voir toujours la beauté et d’en être toujours reconnaissante. »
Les Belle-Ilois écoutaient gravement ; les estivants de Rennes opinèrent.
« Je forme le vœu de ne jamais me faire tester, et de ne jamais me demander devant un être humain s’il est sapiens ou liber. »
Ici, des applaudissements spontanés éclatèrent tandis qu’Hervé hochait vigoureusement la tête.
« Je forme le vœu de ne jamais me contenter de la mer, des chevaux, des oiseaux, des plantes du littoral ou de la compagnie des livres, et de chercher aussi chaque jour à communiquer avec des êtres humains, même si cela me demande plus d’efforts. Je forme le vœu de chercher à comprendre les autres, avant de les juger.
Je m’engage devant vous tous. Puisse votre présence à tous, votre affection ou votre amitié me rappeler mes engagements et m’aider à les tenir. Et je vous demande aussi votre aide. »
Madeline parlait du fond du cœur, fixant tour à tour tel ou tel visage familier. Et désormais, les mouvements divers étaient tous en sa faveur : de vieilles femmes dirent amen ou se signèrent, les plus extravertis osèrent lancer, pas trop fort, des « c’est promis ! » ou des « on t’aidera ! », les plus nombreux applaudirent, dont Hervé.
Les applaudissements finirent par s’éteindre. Madeline s’était rassise, tête baissée, et Dominique, sur sa chaise, ne bougeait pas davantage. C’était le temps de recueillement. Alors, le vent se mit à souffler dans l’église… non, le bruit du vent seulement, mais l’effet fut saisissant, tout le monde se sentit visité et rafraîchi, et Bratt qui avait fini par ramasser sa feuille la fit tomber à nouveau. Après le bruit du vent vint le bruit des vagues, d’abord lointain, doux et calme, puis de plus en plus rythmé, ressassant, obsédant, écumeux. L’assistance subjuguée gardait la tête basse. Hervé eut l’impression que cela durait très longtemps ; c’était étrangement apaisant en même temps. Il pensait au deuxième vœu de Madeline. Pour lui, la mer était l’évidence même, et en même temps et par excellence ce dont il ne pouvait se passer. Quelques jours dans les terres jadis au Canada, des velléités de s’enfoncer dans la forêt, et aussitôt, il se sentait perdu, il fallait qu’il retourne naviguer ! Est-ce que c’était un privilège, est-ce qu’il fallait en être reconnaissant ? Un paquet de mer qui s’écrasait sur la barque, et son grand-père qui tout en manœuvrant s’exclamait entre ses dents : « la garce ! » Ou encore, s’il retrouvait mouillé un cordage, si une vague parvenait à emporter un casier vide : « regarde ce qu’elle nous a fait, la gueuse ! » Et dans ces insultes apparentes, il y avait tendresse, proximité, crainte révérencieuse qui ne s’avouait pas…
Dans un déchaînement sonore de vagues furieuses, Madeline se leva et sans un mot passa à son doigt la bague qui symbolisait son engagement, là où se trouvait jadis l’alliance en or qui la reliait à Yvon. De son côté, Barack avait enfin découvert l’usage de son programme, devenu un bateau en papier très réussi, qui passait maintenant de main en main parmi les galopins du premier rang, et recueillait des murmures d’admiration. Sacré gosse ! Jamais en peine de trouver quoi faire de ses dix doigts… Puis le bruit de la mer s’arrêta d’un seul coup, et Dominique vint au micro engager l’assistance à prier pour Madeline ‒ occupée de son côté à faire tourner sa nouvelle bague autour de son doigt ‒, afin de demander à Dieu de bénir ses engagements et de l’aider à les tenir. Madeline, qui n’avait jamais su cacher ses sentiments, fit une moue dubitative, qui s’accentua quand Dominique voulut les faire prier pour la prospérité du village de Locmaria. Visiblement, une bonne partie des gens n’étaient pas venus pour cela ; ils commencèrent à s’agiter pour de bon, regarder leur montre et bavarder : il n’y avait pas que les buissonniers qui ne savaient pas se tenir dans une église ! Sans transition, on passa à la chanson de Thiéfaine, « Syndrome albatros », chuchotée, obsessionnelle, inquiétante, qui parut déconcerter Dominique, et quand le refrain éclata enfin, jubilatoire, (« Vois la fille océane / des vagues providentielles / qui t’appelle dans le vert des cathédrales marines… ») sur un signe de Madeline, tout le monde se précipita joyeusement vers la sortie.
Moment de détente euphorique sur le parvis et sur la place, qui rappela à Hervé les dimanches de sa jeunesse, et le sourire malicieux d’une Marie-Lou d’une vingtaine d’années devant l’enchaînement des deux répliques : « Allez, la messe est finie. ‒ Nous rendons grâce à Dieu ! » Comme jadis, des gens qui s’étaient croisés la veille avec indifférence étaient soudain ravis de se retrouver, se précipitaient pour se faire la bise ou se serrer la main, se hâtaient de bavarder de tout et de rien. On entourait aussi Madeline pour la féliciter ou admirer sa bague. Pendant ce temps, le barbecue de plein air s’organisait : on allumait les feux, on servait l’apéro. Il apparut qu’il y avait deux événements à fêter : les estivants de Rennes s’installaient définitivement dans leur grande propriété de Port-Maria. Lui se disait satisfait du télétravail, grâce à Dieu, ou plutôt à Nasung, la 5G marchait très bien sur l’île ; elle répétait partout à la ronde comme elle était heureuse pour le cadre de vie et la sécurité des enfants. Et Madeline avait vraiment apporté de l’alcool, du vrai, et en bonne quantité ! Cela en soi était une fête : les produits importés étaient si chers, tout le monde en avait assez du cidre aigrelet de Kerroyant, et de la bière brassée à l’eau de mer de Sauzon. Pas de rhum, hélas, mais la première cuvée de calva de Kerroyant ‒ dûment distillé, leur cidre devenait, de l’avis général, plutôt honorable ‒, de la vodka artisanale de Landernau, et des cubis entiers de rosé de Penthièvre. Hervé accepta d’abord le rosé que lui tendit la mère de Madeline, puis alla goûter au calva. La bonne odeur des sardines grillées se répandait dans l’air, les hommes s’affairaient autour des feux, les femmes disposaient les tréteaux, allaient chercher des bancs ou des sièges, apportaient les grands pains cuits le matin même dans le four communal. La trentaine de jeunes du village, tous massés debout et riant fort, formait son propre cercle aussi bruyant qu’inutile. Quant aux sept enfants, ils avaient fini depuis longtemps leurs verres de jus de pomme et couraient partout, se jetant dans les jambes de tout le monde.
Hervé, la tête bien tournée par le calva, se retrouva bientôt assis sur un bon fauteuil, parmi les doyens. Dominique elle-même vint lui apporter une assiette de frites brûlante, en même temps que sa part de sardines. C’était long de faire les frites car on manquait d’huile pour les friteuses, on servait d’abord les plus âgés, les autres dévoraient leurs sardines avec de larges tranches de pain couvertes de beurre frais. Barack surgit aussitôt pour piquer quelques frites dans l’assiette d’Hervé, qui le laissa faire avec résignation. Puis il y avait de la batavia à volonté, de la mayonnaise maison, voire de la vinaigrette de synthèse pour ceux qui ne pouvaient pas s’en passer, du fromage crémeux de Bangor, des fars aux pommes ou aux « pruneaux » de synthèse pour le dessert. Autour d’Hervé, on discutait haut et fort du rosé de Penthièvre ‒ qui « se laissait boire » d’après les prétendus connaisseurs du village ‒ et de là du développement de la vigne au nord de la presqu’île de Quiberon. Madeline était plusieurs places plus loin ; Hervé l’entendit se récrier, avec son assurance habituelle : bien sûr que le réchauffement climatique avait lieu quand même ! Les suites de l’an zéro l’avaient seulement bien ralenti, ce qui était une bonne nouvelle, car ça laissait à la végétation et aux oiseaux le temps de s’adapter, et que ça calmait aussi les phénomènes météo dus au dérèglement brutal : cyclones, inondations, canicules, sécheresses, etc. Viticulteur à Belle-Ile, en tout cas, c’était un métier d’avenir : avis aux amateurs…
Comme toujours, au stade du fromage, le repas s’éternisait. Hervé qui en avait assez de rester assis en plein soleil envisagea un moment d’aller faire une petite sieste, y renonça, décida finalement de se lever (aïe, les genoux !) pour se dégourdir les jambes. Les jeunes avaient fait un sort à la vodka de Landernau, puis avaient mis le cap sur le haut du village ; on entendait leur musique du côté de la mairie. Les sept enfants avaient disparu avec bon nombre de tranches de gâteaux, happés sans doute par la marée basse ; ils devaient tous patauger à Port-Maria. Les adultes restants étaient bien éméchés. Erwan Conguet braillait au milieu d’un cercle hilare « C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme… » : à éviter. Un deuxième groupe comprenant les parents de Madeline avait formé des équipes pour « jouer aux pubs », le jeu nostalgique qui faisait fureur : une équipe disait un nom de marque, l’autre devait chanter, ou mimer, ou réciter. Hervé haussa les épaules et passa au large. Il s’approcha d’un troisième groupe très animé, comprenant le couple de Rennais. Incroyable ! Ils déblatéraient encore au sujet du Parisien invisible ! (« Vous vous rendez compte, il se fait livrer toute sa nourriture par ferry ! » et patati patata.) Comment pouvait-on avoir autant à dire sur quelqu’un qu’on n’avait jamais vu, ça dépassait Hervé. Décidément, il était temps pour lui de rentrer au bercail.
Madeline, qui distribuait à la ronde des tasses de vrai café d’importation qu’elle avait tenu à offrir, vira de bord pour l’immobiliser. Il n’allait pas s’en aller maintenant, ils s’étaient à peine parlé ! Bougonnant un peu, Hervé la laissa tirer son fauteuil à l’ombre, lui poser sur les genoux une tasse de café et une part de far aux pruneaux ‒ oui, il restait son préféré, et il fallait reconnaître que les arômes artificiels des fruits de synthèse étaient de plus en plus réussis ‒, puis s’asseoir près de lui sur une chaise, avec sa propre tasse de café.
« Allez, dis-moi ce que tu as pensé de la cérémonie !
‒ Franchement, y a pas à dire, c’était bien. Je m’attendais à rien, mais ça m’a bien plu. La musique, le bruit des vagues, ce que tu as dit surtout… J’ai juste trouvé dommage que tu nous donnes rien à faire. On aurait pu… je sais pas ! Chanter quelque chose, répondre un truc… Ou tiens, des témoignages : “Madeline, je l’ai connue quand elle était haute comme trois pommes, c’est une vraie tête de lard, je peux vous dire qu’elle a toujours su très bien ce qu’elle voulait, alors ça m’étonne pas qu’elle soit la première à prononcer des vœux personnels…” »
Le rire de Madeline la rajeunissait ; Hervé revoyait l’adolescente se trémoussant devant Yvon qui lui plaisait et qui ne la regardait pas encore comme une fille désirable. Il avait raison, dit-elle, il faudrait faire plus participatif. Elle avait essuyé les plâtres, mais les cérémonies allaient s’améliorer, car il y en aurait d’autres… « Et toi, ça ne te dirait pas ?
‒ Tu crois pas que j’ai passé l’âge ? »
Madeline affirma avec ferveur qu’il n’y avait pas d’âge. Prononcer des vœux pouvait aussi être un moyen de faire le bilan de sa vie, de définir rétrospectivement ce qui nous avait guidé…
Hervé soupira. « Ton truc, c’est vraiment une religion : tu viens de le découvrir et tu voudrais convertir tout le monde ! » Non, vraiment, il ne se voyait pas faire ça.
Madeline, qui ne renonçait jamais, insista pour savoir pourquoi. Chacun avait des principes, des valeurs, une morale et une loi à soi. Ça faisait du bien de les formuler, de les proclamer…
Hervé avait la tête qui tournait (trop de monde, trop de calva, pas de sieste, beaucoup trop de rosé), et pire, il sentait venir la vraie crise de rhumatisme articulaire, celle qui risquait de le clouer chez lui pendant plusieurs jours. « Je suis pas bien sûr que ce qui compte dans la vie, c’est ce que tu décides et tu t’engages à faire. La vie, c’est plutôt un chemin sur lequel tu te retrouves comme ça, parce que tu as été élevé dans le coin, que tes parents l’ont suivi avant, et sur ce chemin, y a quelque chose ou quelqu’un qui surgit en face, » l’habit rouge et la balle manquée de l’Anglais, ou Marie-Lou, à grandes enjambées, avec son immense sourire, « tu réagis, comme tu peux, avec ton humeur du moment, ça entraîne des conséquences, tu te retrouves là où tu avais pas prévu d’aller… Bon, j’ai trop bu et tu me fais dire des bêtises… »
Indifférence. Le maître-mot des libers. Le futur bienfait de l’humanité, le grand bond en avant du progrès moral. Les sapiens n’étaient jamais indifférents : ils haïssaient à tour de bras. Konrad Lorenz l’avait montré chez les rats : lorsqu’existe chez une espèce donnée amitié, solidarité, dépendance affective, l’équilibre veut qu’il y ait aussi haine, férocité, désir de détruire l’autre. André était fier d’être détaché de tous. Un homme seul est une île. Pourquoi donc était-il si nerveux ?
Il n’était pas allé nager ce matin. 17 août de l’an 10, pas de vrai contact avec la mer qu’il n’avait vue que de loin, insolente et bleue, même pas agitée. C’était une heure éphémère de grand beau temps d’été, comble d’ironie. Pas de baignade la veille et l’avant-veille non plus, d’ailleurs. Il était conscient que c’était une erreur, qu’il ne fallait pas céder à cette tentation de l’inertie qui le prenait tout spécialement vers onze heures du matin, à son bureau. Il se disait : « C’est l’heure, j’y vais » et il n’y allait pas, il continuait le travail en cours comme s’il ne savait plus l’interrompre. Et puis venait un moment fatal, inéluctable, où il se disait que c’était trop tard. Il regardait l’heure à son power-book, et bien qu’elle n’ait jamais cessé d’être affichée sous ses yeux, il découvrait soudain qu’il était midi, ou presque midi. Alors, il trouvait dommage d’aller nager si tard, il se disait qu’il valait mieux attendre le lendemain pour que la baignade puisse demeurer une capsule de perfection, son heure de gloire. (Les derniers mots grinçaient. Malaise et honte. Ne plus y penser.)
À peine s’était-il fixé une règle en se recommandant de la prendre au sérieux qu’il y dérogeait trois jours de suite. (Et bientôt les suivants aussi, murmurait une toute petite voix.) Quelle prise pouvait-il avoir sur lui-même ? Comment pouvait-il se contraindre ? Il était juge et partie en permanence. Et ses sautes d’humeur ! Il savait qu’elles étaient excessives. Euphorie au réveil, dépression en fin d’après-midi. Le pivot était le basculement du soleil d’est en ouest, autrement dit de la mer à la lande. Quand le soleil passait de l’autre côté, que la mer perdait son chemin de lumière, il se sentait fissuré, il attendait le lendemain pour recoller les morceaux. Mélancolie terrible du soir. La lumière déclinante aurait pu être très belle mais elle venait de la terre et du village. La mer, quant à elle, était déjà sombre, elle s’était éteinte la première sans gloire, sans reflets du couchant. Elle commençait sa nuit en avance.
Le comble était qu’en théorie, rien ne l’aurait empêché de voir aussi le soleil se coucher sur la mer. Cela faisait partie de ses intentions en emménageant à Belle-Ile. Pouvoir traverser de part en part, puis rentrer à pied à travers champs, en une belle nuit d’été. Comme elles étaient loin, à présent, les autres côtes ! Le Palais avec sa vue sur Quiberon, la pointe des Poulains, les aiguilles irréelles de Port-Coton, pas moins inaccessibles que depuis Pontoise. Les premiers temps, enfin, disons la première année, il avait au moins sa promenade, il marchait chaque jour jusqu’à la pointe du Skeul ; c’était plus haut, plus beau, plus sauvage que la portion de sentier devant chez lui. Mais il croisait parfois des gens du village qui le regardaient des pieds à la tête, et auraient voulu engager la conversation : à quoi bon aller marcher dans la nature, s’il fallait éviter les heures d’affluence et sursauter au moindre bruit ? S’il devait avancer les yeux rivés sur son Iph pour vérifier grâce à l’application Zoé qu’il n’y avait pas de présence humaine alentour ?
Pour l’heure, il était dans son jardin, l’œil sur son Iph. Les mouettes ricanaient dans le ciel (quarante mouettes au kilomètre carré, nombre fluctuant, elles entraient et sortaient du périmètre). Éclats de rire railleurs qui tournoyaient au-dessus de sa tête, comme un jugement. Et l’application Zoé lui signalait l’approche des intrus. Deux êtres humains, sexe mâle, tailles un mètre cinquante-trois et un mètre trente-cinq, poids trente-huit et vingt-cinq kilos : c’étaient eux ! C’étaient les deux garçons ! Ils passaient maintenant tous les jours, deux fois par jour, longeant son grillage, piaillant de leurs voix aigües le long d’une propriété privé, sans se gêner, riant même. Il était trop loin pour distinguer les mots, mais il savait qu’ils se moquaient de lui.
Les deux icones sur l’écran avançaient inéluctablement. André se raidit. Il allait bientôt les entendre. Puis, il pourrait les distinguer à travers le grillage, ils se tiendraient entre la mer et lui. De jeunes touristes antillais. Quel besoin avaient-ils d’aller à la plage à Port-Blanc ? Et de s’y rendre par le sentier côtier ? Déjà, en tendant l’oreille, il distinguait ces voix humaines, dans ce cadre naturel, leur pollution sonore. Quelle insolence dans ces rires insouciants ! Ils atteignaient maintenant la limite nord-est de sa propriété, il pouvait voir à l’œil nu leurs ombres noires derrière le grillage, ils allaient approcher encore, passer à quelques mètres de lui. Son malaise depuis quelques jours ne venait pas de l’inadvertance qui lui avait fait donner son numéro d’Iph à la conservatrice du littoral… c’était une erreur, mais elle ne l’avait pas utilisé ; au pire, il lui suffirait de la classer en « indésirable ». Son vrai malaise venait de l’incident du 14 août.
Il devait être près de midi. Il remontait après le bain, ruisselant, splendide, heureux. Et soudain, il avait débouché sur eux, nez à nez, à moins d’un mètre, ils étaient sur le sentier, ils se tenaient entre sa porte et lui ! Ils étaient deux. Ils étaient noirs, et vaguement armés ; quelque chose dans la main comme un couteau ou un crochet, il n’avait pas bien vu. Lui était quasi nu, sans Iph, avec ses clés dans sa ceinture. Ils auraient pu se jeter sur lui pour les lui prendre ! Et au lieu de se pousser, les deux garçons s’étaient immobilisés et l’avaient regardé avec curiosité. Il était resté là, interdit, les bras ballants. Pas un mot n’avait été prononcé. Puis le plus petit avait souri, pas à André, plutôt pour lui-même, comme si la situation l’amusait. Le plus grand avait haussé légèrement les épaules. Ils s’étaient remis en route nonchalamment, en balançant les bras, ils avaient poursuivi vers Port-Blanc. Quelques mètres plus loin, là où le sentier se décalait enfin un peu du grillage, ils s’étaient retournés pour le toiser encore. André, bien sûr, avait attendu de les voir disparaître pour sortir ses trois clés, s’escrimer à les faire entrer dans leurs serrures respectives, mains malhabiles, jambes tremblantes. Sa serviette bariolée sur le bras, il dégoulinait bêtement devant sa porte, chair flasque, poils clairsemés, peau d’un rose écœurant. Ils étaient si souples, les jeunes garçons, d’un brun doré, légers, touchant à peine terre !
Un rire alors était venu d’en haut. L’azur marin riait de lui.
Et voici qu’ils passaient à nouveau, parlant et riant bien fort. Quel tapage sur le sentier ! Ils passaient tous les jours, à des horaires variables. Comment André aurait-il pu retourner nager en ces conditions ? Attendre qu’ils aient tourné le coin du sentier, se précipiter à l’eau en se répétant qu’ils étaient à Port-Blanc… Non, c’était trop risqué : et s’ils revenaient ? Il n’allait tout de même pas attendre leur retour, dépendre pour nager des caprices de jeunes touristes antillais ! Comme s’il n’avait pas son propre rythme, sa journée de télétravail, ses moments de soleil préférés, ils lui avaient gâché tout cela ! Est-ce qu’ils avaient le droit ? Est-ce qu’il n’y avait pas une vieille règle de propriété disant qu’on ne devait pas se coller contre le grillage de quelqu’un, que chacun avait droit autour de chez soi à un mètre ou un demi-mètre, un espace vital à protéger ? Une règle curieusement familière et réconfortante…
… Un demi-mètre que sept ans auparavant, il avait déjà inséré dans sa propriété. C’était pour cela que les promeneurs éventuels rasaient le grillage.
Mais justement, est-ce qu’il n’y avait pas quelque chose à tirer de cet état de fait ? Une bande de sentier si étroite, si peu de terre, un rocher ou deux… Il pourrait se produire un éboulement ! Une demi-heure de travail pour ses excavateurs. Il garderait sa porte, côté Port-Maria, sa descente abrupte sur la mer, ce tronçon de sentier serait un cul de sac. Les touristes pourraient passer quelques mètres plus bas… ce n’était pas si raide ! Ils regrimperaient plus loin, ou descendraient au pied de la pente pour gagner Port-Blanc par les rochers d’en bas. Sans compter que depuis Locmaria, ils pouvaient y aller par la route. Et ce n’était pas non plus comme si le sentier côtier était pratiqué par des autochtones : il n’y avait jamais vu personne, à part les Antillais ! Non, le seul vrai risque, c’était le Conservatoire du littoral, et il valait d’être couru. Un éboulement. André n’y serait pour rien. De la terre et deux rochers qui dégringolent de quelques mètres… Le temps se couvrait, on annonçait une mer forte et de la pluie pour le lendemain…
Le vent se levait. Les mouettes s’agitaient de plus en plus. Les deux garçons pourraient revenir de Port-Blanc, s’amuser une dernière fois à longer son grillage : rirait bien qui rirait le dernier !
Des chalutiers nucléaires géants, entièrement automatisés, allant racler le fond de l’océan ! C’était ce que Le Télégramme d’Auray du 20 août appelait « un nouvel avenir pour la pêche industrielle », et « la promesse d’une reprise d’activité pour les conserveries de Quiberon et de Belle-Ile » ! « Avec, en guise de moteur, une sorte de centrale nucléaire en miniature, actuellement en cours d’assemblage sur les chantiers navals de Brest »… Hervé n’en lut pas davantage ; du bout du doigt sur l’écran de son Iph, il expédia l’article dans les profondeurs infernales d’Internet. C’était peu ; le papier journal à froisser, rouler en boule, lancer d’un geste rageur vers la cheminée pour les prochaines flambées de l’automne lui manquait toujours dans ces moments-là. Il revint au Monde de la veille, fit défiler les gros titres avec dégoût. Est-ce que ça ne faisait pas au moins cinq ans que Daniel GoujonFils de Mara Goujon ; chef de cabinet au ministère de l’Intérieur en l’an zéro, il devient ministre ensuite mais démissionne en l’an 5 pour fonder le Parti de l’Ordre, préparant ouvertement un coup d’Etat nécessaire selon lui pour rendre la France vivable à nouveau ; resté sapiens, il incarne les valeurs anciennes. Mentionné dans I : II et IX, et dans II : I et II. préparait son coup d’État ? Il lui fallait combien de temps pour le préparer, à cette andouille ? Les chalutiers nucléaires seraient prêts avant lui, les fonds marins raclés jusqu’à l’os, les poissons recommenceraient à se raréfier… Quant au gros article de génétique qui racontait que les mutants n’étaient pas plus mutants que vous et moi… parce qu’en réalité, « au niveau du génome », tout le monde était déjà mutant avant de muter, ça, il s’en fichait bien !
Et puis, il en avait plus qu’assez d’être en cale sèche, jambes allongées, sans rien d’autre pour s’occuper que lire le journal. Il en était au stade où même la télé lui manquait, à lui qui ne la regardait jamais, si bien que quand elle était tombée en panne six ans plus tôt, il avait vendu le poste à des vautours du Palais pour une bouchée de pain. Il avait beau rester immobile, la douleur restait tapie dans ses genoux, il sentait sa présence, et elle le mordait cruellement au moindre mouvement. Comme de bien entendu, la recette de Dominique, sa décoction d’orties, de reines des prés, et de racine de curcuma ne servait à rien. Vivement que les gosses rentrent avec leur casier de crustacés, Hervé se sentait exactement dans les dispositions qu’il fallait pour dépecer des homards, briser au casse-noix des pinces de crabe ou de langouste et arracher les pattes des araignées de mer, c’était la seule activité qui lui apporterait du soulagement !
Du mouvement dehors, les pas et le hennissement d’un cheval : c’était Madeline qui attachait Écume, sa jument blanche, la flattait et lui parlait un peu avant de frapper à la porte. Hervé cria : « Entre, c’est ouvert ! » pour ne pas avoir à se lever.
Madeline fit irruption en tenue de brousse, jean et bottes de cheval, tee-shirt à manches longues, des brindilles plein les cheveux, vive, pressée, les yeux brillants, le sourire ravi aux lèvres que lui donnaient toujours les vagues ou les chevauchées. Elle venait des Grands Sables, elle avait fait le détour par la route pour venir voir comment il allait. Comment, il ne pouvait toujours pas bouger depuis le lendemain de sa fête, et il ne lui avait rien dit ? Devant son silence, elle s’était bien doutée de quelque chose comme ça… Elle fouilla ses poches : déjà, pour commencer, il allait prendre ces deux cachets d’aspirine, si, des vrais de vrais, des usines du Rhône, elles existaient toujours ! Elle les achetait sur Myzon, elle en avait une provision chez elle ; elle allait lui en laisser deux tubes. Bien sûr qu’il n’allait rien lui rembourser alors qu’il venait de lui offrir l’essentiel des sardines de sa fête ! Hervé, bougonnant un peu pour la forme, n’en reçut pas moins avec gratitude le grand verre d’eau qu’elle lui apporta sur ses genoux, qu’il vit entrer en effervescence sous l’effet des cachets à l’ancienne, spectacle réconfortant entre tous. Dominique pouvait bien aller au diable avec ses orties blanches et ses racines de mandragore…
« Les enfants ne sont pas là ? »
Hervé expliqua qu’ils avaient pris la barque pour aller relever un casier de crustacés ; ils n’allaient sûrement plus tarder…
Madeline le regarda en face : « Tu n’es pas inquiet… S’ils ont un problème, ils ne peuvent pas te prévenir, n’est-ce pas ? »
Hervé baissa la tête, sirotant son aspirine par petites gorgées. Inquiet, il commençait justement à l’être, mais pas question de l’avouer à Madeline ! « Ya pas de raison. La mer est calme, le vent vient du sud pour rentrer. Ils naviguent bien, tous les deux. Ils ont fait ça presque tous les jours depuis le 10 août, les bouées sont tout près de Port-Blanc… Et je leur ai interdit d’essayer d’accoster seuls à Port-Maria où le courant est plus dangereux. Ils m’ont juré leurs grands dieux qu’ils essayeraient pas… »
En même temps, comment être sûr de ce qui allait passer par la tête à des gosses de cet âge ? Ramener la barque à Port-Maria, partir explorer d’autres criques, cingler seuls vers Houat… La seule certitude était qu’ils peinaient à porter à deux un casier plein sur le sentier côtier ; la veille, ils avaient, semble-t-il, fait tomber la moitié du poisson en route. Et s’ils s’étaient contentés de relever et rapporter le casier prévu, ou, à plus forte raison, s’ils avaient réussi à amarrer la barque à Port-Maria, ils seraient déjà là.
Madeline secoua la tête. Ce n’était pas raisonnable. Bratt au moins était en âge d’avoir un Iph ! Même à l’âge de Barack, la plupart des enfants avaient le leur. Elle les avait observés l’autre jour pendant la cérémonie, elle les avait vus se comporter avec le programme : ils ne savaient pas lire, n’est-ce pas, ni l’un ni l’autre ?
Hervé n’y avait jamais pensé ! « C’est possible, concéda-t-il. C’est même sûr pour Barack ; Bratt, je sais pas ; il a dû aller un peu à l’école… Faut dire que depuis, il a eu le temps d’oublier… »
Eh bien ! Madeline y avait réfléchi. Hervé devait d’abord reconnaître que ça ne pouvait pas continuer comme ça ! Ils grandissaient ; quelle vie allaient-ils mener, sans pouvoir même utiliser un Iph, excellents pêcheurs, mais sans argent, sans compte en banque, toujours limités au troc ? Et puis, il n’y avait pas que les Iphs dans la vie ! Il y avait les livres aussi ! Ils étaient ignorants comme des ânes, de vrais buissonniers…
Hervé finissait son aspirine et cherchait ses mots : « Je dis rien sur les livres, c’est pas mon rayon. Pour l’Iph par contre j’ai ma petite idée. Bien sûr qu’ils y viendront, mais le plus tard sera le mieux. C’est parce qu’ils ont appris sans Iph qu’ils savent vraiment naviguer. Ils savent s’orienter, prendre le vent, décider de faire tomber la voile pour passer à la godille, évaluer le fond pour jeter l’ancre. Je leur ai appris exactement comme moi j’avais appris à leur âge. S’ils avaient un Iph dans les pattes, ce serait fichu : pour tout ça, ils s’en remettraient à une machine qui ferait toute seule des calculs et leur donnerait des instructions. »
Madeline secouait encore la tête. S’ils avaient un Iph, ils pourraient le laisser à la maison en naviguant avec Hervé, et continuer à acquérir les compétences ancestrales. Ils le prendraient en revanche pour sortir seuls en mer ; ils pourraient appeler en cas de problème, ou demander conseil. Hervé savait bien, n’est-ce pas, qu’elle avait raison, qu’il ne faisait que retarder le moment de prendre une décision ? Alors elle avait une proposition. Elle payait l’Iph de Bratt, elle paierait aussi celui de Barack, trois ans plus tard, pour ne pas faire de jaloux entre eux ; elle pouvait se le permettre, elle savait bien que ce serait une grosse dépense pour Hervé. Et lui, de son côté, puisqu’il vivait avec eux, il leur apprenait à lire et à écrire.
Comme elle y allait ! La vie était toujours toute simple, réglée par Madeline en deux coups de cuiller à pot.
« Écoute… je sais pas… Je préférerais presque le contraire… Je pourrais pas tout payer, pour les Iphs, mais ce serait normal que je participe. Regarde ce que je leur dois ! » Il désigna d’un geste la cuisine : le pain sur la table, les légumes frais, les mirabelles, le bocal de miel. « Le lait, le beurre et les œufs dans le frigo, c’est eux aussi. J’aurais jamais pu continuer seul, et j’aurais pas de quoi payer un apprenti. Si je peux être encore LE pêcheur du village, c’est bien grâce aux gosses ! Je les ai peut-être nourris au début, mais maintenant, c’est eux qui me nourrissent… Tiens, ils ont fait que ça depuis le 10 août. D’un autre côté, des Iphs pour eux deux, ça pourrait être un projet communal ; ça fait longtemps qu’à nous trois, on consomme pas l’équivalent de ce qu’on apporte au troc. Ça pourrait se négocier, je pense que ce serait voté. »
Madeline approuva avec ardeur. Elle pourrait participer aussi, faire un don à Locmaria. Ou bien payer la coque, l’écran incassable…
Hervé leva la main avec autorité : il n’avait pas fini : « Mais leur apprendre à lire, je saurais pas le faire.
‒ Tu leur as bien appris à naviguer !
‒ Ça a rien à voir. Déjà, j’ai pas décidé de leur apprendre. Ils étaient toujours fourrés dans mon chalutier, moi, je venais à côté prendre ma barque, ils me regardaient la mettre à l’eau… Je leur ai d’abord permis d’y monter. Une fois à bord, ils regardaient ce que je faisais, ils posaient des questions, ils voulaient essayer aussi… Ça c’est fait tout seul, et ils étaient sacrément demandeurs ! » Et puis, pensa Hervé, il n’était pas seul à enseigner. C’était le souvenir de son grand-père qui parlait à travers lui et qui lui avait conféré l’autorité nécessaire.
Il essaya d’expliquer à Madeline qu’il n’avait que de mauvais souvenirs de l’école primaire, donc il aurait du mal à s’identifier à l’instituteur. Et ce n’était pas non plus comme si les gosses le voyaient lire ! Il ne lisait que le journal, toujours sur son Iph, en général quand ils n’étaient pas là, pour être au calme. Des livres à la maison ? Il avait bien la Bible, mais bon, il ne l’ouvrait pas tous les jours… « Je devrais peut-être ? » (Il ne plaisantait qu’à moitié, il avait bien aimé entendre ce psaume avec le Léviathan qui jouait dans l’eau…)
Madeline s’obstinait. Il fallait que ce soit lui. C’est vrai qu’elle saurait faire ça et qu’elle y prendrait plaisir, seulement elle n’avait pas le temps, elle passait sa vie à courir, Hervé ne se rendait pas compte…
« Tu devrais embaucher, dit-il en haussant les épaules.
‒ Ne change pas de sujet !
‒ Je sais pas si je change de sujet. Ce qui est sûr, c’est qu’avec tous vos sponsors, Myzon, Nasung, la Banque numérique, etc., vous avez l’argent, au Conservatoire du littoral, et bon sang, t’as pas besoin d’exiger un doctorat de botanique ou d’ornithologie ; des gars de Belle-Ile qui veulent rester au pays et qui seraient prêts à se casser le dos pour arracher la griffe de sorcières ou tailler les épineux, y en a à la pelle, rien qu’à Locmaria ! Tu es trop difficile, c’est ça le problème ! On peut aimer la mer sans déclamer du… comment tu l’appelles, le gars qui parlait des fougères de l’enfance ?
‒ Saint John Perse. Et je ne vois pas le rapport, trancha Madeline. Que j’embauche ou pas, tu devrais apprendre à lire aux enfants, quitte à ce que je sois là en renfort pour prêter des livres ou leur raconter des histoires. Si tu leur dis que c’est pour avoir un Iph, tu verras qu’ils vont être demandeurs. »
La réticence d’Hervé était plus profonde. Et il était sûr qu’au fond Madeline le savait : n’avait-il pas attendu d’elle les petits-enfants qu’il n’aurait jamais ?
« Ya pas que ça… Tout le monde dit qu’on peut plus élever d’enfants… Bratt et Barack, moi, je les élève pas : ils viennent pêcher avec moi, et le reste du temps ils font ce qu’ils veulent. Je les ai pas adoptés ni rien, ils sont juste là. »
Les yeux verts de Madeline le fixèrent avec intensité : « Tous les enfants du monde ont besoin d’être élevés. Pour moi, tu t’en tires très bien : rappelle-toi il y a quatre ans ces deux sauvages, Bratt qui ne souriait jamais, Barack qui avait mis des semaines avant de dire un mot… Pourquoi est-ce que tu crois que tu ne sais pas le faire ?
‒ Ça m’a pas trop réussi avec Yvon… » murmura Hervé malgré lui.
Madeline balaya d’un mouvement de chevelure cette référence désagréable à son ex-mari. « Ces deux gosses, tu sais bien qu’ils n’ont que toi ! »
Elle avait fait les recherches, quatre ans plus tôt. L’Iph de la mère était éteint ; le père ne répondait pas aux messages. Bratt et Barack ne parlaient jamais du passé.
« Et tu sais bien aussi que tu les aimes, non ? »
La question appelait une réponse qu’Hervé ne possédait pas. Des pas de course vinrent heureusement faire diversion : les enfants, enfin ?
La porte fut poussée avec violence. Ceux qui surgirent à l’intérieur furent les deux aînés des Rennais, tout mouillés, en maillots de bain et tongs. La fillette cria en les voyant :
« Vite, vite !… Barack est blessé… À Port-Maria… »
Le sang d’Hervé ne fit qu’un tour : « Ils ont fait naufrage ?
‒ Non, c’est sur le sentier côtier… Bratt le porte, il peut plus marcher… »
Madeline déjà avait foncé dehors, et détachait Écume : « Je les ramène. Sors ta trousse à pharmacie. »
Hervé, depuis le pas de sa porte, avait vu la jument remonter de Port-Maria. Bratt derrière se tenait tant bien que mal à Madeline qui maintenait contre elle le petit corps de Barack, à demi affalé. Il les avait fait entrer, avait allongé Barack sur la table de la cuisine pendant que Madeline, attachant Écume au tronc du cerisier, écartait avec vigueur les curieux, enfants ou adultes. Le gosse était presque inconscient, chairs broyées et sanglantes sur le mollet droit, avec au beau milieu de la plaie cette vilaine boîte sombre : les mâchoires d’un piège ! Inutile de questionner Bratt égratigné, épuisé et claquant des dents, les faits parlaient d’eux-mêmes : ça sentait le Parisien invisible.
Hervé se précipita dans l’appentis chercher des tenailles pour ôter le piège : « T’en fais pas mon gars, on va t’enlever ça, on pourra soigner après… »
Bon Dieu, l’os était sûrement cassé en-dessous ! Il mettait les tenailles en place quand la main de Madeline se posa sur son bras :
« Arrête ! »
Bratt les regardait, interdit. Les yeux de Barack étaient vitreux, mais il tentait malgré tout de se soulever pour comprendre ce qui se passait. Madeline posa un doigt sur ses lèvres : Hervé devait se taire et l’écouter. Abasourdi, Hervé posa doucement les tenailles et suivit Madeline jusqu’à la fenêtre.
« Ce truc qu’il a sur le mollet, chuchota-t-elle, c’est un robot-piège de défense contre les intrusions. Pour l’instant, le robot ne bouge plus ; il doit déjà serrer au maximum. Si tu le desserres avec les tenailles, il va chercher à se refermer. On ne sait pas quelle poussée il peut exercer ; il risque de finir de broyer l’os. Il n’y a que deux solutions : soit le propriétaire le désactive, soit Barack est hélitroyé vers un hôpital qui a un service d’ingénierie robotique : peut-être Auray, sinon Rennes… Seulement si l’os est cassé, il aura besoin de l’hôpital dans tous les cas… »
Tout fut vague pour Hervé dans les minutes suivantes. Un robot-piège contre les intrusions, cramponné comme ça à la jambe d’un gosse de huit ans ! Il était trop vieux pour ce monde. Dire qu’à son dernier passage sur le sentier il avait remarqué l’écriteau flambant neuf « Attention, robots méchants », qu’il n’en avait parlé à personne, que les gosses ne savaient pas lire ! Plus jeune, au temps de Marie-Lou, il aurait récupéré ses tenailles et foncé avec sans réfléchir pour s’expliquer avec le Parisien ou ses robots. Aujourd’hui, il était juste assommé ; la colère ne viendrait qu’ensuite. Il lui fallut un moment pour retourner à pas lents vers la table de la cuisine, ôter les tenailles qui ne servaient à rien, caresser sans rien dire les cheveux laineux de Barack, essuyer la sueur qui perlait aux racines, juste en-dessous. Le gosse souffrait en silence, son frère était seul à pleurer avec des petits gémissements plaintifs comme un jeune chiot.
Madeline entre temps avait pris les choses en main. Les pompiers arrivaient de Quiberon en hélicoptère. Il n’y avait pas de service d’ingénierie robotique à Auray, Lorient ou Vannes ; le plus simple était donc d’hospitaliser directement Barack à Rennes, à moins que le propriétaire de « Ma Thébaïde » ne désactive le robot ; cela permettrait de soigner Barack à Auray, où il serait beaucoup plus près de Belle-Ile. Hervé et Bratt pourraient sans doute aller le voir là-bas, naviguer jusqu’au port de St Goustan si le vent était favorable. Madeline avait le numéro du Parisien, elle avait tenté de l’appeler, mais il se gardait bien de répondre. Elle humectait les tempes de Barack, lui soutenait la tête pour le faire boire, l’enveloppait d’un long murmure rassurant pour lui parler de l’hôpital où on allait enlever le piège et soigner sa jambe… Hervé pendant ce temps recopia le numéro d’Iph du Parisien et lui écrivit : « Faites lâcher votre robot : il est cramponné à la jambe d’un enfant de huit ans, et il lui a sans doute cassé l’os ! » Le message fut marqué comme « vu » sans autre dialogue ; le robot-piège était toujours aussi inerte, rien n’indiquait qu’il avait été désactivé.
Ce fut pendant qu’ils guettaient l’hélicoptère, avec des allers et retours vers la pelouse et quelques échanges avec les voisins agglutinés autour et discutant ferme, que Bratt, peu à peu, raconta.
Tout avait commencé la veille. Au moment de passer devant le grillage, juste après la porte blindée, ils avaient trouvé un trou à la place du sentier, sur plusieurs mètres. Pas un éboulement dû à la pluie ; c’était creusé net. Ils avaient réussi à passer plus bas puis à regrimper sur le sentier, mais c’était raide, il fallait s’accrocher avec les mains. Donc au retour, en portant le casier plein de poissons, ils avaient bien galéré et perdu une partie des poissons. Il aurait fallu passer à marée basse depuis Port-Blanc, sans prendre le sentier du tout, sauter et patauger d’un rocher à l’autre jusqu’au bas de la descente du Parisien, celle qu’il prenait pour aller se baigner, et de là, remonter jusqu’à sa porte. Seulement ils n’allaient pas attendre chaque jour la marée basse pour rapporter leur pêche ! Alors, Barack avait eu une idée : puisqu’ils ne pouvaient plus longer le grillage, ils passeraient par le jardin du Parisien. Ils avaient préparé ça à l’aller, c’était pour ça qu’ils avaient été si longs. Ils avaient fendu le grillage au sécateur, discrètement, de haut en bas, d’abord près de la porte, avant de rebrousser chemin pour quitter le sentier interrompu, ensuite de l’autre côté du sentier coupé, et là, ils étaient bien revenus en arrière après leur escalade. Il était tôt et rien ne bougeait dans la maison ni dans le jardin, qui était juste une pelouse d’herbe jaunie. Puis, après la pêche, ils étaient arrivés au grillage fendu en portant à deux le casier de crustacés. La maison était toujours silencieuse. Ils s’étaient glissés par la première ouverture, mais à peine étaient-ils descendus sur l’herbe sèche que des petites boîtes noires avaient surgi de partout et s’étaient mises à sautiller autour d’eux en récitant toutes ensemble : « Première sommation : vous êtes sur une propriété privée, vous devez la quitter immédiatement… » Barack n’avait pas peur des petites boîtes qui sautillaient sur place, il les trouvait drôles, il les enjambait, leur donnait des coups de pied, tandis qu’elles rendaient Bratt nerveux ; quand elles avaient dit « deuxième sommation », il avait lâché le casier et s’était mis à courir en tirant son frère par le poignet. Barack résistait, il voulait récupérer les crustacés ; devant l’autre trou du grillage, il avait réussi à se dégager et il était retourné en arrière ramasser le casier. Il le tenait devant lui à bout de bras, c’était difficile pour courir, pendant ce temps Bratt lui maintenait les pans du grillage ouverts. Les boîtes finissaient de réciter leur troisième sommation, et soudain, elles avaient toutes foncé vers eux, celle qui était la plus près de Barack avait sauté sur sa jambe, mâchoires ouvertes, avec de grosses dents noires à l’intérieur ! L’os de Barack avait craqué comme une pince de crabe dans un casse-noix. Heureusement, il était tout près du grillage ; Bratt avait réussi à l’attraper, le tirer par le trou avant que les autres boîtes ne lui sautent dessus elles aussi. Dès qu’ils avaient repassé le grillage, les boîtes s’étaient remises à sautiller sur place en disant : « Intrusion résolue », elles n’avaient pas essayé de les poursuivre. Alors Bratt avait placé son frère sur son dos, il s’était courbé sous son poids, c’était difficile d’avancer parce qu’il pleurait beaucoup en marchant ; heureusement il n’avait pas tardé à déboucher au-dessus de Port-Maria, ses copains qui se baignaient les avaient vus, et avaient couru chercher du secours.
L’hélicoptère arriva enfin ; il fallut laisser partir le petit Barack avec le robot-piège toujours accroché à sa jambe, puis consoler Bratt qui s’était remis à pleurer. Madeline, prenant les voisins à témoin, s’était alors écriée qu’Hervé était tout pâle, que ça ne lui faisait pas de bien de rester planté sur cette pelouse à regarder le ciel bleu et vide, qu’il devait rentrer s’asseoir, peut-être même s’allonger un peu, tandis que Bratt leur préparerait un repas chaud, pas vrai, Bratt ? Quant à elle, il fallait absolument qu’elle se sauve ; elle avait repoussé de plusieurs heures une réunion prévue à Sauzon avec les producteurs d’engrais aux algues et les collecteurs de débris de plastique. L’hôpital de Rennes avait les coordonnées d’Hervé et lui donnerait directement des nouvelles. Elle reviendrait avec un collègue en fin d’après-midi pour aller constater officiellement l’interruption du sentier côtier, elle se concerterait ensuite avec le conseil municipal de Locmaria à propos de « Ma Thébaïde ».
Madeline et Écume avaient disparu à leur tour. Hervé avait saisi l’épaule de Bratt comme pour vérifier que lui au moins était toujours là. En entrant dans la maison, il aperçut avec surprise son fauteuil du matin, la chaise devant qui lui servait à garder les jambes allongées. Il n’y avait pas à dire : rien ne valait pour l’efficacité les cachets d’aspirine des usines du Rhône !
André, haletant, se redressa dans son lit. Un cri l’avait éveillé en sursaut. Son propre cri ! Il n’était pas à Pontoise, il était toujours à Belle-Ile. 21 août. C’était sûrement la date qui lui avait fait faire ce rêve stupide.
Paul qui piaillait de sa petite voix aigüe, s’écriant que c’était son anniversaire, qu’il allait avoir « un robot rigolo de papa » pour ses huit ans, puis, échappant à Mina, qui pénétrait dans le cabinet où André testait ses spécimens de robots-pièges contre les intrusions… Il n’en avait pas vu davantage. La porte du cabinet était fermée. Derrière, quelqu’un hurlait de douleur. Et voici que passait sous la porte une nappe de sang sombre qui avançait comme une marée montante jusqu’à ses pieds… Là, il s’était mis à hurler lui-même.
Ridicule. Les huit ans de PaulPaul Gravière ; adolescent, fils du roboticien André Gravière et d’une chimiste allemande, Mina Gravière redevenue Grienenberger, neveu de l’ex fleuriste de Chartres Kurt Grienenberger, ami d’Antoine Forestier ; expatrié malgré lui en Allemagne avec sa mère, puis interne au lycée des Pontonniers à Strasbourg ; extraverti, impulsif ; amateur d’histoire et de chant. Présent dans II : II ; mentionné dans I : II., c’était dix ans plus tôt ! Oui, c’était bien ça, dix-huit ans aujourd’hui ; c’était dire qu’il n’avait plus besoin d’un père. Cette vieille culpabilité de sapiens, refoulée dans le subconscient… Paul. Il habitait Munich, il avait dû oublier son français ; peut-être même qu’il portait l’uniforme noir des Deutch und rein, qu’il acclamait Ludwig SchwartzLeader allemand d’extrême-droite neurotypiste, fondateur du mouvement Deutsch und rein dont les milices armées poursuivent et lynchent les « mutants », devenu chancelier du Reich en l’an 8. Mentionné dans II : II., qu’il rêvait d’exterminer tous les libers ! André n’aurait jamais cru qu’il avait gardé en mémoire sa voix perçante de petit garçon surexcitée, en vraie bande-son enregistrée que son cerveau pouvait lui repasser ainsi dans ses rêves…
Le soleil n’était pas encore levé. André se doucha longuement, méticuleusement, comme pour effacer toutes les traces de sa nuit. Il n’avait pas besoin de cauchemars supplémentaires, ni de rêveries de sapiens sentimental sur la date du 21 août, la situation était déjà bien assez compliquée comme ça… Après sept ans passés à Locmaria sans aucun problème avec les autochtones, comment avait-il pu en une semaine accumuler les bourdes à ce point ? D’abord, donner son numéro d’Iph à la conservatrice en chef du littoral. Ensuite, remonter de sa baignade du matin sans aucune prudence, au point de se trouver nez à nez avec ces deux garçons qu’il aurait été si facile d’éviter en s’attardant dans les rochers. Les espionner tout de travers, les prendre pour des touristes alors que visiblement ils habitaient Locmaria. Confier le sentier à couper à ses excavateurs qui, comme tout robot, creusaient des fosses parfaitement droites ; les parois de terre perpendiculaires aux deux tronçons du chemin interrompu ne ressemblaient pas au résultat d’un éboulement. D’un bout à l’autre, il avait agi ou interprété comme si le monde tournait autour de lui. Même en voyant les crustacés par terre la veille, au lieu de comprendre que les deux garçons rentraient de la pêche, il avait cru qu’ils étaient venus exprès déchiqueter son grillage et balancer des bêtes immondes dans son jardin. Il y avait de quoi se poser des questions sur sa santé mentale !
Quel choc, cependant, que ce homard sur la pelouse ! Il l’avait trouvé en début d’après-midi, alors qu’il sortait furieux de la réunion zoom qui l’avait accaparé depuis la fin de la matinée, le privant de sa baignade quotidienne. Se réunir en visio-conférence sous le mince prétexte que l’entreprise avait été rachetée était déjà en soi une perte de temps. Les états d’âme de la nouvelle direction l’avaient d’autant plus exaspéré : en quoi les pièges à mâchoires nuisaient-ils à l’image de Me, myself and robots ? Des boîtiers moins agressifs qui projetteraient de simples influx électriques afin de paralyser temporairement, ce serait beaucoup moins dissuasif. Quant au prétendu projet innovant, « la compagnie des esseulés », c’était juste ridicule. Un robot était une froide machine d’acier, conçue pour obéir aux ordres ; les esseulés en manque de câlins feraient mieux de prendre un chat ! André avait donc fini par interrompre le nouveau responsable pour lui signifier sa manière de penser. L’avenir était aux nouvelles gammes de gardes du corps et de pièges anti-intrusion. Est-ce que les Gravières à mâchoires n’étaient pas largement utilisés par les centrales nucléaires qui ne tenaient pas à ce que la presse vienne enquêter sur l’enfouissement de leurs déchets, par les usines agro-alimentaires en butte aux incursions des écolos ou de Que choisir ?, par les châteaux bordelais protégeant leurs caves des razzias des NBV, par les élevages intensifs automatisés en guerre constante avec les antispécistes, etc. ? Les particuliers avaient autant besoin de protection que les sites sensibles ou les grandes entreprises, plus encore même puisque c’était leur vie privée qu’ils défendaient ! Accepter d’être remis en cause, de sortir de sa zone de confort pour aller relever des défis inattendus, bien sûr qu’il n’y était pas prêt, parce que ça ne l’intéressait pas ! Après plusieurs échantillons de ce dialogue de sourds, il avait démissionné, s’était déconnecté de la réunion zoom, avait ôté son casque auditif et, sans même prendre son Iph, il était sorti respirer un grand coup dans le jardin.
C’était alors qu’il avait vu le homard avancer sur l’herbe avec sa carapace et toutes ses pattes. Vision d’horreur. Puis il avait remarqué les gros tourteaux et les langoustes qui grouillaient derrière, remuant encore faiblement, et enfin le grillage déchiré. On était entré, on avait pollué sa propriété ! Il s’était précipité à l’intérieur pour aller chercher son Iph : il y avait eu en effet une alerte intrusion, jusqu’à la troisième sommation, et l’attaque des pièges avait mis les intrus en fuite. Dire qu’à cause de cette satanée réunion zoom et du casque sur ses oreilles, il n’avait rien entendu, dire que sans ses systèmes de défense les deux garçons auraient pu arriver jusqu’à lui ! Tout ému rétrospectivement, il avait regardé les Gravières EB achever de réparer le grillage. Il était loin de s’attendre à la suite, il n’avait même pas pris conscience qu’il lui manquait un piège à mâchoire. Et il n’avait fait ensuite qu’aggraver son cas.
Subodorant des problèmes liés à l’intrusion, il n’avait pas voulu décrocher quand la conservatrice du littoral l’avait appelé, et il continuait à trouver cela normal : certes, ils avaient échangé quelques phrases polies, de là à basculer sur un appel vocal… Ils n’avaient pas gardé les cochons ensemble ! Puis un message était arrivé sur son Iph, d’un numéro inconnu : il l’avait ouvert bêtement. Un certain Hervé Terriot lui demandait de désactiver son robot-piège qui était cramponné à la jambe du plus jeune des deux Antillais. André était resté abasourdi, incapable de décider comment réagir. Il pouvait désactiver le robot, mais pas à distance ; ses robots lui obéissaient à la voix ou au toucher. Il fallait dire d’amener ici le blessé… mais est-ce qu’on n’allait pas lui répondre qu’il n’était pas transportable et que c’était à André de se déplacer ? En outre, est-ce qu’il était prêt à approcher le garçon antillais avec son piège à la jambe, et cet Hervé Terriot qu’il ne connaissait pas et qui lui en voulait sûrement, peut-être même d’autres personnes avec eux, le deuxième garçon, la conservatrice du littoral qui portait aussi le nom de Terriot ? Voilà de longues années qu’à part le myzonier qui lui livrait ses colis, il n’avait rencontré personne IRL ; or, le présentiel était en soi une forme de violence, une forme d’intrusion. Et cela, le jour précis de cette réunion zoom qui l’avait quand même secoué ! C’était juste trop brutal.
Il avait hésité longtemps, puis renoncé à répondre : de toute façon, tout hôpital normalement équipé savait ôter les robots-pièges. Il avait à ce point perdu l’habitude de communiquer qu’il avait oublié que le message ouvert allait apparaître comme « vu » ! Au moins, il n’avait pas réitéré cette erreur-là : les messages ne cessaient plus de tomber dans sa boîte qu’il vidait aussitôt. Les mouettes s’y étaient mises à leur tour, elles fondaient sur son jardin avec un acharnement digne des Oiseaux d’Hitchcock. Il lui avait fallu un moment pour comprendre qu’elles dépeçaient et dévoraient les crustacés restés sur l’herbe. Elles effaçaient donc elles aussi les traces de l’invasion…
Que faire, alors ? (Le soleil brillait à présent ; il ne l’avait pas vu sortir de l’eau.) Juste se remettre au travail, en free-lance puisqu’il avait démissionné, et laisser se tasser les choses avec Locmaria ? S’il détruisait les messages d’insultes ou de menaces sans les lire, ses agresseurs finiraient par se décourager… (Ne pas se demander comment il allait pouvoir à présent quitter la maison pour aller nager, alors que sa porte sur la mer était du côté de Port-Maria.)
Il hésitait encore quand la sonnerie se déclencha. Ce n’était pas l’alarme de l’intrusion, mais le signal sonore avertissant qu’il y avait un visiteur à la porte d’entrée officielle. La maison connectée engagea le dialogue :
« Nommez-vous et donnez l’objet de votre visite.
‒ C’est le myzonier. J’ai un objet à remettre en mains propres à M. Gravière. »
André sentit qu’il s’affolait au point d’être incapable de rassembler ses idées. La plupart des colis de Myzon rentraient dans sa boîte à lettres ; il les scannait lui-même avant de défaire l’emballage. Il arrivait cependant qu’ils soient trop volumineux. Or, il ne parvenait pas à se souvenir s’il avait passé commande récemment. Un colis était toujours précédé par un message de Myzon, comment vérifier à présent ? Il avait peur d’ouvrir, et en même temps, si Myzon lui livrait des vivres pour un mois ou des matériaux pour travailler en free-lance, ce serait trop bête de s’en priver. Allons, courage, il allait affronter le myzonier la tête haute… Jambes tremblantes, il remonta la longue allée et commanda l’ouverture de la porte.
Le myzonier n’avait pas de colis dans les mains, juste une enveloppe papier avec emballage à code-barre, et un sourire mauvais aux lèvres. « Signature génétique ici, s’il vous plait… C’est ça ! » Le sourire mauvais s’accentua. « C’est une lettre recommandée avec accusé de réception. On vous a envoyé le contenu par messagerie, mais comme le message n’a pas été marqué “vu”, on en revient aux vieilles méthodes… Comme vous voyez, tout le monde est au courant, on est tous derrière notre conseil municipal. J’en profite aussi pour vous dire : votre adresse est bidon. Villa “Ma Thébaïde”, pointe d’Arzic… Vous y êtes pas du tout, à la pointe d’Arzic ! Elle est de l’autre côté de Port-Blanc ! Vos colis, maintenant, j’irai vous les porter là-bas, vous pourrez toujours aller les chercher… si vous arrivez à rejoindre le sentier côtier, n’est-ce pas… Allez, bonne journée, profitez bien de votre propriété tant qu’elle est encore debout ! »
Ce n’était pas la première fois qu’André le laissait parler sans avoir le temps ou la présence d’esprit de trouver quoi répondre. Seulement, cette fois, chaque mot avait porté. Il resta un moment tétanisé au bout de l’allée avec l’enveloppe à la main. Tout le village contre lui. Il ne pouvait pas vivre sans les colis de Myzon ! Et que voulait dire « pendant qu’elle est encore debout ? »
Il se décida d’un coup, déchira fébrilement l’enveloppe. C’était une grosse lettre imprimée, avec imitation de jargon officiel à l’ancienne. Certainement rédigée contre finances par un juriste en ligne ; depuis que les tribunaux avaient fermé, ils gagnaient leur vie comme ils pouvaient. Pauvres types. En tout cas, ça ne risquait pas d’être les ploucs de Locmaria qui maniaient comme ça les « attendu que… » et les « en vertu du… »… même si la lettre était cosignée par le Conservatoire du littoral. André courut aux conclusions : payer… payer… encore payer… ce n’était pas le problème, mais astreinte et droit de passage pour rétablir la continuité du sentier côtier, jamais ! Et comme l’avait dit le myzonier, il y avait la menace d’expropriation et de démolition de « Ma Thébaïde » s’il n’ouvrait pas son jardin en désactivant ses pièges, ou ne faisait pas reculer son grillage de deux mètres minimum.
Impossible. Tout était impossible. Ouvrir son jardin, laisser entrer chez lui des étrangers était impensable. Reculer, s’éloigner de la mer, perdre du terrain dans tous les sens du terme, à peine mieux. Et il n’avait pas tout lu. En attendant le versement des sommes requises et le rétablissement de la continuité du sentier côtier, la réunion extraordinaire du conseil municipal avait voté des « sanctions » à son endroit : la « grève du zèle » du myzonier et une restriction de l’accès à l’eau potable. Heureusement que l’électricité et la 5G ne venaient pas de Locmaria !
André emplit ses poumons d’air marin. L’ennemi s’était déclaré. Désormais, il allait se battre. Comme un homme civilisé, bien sûr ! Pas à coup de Gravières à mâchoires : à coups de recours, de négociations, de dommages et intérêts pour le garçon antillais blessé et le détour imposé aux promeneurs. Il était prêt à investir beaucoup de ses économies ; il obtiendrait la reconnaissance du fait que ce sentier était interrompu, que personne ne devrait passer par chez lui ou devant chez lui. Et après, il pourrait vivre tranquille.
Le démarchage de clients pour sa nouvelle carrière en free-lance attendrait. Il passa la fin de la matinée à faire des recherches sur les conflits de voisinage. Ce n’était pas si compliqué : à lui de prouver sa bonne volonté en proposant un médiateur. Ou plutôt une médiatrice, la fonction étant largement féminisée. Ce n’était pas une profession, la plupart étaient des bénévoles, fonctionnaires en sinécures ou retraitées qui faisaient ça pour s’occuper. Leur site affichait les profils de celles qui étaient disponibles. Elles ne prenaient qu’une affaire à la fois, ce qui était un gage de sérieux. Si on contactait l’une d’entre elles et qu’elle acceptait le cas, elle se chargeait de se faire agréer par la partie adverse.
André élimina vite les trois premières : des mères de famille, voire grand-mères et fières de l’être, s’attendriraient sur le garçon blessé. La quatrième l’inspirait davantage. Trente-quatre ans, célibataire et sans enfant, donc probablement n’en voulant pas, ex enseignante, mais en lycée, a priori sans affinités particulières avec de jeunes violeurs de propriété déscolarisés. Elle habitait Orléans, avait déjà résolu des conflits un peu partout en France, et même en Corse : en voilà une au moins qui savait qu’on pouvait s’impliquer en distanciel ! Elle avait souvent aussi été prise comme négociatrice par des communes ou des collectifs en lutte avec des grandes entreprises voisines accusées de polluer la terre ou l’eau et disposées à payer le nécessaire pour acheter la paix sociale. Tout cela était de bon augure. Les premiers commentaires la décrivaient comme quelqu’un qui savait écouter, et elle affichait un taux impressionnant de satisfaction des deux parties. Il en savait assez, il s’empressa de cliquer sur cette Colette MarcheurCousine germaine plus jeune de Guy Marcheur, grande cousine d’Ulysse et de Jason Marcheur, ex compagne de Rémi Delarbre le futur fondateur des Citoyens responsables ; jeune professeure de français en collège en l’an zéro, elle est survivante avec David Stourbe adolescent d’une tuerie dans un lycée d’Orléans ; professeure de lycée en sinécure, restée sapiens par choix, femme d’ouverture et de conviction à l’esprit aventureux, écologiste militante. Présente dans I : III et VI; mentionnée dans I : V. pendant qu’elle était encore disponible.
«Et alors le gars se ramène, et j’lui fais : “Dites donc, vous voyez pas que vot’grue se balance avec le vent et que si ça continue à souffler, elle va se casser la gueule ? ” Et lui, y lève même pas l’nez, y m’répond aussi sec : “Je sais bien… Mais l’grutier, il a démissionné, et les aut’gars du chantier, y z’ont tous le vertige, moi comme eux…” »
Hervé écoutait et produisait les grognements approbateurs aux moments requis, et en même temps, il avait envie de se pincer tant il n’y croyait pas. Yvon était là ! Détendu, assis sur un fauteuil de jardin, racontant avec force détails une histoire dans laquelle, comme d’habitude, il avait le beau rôle : il atteignait la cabine du grutier, et parvenait in extremis à démonter la grue. Son plus bel exploit restait cependant selon Hervé d’avoir accepté sans hésiter d’aller chercher Barack à l’hôpital de Rennes pour le ramener à Locmaria. Ils étaient arrivés la veille, le 23 août, et pour l’instant, Yvon ne parlait pas de repartir ! Il les avait même accompagnés à la pêche, Bratt et lui, depuis Port-Maria où il avait bien fallu amarrer la barque.
Yvon était là, et le petit Barack était revenu, évidemment avec une attelle et deux béquilles, mais si heureux de retrouver son frère, son île, sa maison, muet de joie, des étoiles plein les yeux, venant régulièrement se frotter à Hervé comme un chat qui vous ronronne dans les jambes. On n’avait pas pu le plâtrer parce que le robot-piège avait laissé une plaie ouverte, c’était aussi pour ça que l’hospitalisation avait duré plusieurs jours. Heureusement, la cicatrisation s’annonçait bien et on avait abondamment fourni Hervé en bandages, antiseptiques et recommandations concernant l’attelle sur laquelle il fallait maintenir la jambe ligotée.
En ce début d’après-midi du 24 août, Hervé se sentait donc le cœur aussi léger que si Marie-Lou était encore de ce monde. Il commençait juste à trouver qu’il aurait aimé profiter de la présence si rare de son fils un peu plus au calme… Déjà, pour commencer, Barack étant la vedette du jour, les gosses présents étaient au nombre de cinq : il y avait Éléonore et Bastien, les deux aînés des ex-Rennais, ainsi que la fille de l’épicière. Tous assis sur l’herbe autour de Barack et sa jambe allongée, surexcités, bruyants au possible. En outre et surtout, la médiatrice, une jeune femme ouverte et sympathique, avait débarqué à Belle-Ile en milieu de matinée et n’avait pas perdu son temps depuis, ce qui avait déjà occasionné pas mal de remue-ménage. Erwan Conguet les avait conduits à Port-Blanc dans la camionnette de Myzon afin qu’Hervé puisse montrer à cette Colette Marcheur d’abord la rampe et les bers qui lui servaient à amarrer sa barque, puis son hangar à bateau contenant son chalutier et son matériel de pêche. Elle avait ainsi pu constater que la rupture du sentier côtier était pour lui une nuisance grave. Laisser la barque à Port-Maria signifiait ne pouvoir la faire entrer et sortir de l’anse qu’à marée suffisamment haute, et encore : si la mer n’était pas trop forte. Afin d’épargner ses genoux, Hervé était resté assis sur la rampe de pierre pendant qu’Erwan, Yvon et Colette Marcheur faisaient l’aller-retour sur le sentier côtier jusqu’au grillage du Parisien. Ils avaient été unanimes : les quelques mètres qui manquaient avaient été ôtés exprès par une machine. Yvon avait paru, en outre, ravi de revoir le chemin de crête. Puis ils étaient rentrés chez Hervé, et Colette Marcheur avait discuté avec Bratt et Barack, très simplement, sachant les mettre à l’aise ; elle avait recueilli leur version de l’histoire. Après quoi, Dominique était venue inviter la médiatrice à déjeuner au nom du conseil municipal. Hervé, Yvon, Bratt et Barack s’étaient alors retrouvés entre hommes et en famille pour manger le poisson pêché à l’aurore. Déjeuner très gai, Yvon faisait rire les enfants et en rajoutait, Hervé aurait bien prolongé cette pause. Malheureusement, Dominique et la médiatrice n’avaient pas tardé à reparaître, accompagnées d’une bonne moitié du conseil municipal.
Depuis, Hervé avait perdu le compte du nombre de personnes agglutinées sur sa pelouse dans ce qui était d’habitude l’heure de sa sieste : beaucoup de femmes qui jacassaient, le conseil municipal étant en majorité féminin, l’inévitable Erwan Conguet qui pérorait, comme toujours, sur le Parisien invisible, alors qu’il n’était même pas le seul à l’avoir vu, puisque les gosses, un beau jour, étaient tombés sur lui en maillot de bain sans éprouver pour autant le besoin d’en faire des gorges chaudes… Madeline venait d’arriver ; Hervé se demanda où elle avait pu laisser Écume. Il était en même temps impatient et un peu ému de voir Yvon et Madeline réunis. Mais elle se contenta d’un vague hochement de tête en direction de son ex-mari, contrastant avec le sourire lumineux qu’elle adressa de loin à Hervé. Elle alla d’abord s’agenouiller dans le cercle des enfants, parler un moment à Barack, lui offrir un cadeau qu’il s’empressa de déballer dans l’enthousiasme : un livre, évidemment. Cette Madeline, quand elle avait une idée en tête… Elle s’était déjà relevée, elle se dirigeait droit vers Colette Marcheur, se présentait, engageait la conversation. C’était Yvon, au contraire, qui la suivait des yeux :
« Toujours aussi belle… » fit-il avec une pointe de regret.
Hervé le regarda, surpris. Il ne savait rien sur les causes du divorce, et pourtant il avait toujours tenu pour acquis qu’Yvon était un coureur, que Madeline, la plus amoureuse des deux, avait sa fierté, et qu’il avait dû beaucoup lui en faire voir avant qu’elle ne décide de rentrer à Belle-Ile.
Le spectacle de Madeline radieuse, parlant avec animation à Colette Marcheur, avait coupé Yvon dans ses récits colorés de sa vie à Rennes. Silencieux, pensif, il avait pris une vieille bourse de cuir et s’occupait à collecter à l’intérieur des feuilles séchées dans lesquelles, à vue de nez, il y avait plus de cannabis que de tabac. « Je suis content pour toi qu’elle soit là, dit-il enfin. Je sais bien qu’elle, pour toi… Pas seulement parce qu’on était mariés, depuis qu’elle était môme… Et maman qui voulait tellement une fille ! Tandis que moi… Surtout depuis que maman… Mais tu comprends, revenir ici après… »
Hervé hocha la tête. Toutes les phrases étaient inachevées, et pourtant il avait tout compris.
Yvon était venu à bout de la confection de son espèce de cigarette ; il l’alluma posément, en tira une bouffée et reprit : « Mais maintenant, je pense que je vais… »
Cette phrase-là en revanche, Hervé aurait voulu en connaître la fin. Malheureusement, elle fut interrompue. Barack avait surgi à côté d’eux ; clopinant sur ses béquilles, il avait pourtant trouvé moyen de coincer le livre sous son bras et sous son menton tant il tenait à le fourrer sous le nez d’Yvon sans dire un mot, soucieux d’avoir son avis :
« Il est très beau, ton livre, mon bonhomme… Les Aventures de Sinbad le marin ! Et dis donc, y a de belles images ! … Ah non, moi je connais pas cette histoire ; c’est toi qui vas la connaître bientôt… »
Hervé se disait pendant ce temps qu’il n’avait rien à offrir à tous les présents à part du faux café et du cidre en-dessous du médiocre. Bon sang, il n’avait même pas une bouteille de jus de pomme pour les enfants ! En outre, il n’avait pas le bon nombre de tasses et de verres, et pas non plus l’énergie de bouger. Plus vexant encore, pendant qu’il manquait à tous ses devoirs de maître de maison, Jeannie, l’ex Rennaise, était arrivée avec une pile de crêpes qu’elle tartinait de confiture, et de grands verres de jus de pomme avaient surgi de Dieu sait où.
Est-ce que Madeline n’allait pas s’approcher pour parler un peu avec Yvon ? Non, elle était toujours avec la médiatrice. Elles s’étaient mises à part du reste du groupe, adossées ensemble au cerisier, à la place habituelle d’Écume. Pas bien grosses toutes les deux, naturelles, animées, elles allaient bien ensemble, elles se complétaient aussi. Colette Marcheur avec ses cheveux courts, ses seins petits et hauts, sa silhouette de jeune garçon avait quelque chose d’un farfadet tandis que Madeline avec sa masse de cheveux clairs et ce joli corsage un peu décolleté sur son jean et ses bottes de cheval tenait plutôt de la sirène, féminine et troublante jusqu’à mi-corps. Madeline aux yeux brillants, aussi rayonnante aujourd’hui que Marie-Lou au même âge. Bon sang, c’était tout de même triste qu’il n’y ait personne d’autre dans sa vie qu’Écume, les oiseaux de mer et les diverses variétés de bruyères !
Avec l’aide de sa copine Éléonore, Barack et son livre avaient regagné le cercle d’enfants. Yvon avait écrasé sa cigarette roulée pour enfourner avec reconnaissance la crêpe qu’on lui tendait. Il regardait toujours Barack et fixait d’un air morose le beau livre relié et illustré :
« Il est cool, ce môme, articula-t-il entre deux bouchées. On s’est bien entendus, tous les deux, pendant notre grand voyage : taxi, train pour Auray, autre train pour Quiberon, navette, ferry et camionnette de Myzon, le tout avec les béquilles… Encore heureux que l’hôpital m’a laissé le prendre à six heures du matin ! J’m’en veux, par contre, d’arriver ici les mains vides, surtout après tant d’années… J’sais pas comment j’m’arrange, mais j’suis rincé… T’as qu’à voir, même ma bagnole, j’ai dû la revendre : j’arrivais pas à la recharger ! »
Hervé n’en était guère surpris :Yvon avait toujours été dépensier, et la vie avait tellement augmenté ! Son fils lui confia qu’il avait gagné en l’an 7 un petit bouquet d’actions, plutôt rouillé : sur les dix il n’y en avait qu’une qui rapportait, celle sur l’immobilier parisien. Les intérêts s’ajoutaient à son salaire, et pourtant ça ne suffisait pas : rien que le papier de cigarettes coûtait la peau des fesses ! Puis il insista pour savoir comment son père s’en tirait, surtout avec deux mômes à la maison. Hervé grommela qu’en l’an 7, il avait gagné 450 euros ; ça avait mis du beurre dans les épinards pendant deux mois, mais il n’était pas devenu actionnaire ! Sinon, il avait toujours sa retraite, la même depuis l’an zéro au centime près ; elle passait tout entière à payer son abonnement d’Iph, acheter du faux café, de la vinaigrette de synthèse, du savon de Marseille, du fil à coudre, du fil de pêche, des cordages et des hameçons. Pour le reste, il y avait le troc qui évitait de verser en plus de l’argent à l’État. On ne jetait plus rien, on réparait tout : Hervé et les gosses ramendaient les filets et le chalut comme dans l’ancien temps, les gens autour rafistolaient leurs vieux vélos, tout le monde reprisait ses vêtements. Les soins médicaux étaient peut-être gratuits, mais le médecin le plus proche était au Palais, et l’hôpital à Auray ; les malades ne se soignaient plus, sauf avec les herbes de Dominique ; autant dire qu’ils guérissaient tout seuls ou pas du tout. Puis il désigna du menton les habitants du village, en renseignant son fils à mi-voix. Jeannie, là-bas, elle avait de l’argent, son mari était en télétravail pour une grosse boîte ; elle amenait au troc des produits importés, c’était pratique. Dominique, ses économies s’étaient sûrement changées en actions. Erwan, avec son salaire de myzonier, il était pratiquement devenu un notable, c’était pour ça qu’il ne se sentait plus ! Il ne plaignait pas trop non plus la mère de la fillette assise en tailleur dans le cercle d’enfants : c’était elle qui tenait la supérette. Les temps étaient durs pour tous les autres. Le seul avenir pour les jeunes, c’était d’apprendre à monter à cheval, à saigner le cochon comme dans l’ancien temps, à essayer de faire pousser du blé ou de la vigne sur une terre qui ne s’y prêtait pas. Les tensions montaient avec le Conservatoire du littoral si riche et si puissant, qui ne s’occupait que d’écologie. Quant aux vieilles qui n’avaient que des poules, ou à la limite un prunier dans leur jardin, elles vivaient de la charité de la commune ; il en serait arrivé là lui aussi sans la barque du grand-père et sans les gosses comme équipage.
Le soleil avait disparu, le vent se levait, la barque restée à l’eau allait danser. Heureusement, ça soufflait du nord-ouest, Port-Maria était relativement à l’abri. Il commençait à faire frisquet, mais Hervé n’avait pas la place de recevoir tout ce monde-là à l’intérieur. Un mouvement se produisait en tout cas dans le groupe. Colette Marcheur traversa la pelouse, suivie par Dominique, Madeline et un certain nombre de curieux.
« J’ai fini mon enquête, dit-elle en souriant. Je crois qu’on peut passer aux négociations, si vous êtes d’accord. La question que je me pose, c’est combien de personnes doivent y assister. »
Erwan Conguet s’écria que tout le village était concerné : on allait lui régler son compte, à ce Parisien qui se croyait en pays conquis, on allait lui démolir sa propriété…
« Et moi, rétorqua Madeline, glaciale, je crois que ça ne concerne que deux personnes : Hervé pour Barack et moi pour le sentier. »
Jeannie fut la première à réagir, proposant aux enfants de venir se mettre au chaud chez elle : il lui restait de la pâte à crêpe… Tandis que Dominique assurait très gentiment que le conseil municipal qu’elle avait déjà consulté là-dessus soutiendrait la décision d’Hervé quelle qu’elle soit. Elle parvint à entraîner Erwan qui protestait, et le restant des curieux se dispersa. Restait Yvon :
« Pas de problème s’il y a mon fils, j’espère ? » demanda Hervé à la médiatrice en les faisant rentrer.
Madeline fit une moue méprisante, et Hervé la regarda de travers : il était quand même chez lui ! Ils s’installèrent à quatre dans son petit séjour ; Hervé qui avait sommeil fit d’office du café, tandis qu’Yvon ôtait à la hâte l’oreiller et le sac de couchage restés sur la banquette où il avait passé la nuit. Puis il s’assit volontairement en retrait, contre le mur. Hervé prit son fauteuil habituel ; de part et d’autre de lui, les deux jeunes femmes se faisaient face, se regardaient beaucoup.
Colette Marcheur cependant s’adressa d’abord à Hervé. Elle était désolée de l’avoir fait attendre depuis le matin, mais comme le savait « Madeline », elle avait guetté de minute en minute une réponse d’André Gravière, le propriétaire de « Ma Thébaïde ». Il lui aurait paru normal, en effet, de lui rendre visite à lui aussi, de constater les dégâts éventuels de l’intrusion et de voir fonctionner ses robots-pièges. Seulement il ne répondait pas, et elle se disait à présent qu’elle aurait dû l’anticiper : toute cette histoire venait sans doute de ce qu’il était agoraphobe et atteint de phobie sociale… L’affirmation fit sensation, et elle reprit avec les explications nécessaires. Agoraphobe, ça voulait dire qu’il avait peur de sortir de chez lui pour se rendre au village ou même sur le sentier côtier, et phobie sociale, ça voulait dire qu’il avait peur des gens qu’il ne connaissait pas. C’était malheureusement deux névroses assez courantes chez les libers qui vivaient seuls, surtout quand ils avaient muté à l’âge adulte.
Le vent s’engouffra dans le silence qui suivit, et fit claquer violemment la porte d’entrée. Bon, cette fois au moins, elle était fermée.
« Pauv’gars ! » commenta Yvon depuis son coin.
Madeline tourna vers lui un regard aussi noir que le lui permettaient ses yeux verts.
« Ben quoi, c’est vrai ! Qu’est-ce qu’y doit s’emmerder, sans sortir et sans voir personne ! »
Souriante et paisible, Colette Marcheur donna raison à Yvon. André Gravière était au fond plus à plaindre que les deux enfants, qui respiraient l’équilibre. C’était pourquoi elle préconisait l’apaisement : ils n’avaient pas affaire à un propriétaire arrogant, malhonnête, qui faisait bon marché de la santé d’un enfant, mais à un homme gravement perturbé, aux abois, qui se croyait persécuté.
Hervé se sentait perplexe. Il n’était pas spécialement assoiffé de vengeance, pas à son âge. Mais tout de même, cet André Gravière était adulte ! S’il n’était pas bien dans sa tête, il pouvait se faire soigner, avant de couper un sentier public, puis de lâcher des pièges sur un enfant de huit ans ! Malgré lui, il consulta Madeline des yeux ; son visage fermé, ses lèvres serrées disaient assez qu’elle n’était pas prête à céder d’un pouce sur les droits du Conservatoire du littoral.
Colette Marcheur continuait. Ce que proposait André Gravière, elle le savait déjà en arrivant, il lui avait envoyé message sur message avant d’apprendre qu’elle comptait se déplacer jusqu’à Belle-Ile. Non seulement il était d’accord pour le don aux pompiers de Quiberon et au service d’ingénierie de l’hôpital de Rennes, mais il offrait de doubler les sommes. Il ne réclamait aucun dédommagement pour le grillage troué ou le robot-piège manquant…
« Encore heureux ! » lança Madeline.
… Il affirmait qu’il était en réunion zoom pour son travail pendant l’alerte-intrusion, sinon il aurait rappelé ses robots, et par conséquent, c’était le point principal, il offrait un dédommagement pour le préjudice causé aux deux enfants à verser immédiatement à leur famille.
« Ils ont plus de famille, précisa Hervé. Ils vivent chez moi, mais j’ai pas de statut légal. Et ils ont pas de compte en banque. »
Colette Marcheur affirma que ça n’avait aucune importance dans une médiation entre particuliers. C’était lui qui s’occupait des enfants, et M. Gravière serait disposé à lui verser l’argent en leur nom pour qu’il le dépense pour eux comme il le jugerait bon. Il proposait 50 000 euros pour Barack qui avait été blessé, et 10 000 euros pour Bratt qui en était quitte pour la peur. Si on finalisait l’accord, Hervé toucherait la somme dans l’heure.
Yvon, de son coin, émit un petit sifflement admiratif. Tandis qu’Hervé sentait les projets se bousculer dans sa tête à une vitesse qu’il n’aurait jamais cru possible. Des Iphs pour les gosses. Des vélos neufs pour eux, connectés à leurs Iphs, que personne donc ne pourrait leur voler. Une voiture électrique… non, mieux : un moteur électrique pour le chalutier, remplaçant le moteur diesel. Comme ça, dès qu’ils seraient grands, ils pourraient passer pêcheurs professionnels, ils auraient leur instrument de travail.
De son côté, poursuivait Colette Marcheur, André Gravière réclamait la levée des sanctions du conseil municipal.
« Aucun problème. » Il faudrait peut-être radouber le chalutier… Heureusement qu’il était bien protégé par le hangar.
Et surtout, il refusait le rétablissement du sentier côtier. Il refusait de reconnaître qu’il l’avait coupé, il affirmait que c’était un éboulement, qu’il avait envoyé ses excavateurs après coup parce qu’il ne trouvait pas ça propre devant chez lui…
Madeline et Yvon, pour une fois d’accord, éclatèrent de rire ensemble, et Hervé sourit avec indulgence. Toutes voiles gonflées, il courait, par vent arrière, droit vers les côtes du paradis. Dire que les enfants prendraient sa suite, qu’il pourrait leur laisser son chalutier…
Colette Marcheur sourit aussi et continua. Il demandait, en échange du dédommagement, qu’Hervé Terriot et les deux enfants s’engagent à ne plus emprunter ce sentier côtier et à se rendre désormais à Port-Blanc par la route, depuis Locmaria.
« Aucun problème ! » affirma avec force Hervé, couvrant la voix de Madeline qui protestait. Puis, à celle-ci qui le fusillait du regard : « Dis donc, l’écolo, qu’est-ce que tu crois ? Que si je crapahute comme ça sur le sentier à mon âge, c’est pour mon plaisir et pour le bien de mes genoux ? C’est parce qu’y a plus d’essence, que des vautours ont nettoyé ma voiture et que sa carcasse rouille quelque part, du côté de Kervarijon ! Bien sûr que si je pouvais, j’irais à Port-Blanc par la route, comme du temps où j’avais mon chalutier ! Le hangar à bateau, je l’ai construit sur ma place de parking. Il suffira que les gosses aient des vélos, ils pourront ramener la pêche sur les porte-bagages. Moi, quand je voudrai venir, je les laisserai m’embarquer et me débarquer à Port-Maria. Et puis, il faut pas se leurrer, je rajeunis pas, je suis appelé à les accompagner de moins en moins… »
Madeline allait se récrier ; Colette Marcheur la coupa avec une autorité tranquille. Visiblement, Hervé Terriot ne comptait pas toucher aux 60 000 euros des enfants pour s’acheter une voiture. Il lui semblait qu’elle pouvait négocier l’achat de la voiture en plus, puisqu’il en avait besoin pour éviter le sentier. Ce n’était pas abuser de la détresse réelle d’André Gravière, ce n’était que justice à l’égard du vieux pêcheur qui n’avait pas à renoncer à son activité au nom de l’avenir des deux enfants.
« Comment qu’ça va t’changer la vie ! » s’exclama Yvon enthousiaste.
Madeline ne prit pas la peine cette fois de le regarder. C’était Hervé qu’elle fixait avec indignation. Il s’agissait bien de voiture ! Et le sentier côtier ? Il n’y tenait pas plus que ça ? Il croyait que Bratt et Barack n’y tenaient pas non plus ? Comment pouvait-il décider une chose pareille à leur place ?
Hervé haussait les épaules. Le sentier côtier faisait le tour de Belle-Ile. Quand il voudrait se dégourdir les jambes et se rincer l’œil, il se garerait à Port Blanc et il irait jusqu’à la pointe du Skeul, c’était le plus beau coin. D’ailleurs le Parisien ne les empêcherait pas de partir de Port-Blanc vers Port-Maria, de se promener quand ça leur chanterait sur le chemin de crête. On pouvait bien lui laisser son grillage, et son chemin raide pour se baigner dans les rochers.
Colette Marcheur afficha un sourire satisfait mais elle guettait en même temps du coin de l’œil la réaction de Madeline : « C’est réglé pour cette partie de la négociation. En ce qui concerne maintenant le Conservatoire du littoral…
‒ Jamais. Jamais. »
Madeline avait les dents serrées, et son regard d’émeraude glaciale qui faisait dire jadis à Hervé qu’elle était une vraie tête de lard. Mais elle ne l’attendrissait plus du tout aujourd’hui. 60 000 euros en jeu, le chalutier, la voiture, l’avenir des deux enfants…
Colette Marcheur essaya de poursuivre : « Vis-à-vis du Conservatoire, André Gravière offre la somme de…
‒ Jamais ! coupa Madeline. Dis-lui de ma part que moi, je ne suis pas à vendre !
‒ C’est pour moi que tu dis ça ? Moi non plus je serais pas à vendre si j’étais sponsorisé par Myzon ! »
Ce n’étaient pas seulement les mots : jamais de sa vie il ne lui avait parlé sur ce ton ! Hervé n’eut donc pas besoin de voir Madeline pâlir pour savoir que tout avait dérapé. Pas seulement à cause de l’argent. Parce qu’Yvon était revenu et que Madeline s’en fichait comme de l’an 40… En bref, cinq ans après le divorce, il lui en voulait de ne plus être amoureuse de son fils ! Le Parisien invisible n’était peut-être pas le seul cinglé de ce coin de la côte…
Un temps de silence, une rafale de vent derrière la fenêtre. Puis, Madeline craqua d’un coup. Elle était désolée, elle n’avait jamais voulu dire ça : bien sûr qu’il voulait l’argent pour les enfants, la voiture pour aller pêcher, elle savait qu’ils en avaient besoin…
« C’est bon », grommela Hervé en détournant le regard, touché et gêné à la fois.
Les yeux verts pleins de larmes de la fillette grondée et secouée jadis, quand elle risquait la noyade… Elle n’avait jamais peur de la mer ou des courants, mais tellement de le décevoir lui…Colette Marcheur, soulagée de les voir se réconcilier, enchaîna avec un petit laïus. C’était classique, les conflits dans les négociations éclataient toujours à l’intérieur d’un camp, quand on découvrait que les uns et les autres n’avaient pas les mêmes priorités et ne transigeaient pas au même stade. Dans leur cas, il n’y avait aucune raison de s’énerver. Le vrai souci d’André Gravière, c’étaient les deux garçons. En gros, il était prêt à payer 60 000 euros pour obtenir qu’ils acceptent de faire le détour par Locmaria plutôt que repasser devant chez lui ! Elle exagérait, bien sûr, c’était aussi pour se faire pardonner, et pour que ça se passe à l’amiable. Le sentier en soi, c’était beaucoup moins grave, il ne le dérangeait pas quand personne ne l’empruntait, donc on trouverait une solution. La vraie question lui paraissait plutôt être : est-ce qu’Hervé Terriot pouvait s’engager au nom des deux enfants ?
« Aucun problème ! affirma Hervé pour la troisième fois. Ce sont de braves gosses, ils font ce que je leur dis. » Toute l’histoire n’était-elle pas venue du fait qu’il leur avait interdit de ramener seuls la barque à Port-Maria ?
« Alors, affirma Colette Marcheur, c’est au moins réglé pour le dédommagement, et je suis à peu près sûre d’être entendue pour l’achat d’une voiture. J’envoie un message tout de suite à M. Gravière… »
Hervé, ne pouvant croire encore à sa chance, se leva de son fauteuil pour aller rejoindre Yvon, aussi enchanté que lui et plus démonstratif. Ce dernier cependant abrégea les exclamations de joie : les bulletins météo avaient viré de bord, ils s’étaient changé en avis de tempête ; elle se déchaînait actuellement sur Erdeven, Plouharnel, Carnac et s’apprêtait à balayer la presqu’île de Quiberon. Pas question de laisser la barque à l’ancre, n’est-ce pas, il fallait la remonter, et la mettre à l’abri du vent et de la pluie ; dans moins d’une heure, ça allait souffler à 120. Yvon s’en chargeait, il allait trouver des gars pour l’aider…
Depuis quelques minutes, Hervé avait du mal à s’arracher aux flancs et au futur moteur de son chalutier pour accorder une pensée sérieuse à sa vieille barque. « Et toi ? demanda-t-il. Tu vas pas avoir de ferry pour repartir ! »
Être « coincé », comme il disait alors, à Belle-Ile et coupé du continent, c’était la hantise de son fils adolescent. Yvon affirma que ce n’était pas un problème, il ne comptait pas repartir tout de suite.
« J’suis même pas encore allé au cimetière… »
Hervé le regarda, ému : « Il était temps que tu reviennes, on dirait… Et ton travail ?
‒ C’est ça qu’j’voulais te dire, tout à l’heure. Je viens de démissionner, c’était l’occasion. J’veux plus travailler dans un bureau. Et puis, à Rennes, on est trop loin de la mer, ça fait bizarre. J’ai décidé de rentrer… »
Hervé n’en croyait pas ses oreilles, retenait son souffle, mais Yvon, à son rythme, poursuivait sa phrase :
« … à Lorient. Jamais été si heureux que là-bas. Tous mes vrais copains y sont. Et je vais reprendre un boulot dans les parcs d’éoliennes en mer, c’est ça qui me plait vraiment. Enfin, on aura le temps d’en reparler, j’vais voir cette barque et t’ramener les mômes avant qu’y tombe des trombes d’eau… »
Le mouvement vers la porte avait fait lever le nez aux deux jeunes femmes qui paraissaient beaucoup s’amuser dans le ping-pong verbal des négociations : travaux de terrassement et de remblai pour un contournement en contrebas, rétrocession de la villa et du terrain au Conservatoire du littoral après la mort de son propriétaire. Yvon s’arrêta pour prévenir Colette Marcheur qu’il n’y avait sans doute plus de ferry. Et Madeline penchée sur son Iph s’exclama :
« Il n’y a plus de 5G ! »
Yvon oublia momentanément la barque et les enfants ; Colette Marcheur et lui eurent le même mouvement convulsif pour attraper leur Iph, le fixer d’un air atterré. Hervé vérifia aussi sur le sien : bleu comme la mer par beau-fixe, il affichait : « Vous êtes hors-connexion ». Autrefois, ça n’aurait coupé qu’Internet, mais grâce au « progrès », cela voulait dire désormais pas de radio, pas de télé et pas de téléphone.
« Ça doit être l’antenne-relais de Carnac qui a lâché, expliqua-t-il. Tout le monde le disait depuis longtemps, qu’elle était mal située, trop exposée au vent, et qu’on l’avait trop réhaussée. »
Colette Marcheur releva un front soucieux : « Mon dernier message à André Gravière n’est pas parti…
‒ Tant pis, trancha Madeline, de toute façon on ne peut pas le joindre. Pour le moment, tu vas venir à la maison ! Je cours chercher Écume, elle doit s’énerver en sentant arriver le grain. »
Comme toujours, elle fut la plus rapide. Les trois autres enfilèrent à leur rythme cirés ou k-ways avant de se diriger vers la porte. Hervé dut pousser de tout son poids pour l’ouvrir ; le vent poussait en sens inverse. Madeline avait déjà ramené Écume, mais au lieu de l’enfourcher elle restait debout, les doigts dans sa crinière, les yeux fixés sur lui. Il s’approcha d’elle. Le regard de la fillette quand il l’avait grondée, qu’elle l’épiait pour savoir s’il était encore fâché.
« Au revoir, Hervé… murmura-t-elle d’une petite voix. Tu ne m’en veux plus ? »
Sans répondre, il l’embrassa sur les deux joues, puis la serra contre lui, vite et fort. « Allez file, dit-il en la lâchant, ou vous allez vous faire tremper, la médiatrice et toi. »
Madeline, désormais rayonnante, adressa enfin un vrai sourire à Yvon : « C’est bien que tu sois revenu voir ton père ! » Puis elle sauta sur le dos d’Écume, comme toujours à cru : « Viens, Colette, tu vas voir comme on est bien ! »
De son côté, Colette Marcheur avait ajusté son sac à dos, ni très grand ni très gros, et renouvelé à Hervé l’assurance qu’elle ferait aboutir la négociation dès que la 5G serait revenue. Elle s’approcha de la cavalière, attentive, mesurant ses gestes, sans peur aucune. Yvon, galamment, l’aida à monter en croupe. Les cheveux de Madeline volaient dans le vent, la jument sous elle tremblait d’impatience et secouait sa crinière ; elle était plus que jamais dans son élément :
« Colette, cria-t-elle, plaque toi contre moi, tiens-toi à moi ! »
Un éclair alors zébra le ciel ; dans cette lumière livide, Hervé vit Colette Marcheur, d’un geste sans équivoque, saisir le sein de Madeline et le serrer dans sa paume. Cette dernière rit de plaisir, pressa des deux genoux le flanc d’Écume, et s’envola dans le vent vers Bangor en enlevant la médiatrice.
Hervé n’avait rien compris, et pas seulement depuis le début de l’après-midi ! Ébahi, il tourna la tête vers Yvon qui avait assisté comme lui à ce départ spectaculaire. Dans le sourire de ce dernier, il y avait bien plus de souvenirs et de résignation que d’amertume :
« Et voilà… dit-il simplement. Allez, je file m’occuper de cette barque. Dis donc, là-bas, ce seraient pas les mômes ? »
Hervé debout devant sa porte regarda son fils dévaler la pente vers Port-Maria. La question en suspens entre eux depuis cinq ans, ce n’était même pas : « Pourquoi donc avez-vous divorcé ? » mais plutôt : « Une fille pareille, comment as-tu pu la laisser partir ? » Et il avait sa réponse.
Puis il se concentra sur les deux silhouettes qui remontaient lentement, Bratt portant avec précaution LE livre et Barack près de lui, sautant à cloche-pied, appuyé vaillamment sur ses béquilles. Les os se ressoudaient bien à son âge. Et il lui avait ramené Yvon ! Et puis, ça faisait au moins trente secondes qu’il n’y avait pas pensé, 60 000 euros et une voiture électrique en prime ! La traversée du grillage n’avait pas été une si mauvaise idée…
«Vous êtes hors-connexion. »
Comment avaient-ils fait ? Ils étaient beaucoup plus forts qu’André ne le croyait. Beaucoup plus méchants aussi. Lui laisser l’eau potable et l’électricité, et lui couper la 5G, le courant même de la vie !
Les premières heures, André avait cru que c’était une manœuvre d’intimidation, pour lui faire sentir leur pouvoir. Il s’attendait à voir revenir la connexion porteuse d’un message le sommant d’accepter leurs conditions. Ou pire, une délégation allait sonner à sa porte, Colette Marcheur en tête, on lui demanderait de céder d’abord sur l’astreinte et le droit de passage avant le rétablissement du réseau. Privé de l’application Zoé, il en était réduit à guetter, trembler, tendre l’oreille à travers les murs insonorisés. Il s’était précipité plus d’une fois dehors, croyant qu’ils étaient déjà dans son jardin ; les hurlements et les plaintes du vent se confondaient avec des voix humaines.
Au bout de deux jours, André avait commencé à comprendre qu’il n’y aurait ni connexion ni délégation. Ils s’étaient sans doute dit que le plus simple était de le garder prisonnier en le coupant de son argent, de son travail, de tout approvisionnement et de toute possibilité d’appel au secours. D’ailleurs, pour appeler qui ? Ils étaient tous d’accord, tous contre lui. « On est tous derrière notre conseil municipal. » Dire que pendant sept ans il avait cru que ça se passait bien avec Locmaria alors qu’il était haï parce qu’il restait là, parce qu’il était seul, parce qu’il était différent, il l’avait vu dans les yeux du myzonier ! (Ne pas penser aux yeux du garçon sur le sentier. C’était bien assez d’en rêver.) Il n’en pouvait plus de vivre dans cette haine féroce et dans cette peur constante.
Non, il refaisait sans doute son erreur coutumière, il interprétait tout de son point de vue. Leur but n’était pas de le maintenir prisonnier, au contraire, c’était de l’obliger à se mettre à découvert sur leur terrain où il serait vulnérable. Ils avaient dû croire que sans 5G, il serait forcé de se rendre au village pour négocier, et qu’ils seraient alors en position forte. Ils ne pouvaient pas savoir que c’était impossible.
Enfin si, Colette Marcheur le savait. « M. Gravière, je sais que vous m’en voulez d’être venue à Belle-Ile pour tout voir IRL, mais je vous assure que je ne suis pas dans leur camp et que je reste médiatrice. J’ai rencontré ce matin des gens de bonne volonté, bien moins hostiles que vous l’imaginez. Il faudrait que nous puissions en parler… » « M. Gravière, vous êtes beaucoup trop seul, je vous assure que ce n’est pas bon pour vous. Laissez-moi venir jusqu’à vous, et si vous voulez, nous parlerons à travers votre porte… » Son dernier message. Il n’avait pas répondu, et trois quarts d’heure plus tard, la 5G était coupée. Comment avait-elle pu le trahir à ce point ? Essayer d’endormir sa méfiance, de le faire douter de lui-même, insinuer que c’était lui qui était parano, pour le poignarder ainsi dans le dos !
Il s’était laissé envahir. À quoi bon refuser l’astreinte ? Ils étaient là, ils étaient dans sa tête en permanence, il ne pensait plus qu’à eux. Et dans ses rêves… Il en venait de plus en plus, ils étaient foule. Il en venait depuis le fond de l’enfance, les harceleurs à l’école primaire, la bande des racketteurs à la sortie du collège avec leur chef antillais, Mina encore vierge, crispée, tendue, refusant d’ouvrir les cuisses, le fiasco lamentable de leur première fois… Nuit après nuit (combien étaient-elles ? il lui semblait que c’étaient mille et une), tous ceux-là revenaient par vagues, mêlés au myzonier et à Colette Marcheur, aux garçons noirs sur le sentier, au piège à mâchoire sur la jambe qui faisait craquer l’os. Et Paul surtout, Paul dans tous les rêves. La maison n’étant plus connectée, il avait dû abaisser lui-même les volets roulants contre le vent du dehors qui soufflait en tempête : soudain le vent aussi était un envahisseur, des présences hostiles qui voulaient entrer, revenaient sans cesse à l’assaut. « Vous êtes beaucoup trop seul » : si seulement !
Volets baissés, lumière artificielle, et le bleu ironique de l’écran de l’Iph. Impossible de voir la mer, le vent menaçait d’arracher les volets roulants et de briser les baies vitrées. Impossible de l’entendre, le vent recouvrait tout. Il n’avait tenté qu’une fois de travailler pour constater qu’il ne pouvait pas, pas depuis que les mâchoires des pièges le mordaient lui-même en rêve ou qu’elles broyaient la jambe de Paul enfant. Vivre demandait une volonté, une organisation qu’il ne possédait plus : passe encore de se lever, de se laver, de se raser, il fallait penser à manger aussi ; il oubliait qu’il fallait décongeler les barquettes surgelées, et les barres protéinées lui restaient en travers de la gorge. Comment aurait-il pu par surcroit donner des ordres aux Gravières EB à la place de la maison ? Désordre, poussière, lit défait, draps froissés, traces humides sur le sol de la douche, restes de repas entamés dans la cuisine, et dans chaque pièce des robots désœuvrés et encombrants. Il avait voulu reprendre ses livres favoris, feuilleté Nietzsche, Ayn Rand, Cioran, rouvert Saint John Perse : « Et c’est la mer qui vint à nous sur les degrés de pierre du drame… », « J’ai cru hanter la fable même et l’interdit… ». Tous étaient des témoins d’un autre temps, ils ne pouvaient pas l’aider aujourd’hui.
Il restait désormais dans les pièces non meublées du rez-de-chaussée, ne supportant plus la vue de son power-book et de la baie obstruée à l’étage. Assis à même le sol, dos voûté, il s’enfonçait dans les profondeurs de son Iph pour y retrouver strate par strate les articles téléchargés sur la mutation qu’il avait gardés pour les lire « à tête reposée ». Or, il n’avait rien pour reposer sa tête sauf l’appui de ses bras, de ses genoux quand il sombrait d’épuisement. Il lui arriva de dormir là quelques heures en chien de fusil : tout valait mieux que son lit et les cauchemars qui s’y trouvaient. L’Iph serré fort dans sa main, même en dormant dans la lueur bleue continue. « M. Gravière, vous êtes beaucoup trop seul, je vous assure que ce n’est pas bon pour vous. » L’Iph n’était plus qu’un puits, une citerne d’eau gisante, il n’y trouvait que ce qu’il y avait mis, et ce qu’il y avait mis l’atterrait.
Le plus récent d’abord, l’article du Monde du 19 août. Scientifiquement parlant, les libers n’étaient pas plus mutants que leurs contemporains ; on avait enfin identifié le gène mutant qui permettait au cerveau, sous l’effet de certaines incitations de l’environnement (mixture, Omasanty, etc.) de se mettre à fabriquer de la xéno-sérotonine. A priori, une majorité de la population le possédait ; les hommes ou les femmes qui l’avaient, fussent-ils les plus dociles et les plus conformistes des moutons, le transmettaient toujours à leurs enfants. On naissait mutant, on ne le devenait pas. Il ne fallait donc pas confondre le basculement fortuit, individuel et spectaculaire dans ce second mode de fonctionnement du cerveau avec la mutation, invisible, qui concernait l’espèce, et n’affectait d’ailleurs qu’une façon de pérenniser certains perturbateurs. La xéno-sérotonine recombinait les humeurs, changeait les perceptions, les émotions ; subjectivement, le « sentiment d’avoir muté » pouvait être intense, mais d’après Géraldine LafayChercheuse en neurologie ; post-doc en l’an zéro, elle est membre de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui découvre la mutation, et imagine l’expérience qui prouve que les mutants sont incapables de recevoir un ordre comme ayant une valeur contraignante. Présente dans I : V., la directrice de l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière, largement citée dans l’article, elle ne créait certainement pas une espèce supérieure, plus douée, plus détachée, plus sereine : c’était une légende et un rêve.
Au temps pour le surhomme nietzschéen, au-delà du bien et du mal, l’homme nouveau en droit de couper les ponts avec ceux qui n’étaient pas entrés encore dans la gloire de l’humanité à venir. André n’était pas d’une autre espèce que son fils. L’abandon de Paul n’était pas justifié. Dix ans passés à invoquer à ce sujet sa nature de liber pour en arriver là, au pied du mur, au bas des volets baissés, devant les nouvelles avancées de la recherche scientifique.
Et puis, au milieu d’une tonne d’articles insipides parcourus scrupuleusement, l’interview en l’an 8 d’un psychiatre de La Pitié-Salpêtrière, un certain Cyril HulottePsychiatre à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, membre en l’an 1 de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui découvre la mutation ; resté sapiens, il se spécialise ensuite dans les troubles liés à la mutation. Présent dans I : V., que le journaliste free-lance publié dans Les Voix pluralistes décrivait comme une sorte de brute tonitruante, ancien membre cependant de l’équipe du professeur Nyme qui avait découvert la mutation au début de l’an 1. En tant que psychiatre, Cyril Hulotte disait voir les ravages des recompositions mentales produites par la xéno-sérotonine. Il les classait par tranche d’âges. L’idéal était de muter avant dix ans ‒ cela s’appelait encore « muter » alors pour les individus ‒, le cerveau en formation se régulait par la xéno-sérotonine en adaptant ses connexions neuronales et ses perceptions. À l’autre bout de la chaîne, chez les seniors, l’organisme « se lâchait », les changements les plus radicaux passaient sans difficulté, le cerveau étant de toute façon en train d’éliminer les habitudes mentales devenues inutiles pour revenir aux impressions de la petite enfance. Entre temps, la mutation déclenchait une crise spectaculaire suivie d’une recomposition totale ; les êtres les plus équilibrés tournaient une page, entamaient une seconde vie ; chez les autres, les déséquilibres psychologiques s’accentuaient, d’où le risque accru de dépression, de suicide ou de tuerie de masse. La tranche d’âge la plus critique était les 40-65 ans… celle d’André, qui avait 47 ans en l’an zéro. Au point qu’alors, le plus souvent, la xéno-sérotonine nouvellement sécrétée n’affectait quasiment pas le comportement ou la personnalité. Hulotte parlait dans ce cas de « libers asymptomatiques » : le cerveau mûr se protégeait en refusant de remettre en cause ses schémas de pensée et ses valeurs, et c’était un bon réflexe de survie.
Chez une petite minorité cependant, il y avait mutation spectaculaire, « apparence de seconde vie », mais d’après l’expérience du psychiatre cela se terminait toujours très mal. Le journaliste refusait d’y croire, et Hulotte soutenait qu’il ne connaissait pas un seul contre-exemple. C’était trop lourd, trop déstabilisant : avoir passé tant d’années dans une vie qu’on ne pouvait plus comprendre de l’intérieur, en avoir tiré cependant tant d’expériences, tant d’habitudes, tant de connexions neuronales qui ne collaient pas avec les nouvelles humeurs dictées par la xéno-sérotonine. Le plus souvent, le mutant d’âge mûr construisait une digue mentale qui lui permettait de se persuader qu’il n’était plus concerné par son ancienne vie. Il démissionnait, divorçait, déménageait, rompait avec tous ses proches, etc. La personnalité était dissociée, une partie énorme des souvenirs et émotions étaient refoulés, et la prétendue nouvelle vie se rétrécissait par conséquent comme une peau de chagrin : troubles obsessionnels compulsifs, agoraphobie, phobie sociale… Et tôt ou tard, la digue se fissurait, et finissait par rompre sous la pression. Il se produisait alors en quelques jours un effondrement psychique dans lequel la personnalité de l’individu sombrait dans le chaos, et c’était un bien triste spectacle…
Avait-il continué à lire d’autres articles ensuite ? Il s’était débattu en tout cas. Ces instants au réveil où il se disait que la 5G allait être revenue, que malgré les jours écoulés, Colette Marcheur serait toujours à Belle-Ile : il allait lui dire de venir, et elle ne serait pas son ennemie. Peut-être même, qui sait, que la 5G était en panne, que Colette Marcheur n’avait jamais laissé les autres la monter contre lui. Elle qui savait qu’il était beaucoup trop seul, elle allait deviner qu’il n’en pouvait plus, qu’il l’appelait au secours, et sonner à sa porte à la minute même ! Ou bien il se disait que ce Cyril Hulotte n’y connaissait rien. On devait pouvoir soigner l’agoraphobie ! (Pourquoi donc n’avait-il pas essayé, depuis six ans qu’il ne hantait plus que les rochers en dessous de chez lui ?) Ce qu’il lui faudrait, c’était un garde du corps ; il pourrait se promener sur le sentier sans avoir peur, et le robot lui tiendrait compagnie… Qui avait dit que c’était ridicule, qu’il ferait mieux de prendre un chat ? Non, ce qu’il lui fallait, c’était un chat ET un robot, le chat ronronnerait dans ses bras, le garde du corps avancerait derrière lui, il marcherait ainsi jusqu’à la pointe du Skeul et il serait parfaitement heureux. Et en même temps, comme l’avait dit le psychiatre, il se dissociait, le liber en lui regardait de l’extérieur cet animal sapiens aux instincts chevillés au corps, qui racontait n’importe quoi ; il voyait une mouche à demi écrasée qui agitait frénétiquement son restant d’ailes et de pattes. C’était pathétique. C’était lamentable.
Le vent à présent s’était un peu calmé. Les rafales d’espoir fou le secouaient moins. Volets roulants remontés, enfin ! Le crépuscule tombait, le ciel était livide, la mer échevelée. Il ne savait plus si on était le 29 ou le 30 août. Il resta longtemps debout devant la baie de l’étage, à regarder la mer, le déferlement des lames, les crêtes d’écume. Le village le haïssait parce qu’il avait tout fait pour. Colette Marcheur avait cherché sincèrement à l’aider, puis son attitude l’avait découragée. À ce stade c’était irréparable. En outre, c’était le cadet de ses soucis. Son pire conflit n’était vraiment pas avec Locmaria…
La pénombre envahissait tout, il avait beau écarquiller les yeux, il devinait l’écume plus qu’il ne la distinguait. C’était déjà la fin, et donc enfin simple de ne plus se mentir. Reposant, et il avait besoin de repos. La première brèche dans sa digue mentale : la présence des garçons noirs confondus avec les racketteurs du collège qui le guettaient pour le dépouiller et l’humilier. La seconde aussitôt, bien pire, dès qu’il avait vu que ces deux-là étaient plus jeunes et ne voulaient pas l’attaquer : l’enfant au regard curieux et malicieux, au sourire espiègle de Paul au même âge, se retournant une dernière fois avant de s’éloigner, à jamais étranger. Ce colmatage fébrile les jours suivants, cette hantise, ça craquait déjà, ça suintait à plusieurs endroits… Impossible dès lors de revenir en arrière. Puis les mots écrits sous son nez : « un enfant de huit ans », l’âge de Paul quand son père avait classé Mina en indésirable pour ne plus qu’elle lui passe son fils en appel vidéo. La digue rompue, ces pans de mur qui partent de partout, ce déferlement en soi qui n’en finit pas…
Soudain, il ne pouvait plus attendre. Il alla à la salle de bain, se déshabilla entièrement, eut la cruauté de se regarder en pleine lumière. Cette chair flasque, ces nouveaux plis de peau qui pendaient, ces testicules rabougries, et pas l’ombre d’une plaie ! S’il croyait à la rédemption, en sortant il appellerait sur lui les Gravières à mâchoire, le sang de leur maître les affolerait, mais à quoi bon ?
Nu dans le noir sans ceinture ni sandales en caoutchouc, juste le trousseau des trois clés et son Iph qu’il ne voulait pas laisser derrière lui. Les pieds nus sur l’herbe mouillée d’embruns, le vent sur le visage, l’odeur de la mer, le bruit des vagues, enfin ! En cet instant, André n’avait pas mal. En déverrouillant la porte blindée, il repensa à la conservatrice du littoral, se demanda si elle était satisfaite de ses vœux personnels, si elle parvenait à leur rester fidèle. Un fiasco de plus, de son côté. Nager dans la mer, raté. Ne pas se laisser envahir, rater. Être fier d’être un liber, raté, et c’était un vœu pourri. Restait le quatrième. Il n’emprunterait sa descente que sur les premiers mètres ; il s’avancerait sur un gros rocher qui surplombait les flots, d’où il pourrait jeter ses clés d’abord, son Iph ensuite…
Dépouillé, exposé, livré, donné, il ouvrit en grand la porte de la mer et traversa le sentier, droit vers les ténèbres grondantes.
«Vous m’attendez, avant de passer là où y a plus de sentier ! »
Laissant Port-Maria à sa gauche, Hervé montait lentement, péniblement, et souriait en voyant les gosses filer devant. Depuis qu’on lui avait ôté l’attelle trois jours auparavant, Barack était censé être en rééducation pour remuscler la jambe… tu parles ! Il bondissait comme un petit cabri, et Hervé aurait donné cher pour avoir seulement la moitié de son agilité ! Deux jours plus tôt, Barack avait participé à la pêche, embarqué et débarqué à Port-Maria. On était le 18 septembre, cette fois il retrouvait le sentier côtier. Il ne fallait pas forcer, cependant ; au retour, Bratt laisserait à Port-Maria Hervé et Barack, les deux éclopés ; le vent était favorable, et Hervé lui faisait de plus en plus confiance pour entrer et sortir seul la barque de l’anse encaissée.
Le soleil de septembre était encore vif, la mer aussi bleue qu’en plein été ; les ombres s’allongeaient cependant. Et, comme toujours depuis qu’il avait repris la pêche au début du mois, l’ombre s’étendit sur le cœur d’Hervé quand il aperçut le coin du grillage. Les deux enfants l’attendaient docilement, comme il le leur avait demandé. Bratt, revenu depuis à maintes reprises, lui sourit avec bravade, mais les robots-pièges hantaient encore les cauchemars du petit Barack.
« On est obligés de passer par l’intérieur, mais ça dure pas longtemps, et tu restes avec moi. »
Hervé prit la main de Barack, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Cette petite paume confiante dans sa vieille patte fit remonter d’anciens souvenirs : Yvon, Madeline aussi, sa petite main à lui dans celle de son grand-père, de Kergolay à Port-Blanc…
La porte blindée était grande ouverte. On avait mis un gros caillou pour la caler et empêcher le vent de la faire battre. Le panneau « Attention, robots méchants » était toujours là, mais un plaisantin avait barré « méchants » et écrit en-dessous au feutre rouge « hébétés ». Par dérision, on avait ôté le grillage juste après ; la propriété était désormais ouverte à tous les promeneurs et devenait en fin d’après-midi le repaire des jeunes du village. Ils avaient même le projet d’en faire une boîte de nuit, ce qui n’était pas une si mauvaise idée : ici au moins leur musique de sauvages ne gênerait personne. Hervé cependant ne passait jamais par là de gaieté de cœur.
« On va entrer par la porte. Comme ça, même si un robot-piège s’échappait, il saurait que tu as le droit d’être là. Si tu viens ici tout seul, tu dois toujours faire ça, compris ? »
Barack hocha la tête. Ils franchirent la porte ensemble.
Bratt les suivit placidement et ajouta : « De toute façon, ils peuvent pas s’échapper. »
Hervé le regarda en fronçant les sourcils : « Tu en sais quelque chose, mon gars, à ce qui paraît ! »
Éléonore était plus causante que les deux garçons ; c’était elle qui avait récemment raconté à Hervé à quoi les quatre aînés des galopins de Locmaria passaient leur temps début septembre, pendant que Barack immobilisé se faisait lire Les Aventures de Sinbad le marin vingt fois par jour.
« Ouais, dit Bratt à la fois intimidé et content de lui, on va les défier. C’est trop rigolo ! On passe exprès là où y avait le grillage, on court jusqu’à la cuisine, on les entend faire leurs sommations, puis se jeter contre la porte…
‒ Eh ben moi, figure-toi, j’aime pas ça. À force de cogner dessus, ils risquent de la défoncer et de pouvoir sortir. On s’est donnés assez de mal pour les récupérer tous et trouver où les enfermer ! Et on sait toujours pas quand le spécialiste de Vannes va venir reprogrammer la maison. Quand on vient de Port-Blanc, on est obligés de passer là où y avait le grillage. Et y a pas que nous, y a tes copains, y a les jeunes qui viennent le soir… Tu voudrais pas qu’il y ait un autre accident ? »
Bratt baissa la tête et Hervé n’insista pas. Il intervenait toujours très peu dans leurs faits et gestes, et les enfants ne lui avaient encore jamais désobéi.
Ils avaient dépassé l’endroit où Barack avait été attaqué et longeaient à présent le trou creusé à la place de l’ancien sentier. Le grillage avait été ôté sur toute la longueur, il ne restait plus que des piquets nus. Comme toujours, deux robots perturbés clignotaient près des piquets en tournant sur eux-mêmes. Deux simples troncs montés sur de longues jambes agiles, et munis de longs bras pliables ou étirables à volonté qui s’achevaient en mains à tout faire. Ils ne ressemblaient pas aux boîtiers-pièges, mais Barack en les voyant eut tout de même un mouvement de recul et Hervé serra sa main plus fort.
« Ils sont pas méchants, ceux-là » expliqua Bratt dans son rôle de frère aîné.
Hervé compléta l’explication. Entre deux tâches ménagères, ils venaient près des piquets pour réparer le grillage, sauf qu’ils n’avaient plus (on y avait veillé) de rouleaux de grillage neuf.
Ils passèrent près des deux robots qui ne détectaient pas leur présence. Barack était inquiet, et se retourna à deux reprises :
« Pourquoi ils restent devant les piquets ?
‒ Parce qu’ils sont pas intelligents. C’est pas parce qu’ils bougent qu’ils savent pourquoi ! Ils sont juste comme une ancre au fond de l’eau : si la chaîne se casse et que la barque est emportée, l’ancre reste là, elle peut pas savoir qu’elle sert plus à rien. Tu comprends ? »
Barack n’acquiesça pas tout de suite. Il réfléchissait. « Celui qui m’a mordu aussi ?
‒ Bien sûr ! Celui qui t’a mordu, c’était une espèce de casse-noix. Seulement, il est tombé sur une grosse, grosse noix… »
Hervé ponctua sa démonstration en chatouillant Barack dans le cou ; ce dernier qui ne s’y attendait pas fut pris de son rire aigu, si joyeux, si contagieux. Ils avaient regagné le sentier, et à nouveau les deux garçons filèrent devant.
Hervé qui poursuivait à son rythme les regarda s’éloigner. Les enfants se remettaient de tout, surtout ces deux-là qui avaient dû en voir d’autres dans leur première vie dont ils ne parlaient jamais. Pourtant Barack était le grand perdant de l’histoire : tellement de souffrance, une cicatrice à vie sur la jambe et au final, aucun dédommagement ! Jusqu’à la semaine précédente, Dominique avait espéré qu’on pourrait vendre les robots ; Barack, alors, aurait touché quelque chose. Mais Colette savait par ses échanges avec André Gravière qu’ils avaient été programmés par empreinte génétique directe, et le spécialiste de Vannes consulté par téléphone avait déclaré que cela leur ôtait toute valeur marchande, car ils n’obéiraient jamais qu’à celui dont ils portaient l’empreinte. Le maître disparu les laissait cependant avec une instruction permanente : obéir à la maison connectée, d’où le projet de reprogrammer la maison en fonction des nouveaux besoins de la commune. On était loin, en tout cas, d’un moteur électrique pour le chalutier ou d’une voiture pour aller à Port-Blanc ! Hervé sourit en se souvenant de l’exclamation sans filtre d’Yvon au téléphone, le 31 août :
« Tu veux dire qu’il s’est tué AVANT de te virer les 60 000 euros ? Ben merde, alors ! »
Pas très raffiné, son Yvon, mais il n’y avait pas en lui une once d’hypocrisie… Hervé n’était pas fier en l’occurrence de ce qu’il ressentait, seulement il fallait reconnaître que son chalutier était réel, tangible, familier, et qu’il voyait ce qu’il aurait donné en reprenant la mer avec les enfants à son bord. Tandis que le Parisien invisible était resté, justement, invisible. Sa mort était irréelle, comme sa vie. La mer n’avait pas rejeté son corps. Hervé aurait préféré qu’elle le fasse ; même abimé par le séjour dans l’eau, il aurait voulu le voir. Le voir et, comme Madeline, pouvoir ensuite l’enterrer. Alors qu’il n’aimait plus à présent traîner son chalut devant cette portion de la côte…
Madeline, quant à elle, avait sacrément accusé le coup ! Le 31 août, quand l’antenne-relais avait enfin été réparée, Colette avait découvert que l’Iph d’André Gravière était éteint. Madeline et elle avaient galopé jusqu’à la villa, sonné à l’entrée, fait le tour jusqu’au sentier côtier, trouvé la porte ouverte. Elles avaient appelé, emprunté la descente, cherché sur les rochers et dans l’eau, pénétré enfin dans le jardin puis dans la maison. Les robots d’entretien s’affairaient à faire un grand ménage : laver par terre, changer les draps, nettoyer les baies vitrées, ramasser des vêtements qui traînaient dans la salle de bain, jeter des restes de nourriture dans la cuisine. Les derniers repas semblaient déjà anciens, et ils avaient été abandonnés presque intacts. Elles avaient regardé dans chaque pièce. Puis Madeline, toujours suivie de Colette, s’était précipitée chez Hervé pour se jeter dans ses bras, sangloter sur son épaule et s’accuser de tous les péchés du monde. Le sentier côtier ne passait pas avant la vie d’un homme ! Elle n’aurait jamais dû rédiger cette lettre et la faire co-signer par le conseil municipal, jamais dû parler de sanctions et d’expropriation, jamais dû le bombarder le lendemain de tous ces messages qu’il n’ouvrait pas… Alors que malgré sa phobie sociale, il lui avait écrit pour sa prononciation de vœux, il avait su trouver les mots justes. Et dire qu’elle s’était engagée ce jour-là à chercher à comprendre les gens avant de les juger… Hervé se souvint de l’adolescente qu’il avait vu craquer un jour parce qu’Yvon ne la regardait même pas. Il la réconforta à peu près comme jadis, moins les mouchoirs en papier qu’il ne possédait plus ; il savait qu’elle avait surtout besoin de parler, de pleurer, et besoin qu’il soit là. Lui aussi avait envie de pleurer, mais plutôt sur l’avenir de ces gosses auxquels il ne pouvait même pas payer un vélo d’occasion pour deux, et qui ne pourraient avoir des Iphs que par la charité du conseil municipal.
Colette aussi avait laissé passer le grain avant de raisonner Madeline, à la fois sur André Gravière et sur le suicide en général. Elle avait parlé des messages de salubrité publique signés « ceux qui essaient pour l’instant de continuer à vivre ». Tous les vivants en étaient là, donc il ne fallait pas trop s’en demander, ni trop s’étonner quand certains abandonnaient. Tout le monde, disait-elle, avait besoin d’indulgence.
Puis grâce au séjour prolongé de Colette, Madeline avait repris du poil de la bête. Elle était passée à l’improviste la semaine précédente, à l’heure où Hervé dans son fauteuil alternait désormais la lecture du Monde avec celle des livres historiques de la Bible : on pouvait toujours parler de mutation, c’était bien la même humanité ! Elle venait lui offrir un exemplaire usagé d’Amers de Saint John Perse, et avait aussitôt compris son mouvement de recul :
« Ce n’est pas le sien, c’est le mien ! Moi, comme ça je garde le sien, c’est lui que je relis maintenant. Il avait coché ses poèmes préférés… »
Elle n’en dit pas plus, mais elle semblait y trouver de l’apaisement. Sacrée Madeline ! Elle n’aurait jamais fini de le surprendre.
Depuis, la dernière chose que faisait Hervé chaque soir, c’était d’ouvrir Amers au hasard et de lire lentement quelques versets. C’était presque hypnotique, il s’endormait en moins d’une demi-page, même s’il avait mal aux genoux ! C’était comme dormir sur le chalutier, bercé par le roulis, ou dans son lit près de Marie-Lou après de longs jours de navigation, quand il lui suffisait de fermer les yeux pour voir moutonner les vagues et encore les vagues…
Hervé avait atteint le chemin de crête ; il redressa la tête et les épaules. Une bonne brise. Ils allaient tenter le bar de ligne ; les gosses avaient la patience et l’adresse pour ça. La solution, ce n’étaient pas des vélos, mais un âne : un âne pourrait se troquer contre plusieurs jours de pêche, et il suffirait pour porter les enfants et la pêche par la route, les jours où Hervé resterait au bercail. Ou bien, c’est lui qui prendrait l’âne comme un sage vieillard, pendant que les gosses galoperaient sur le sentier côtier sur leurs propres petites pattes. Ils commençaient à savoir lire ! Jeannie lui avait donné une méthode. Hervé n’imposait rien, il choisissait des moments où ils étaient tous les trois à la maison pour le proposer : les gosses ne disaient jamais non, et souvent maintenant, c’étaient eux qui réclamaient. Sinbad le marin y était pour quelque chose. Et la promesse d’Iph pour Bratt. Le conseil municipal était d’accord sur le principe, mais de fait, maintenant qu’il n’y avait plus de Parisien invisible pour payer les impôts locaux autrement qu’en nature, la commune n’avait pas l’argent, il fallait l’emprunter à Madeline. Bon, il n’allait pas encore penser à l’argent… Et il avait besoin de toute son énergie pour les montées et descentes avant Port-Blanc.
Hervé déboucha enfin sur l’anse de sable clair, illuminée du soleil du matin. Les enfants l’attendaient depuis un moment ; ils avaient descendu la barque, déplié la voile. Ils avaient même pensé à sortir ses bottes, les poser sur la rampe. Comme ils étaient animés ! Qu’est-ce que Bratt racontait donc comme ça ? Un épisode de Sinbad le marin, ou quelque chose qu’il avait vu à la télé chez ses copains de Port-Maria ?
« …Il avait tué un Anglais : il était obligé de partir ! Parce que sinon, le roi d’Angleterre l’aurait fait rechercher dans toute l’Acadie pour le pendre… »
Hervé sourit. Il avait raconté cette histoire à Bratt pour la première fois pendant que Barack était à l’hôpital. Et voici que c’était Bratt qui la racontait à son petit frère, enrichie de détails de son cru sur la férocité anglaise ou la faune acadienne. Il en entendait des bribes en approchant : le jeune Terriot s’était caché dans les bois avec un ours qui était devenu son copain, puis il avait gagné le port.
« …Et il s’est embarqué sur un vaisseau du roi de France qui allait justement à Belle-Ile ! Pendant le voyage, il a appris à manœuvrer les voiles, à monter en haut du grand mat, à pêcher au chalut. Ils ont attrapé plein de sardines, ils les faisaient cuire sur le pont du bateau, le roi de France aussi se régalait et se léchait les doigts… Et c’est depuis ce temps-là que les Terriot ont toujours été des marins » conclut Bratt, en pure orthodoxie familiale.
Barack écoutait intensément. Voyant arriver Hervé, il leva vers lui ses grands yeux sérieux : « Nous aussi, alors ? »
Une sacrée question ! Et Bratt guettait sa réponse autant que son frère.
« Vous aussi, bien sûr ! Vous êtes des Terriot. La nouvelle génération… On y va, pêcher ces bars ? »
La barque glissa sur la rampe, s’engagea sur l’eau et poursuivit sur sa lancée sans heurt ni effort. Déjà, les soucis de la terre s’éloignaient : le vent gonflait la voile et les poussait vers le large.
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