Avant, Djamila Aziz aimait bien l’hypermarché Auclair de la Pardieu.
Pour commencer, avec ses dix-neuf ans sans diplôme, elle avait été soulagée d’y être embauchée comme caissière. Bien sûr, il était au sud de Clermont-Ferrand tandis qu’elle habitait tout au nord, dans les HLM de la Croix-de-Neyrat, mais justement : elle avait le tram direct, suivant presque d’un bout à l’autre sa ligne unique. C’était une bonne raison de rester vivre chez sa mère plutôt que chercher une coloc ; comme ça, elle mettait ou essayait de mettre les trois quarts de son salaire de côté, et après huit ou neuf mois à faire biper des codes-barres et à tendre aux clients des tickets de caisse, elle pourrait tout plaquer et partir enfin. Partir vers le Sud. Quand elle se l’imaginait, elle se voyait toujours en robe d’été avec juste un sac en bandoulière, faisant du stop le long de la station-service d’Auclair puis, emportée par une voiture mystérieuse, continuant au-delà du Lechamp-Sud dans la direction de Montpellier et de la Méditerranée lumineuse. Ou bien s’envolant pour la Tunisie ; elle en rêvait matin et soir quand elle passait devant l’agence de voyages en face des dernières caisses.
Djamila regardait les affiches des pays lointains. Elle détournait la tête pour ne pas voir le salon de coiffure vitré et transparent, où des filles de son âge en blanc resplendissant accueillaient les clientes et faisaient les shampoings pendant qu’elle actionnait le tapis roulant emportant les articles vers sa caisse. Elle ne voulait plus se dire qu’elle aurait pu être l’une d’elles ; son dossier d’autrefois pour un CAP coiffure n’était ni meilleur ni pire qu’un autre, mais il n’y avait pas de place pour tout le monde, et déjà beaucoup trop de coiffeuses en Auvergne. (Et puis, elle habitait la Croix-de-Neyrat. Et elle s’appelait Djamila.)
Sinon, salon de coiffure excepté, Djamila Aziz aimait bien l’Auclair de la Pardieu. Il touchait presque la patinoire, n’en était séparé que par la largeur des deux rampes d’accès parallèles qui venaient du carrefour, en bas, et de la station de tram. Djamila s’était dit, quand on l’avait embauchée, qu’elle irait patiner en sortant, chaque fois qu’elle finirait avant la fermeture ; bien sûr, elle ignorait alors combien c’était fatiguant de rester assise, de soulever les objets, de les biper, de les reposer, combien elle aurait mal au cou et aux épaules en fin de journée. Mais elle continuait à aimer l’idée de cette patinoire, l’idée que, si elle voulait ou si elle en avait la force, un jour elle pourrait y aller. L’Auclair était immense, spacieux, lumineux, rien à voir avec Lechamp-Sud, ses étages de parking autour et ses éclairages au néon. Au contraire, le parking d’Auclair était à ciel ouvert et, par toutes les portes de l’hypermarché, on voyait au troisième plan, derrière la voie rapide et le toit du fast-food d’en face, la ligne des volcans surplomber la zone périurbaine et se détacher sur le ciel souvent rougi par des couchers de soleil en technicolor.
À l’intérieur, la galerie commerciale était belle avec ses fontaines et ses jeux d’eau, elle paraissait même accueillante grâce aux bancs tournés vers la rangée des caisses, où des hommes venaient lire La Montagne tandis que leurs femmes finissaient seules de remplir les chariots. Au-dessus d’eux, sur un écran gigantesque, on diffusait en permanence des documentaires animaliers sans le son ; ainsi, quand les queues s’allongeaient devant les caisses, les clients se distrayaient à regarder les ours blancs suer sous leurs fourrures trop chaudes pendant que la banquise se disloquait et fondait sous leurs pattes. Puis à quelques pas de l’entrée encadrée de vigiles, il y avait, couleur bronze et plus grand que nature, un père-statue, trentenaire calme, immobile au milieu du hall, tenant par la main sa fillette-statue aussi immobile que lui. Pas surpris et figés alors qu’ils étaient en train de marcher, non, arrêtés comme s’ils regardaient d’abord ensemble ce magasin avant d’y entrer à deux. (C’était d’ailleurs plutôt triste. Plus triste même, si on y réfléchissait, que le salon de coiffure où elle ne coifferait jamais personne, que la Tunisie vers laquelle elle ne s’envolerait pas : son père parti quand elle avait deux ans n’y était sûrement pas, et elle ignorait tout de sa famille paternelle.)
Elle n’irait pas jusqu’à dire qu’elle avait aimé le métier de caissière mais, les premiers temps, elle avait bien aimé découvrir qu’elle pouvait être, puis qu’elle était déjà, aussi rapide que ses collègues. Elle aimait recompter à la fin et découvrir avec satisfaction que le chiffre exact des billets et des pièces correspondait, au centime près, à celui des opérations enregistrées. Elle aimait de temps en temps, lorsqu’il n’y avait pas trop de monde et que tous les prochains clients voyaient bien ce qui se passait, tomber sur un article sans code-barres et non répertorié, téléphoner, l’air compétent, attendre, impassible, royale, pendant qu’un autre s’empressait, et surtout, elle aimait voir l’employé de rayon accourir vers elle pour lui donner, hors d’haleine, le numéro de code, tel un messager porteur d’un secret d’État ; alors elle se sentait toute puissante. Et quand, parfois, dans ses jours de bonté et aux heures creuses, elle autorisait une pauvre dame un peu perdue à retourner peser les fruits et légumes qu’elle avait apportés direct à la caisse, ça ne lui déplaisait pas.
Tout ça, c’était avant.
Il y avait eu, d’abord, pendant l’été, le fou du rayon fruits et légumes. À dire vrai, pour Djamila, il était resté plusieurs jours durant un personnage légendaire : elle n’allait jamais en rayon. Mais les collègues qui conduisaient les voitures de nettoyage ou les trains de chariots de réapprovisionnement ne faisaient que parler de lui, et Souad Magaba, le grand vigile black, lui avait raconté ses premières expulsions ; c’est même comme ça, au départ, que Souad et elle avaient commencé à se parler.
Le fou du rayon fruits et légumes avait décidé qu’il devait se tenir adossé aux bananes du Cameroun traitées à la benzédrine, à deux pas des balances munies d’écrans où chacun venait peser ses futurs achats. Là, il annonçait la fin du monde. Mais sans parler de Dieu ou du Jugement dernier. Il parlait juste des OGM, des pesticides et des engrais chimiques qui tuaient la terre, des semences artificielles fabriquées par Monsanty, une des filiales d’Omasanty qui ne donnaient qu’une récolte, puis plus rien. L’espèce humaine était pareille, disait-il ; à force de se nourrir d’OGM et d’Omasanty, elle ne pouvait plus procréer. Cette génération-ci était la dernière récolte.
Sans crier, sans vociférer. Toujours très calme. Il regardait en face les gens qui venaient peser des légumes ou des fruits et adaptait ses discours au contenu des sachets en plastique qu’ils posaient sur les balances. Il parlait des pommes de terre génétiquement programmées pour avoir toutes la même taille. Des carottes qu’on faisait pousser toutes droites et plus jamais tordues. Des tomates hors-sol, pâteuses et sans goût. Les gens aussi étaient hors-sol et ressemblaient à ces tomates sans saveur, qui n’avaient que l’apparence de tomates…
Les peseurs de fruits et légumes ne lui répondaient pas. D’ailleurs, il ne les interpellait jamais directement. Mais, bien souvent, ils regardaient d’un autre œil les tomates ou les pommes de terre qu’ils avaient en main. Il arrivait qu’ils les abandonnent discrètement sur place. Cependant, son effet le plus dissuasif touchait les clients qui, au même moment et à portée de voix, étaient seulement en train de choisir des fruits et légumes en libre-service ; ils fourrageaient un peu, mollement, puis laissaient tomber.
C’était Souad qui avait donné ces détails à Djamila. Son chef lui avait attribué la fonction d’expulser le fauteur de trouble, car il faisait ça très bien : calmement, fermement, sans causer de scandale. Mais chaque fois qu’on l’envoyait l’expulser, une fois par jour, à des horaires variables, il s’arrêtait d’abord un peu pour l’écouter.
Au bout d’une semaine, Djamila avait enfin repéré le fou. On ne pouvait pas s’y tromper : le grand Souad donnant le bras à un petit homme pâle et maigrichon qu’il raisonnait tout en l’entraînant… Djamila ne le voyait pas comme ça ; elle n’avait jamais cessé de se représenter malgré elle Philippulus le Prophète au rayon fruits et légumes. Elle comprenait mieux pourquoi les vigiles n’arrivaient jamais à l’intercepter à l’entrée : comment barrer la voie à Monsieur Tout le Monde ?
Les employés racontaient que c’était un échappé de Sainte-Marie… non, un fou en « hôpital de jour », qui faisait ce qu’il voulait entre les séances de soins. (Comment soigne-t-on en hôpital de jour quelqu’un qui est persuadé que ça va être la fin du monde ? On lui dit : « Mais non, mais non… » pendant des heures ?) D’après eux, Étienne Busuttil, le directeur d’Auclair, avait téléphoné à Sainte-Marie pour qu’ils le gardent, seulement Sainte-Marie ne pouvait pas, vu qu’il n’était pas interné. Alors Busuttil avait téléphoné aux flics, seulement les flics s’en foutaient puisqu’il n’était pas dangereux.
Cette première perturbation, Djamila ne s’en plaignait pas : au moins, il se passait quelque chose. Sauf qu’après, des choses, il s’en était passé de plus en plus.
D’abord, il s’était mis à y avoir des vieux. Pas des personnes âgées normales qui faisaient leurs courses au ralenti, cherchaient leur portefeuille d’une poche à l’autre pendant trois minutes ou essayaient en vain de vérifier l’impression d’un chèque et de le signer alors qu’elles n’avaient pas les bonnes lunettes ; ça, bien sûr, il y en avait toujours eu. Mais des vieux très vieux et complètement perdus, sans chariots et sans argent. Franchement, avec tout ce qu’il y avait dans cet Auclair et tout ce qui serait jeté chaque soir, ce n’était pas un drame qu’ils passent à la caisse avec un paquet de nouilles ou de petits beurres ! Les premiers jours, Djamila et ses collègues ne s’étaient même pas donné le mot. Quand elles voyaient arriver des petites vieilles branlantes sans sac à main, qui leur tendaient maladroitement une boîte de sardines et quelques autres bricoles du même acabit, elles bipaient les produits pour que les clients derrière ne remarquent rien, et disaient : « Cet article-là est cadeau, Madame », ou « Vous avez déjà payé, on l’a inscrit sur votre compte ! »
Et puis, le 6 septembre, toutes les caissières avaient été convoquées à une réunion exceptionnelle par Agnès Bonnet, la responsable du secteur caisse ; Djamila, qui avait terminé son service en début d’après-midi, avait dû revenir exprès. Il était interdit de biper les articles sans faire payer les clients. Interdit de laisser passer les petites vieilles sans biper les articles. Et il était aussi interdit de combler chaque soir les quatre ou cinq euros manquants en les mettant soi-même en caisse, parce qu’en attendant, la recette ne correspondait pas aux opérations enregistrées et qu’il fallait qu’à tout moment, on puisse arrêter la caisse et vérifier. Cette vieille peau de Bonnet, qui avait l’air de s’imaginer qu’avec un nouveau lifting tous les deux-trois ans elle pourrait s’arrêter toute sa vie à… à vue de nez, une bonne cinquantaine au moins !, leur avait dit, avec son air pincé, que de toute façon, donner de la nourriture gratuite à « ces personnes du quatrième âge » (oui, elle parlait comme ça !) n’était pas un service à leur rendre : la seule chose à faire était d’appeler le service sécurité, qui prévenait la police, qui les ramenait dans leur EHPAD.
Djamila était sortie de cette réunion en haussant mentalement les épaules. Elle n’avait pas grandi pour rien à la Croix-de-Neyrat : pas une seconde elle n’avait eu l’intention de s’exécuter. Elle s’était juste dit que désormais, elle ne biperait plus les articles avant de laisser passer les petites vieilles sans payer, sauf bien sûr quand Mme Bonnet la regarderait. Mais certaines de ses collègues étaient bouleversées. Sophie Chabrier, étudiante en histoire et caissière à temps partiel à ses moments perdus, avait protesté plusieurs fois pendant la réunion.
Quelques jours plus tard, Johra Gagnon avait appliqué les nouvelles instructions et réclamé consciencieusement de l’argent à une très-très vieille qui voulait acheter trois fois rien : une brosse à cheveux, deux yaourts et un paquet de pain de mie. La très-très vieille, complètement à l’ouest, s’était mise à chercher sa fille qui l’avait probablement mise en maison de retraite pour ne pas avoir à s’occuper d’elle, puis le sac à main qu’elle n’avait sûrement plus depuis des années. Pour finir, elle s’était mise à pleurer. Si encore il n’y avait pas eu la queue derrière ! Il y avait toujours la queue derrière, c’était le principe même d’Auclair, un vrai travail à la chaîne… Johra, qui détestait ce qu’on l’obligeait à faire, s’était énervée. Autour, les autres caisses, Djamila la première, s’étaient arrêtées, tout le monde regardait. Les clients dans la queue s’en étaient mêlés. Au bout de la file, une mère de famille indignée avait payé pour la vieille dame et traité la caissière de sans-cœur. Un monsieur à cravate, qui, juste derrière la vieille, s’était bien gardé de mettre la main au porte-monnaie, avait sorti un carnet pour prendre le nom de Johra, annonçant qu’il allait porter plainte contre elle pour maltraitance envers une personne faible et dépendante ! Djamila était intervenue, lui conseillant de porter plutôt plainte contre la direction d’Auclair, « parce que vous savez, Monsieur, on fait pas ce qu’on veut, on a des ordres ! » Après quoi la très-très vieille était allée s’asseoir dans la galerie commerciale, sur le banc près de la fontaine, pour manger son pain de mie (oui, comme ça, tout sec, la pauvre !) en attendant ce que Souad appelait « la ratonnade pour vieux » : désormais, on n’appelait même plus les keufs, ils venaient deux ou trois fois par jour, aux horaires qui leur chantaient, pour ramasser d’un coup tous ceux qui traînaient dans l’hypermarché. La menace de plainte n’avait pas eu de suite. Mais Johra, malade de honte et de chagrin, n’était pas revenue pendant trois jours, et le comble était que la direction, sans états d’âme, lui avait supprimé trois jours de salaire !
Une autre fois, Djamila et Sophie avaient travaillé jusqu’à la fermeture et, au moment de s’en aller, elles étaient tombées dans la galerie commerciale sur la plus adorable des vieilles dames. Toute menue, toute ridée, avec un châle en laine, un chignon bien tiré de cheveux blancs, de grands yeux bleus innocents : on aurait dit une poupée. La dernière ratonnade de vieux avait dû l’oublier, ou elle était arrivée après. Toujours est-il qu’elle était là, complètement perdue, alors qu’on éteignait les lumières dans l’hypermarché et que dehors sur le parking, la nuit d’automne était tombée. Dès que la vieille dame avait vu Sophie, elle s’était illuminée et dirigée vers elle à petits pas : « Madeleine, ma chérie ! Mamie est venue te faire une surprise… » Gros plan ici sur les yeux noirs de Sophie en train de s’emplir de larmes.
Sophie avait été sacrément à la hauteur. Elle avait serré dans ses bras sa « petite mamie ». Elle l’avait guidée jusqu’à sa voiture garée sur le parking, se laissant appeler Madeleine, et rassurant : non elle n’était pas trop fatiguée, oui, elle était très contente que « mamie » soit venue la chercher, oui, elles rentraient à la maison. Et, s’asseyant au volant après avoir bien soigneusement installé la vieille dame sur le siège du passager, elle avait dit à Djamila qui les avait escortées :
« Heureusement que j’ai un deux-pièces. Je vais la faire dormir sur le clic-clac du salon. Demain est un autre jour… »
Djamila, jusque-là, n’avait jamais été proche de Sophie. Elle n’avait rien à lui reprocher, seulement elles n’étaient pas du même monde : Sophie avait son appartement, pas une coloc, un truc rien que pour elle dans une résidence étudiante toute neuve qui donnait sur le parc du Creux de l’Enfer, elle avait déjà le permis et une voiture ‒ petite et d’occasion, mais bon, elle roulait ‒ l’un et l’autre offerts par ses parents : ce n’était pas la mère de Djamila qui risquait d’en faire autant. Bref, c’était une bourge et, à la fin de ses études, elle serait sûrement encore plus bourge : est-ce qu’elle deviendrait un de ces historiens qu’on voit à la télé, qui t’expliquent que le château de Truc a été construit au temps du roi Machin Chose ? Mais depuis ce soir-là, elle l’avait vue autrement. Surtout quand elle avait appris, les jours suivants, que Sophie, qui avait perdu sa grand-mère maternelle quelques mois auparavant, avait gardé chez elle sa nouvelle « petite mamie » tout en cherchant en vain à contacter la vraie famille de celle-ci sur le net.
Cela dit, les vieux en liberté n’étaient déjà plus le problème principal. À partir de la mi-septembre, l’Auclair avait été quotidiennement submergé par l’invasion des jeunes. En bas de sa rampe d’accès en effet, on trouvait le lycée La Fayette qui donnait son nom à la station de tram et préparait à tous les métiers de l’industrie. Les lycéens des sections techniques et professionnelles s’étaient mis à sécher les cours en masse et, comme ils n’avaient rien de mieux à faire, ils allaient soit à la patinoire, où ils tentaient de s’emparer des patins sans payer, soit à Auclair, où ils squattaient en permanence la galerie commerciale. Rien que des gars ; dans ces sections-là, il n’y avait quasi pas de filles. Plus moyen pour les clients d’avoir accès à un des bancs ; des bandes de garçons qui chahutaient y restaient H 24. Ils s’asseyaient aussi par terre autour des statues du père et de sa fille, ou grimpaient dans leur chariot couleur bronze ; les vigiles avaient d’abord passé leur temps à les en déloger, puis ils avaient lâché l’affaire. Et très vite, au bout de deux ou trois jours, les lycéens ne s’étaient même plus mis à sept-huit pour passer en caisse avec un paquet de chips visible et des canettes de bière planquées sous les blousons : ils ne se gênaient plus du tout, s’installaient carrément dans les allées de l’Auclair pour décapsuler les bières et manger les chips qu’ils n’avaient ni les moyens ni l’intention de payer. Ajoutez que ce n’était plus la peine de se fatiguer à appeler les keufs : ils avaient clairement d’autres chats à fouetter, avec tous les mômes qui s’enfuyaient des écoles primaires alors qu’ils risquaient de se faire écraser dans les rues de Clermont, ou de tomber sur des pédophiles ! D’après Souad, quand ils voyaient que l’appel venait de l’Auclair, leur standard ne décrochait plus. D’ailleurs, de façon générale, les flics vous foutaient la paix partout : non seulement ils ne se risquaient plus à la Croix-de-Neyrat où tous les trafics se faisaient au grand jour, mettant les guetteurs au chômage, mais ils ne demandaient plus les papiers d’identité des étrangers, même près de la gare.
Scène de la vie quotidienne au rayon fruits et légumes, librement adaptée d’un récit de Souad. La mission de ce dernier et de ses deux collègues n’était plus de rétablir l’ordre, leur chef ne demandait pas l’impossible, juste d’essayer d’obtenir que les clients normaux ne fuient pas le rayon, malgré les trois types de perturbateurs qui y sévissaient. Le fou, qu’on n’avait pas vu depuis plusieurs jours, était de retour à sa place habituelle et dévidait un long exposé sur le thème : ce qu’est vraiment la benzédrine, comment elle est fabriquée, etc. Plusieurs lycéens déchaînés mangeaient les bananes incriminées et jonglaient avec les premières mandarines de la saison, s’amusant en vrais gamins. Et un couple de vieux, médusé par ce spectacle, restait planté au milieu du passage, lui mal rasé, en gilet de laine, elle accrochée à son bras, pas peignée du tout. Pour calmer le jeu, Souad avait abordé les jeunes, essayé de savoir pourquoi ils n’allaient plus en cours et de les convaincre qu’il y avait plus d’avenir dans la maintenance des équipements industriels ‒ qu’ils étaient censés étudier à La Fayette ‒ que dans les bananes à la benzédrine. Un de ses collègues le soutenait avec des grognements d’approbation, tandis que l’autre leur tournait le dos et encourageait les clients à se servir normalement en fruits et légumes. Devant les questions de Souad, les lycéens se montrèrent réfléchis, amers, pessimistes : dans les matières professionnelles, on leur apprenait à travailler comme on travaillait quinze ans plus tôt dans des secteurs qui, depuis, avaient tous délocalisé ; quand on les prenait en stage, ce n’était pas dans leur branche ou pas à leur niveau, car tout était automatisé bien au-delà de leurs compétences, les entreprises touchaient des subventions pour accepter des stagiaires mais on ne leur donnait rien à faire, etc. Et tout à coup, le vieux s’en était mêlé, avec plusieurs trains de retard : il réfléchissait à son rythme au début du dialogue, les jeunes qui ne voulaient plus être enfermés dans ce lycée rond du matin au soir et obligés d’aller en cours. Cela avait réveillé ses souvenirs : sa femme et lui aussi avaient été enfermés du matin au soir dans un établissement tout rond, ça s’appelait la Rotonde, c’était peut-être, comment ils avaient dit ? un internat ? Ou bien ce n’était pas le mot… Là-bas, il y avait une cantine et des chambres alignées. Comme disaient les jeunes en tout cas, ce n’était pas une vie, ils étaient partis eux aussi, eux non plus ne voulaient pas qu’on les y renvoie. Eh bien, tout le monde s’était arrêté pour l’écouter, et quand il était venu à bout de sa laborieuse explication, le fou en était resté muet, regard dans le vague, et les garçons de La Fayette s’étaient tous mis à l’applaudir. Un beau moment d’unanimité, mais lorsque pour exprimer sa sympathie, un des lycéens avait proposé : « Vous voulez des bananes, Monsieur ? Madame ? », et que d’autres s’étaient empressés d’éventrer un nouveau filet de mandarines pour en verser les fruits dorés dans les mains des vieillards, les trois vigiles avaient été moins enthousiastes…
Inutile de dire que dans cette ambiance, les « clients normaux » étaient excusables d’être sur les nerfs. C’était compréhensible qu’il y ait de plus en plus de vols : tout le monde voyait bien que les vigiles étaient débordés, et puis, les lycéens étaient là pour donner le mauvais exemple ; puisqu’on les laissait se servir sans payer dans les rayons, des mères de famille excédées refusaient de s’arrêter devant les caisses et sortaient direct avec leurs achats, proclamant à voix haute qu’elles au moins étaient venues pour nourrir leur famille, pas pour picoler, sécher les cours et déranger les honnêtes gens.
En plus, le public s’excitait sur les Omasanty. Dès la fin de l’été, les collègues chargés de la mise en rayon avaient eu leur lot d’anecdotes à ce sujet. Chaque soir, on trouvait des paquets de céréales jetés par terre, souvent éventrés, des surgelés sortis de leurs bacs et fondant n’importe où. Des graffitis aussi : certains paquets étaient laissés bien visibles en rayon, ornés de cornes de diables ou du triangle des Illuminati. Les gens en achetaient pourtant, et même de plus en plus, mais la tension montait avec ceux qui, au même moment, voulaient les détruire et qui devenaient de plus en plus violents. En septembre et octobre, Djamila entendait souvent d’étranges dialogues devant sa caisse. Les clients, au lieu de s’ignorer, s’interpellaient. Cela commençait, par exemple, par une remarque lancée à la cantonade, type : « Suivez mon regard pendant que je louche sur le chariot de la bonne femme de devant » : « Je ne comprends pas ces gens qui achètent encore des Omasanty ; il faut vraiment être irresponsable ! » L’autre de se retourner : « C’est pour moi que vous dites ça, Madame ? Il n’y a aucun effet nocif ; il ne faut pas croire tout ce que vous lisez sur internet ! » Alors, la file se mettait à discuter. Par moments, c’était drôle. Il y avait toujours un écolo enragé, qui sur tout un chariot avait acheté au moins deux ou trois articles Écolabel ou Commerce équitable, si bien qu’il ne se sentait plus et donnait des leçons à tout le monde sur les OGM. Ou un complotiste déchaîné se mettait à raconter n’importe quoi sur Omasanty, les messages subliminaux dans ses pubs, le triangle des Illuminati caché dans son logo ‑ personne ne le voyait à part lui, Djamila en tout cas ne le distinguait pas ‑, le plan secret de ses véritables actionnaires ‑ une secte sataniste à la tête de la multinationale ; Omasanty voulait dire en fait : « À moi, Satan ! » ‑ pour détruire toutes les sociétés humaines. Souvent, cela dégénérait : les clients s’insultaient, s’arrachaient des mains les paquets de céréales ou les barquettes de plats cuisinés, surtout quand les anti-Omasanty prétendaient sauver leurs concitoyens malgré eux. Djamila était parfois prise à partie : « Vous n’avez pas honte de vendre des saletés pareilles ? » Elle ne répondait rien, envahie d’une colère sourde ; elle repensait à la très-très vieille avec son pain de mie, aux poubelles pleines de nourriture chaque soir. Si elle avait honte de quelque chose, ce n’était pas de vendre des Omasanty.
Et puis, un matin calme d’octobre, il vint un vieux monsieur, mais pas un échappé de maison de retraite, un vieux monsieur bien habillé, muni d’un Iph, d’un portefeuille et d’une carte bancaire, bref, un client normal entre tous. Il avait deux ou trois grands sacs en plastique négligemment jetés au fond de son chariot, du genre de ceux que, sous prétexte d’écologie, Auclair vendait au lieu de les donner. Djamila lui avait adressé son sourire spécial clients en lui demandant : « Est-ce que je peux voir vos sacs, s’il vous plaît, Monsieur ? » Et le vieux monsieur, sur le ton le plus naturel, lui avait répondu : « Non ». Djamila avait été si surprise qu’elle n’avait même pas osé entendre, ou comprendre ; elle avait répété sa question. Son interlocuteur avait mis les points sur les i : « Non, Mademoiselle, je ne vous montrerai pas mes sacs. Je n’ai jamais volé de ma vie et je ne vois pas pourquoi je me plierais à cette règle humiliante. Je ne le dis pas contre vous ; je sais qu’on vous demande de me le demander ; cependant, je ne le ferai pas. » Alors, quelque chose en elle s’écria : « Oh non, ils ne vont pas s’y mettre eux aussi ! »
La réponse était : « Mais si ! »…
Tout cela n’était rien encore. La vie de Djamila bascula au soir du vendredi 13 octobre. Elle avait vaguement entendu parler devant sa caisse, puis dans le tram du retour, d’une tuerie à Vichy, le braquage d’un Crédit rural qui avait mal tourné et fait au moins huit morts. De retour à la Croix-de-Neyrat, elle trouva sa mère à plat ventre sur la banquette du salon, la figure toute bouillie de larmes, pleurant tellement que pendant de longues minutes, Djamila ne comprit rien à la situation. Non, ses deux demi-frères qui habitaient Moulins n’étaient pas parmi les victimes, mais Akif était l’un des braqueurs ; c’était lui qui avait tué sept personnes, en laissant deux autres entre la vie et la mort.
Cauchemar gris et poisseux à partir de là. Des heures entières passées chaque soir à voir pleurer sa mère, d’habitude si forte et si frondeuse, à l’entendre répéter, tantôt qu’elle préférerait être morte, tantôt qu’Akif était un gentil garçon, qu’il ne pouvait pas avoir voulu ça. À quoi bon, disait-elle, avoir rejeté elle-même l’islam de ses parents, à quoi bon avoir été si fière de transmettre à ses trois enfants qu’on n’avait aucun besoin de religion et de tenir tête à ce sujet à tous les salafistes du coin, à Moulins comme à Clermont ? Son fils n’était pas un terroriste, mais c’était un assassin quand même ! Djamila se sentait impuissante à la consoler ; à sa place, elle aurait été effondrée aussi.
La PJ n’arrangea pas les choses ; un de ses inspecteurs vint les interroger chacune à son tour : pas vraiment la cellule de crise pour soutien psychologique. Djamila n’avait pas grand-chose à dire sur Akif : depuis qu’elle avait déménagé à la Croix-de-Neyrat à l’âge de onze ans en suivant sa mère, qui suivait elle-même son compagnon de l’époque, elle n’avait plus vécu avec lui ni avec Malik. Les deux adolescents de quinze et treize ans ne voulaient pas quitter leur cité et leurs copains ; ils avaient demandé à rester vivre à Champmilan, au sud de Moulins, chez la sœur aînée de leur père où ils passaient déjà un week-end sur deux. Parce que contrairement à Djamila, non seulement ils étaient deux mais ils avaient une famille, une grand-mère, une tante, des cousins, un père qui était là de temps en temps, quand il n’était ni en taule ni en cavale. À partir de son arrivée à Clermont, Djamila ne les avait revus que de loin en loin. Oui, elle savait qu’Akif faisait partie d’une bande, elle se doutait bien qu’il revendait du shit ; non, elle n’aurait jamais imaginé qu’il aille jusqu’à braquer une banque, un revolver à la main, sans parler bien sûr de tuer qui que ce soit… Même pas besoin de mentir aux keufs tant elle en savait peu.
Djamila ne voulait rien dire à ses collègues de travail. Akif portait le nom de son père, personne ne pouvait faire le lien avec elle si elle n’en parlait pas, et toute l’Auvergne était horrifiée par la mort des huit Vichyssois (depuis le dimanche 14, ils étaient huit, et le neuvième allait rester paralysé) parmi lesquels il y avait d’ailleurs une vague cousine d’un des employés du rayon boucherie. Donc, les premiers jours, elle serra les dents pour supporter à la fois l’Auclair et ses clients cinglés, les larmes de sa mère, la pensée de son frère en prison, les détails sur chacun des morts… Puis, le mercredi 18 octobre, pendant la pause déjeuner, Souad qu’elle avait réussi à éviter les jours précédents l’avait entraînée manger un sandwich dans leur coin préféré, à l’extrémité du parking, derrière le Service-après-vente. Il s’était étonné de ses yeux cernés, et elle avait craqué. Éclatant en sanglots, elle lui avait tout raconté dans le désordre : le quartier Champmilan à Moulins et la Croix-de-Neyrat, sa mère, ses frères, son père inconnu, Akif braqueur qui avait descendu tout le monde, et même le CAP de coiffeuse qu’elle n’avait jamais fait… C’était incroyablement bon de se confier à Souad avec ses deux mètres de muscles et de peau noire, son calme imperturbable, ses yeux bruns qui se posaient sur vous, attentifs, quelque chose de très-très vieux dedans, pas du genre en rupture de maison de retraite, non, plutôt du genre grand-père de Kirikou.
À partir de là, Djamila s’était sentie un peu moins mal. Sa mère avait obtenu un parloir : Akif, revolver en main, avait perdu le contrôle de clients du Crédit rural assez comparables à ceux de l’Auclair, et de son propre doigt sur la gâchette. Question sang-froid à garder devant une bande de malades, la formation des braqueurs ne valait visiblement pas celle des vigiles… Et, bien sûr, c’était lui le plus malheureux de la famille ! Puis Malik était venu passer quelques jours à Clermont, dans le double but de réconforter sa mère et sa sœur et de s’éloigner de ses copains de Champmilan qui étaient désormais dans le collimateur de la police, non sans raison, il fallait l’avouer. Était-ce parce que Djamila avait arrêté le lycée et qu’elle bossait ou parce qu’elle le voyait sans Akif ? Voilà que leurs deux ans de différence avaient cessé de les séparer et qu’elle découvrait enfin son frère d’égal à égale. Malik n’avait pas d’autre ambition dans la vie que d’être revendeur dans un réseau bien organisé et de se faire ainsi de la thune facile, mais comme c’était bon et chaleureux qu’il soit pour un temps l’homme de la maison ! Entre Souad le jour et lui le soir et le dimanche, pour la première fois depuis l’âge de onze ans, elle ne manquait plus de grands frères.
Sans bien savoir pourquoi, elle ne voyait plus l’Auclair avec les mêmes yeux ; elle avait presque l’impression désormais que l’hypermarché était le vrai coupable. Elle n’arrivait plus à comprendre comment il avait pu y avoir si longtemps des clients sages qui acceptaient de faire la queue, arrivaient devant sa caisse tous en file, les uns après les autres, ne parlaient pas aux voisins, attendaient qu’on leur donne un chiffre exact pour payer. C’était quand même plus logique de n’avoir pas envie de s’attarder dans un lieu pareil, et, pour les plus honnêtes, de s’avancer en tenant déjà deux ou trois billets chiffonnés plus une poignée de pièces, de ne pas poser d’article sur le tapis roulant mais de mettre l’argent devant elle en disant : « J’ai compté en gros : ça doit faire à peu près la somme ». Sans motif décelable, elle ne supportait plus les messages du haut-parleur genre : « Chers clients, en raison des fêtes de fin d’année, votre magasin sera ouvert les lundis matins de décembre de neuf heures à treize heures ». C’était pareil à la télé ; les pubs l’agressaient avec leur joie de vivre forcée, il fallait qu’elle éteigne aussitôt. Sa mère qui attendait souvent passivement la suite de sa série le prenait mal, elle croyait que Djamila lui reprochait de chercher à oublier un peu le sort d’Akif, alors que ça n’avait rien à voir.
Et puis, le bruit de l’Auclair la fatiguait bien plus qu’au début, plus encore que les mauvaises positions ou les gestes répétitifs (ils l’étaient d’ailleurs de moins en moins depuis que les clients étaient imprévisibles). Le bruit de l’Auclair l’effrayait aussi : tous ces cris, toutes ces voix humaines ensemble et discordantes, disant et voulant des choses différentes… Elle se mettait à avoir peur de la foule. Bien souvent, en voyant les clients trop nombreux s’agiter de façon incontrôlable, les uns voler, les autres se disputer, d’autres encore s’en prendre à elle ou aux vigiles parce qu’ils ne faisaient pas régner l’ordre, elle comprenait Akif. À la pause du déjeuner, elle n’avait même plus envie d’un sandwich ; elle se jetait d’abord sur un doliprane. Souad lui apprenait des exercices de relaxation. Il l’aidait à se concentrer sur un petit nombre de clients à la fois : bien sûr que c’étaient des êtres humains compréhensibles, parfois sympathiques…
Heureusement, ça ne durerait pas toujours. Elle était sûre maintenant qu’un jour elle plaquerait tout, quitterait l’Auvergne et prendrait la route vers le Sud pour ne jamais revenir : ce n’était plus un rêve auquel elle se raccrochait pour se consoler, c’était devenu la part de son avenir qu’elle connaissait d’avance. Comme elle n’avait plus de doute à ce sujet, ce n’était plus un problème de devoir attendre, elle ne se disait plus que si elle ne partait pas avec ses premiers mois de paye, elle n’en aurait jamais le courage ensuite. Dans les prochains mois, elle n’abandonnerait pas sa mère à la Croix-de-Neyrat avec la pensée de son fils aîné en prison et l’incertitude sur son sort ; elle resterait au moins jusqu’au procès d’Akif. Les affiches de l’agence de voyage vantant le Maroc ou la Tunisie la laissaient désormais indifférente, comme si elle portait en elle la certitude que les pays réels étaient différents, plus beaux, plus complexes, plus riches en surprises que ces images aseptisées de sable clair et de vacances à la plage. En revanche, elle regardait désormais à travers la vitre du salon de coiffure, observait les gestes des employées, pas avec l’amertume de ressasser ce qui aurait pu être, mais en se disant qu’un jour peut-être, elle aurait l’occasion d’essayer.
Étapes sur le chemin de l’hiver. Malik retourné à Moulins parce que son père avait refait surface et voulait son aide et ses conseils pour choisir l’avocat d’Akif. Djamila suivant des yeux à travers la vitre les gestes compétents d’une fille de son âge à laquelle la patronne avait confié une coupe simple, et voilà que la fille relève la tête, croise le regard de Djamila et lui sourit. Le coup de main prêté à Souad par Djamila et Sophie ensemble, pour rencontrer la fameuse bande de lycéens en maintenance des équipements industriels à La Fayette. Sophie avait entrepris de les convaincre d’aller visiter Clermont : ils s’imaginaient connaître cette ville sous prétexte qu’ils y étaient nés ? Mais pas du tout ! Elle leur parlait du vieux centre, des sculptures dans les églises, des maisons anciennes avec des cours intérieures dans lesquelles on pouvait entrer, etc. Djamila n’eut guère le loisir de se dire en l’écoutant qu’elle non plus ne connaissait pas Clermont : parmi les gars de La Fayette, il y avait le petit Stan, un gamin déluré qui jouait encore deux ou trois ans plus tôt au pied de leur immeuble de la Croix-de-Neyrat ! Véra Estève, la jeune coiffeuse, venue parler à Djamila pour la première fois. Dans la série « Clermont, ville méconnue » (épisode deux), Souad un dimanche de novembre montrant à Djamila et à sa mère le parc Bargoin haut perché et en pente, dans lequel des arbres immenses leur soufflaient dessus des feuilles jaunes, rouges, oranges, dorées ; la mère de Djamila qui était pour les hommes en général aurait été bien contente qu’il se passe quelque chose entre Djamila et le gentil Souad. Le soir après le travail, Souad ramenant Djamila chez elle en voiture, par la voie express qui, depuis le rond-point de la Pardieu, file droit vers le nord ; dans la voiture, la voix de Faux Prophète scandant « Le monde durera encore deux ou trois mois ». Djamila prenant le thé chez Sophie, dans sa résidence étudiante, avec trois autres caissières, le copain de Sophie ‒ un étudiant à collier de barbe qui voulait faire la révolution ‒ et « petite mamie » trottinant partout, persuadée que sa petite-fille préférait le prénom Sophie à celui de Madeleine, persuadée qu’elle connaissait Djamila depuis toujours et lui expliquant les secrets de la recette du crumble aux poires. Véra et Djamila assises ensemble au fast-food, mangeant des frappés au chocolat, et Véra promettant à Djamila de lui apprendre à coiffer. Encore un trajet dans la voiture de Souad fendant la nuit, Djamila parlait d’Akif incarcéré à la maison d’arrêt de Moulins-Yzeure, et Souad, en réponse, disant que quand il en aurait fini avec ce boulot de vigile sans avenir, il aimerait bien être maton… Djamila avait tort d’en être choquée, garder des détenus en prison pourrait être un des plus beaux métiers qui soit si on savait le faire avec humanité.
Et pendant ce temps-là, le monde finissait tout autour.
Ce fut d’abord Lechamp-Sud qui s’arrêta de fonctionner du jour au lendemain, dès la mi-novembre. Les marchandises étaient restées sur place, les portes à peine fermées. Le magasin fut pillé et saccagé ; cela se termina en émeutes avec des blessés, suivies d’arrestations surtout symboliques : tout le monde fut relâché au bout de quelques heures, jusqu’au procès qui permettrait de déterminer qui avait fait quoi, et, en attendant, déchaînait la verve du petit Stan rencontré par Djamila dans le tram du matin : « Oui, votre Honneur, c’est moi qui ai renversé le rayon des pâtes Panzani… » Marathon ferma et fut cambriolé dans la nuit ; tous les équipements sportifs se retrouvèrent en vente sur le net à moitié prix les jours suivants. Puis les grandes enseignes voisines fermèrent les unes après les autres : les meubles et l’électroménager étaient certainement toujours à l’intérieur où ils se couvraient de poussière et de toiles d’araignées, mais les lampes du beau magasin de luminaires furent aussitôt volées et proposées sur le net à prix cassés. Dans le parking naguère plein à l’entrée du rond-point de la Pardieu, il n’y avait plus maintenant qu’une ou deux épaves. L’épidémie gagna la galerie commerciale de l’Auclair. L’Espace culturel déménagea, en deux jours, bouquins, CD et DVD ; cela mit un peu d’animation, le temps de tout emballer. Puis, il n’y eut plus qu’un grand espace vide aussitôt colonisé par les anti-Omasanty qui y installèrent un stand de « sensibilisation du public ». L’agence de voyages disparut dans l’indifférence générale ; voilà longtemps qu’elle n’avait plus de clients. Les témoins de Jéhovah y apposèrent leurs affiches ; ils avaient découvert depuis peu que s’ils s’installaient dans les hypermarchés pour prêcher la fin du monde, ils sonnaient beaucoup plus convaincants. La patronne du salon de coiffure était terrifiée ; il finit par fermer lui aussi. L’environnement avait tellement changé que Djamila n’arrivait pas toujours à suivre. Un beau matin, en levant le nez, elle découvrit que l’ancien fast-food ressemblait désormais à un décor de ville fantôme du Far West, ouvert, béant, avec des portes grinçantes, qu’il avait l’air vieux, en ruine, peut-être même hanté.
Une fois licenciée du salon de coiffure, Véra devint caissière ; ce fut le dernier recrutement, alors que le nombre de démissions augmentait de jour en jour, sans parler des congés maladie. Il n’y avait plus de Service-après-vente ni de rayon boucherie ; parmi les employés restants, tout le monde voulait être en gestion des stocks, plus personne en mise en rayon. En fin de journée l’Auclair était sale, on enjambait des produits écrasés par terre, car les voitures de nettoyage ne passaient plus avant la fermeture, et sans le calme de Souad qui parvenait à rassurer l’équipe, il n’y aurait certainement plus eu de vigiles depuis longtemps. Sophie, qui ne manquait pas de bon sens, avait expliqué à Djamila que les clients normaux n’avaient pas vraiment cessé d’exister : simplement, ils allaient faire leurs courses ailleurs. La plupart étaient dans les petites supérettes de quartier, dont le chiffre d’affaires augmentait et qui recrutaient caissières et employés ; beaucoup aussi s’étaient tournés vers le supermarché bio du Brézet, où ils acceptaient de faire la queue sans s’énerver. Enfin, il y avait de plus en plus de gens qui achetaient tout sur internet avec livraison à domicile.
La direction brillait par son absence. On était loin du temps où les articles bipés devaient correspondre au centime près au contenu de la caisse ; il fallait juste essayer d’encaisser le plus d’argent possible pour limiter un peu les pertes. La dernière apparition publique d’Agnès Bonnet eut lieu vers la fin novembre ; en milieu d’après-midi, elle harponna à la sortie Sylvie Viers, une blonde platine qui venait de finir son service, et la fouilla avec des cris de rage ; l’autre avait effectivement conservé, plusieurs fois par jour, l’argent des divers « ça doit faire à peu près la somme » de la journée, profitant du fait que ces clients-là ne lui laissaient pas le temps de biper les articles. Au lieu de s’excuser, Sylvie lui arracha les billets qu’elle avait, selon elle, bien gagnés, et, couvrant la voix de l’autre, hurla dans tout le hall ce qu’elle pensait de la direction d’Auclair en général, et de celle du secteur caisse en particulier. Les clients et autres badauds n’en perdaient pas une miette ; chacun en tira ses propres conclusions : « Quoi, moi je m’embête à payer mes courses et c’est la caissière qui se met tout dans la poche ? », « La petite blonde a bien raison, c’est un repaire de voleurs ici : ils essaient de vous empoisonner avec des Omasanty, et sur les deux euros de la bouteille de lait, y a pas vingt centimes qui vont aux producteurs », « Vous faites ce que vous voulez, moi, en tout cas, je passe sans payer, et j’envoie un chèque à la Confédération paysanne pour la valeur des fruits et légumes ; poussez-vous, s’il vous plaît, je n’ai pas l’intention de faire la queue »…
Après ce scandale, Sylvie Viers continua à venir travailler sans rien changer à ses habitudes tandis qu’aucun des employés ne revit plus jamais la responsable du secteur caisse. Les bruits les plus fantaisistes coururent sur sa disparition : partie en vacances aux antipodes ? ayant programmé un lifting de trop qui avait fini par lui arracher la peau ? filant le parfait amour avec Étienne Busuttil qui la cachait aux yeux du monde ?
Enfin, le mardi 6 décembre, après une dernière démission, les employés restants se dirent que ça ne pouvait plus continuer. Comment espérer que les clients ne volent pas si on n’ouvrait que cinq caisses à la fois à une période de l’année où, normalement, on les ouvrait toutes les vingt ? Et puis, même si ça ne suffisait pas pour expulser les indésirables, il fallait impérativement embaucher trois ou quatre vigiles de plus, ne serait-ce que pour rassurer un peu par leur présence le public et les employés. D’ailleurs, si on allait par là, est-ce qu’il ne serait pas normal de toucher des primes de risque quand on avait le courage de mettre en rayon ? Et les caissières, et les vigiles, est-ce qu’ils ne risquaient pas tous les jours de prendre des coups ? Et les techniciens de surface qui s’étaient fait agresser par des gamins montés à l’assaut des voitures de nettoyage ? Bref, une augmentation générale des salaires serait la bienvenue : ils ne demandaient rien d’indécent, ils avaient tous du mérite de travailler dans ces conditions ! Étienne Busuttil ne pouvait pas continuer à faire le mort, il fallait qu’il accepte de les recevoir ; sa place aurait dû être à leurs côtés depuis des mois…
Pourtant, Étienne Busuttil traîna des pieds. Personne ne savait trop ce qu’il fabriquait, en tout cas, il n’était jamais disponible. Il ne reçut finalement que le vendredi 9 décembre une délégation dont Souad et Sophie étaient les deux principaux porte-paroles. Djamila attendit, avec d’autres, le résultat des négociations, qui était nul. Le directeur s’était contenté de les écouter, le visage fermé, et de répondre qu’il ne pouvait rien décider à son niveau. Seulement, il n’avait pas l’air très chaud pour transmettre leurs revendications à la direction régionale ; en gros, il leur avait juste dit qu’on allait déjà laisser passer les fêtes de fin d’année, et qu’après on verrait. Non, ils n’avaient pas brandi la menace d’une grève ; ils avaient senti que Busuttil était capable à tout moment de se rabattre sur le plan B, qui était mettre tout de suite la clé sous la porte. Son plan A était manifestement de compter sur les fêtes pour renflouer un peu les caisses, et de fermer ensuite sans prévenir, comme l’avait fait Lechamp-Sud ; Souad pouvait avoir encore quelques lueurs d’espoir avant cette entrevue, mais à présent, il en était sûr, et Sophie aussi.
La nouvelle fut accueillie par tous avec la morne indignation qui était de mise. « C’est dégueulasse ! » était le commentaire le plus fréquent. Djamila, quant à elle, se sentait des envies de vengeance. En traversant le parking aux côtés de Souad qui s’apprêtait à la raccompagner et de Sophie qui marchait vers sa propre voiture, elle exprima à voix haute le souhait qu’« ils » ne puissent même pas fermer, qu’on leur vole jusqu’à leur dernière marchandise, que les fêtes de fin d’année ne leur rapportent rien, ça, alors, ce serait bien fait ! « Qu’est-ce que vous avez, tous les deux, à me regarder comme ça ? »
Si l’idée en l’air était de Djamila, la réalisation dut presque tout à Souad et à Sophie.
Souad y mit tout son sérieux ; c’est lui qui insista auprès de chacun pour que rien ne soit transmis par Iph d’aucune manière, mais qu’on parle pour de bon à des gens en chair et en os, qui, à leur tour, parleraient à d’autres, en leur recommandant la même prudence. Il alla jusqu’à emmener Djamila en voiture à Moulins, dans la nuit d’hiver, afin de boire un verre en direct avec un Malik enthousiaste, qui promit d’arriver, le moment venu, accompagné de potes triés sur le volet. Ce fut Souad aussi qui imagina le protocole : un vrai bouche-à-oreille pour expliquer le projet et donner le code, sans donner de date, puis, quand on aurait la date, diffusion du message codé dans les heures qui précéderaient le jour J. Là, on pourrait y aller à fond avec les Iphs. Ce fut Souad qui veilla à ce que tous les employés d’Auclair soient personnellement mis au courant ; il se chargea de parler en tête à tête à beaucoup d’entre eux. Tous ne voulurent pas participer, mais ceux qui « n’aimaient pas ce genre de trucs » ou « ne voulaient rien avoir à faire avec ça » convinrent qu’ils n’avaient rien à perdre à la ruine du magasin et acceptèrent de ne pas s’en mêler, de se contenter de ne pas venir ce jour-là et de se prévoir un alibi. Ce fut Souad enfin qui s’occupa de détraquer les caméras de sécurité ; pour lui, c’était l’élément clé : dès qu’elles ne marcheraient plus, on pourrait fixer la date du lendemain.
Sophie se démena de son côté, elle fit jouer ses propres réseaux, avec une efficacité qu’on ne put vraiment apprécier que le 20 décembre.
La part de Djamila fut plus légère : du porte à porte ciblé à la Croix-de-Neyrat, quelques visites à d’anciennes copines du lycée Ambroise Brugière à Montferrand. Avec Véra, en riant beaucoup, elle confectionna des panneaux sympas pour décorer les allées : SOURIEZ : VOUS N’ÊTES PAS FILMÉS, C’EST NOËL !, LES FEMMES ET LES ENFANTS D’ABORD, IL Y EN AURA POUR TOUT LE MONDE… Et bien sûr, le lundi 19 décembre, quand elle reçut le message de Souad, elle l’envoya aussitôt à tous ceux qui l’attendaient.
À propos du code, Sophie était partie dans un délire historique. Elle aurait voulu qu’on choisisse un message qui annonçait le débarquement contre les nazis, une histoire de violons d’automne. Le message codé proposé par Djamila et finalement adopté était beaucoup plus simple : « Ouverture exceptionnelle de votre magasin en raison des fêtes de fin d’année. ».
Et, le mardi 20 décembre, l’Auclair de la Pardieu cessa d’exister.
Il ouvrit le matin à neuf heures presque comme d’habitude. Pas de foule sur le parking, on y avait veillé pour que la direction ou la police ne puisse pas anticiper. Mais partout des banderoles et des guirlandes de fête, personne aux caisses, et Souad à l’entrée du magasin, accueillant, serrant les mains, donnant les règles. On remplissait un chariot pour soi et les siens, pas pour revendre sur internet ; le grand partage des dernières marchandises aurait lieu après dix-huit heures. Et quand l’Auclair ferma à vingt heures dix, après la série fébrile des annonces aux haut-parleurs scandant les ultimes mises en rayon, il n’y avait plus en tout et pour tout que deux oranges tombées à terre et un paquet de croquettes pour chat. Tous les employés étaient restés jusqu’au bout ; chacun voulut faire le tour complet et contempler à loisir les rayons vides.
Entre-temps, ce fut une journée de foule heureuse qui vit défiler une bonne partie de l’Auvergne. Des mères de famille voilées étaient venues des HLM de la Fontaine-du-Bac ou de la Croix-de-Neyrat. Des étudiants gauchistes rameutés par Sophie campèrent sur place pour aider le public à s’orienter et distribuer des tracts en vue d’une prochaine révolution. Les lycéens de La Fayette, qui avaient pourtant débarrassé le plancher les dernières semaines (ils avaient dû enchaîner les visites touristiques du Clermont historique et le pillage de Lechamp-Sud) et qu’on s’était bien gardé de prévenir, étaient là quand même, mais ils ne posèrent, cette fois, aucun problème, ils aidèrent au contraire au service d’ordre. Survinrent par vagues des squatters, des étrangers sans papier, des SDF, et sans doute toutes les familles de Roms qui, d’habitude, mendiaient assis par terre en différents points de Clermont. Malik et six copains à lui débarquèrent des quartiers sud de Moulins dans deux voitures. Des Gitans en foule se rassemblèrent bientôt autour des plus dangereux chefs de clan, les fameux Sanchez ; il fallut donc compter avec eux ; heureusement, ils se révélèrent ouverts à la négociation, et finalement, participèrent à l’événement à leur manière. Les anti-Omasanty et les témoins de Jéhovah laissèrent à leur tour leurs stands pour aller faire leurs courses à l’œil. Les employés qui avaient préféré rester en retrait arrivèrent en cours de journée, les uns après les autres, en apprenant que tout se passait bien. Un journaliste de La Montagne amené par Sophie vint interviewer Djamila, et leur consacra le lendemain un gros article : « Pillage raisonné de l’Auclair de la Pardieu : la “grande distribution” distribuée aux plus pauvres ». Et même un flic en civil, ex-habitué des ratonnades de vieux, fut reconnu tandis qu’il remplissait discrètement son propre chariot, bien content d’en profiter quatre jours avant Noël.
Vera avait placé le panneau IL Y EN AURA POUR TOUT LE MONDE sur la tête de la statue du père avec sa fille ; dans leur chariot façon bronze, on avait entassé des paquets de bonbons, de Smarties, de papillotes brillantes, mélangés à des boules et des guirlandes de Noël surmontés d’une pancarte SERVEZ-VOUS. Djamila eut enfin le plaisir de se promener dans les rayons, passé l’éclatant sourire de Souad à l’entrée, sa présence rassurante veillant sur tous. Derrière, une série de stations, de rencontres ou de retrouvailles. Au rayon des jouets, le petit Stan avait pris les choses en main : « C’est une grosse boîte chère comme ça par personne, Madame, et pour les petits cadeaux, vous prenez tout ce que vous voulez. Ah, si vous avez deux garçons, pour pas faire de jaloux, vous pouvez leur offrir la grande boîte à tous les deux… » Plus loin, le clan Sanchez campait devant les couteaux de cuisine et vérifiait que les belles pièces de vaisselle n’étaient pas accaparées par d’autres qu’eux ; ils se servaient aussi généreusement, mais cela faisait sans doute partie du deal… Djamila osa aller leur parler, et les trouva bien plus sympas qu’elle ne s’y attendait. Ils furent égayés par le récit grossi et embelli de leurs propres exploits, félicitèrent gentiment Djamila pour sa bonne idée et promirent de recommander Akif aux deux cousins à eux qui étaient dans la même prison que lui. Puis, Djamila découvrit le plus beau des Gitans, Jésus Arrigue, le médiateur charismatique qui avait scellé l’accord entre les Sanchez et Souad, au rayon des cafetières électriques (une seule par famille !), et surtout, en pleine conversation avec Sophie. Elle hésita à se joindre à eux, et sentit alors pour la première fois que l’amour silencieux de Souad pouvait aussi être pesant : elle savait qu’il ne lui demanderait jamais rien, mais avec lui tous les jours à ses côtés, comment aurait-elle pu se sentir libre d’aller vers un garçon qui lui plaisait ? Elle ne pourrait jamais, le cœur léger, lui causer ce chagrin-là… Elle se contenta donc de leur sourire, tandis qu’elle bavarda plus loin avec chacun des copains de Malik, à chaque lieu stratégique du réveillon : devant les volailles (« Vous n’avez quand même pas besoin de deux dindes ? »), devant le caviar (« Par ici pour la distribution : une boîte par personne ! »), devant le foie gras… Malik lui-même s’était chargé du champagne et gouvernait ses bouteilles de main de maître. Pas de fou apocalyptique au rayon des fruits et légumes, juste le petit ami de Sophie, très sombre, qui pérorait sur la révolution et que personne n’écoutait, alors que, devant les bijoux fantaisie, une Johra rayonnante s’était posée sur une chaise pliante et distribuait des poignées de bonbons à tous ceux, enfants ou adultes, qui passaient à sa portée.
Il parait que, dans la série « Sait-on jamais, ça peut toujours servir », le clan Sanchez se déplaçait avec un pied de biche dans sa voiture. L’un des Gitans força donc obligeamment la porte du salon de coiffure et Djamila y entra enfin derrière Véra. Comme c’était bon d’allumer toutes les lumières, de vérifier que le matériel était intact, jusqu’aux blouses blanches à faire enfiler aux clients, bon, surtout, d’entendre résonner la voix joyeuse de Véra annonçant au haut-parleur un coiffage gratuit tout l’après-midi, pour femmes et pour hommes, venez nombreux ! Pendant la première demi-heure, Djamila se contenta des shampoings et de l’observation. Puis, elle bénéficia en quelques heures d’un apprentissage accéléré sur des cobayes indulgents. Le soir, elle avait tout essayé, elle était douée et elle aimait ça. Cela fit passer sa découverte, en sortant, de Sophie et du beau Jésus, sur le banc près du mur d’eau, qui se roulaient un de ces patins qui comptent dans la vie d’un homme ou d’une femme : il faut reconnaître que Sophie le méritait bien, et tant pis pour l’étudiant à collier de barbe.
Tout semblait possible cette nuit-là. D’ailleurs, personne n’allait refermer les portes, ni éteindre les lumières de la galerie commerciale ; les squatters, les SDF et les étrangers sans papiers installaient des matelas et déroulaient des sacs de couchage à l’étage de l’Espace culturel et à l’intérieur de l’agence de voyages. Devant le grand écran jadis consacré aux documentaires animaliers les étudiants avaient déroulé une banderole : « Tout appartient au peuple et ici, le peuple souverain reprend ses droits ».
Mais en franchissant l’une des trois portes béantes, Djamila, qui n’avait pas mis le nez dehors de toute la journée, fut saisie par le froid de la nuit. Sur l’ex-parking d’Auclair, il n’y avait plus un seul chariot, plus une seule barre métallique : tout avait été embarqué, le monopole de la ferraille consenti au clan Sanchez ayant été un élément clé de la négociation du matin. Nul ne savait où les Gitans avaient trouvé le bois, mais un grand feu brûlait sur l’esplanade ; des gens divers étaient assis autour, certains grattaient des guitares et chantaient. Est-ce parce que ces chants étaient si mélancoliques que Djamila se sentit soudain une terrible envie de pleurer, tandis que lui sautait à la gorge la conscience que tout était fini, que s’il n’y avait plus d’Auclair, le lendemain, il n’y aurait plus rien d’autre que le HLM de la Croix-de-Neyrat ? Vite, vite, elle se tourna vers Souad et Véra pour leur faire la bise et se sauver par le premier tram.
« Ah non, lui dit Souad, avec un clin d’œil à Véra, personne ne s’en va, surtout pas toi : ce soir, il y a une nocturne. »
Djamila comprit lorsqu’ils traversèrent la rampe d’accès. Ils pénétrèrent dans la patinoire où elle n’était encore jamais entrée et la trouvèrent illuminée, décorée de bien des guirlandes qui étaient en rayon à l’Auclair le matin encore. Son gérant avait été un des premiers à venir faire ses courses : à leur tour, à présent, d’être servis gratuitement ! Qu’est-ce qu’ils voulaient comme pointures, qu’est-ce qu’ils voulaient comme musique d’ambiance ?
« Regarde tu vois le monde s’approcher de sa fin / l’zombie sort de sa tombe, y veut manger à sa faim / Omasanty c’est la bombe on est tous finis sauf un… » La voix de Faux Prophète pendant que Djamila laçait ses patins. Elle releva la tête. Sophie et Jésus étaient déjà sur la piste ; ils tournaient, enlacés, et « petite mamie », chaudement emmitouflée sur les gradins, les regardait en battant des mains. Tous les autres aussi étaient là : Malik, Sylvie, Johra, le petit Stan, Véra aux joues bien roses, et le bon sourire de Souad appuyé à la rambarde, s’effaçant pour la laisser passer : « À toi la piste ! »
Alors elle s’élança. Alors elle s’envola.
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