V- Tempête sous plusieurs crânes

Les Indociles I - Le Surgissement

« Vous appelez ça une mutation ? »

Têtes sculptées sur un mur.Le vendredi 10 novembre en fin de matinée, le Professeur Frédéric Aubuisson poussa résolument la porte du laboratoire de neuropsychiatrie de Paris-Descartes. Il y trouva son équipe restreinte, composée de Géraldine Lafay (post-doc, CDD de quatorze mois qui expirait en mars, en principe renouvelable, mais il n’aurait jamais les crédits pour le renouveler) et de Cyril Hulotte (qui partageait son temps entre la recherche en neuro-imagerie et son service de psychiatre à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière). Tous deux étaient absorbés par leurs power books respectifs, dans lesquels ils entraient consciencieusement les données recueillies, mais conservaient une partie de leur attention pour leurs tasses de café à peine entamées et, bien sûr, leurs Iphs à portée de main.
 « Alors, comment était Strasbourg ? lui demanda gaiement Géraldine.
 ‒ Pour Strasbourg, je ne sais pas, je ne suis pas bon juge ; en tout cas, le colloque à l’Institut de neurosciences était exécrable. Et même d’une nullité ahurissante.
 ‒ À ce point ? »
 Géraldine paraissait surprise de l’entendre exprimer son avis avec tant de force. Cela lui rappela la réaction, la veille au soir, de Nelly, sa femme, lorsqu’il lui avait narré sa mésaventure alsacienne.
 Il entreprit donc de relater à ses deux jeunes collaborateurs l’après-midi de la veille. L’avant-dernier intervenant avait prévu de consacrer une communication d’une demi-heure au rôle de l’hypothalamus dans le contrôle de la pression artérielle ! Une découverte à révolutionner la science française, n’est-ce-pas ? Et, sous prétexte qu’il avait mis la main, sans aucun mérite, sur quelques instruments de mesure électroniques, le voilà qui entreprend de les assommer de chiffres et de graphiques pour ne dire rien d’autre que ce que chacun sait depuis l’âge du lycée, tandis qu’évidemment, les gens soupirent, lèvent les yeux au ciel, regardent leur montre, d’autres déplient leur journal et se mettent à lire…
 « Vous voulez dire… vraiment, devant son nez ? demanda Géraldine, scandalisée et ravie. C’est horrible ! Il a dû se sentir très mal ! »
 Frédéric Aubuisson la regarda avec curiosité. Ses petits yeux vifs étincelaient, elle se délectait de la déconvenue du spécialiste de l’hypothalamus, mais le plaisir qu’elle y prenait révélait que si elle s’était trouvée dans la salle, elle aurait fait mine d’écouter attentivement, visage impassible. Pourquoi ? Et pourquoi lui-même, pendant toutes les années précédentes, avait-il développé avec patience et avec ruse le subterfuge des écouteurs cachés par ses cheveux (il lui en restait pas mal sur les côtés, aux endroits stratégiques, cela le consolait de son crâne dégarni), reliés à son Iph, déclenchant les variations Goldberg de Bach dès qu’il savait qu’une communication ne lui apporterait rien, toujours en prenant bien garde de ne pas être vu ?
 Géraldine n’était pas seule à s’amuser, d’ailleurs. À la pensée de ce pauvre abruti discourant sur l’hypothalamus tandis qu’on dépliait devant lui L’Est républicain, Cyril Hulotte fit entendre un rire bien gras, hérité de quelque ancêtre paysan, dissolvant ainsi, comme dans tous ses moments d’hilarité, sa personnalité de jeune psychiatre parisien au profit de ce qu’il aurait été en d’autres temps, d’autres cultures, se laissant dès lors traverser par un souffle aviné qui montait des bas-fonds. Mais, bien sûr, Frédéric garda cette observation pour lui, il savait que ç’aurait été blessant d’en faire part aux autres…
 Le spécialiste de l’hypothalamus s’était décomposé, essayant en vain de paraître cinglant en lançant : « Si je vous ennuie, il faut le dire ? », ce qui lui avait attiré les seules réponses qu’il méritait : « Oui, vous nous ennuyez. » « On sait tout cela depuis longtemps ! », etc. Lorsque le président de séance, rouge de colère, l’avait invité à poursuivre, des voix s’étaient élevées pour protester, et Frédéric Aubuisson avait alors songé à une solution qui lui semblait être le bon sens même. Il avait demandé poliment à l’intervenant s’il avait finalement trouvé quelque chose de nouveau sur le rapport entre hypothalamus et pression artérielle, et proposé que dans le cas inverse, on passe tout de suite à la communication suivante, ce qui laisserait ensuite plus de temps pour les débats et la conclusion. Cette suggestion (qui avait achevé de liquéfier le conférencier suant maintenant à grosses gouttes) n’avait pas eu l’heur de plaire au président de séance, ni aux organisateurs du colloque…
 Cette fois, l’hilarité de ses collaborateurs ne connut plus de bornes. Frédéric, surpris, évoqua à nouveau la scène que lui avait faite la veille au soir sa femme indignée. Il savait bien cependant qu’il n’était pas fou, qu’il n’avait même jamais été plus lucide : quel sens cela avait-il d’aller perdre son temps aux frais de la princesse à entendre exposer des résultats déjà acquis ou décrire en détail des vérifications qui ne précisaient rien de neuf ? N’étaient-ils pas des scientifiques ? Pourquoi faudrait-il jouer, à tous les colloques, cette espèce de comédie mondaine plus digne du salon de Mme Verdurin que d’un congrès de neurosciences ?
 Ces évidences semblaient pourtant échapper à Géraldine et à Cyril. Au colloque, de même, ils n’avaient été que six ou sept à refuser la règle implicite du jeu académique. Cela avait suffi à perturber l’ambiance au point que la communication sur l’hypothalamus s’était interrompue en cours de route, car si sa proposition à lui n’avait pas été agréée, l’autre, suprêmement vexé, n’avait pas non plus voulu reprendre et avait cherché à rassembler son restant de dignité en quittant la salle, le rouge au front mais le menton levé. Après cette sortie théâtrale, les organisateurs avaient laissé entendre à Frédéric que c’était lui le perturbateur et l’indésirable.
 « Vous trouvez que j’ai changé ? » demanda-t-il soudain.
 Les jeunes chercheurs s’arrêtèrent instantanément de rire. Aucun des deux n’osa répondre.
 « Je n’ai pas l’impression d’avoir changé, leur expliqua Frédéric. C’est vous, et bien d’autres, qui me devenez étrangers. » Il se rendit compte avec gêne que sa remarque jetait un froid, et s’empressa de poursuivre. « Je pense que c’est le syndrome du paysage qui se met à bouger quand le train démarre. Moi, je suis dans le train et je n’ai pas la sensation du mouvement. »
 Ils opinèrent gravement, le considérant avec une certaine inquiétude, comme s’il s’agissait d’une maladie contagieuse. Il y avait peut-être de ça, d’ailleurs, à ceci près ce n’était pas du tout une maladie : jamais Frédéric ne s’était senti mieux portant.
 « J’ai changé, dit-il, mais je ne suis pas le seul. Que diriez-vous de chercher à comprendre ce qui se passe ? Ne sommes-nous pas les mieux placés pour le faire ? Le moment n’est-il pas venu pour que l’imagerie cérébrale serve enfin à une découverte majeure ? »
 Ils le regardèrent, éberlués.
 « Voyons, balbutia Géraldine (toujours la plus réactive des deux ; Cyril Hulotte ressemblait à un poisson avec sa bouche entr’ouverte), ce serait très intéressant, bien sûr… mais vous savez bien qu’on ne peut pas changer de projet de recherche comme ça ! Il faut des autorisations, il faut monter un dossier… »
 Il balaya l’objection d’une chiquenaude. Ces formalités ne leur feraient pas obstacle. À Strasbourg justement, il avait reçu un message émanant à la fois du ministère de la Recherche et de celui de la Santé, encourageant tous les directeurs d’équipes de recherches en psychiatrie à considérer comme prioritaires des projets encore à définir qui éclaireraient d’une manière ou d’une autre les phénomènes bizarres affectant la population française, puis, une fois ces projets élaborés, à les mettre en œuvre le plus vite possible, avec les moyens du bord, sachant que les frais seraient remboursés ensuite.
 Géraldine et Cyril exprimèrent leur scepticisme sur ce dernier point, mais il coupa court. Étaient-ils partants ?
 « Qu’est-ce que vous voulez faire exactement ? demanda Cyril, sourcils froncés. On essaie, par exemple, de trouver des dysfonctionnements dans les cerveaux des lycéens qui ne veulent plus aller en classe ? »
 Mais non, absolument pas ! S’il y avait bien une chose qu’ils devaient prendre comme hypothèse de départ…
 Il n’en dit pas plus, car à cet instant la porte s’ouvrit et Roger Nyme, théoriquement rattaché à leur équipe de recherches depuis qu’on ne voulait plus de lui à l’ICM, autrement dit l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière, où il s’était disputé avec tout le monde, entra à son tour dans leur petite pièce commune, et les salua tous trois d’un vague signe de tête avant d’aller se servir en feuilles de papier blanc pour imprimante.
 « Vous tombez bien ! s’exclama Frédéric. Justement, je voulais vous voir ! »
 L’autre sursauta, et Frédéric ne put s’empêcher de penser que si une vipère sur laquelle un promeneur avait failli poser le pied avait entendu ce promeneur s’écrier « Vous tombez bien ! Justement, je voulais vous voir ! » et si elle avait été dotée d’un visage humain expressif, elle aurait fait exactement la tête que fit alors Roger Nyme.
 « Ah bon ? grinça-t-il. Et pourquoi cela ? »
 Parce qu’il espérait bien embarquer l’ensemble de l’équipe de neuro-imagerie et psychiatrie dans une recherche où la biochimie cérébrale aurait toute sa place.
 « Voilà qui m’étonne de vous, répliqua froidement Roger Nyme. Je sais que vous avez presque autant de mépris pour la biochimie cérébrale en tant que discipline que de déplaisir à me savoir, moi, dans votre équipe où, soit dit en passant, je n’ai jamais souhaité entrer.
 ‒ Ce n’est pas faux, répondit Frédéric Aubuisson du tac au tac, mais comment se fait-il que vous l’exprimiez ? Il me semble que, jusqu’ici, la base de nos rapports était que nous nous évitions tout en feignant d’être enchantés l’un de l’autre, non ?
 ‒ Et caractériser nos rapports passés comme vous le faites, vous croyez que ça se fait d’habitude ? Vous auriez dû protester sur le mode : Mais comment donc… »
 Simultanément, ils concédèrent un regard rapide à leur public qui les écoutait bouche bée, puis se retournèrent l’un vers l’autre et se considérèrent d’un œil neuf.
 « Alors, vous avez muté, vous aussi, constata Roger Nyme.
 ‒ Vous appelez cela une mutation ? demanda Frédéric Aubuisson, saisi.
 ‒ Mais oui ! Pas vous ? »
 Le silence respectueux qui les entourait confirma la valeur historique de l’instant, au moins aux oreilles de Frédéric Aubuisson. Il reprit alors avec conviction le propos interrompu. Ce qu’il voulait proposer à Roger Nyme était d’essayer de comprendre ce qui leur arrivait, en gardant l’esprit ouvert, et en prenant comme hypothèse de base que quoi qu’il en soit, il ne s’agissait pas d’un dysfonctionnement du cerveau ! Parce qu’il venait de recevoir un message du gouvernement…
 « Je l’ai eu aussi », le coupa Roger Nyme. (En quel honneur avait-il reçu un message adressé aux directeurs d’équipe ?) « Tous les présupposés sont absurdes. Il faut évidemment mener ces recherches, mais pas du tout dans cet esprit ! »
 Malgré cette belle unanimité initiale, les choses se gâtèrent vite. Pour Roger Nyme, l’unique priorité était de faire main basse les premiers sur le site d’Orsay et, là, de se prendre eux-mêmes comme cobayes pour analyser à fond le fonctionnement de leurs deux cerveaux, en le comparant à celui du « groupe témoin » constitué par Géraldine et Cyril, toujours médusés. Frédéric se demandait ce qu’il s’attendait à trouver : un thalamus passé du gris au rose fluo, ou qui s’était mis à clignoter ? Plus sérieusement, Roger Nyme semblait croire que le QI des « mutants » avait sensiblement augmenté, qu’on découvrirait presque aussitôt un nombre plus élevé de connexions neuronales, etc. Or, l’intuition de Frédéric lui disait que ce n’était pas cela. Ce qui avait changé était plus subtil et ne pourrait être détecté à l’imagerie cérébrale qu’une fois qu’ils auraient déterminé ce qu’il fallait chercher.
 Il accepta néanmoins de bonne grâce la batterie de tests sur leurs deux cerveaux, au moins pour éliminer les explications simples, mais il fit tout de même remarquer à son collègue que si vraiment la mutation rendait plus intelligent, ce serait difficile à prouver : il faudrait pouvoir comparer les résultats d’un sujet donné à ce qu’il était avant de muter, donc de passer les tests, ou alors travailler sur des échantillons très larges. C’est pourquoi, parallèlement à cette première exploration, il proposait de constituer un groupe de chercheurs qui leur permette d’avoir une approche plus complète du phénomène. Des présupposés erronés avaient conduit le gouvernement à ne s’adresser qu’à des psychiatres. Heureusement, parmi ces derniers, son équipe était à même d’apporter le bon éclairage puisque depuis plusieurs années, elle était la seule en France à étudier les caractéristiques des cerveaux bien portants, le stockage mémoriel en particulier. Cependant, s’il s’agissait d’une mutation, il ne fallait pas se cantonner à la psychiatrie, mais adopter une approche pluridisciplinaire, travailler main dans la main avec les sciences humaines : avec des anthropologues, pourquoi pas des sociologues, peut-être même des philosophes…
 Géraldine parut rassérénée, et devint vite enthousiaste. C’était vraiment très intéressant ; elle proposa de se charger de la rédaction d’un premier projet et des prises de contact. Cyril lui emboîta le pas : il fallait penser aux éthologues. C’était le comportement humain qui semblait en train de changer ; le regard de spécialistes des comportements d’autres mammifères serait irremplaçable. Roger Nyme en revanche fit la grimace : que de temps perdu et de palabres en perspective ! Son idée à lui était aussi simpliste que ses réflexes de spécialiste de la chimie cérébrale : si mutation il y avait, elle ne s’était pas faite par l’opération du Saint-Esprit ; il se passait quelque chose au niveau des neurotransmetteurs, il le découvrirait par l’analyse chimique et ce serait confirmé par l’imagerie cérébrale. Comment travailler avec un pareil énergumène, persuadé que tous les chercheurs à part lui n’étaient que des vérificateurs et enregistreurs de données, ou pire, des brasseurs de vent ? Tout à fait brillant dans son genre d’ailleurs, Frédéric Aubuisson lui rendait cette justice ; c’était bien pour cela qu’il avait accepté de lui offrir l’hospitalité de son équipe, sachant qu’elle profiterait de ses nombreuses publications.
 Le rendez-vous était pris à Orsay pour deux jours à passer à être leurs propres cobayes ; Roger Nyme s’empara de la seule rame restante de papier blanc et partit sans autre forme de procès pendant que Frédéric, sur le mode de l’incantation, se répétait le mot « mutant » en se l’appliquant à lui-même, et le savourait comme une promesse.

Le jeudi 23 novembre, Roger Nyme en retard et de fort méchante humeur fonça dans les couloirs de Paris-Descartes, bouscula plusieurs étudiants attardés et atteignit enfin la porte du local que Frédéric Aubuisson avait réussi à faire allouer à la nouvelle équipe de « Recherche pluridisciplinaire sur les nouveaux phénomènes psychiques de masse ».
 Sa mauvaise humeur augmenta encore lorsqu’il constata au premier coup d’œil que ce n’était vraiment pas la peine de s’être dépêché comme ça : il ne se passait rien, Aubuisson et ses acolytes étaient juste en train de boire le café avec deux pelés et trois tondus : un éthologue ébouriffé, une psychosociologue plutôt sexy et… cet abruti de Jean-Charles Bonhomme, de l’ICM ! Manquait plus que lui… Pour tout arranger, l’ambiance était à « on est tous potes, on se tape dans le dos, on s’appelle par les prénoms et on se tutoie » ; c’était du moins les nouvelles règles qu’Aubuisson édictait sur un ton jovial, mais Roger Nyme ne se souvenait pas d’avoir gardé les cochons avec aucune des personnes présentes, surtout pas avec un prétendu spécialiste de l’autisme qui, au bout de vingt ans de recherches, n’était toujours pas foutu de localiser les neurones-miroirs pour savoir si oui ou non, c’étaient eux qui dysfonctionnaient. L’obligation de s’inscrire dans des « équipes » (à croire qu’il s’agissait de jouer au foot !) avant d’obtenir le moindre financement, voire tout simplement l’accès à un laboratoire avec les cobayes correspondants, était vraiment la plaie de la recherche.
 Mais bon, il fallait en passer par là : Aubuisson avait raison, les premiers tests n’avaient rien révélé de particulier ; alors, autant participer aux réunions de cette « équipe », elle lui donnerait peut-être des idées. Une brave dame de secrétaire prêtée avec le local lui servit un café encore chaud ; il se figea en mode sourire et s’approcha assez des autres pour entendre leur conversation. En fait, Aubuisson avait sa technique pour manager le groupe : il mettait les gens à l’aise en plaisantant, les faisait parler, et mine de rien, les orientait vers la mutation (sans employer le terme, qu’il ne voulait probablement pas risquer sans validation solide) pour tester leurs premières réactions. Après les avoir laissé échanger sur le sujet quelques platitudes indignes de scientifiques que les codes sociaux rendaient peut-être inévitables, il venait de proposer un exercice qui ne manquait pas d’intérêt : que chacun raconte aux autres l’expérience ou l’anecdote qui lui paraissait la plus significative des changements en cours.
 Aubuisson lui-même ouvrit le feu en parlant d’un de ses onclesEmile Aubuisson ; pensionnaire dans la maison de retraite des Bruyères d’automne à Bécon-les-Bruyères, il s’enfuit avec Mara Goujon et devient son colocataire dans son pavillon de Conflans Ste Honorine ; cruciverbiste. Présent dans I : II. qui, à plus de quatre-vingts ans, avait quitté du jour au lendemain une confortable maison de retraite pour aller vivre chez une amie de son âge, ce qui impliquait d’employer à nouveau une femme de ménage, de s’occuper de son linge, de se faire livrer des courses, etc. ; au lieu de se noyer dans des verres d’eau comme autrefois, l’oncle gérait tout cela en pilotage automatique, pratiquement sans lever le nez de ses grilles de mots croisés. Puis ce fut le tour de sa post-doc, la petite Lafay (Géraldine), qui raconta plaisamment le choc qu’elle avait eu onze jours plus tôt, en entendant le directeur de son laboratoire, membre éminent de son jury de thèse, le grand professeur Aubuisson, leur présenter de sa nouvelle manière le congrès de l’Institut des neurosciences de Strasbourg, puis proposer d’abandonner en une minute un projet de recherche sur lequel ils travaillaient tous depuis des mois ! Son récit malicieux amusa bien la galerie ; Aubuisson fut le premier à en rire à gorge déployée. Très fin, très habile : excellente façon de prévenir les nouveaux membres de l’équipe que celui qui pilotait faisait partie des mutants tout en dédramatisant la chose. Cette petite-là avait oublié d’être bête… Le quidam de la Salpêtrière (Hulotte) bredouilla ensuite une histoire interminable sur son frère cadet qui avait troqué sa Terminale scientifique dans un bon lycée parisien contre une troupe de théâtre de rue : aucun intérêt. On en vint alors à Bonhomme qui se ridiculisa en ne trouvant rien à raconter, sa vie se réduisant aux données sur les cerveaux d’autistes et aux trois imbéciles avec lesquels il partageait un laboratoire, auxquels il n’arrivait jamais rien non plus… Bien entendu, la seule raison de sa présence dans l’équipe était que l’ICM voulait avoir un pied à l’intérieur, à tout hasard.
 Puis la psychosociologue, Bérengère Sabathon, saisit l’occasion pour leur parler de sa thèse. Une thèse en cours, et même pas rédigée ; on ne pouvait pas dire qu’Aubuisson avait fait venir des pointures ! Elle travaillait depuis deux ans et demi sur les réactions des internautes aux pubs qui se déclenchaient sur des sites d’actualité ou de culture générale : lesquelles étaient les plus efficaces, avec des paroles, de la musique, le produit montré tout de suite, le produit montré à la fin ?… (Allez dire après cela que la recherche en « sciences humaines » était gratuite et désintéressée, juste menée pour la gloire de la science, pas du tout pour le profit des entreprises du CAC 40 !) Seulement voilà, depuis la fin de l’été, les vérifications aléatoires de données auxquelles elle se livrait ne collaient plus parce que toutes les données changeaient en continu sans se stabiliser : la proportion d’internautes qui, quand ils voyaient une pub, quittaient le site aussitôt et n’y revenaient pas de la journée, s’était mise à augmenter de jour en jour… Entendant Roger Nyme ricaner, Bérengère Sabathon ouvrit de grands yeux de biche et dit que c’était « très grave », pas seulement pour elle qui ne pourrait pas soutenir sa thèse si ça continuait, mais parce que si une majorité d’internautes refusait désormais les pubs, tout le financement des sites gratuits serait à revoir, et le problème pourrait s’étendre aux autres médias… Et puis, bien sûr, les concepteurs des pubs voulaient savoir à quoi s’en tenir ‒ elle ne cachait même pas le fait qu’ils sponsorisaient ses recherches ! Alors, dès qu’elle avait découvert l’existence de cette enquête collective sur les nouveaux phénomènes psychiques de masse, elle avait pris contact. Et elle cligna de ses yeux de biche aux longs cils en direction du « Pr. Aubuisson qui l’avait acceptée dans son équipe », en le remerciant d’une voix langoureuse. Aubuisson rosit et se rapprocha d’elle.
 Tout le monde se tourna vers Roger Nyme qui raconta sobrement l’événement qui, quelques jours plus tôt, avait défrayé la chronique à l’école élémentaire où allait Lise, sa fille de six ans. Deux gamines de CP avaient disparu en plein après-midi, profitant du trajet de la classe dans un couloir, faussant compagnie aux autres et se sauvant discrètement par une fenêtre du rez-de-chaussée sans barreaux. Comme on l’avait découvert ensuite, elles s’étaient avisées que, bien que parisiennes depuis toujours, elles n’étaient jamais montées au sommet de la Tour Eiffel et avaient décidé de combler cette lacune aussi sec. Elles avaient pris le métro sans ticket jusqu’au Trocadéro, avaient réussi à se faufiler dans un groupe de Chinois, et c’est seulement entre le premier et le deuxième étage qu’un gardien moins bête que les autres s’était avisé de leur présence. Inutile de dire que pendant ce temps l’école avait prévenu la police, que les parents étaient fous… Oui, sa femme et lui avaient laissé Lise dans cette école ; pour l’instant c’était une fillette docile et de toute façon, devant des lubies pareilles, aucune école ne pouvait être vraiment adaptée.
 Il ne restait plus que l’éthologue, Noël Lallemand. Ce dernier passa sa main dans sa tignasse blonde avec pour seul résultat de l’ébouriffer encore plus, et dit que ce qui le frappait, lui, c’était plutôt un ensemble de petites choses : cette campagne de pub des églises évangéliques en faveur des cultes « café- croissants » sur le mode : « Vous aimez traîner devant votre petit déjeuner le dimanche matin ? Venez le faire à l’église ! » ; les stands des marchés hebdomadaires beaucoup plus espacés, et débordant systématiquement les panneaux indiquant la fin du marché ; depuis que les policiers municipaux avaient renoncé à verbaliser les infractions au stationnement, la façon dont les riverains veillaient eux-mêmes à faire déplacer les voitures encombrantes en mettant des mots sur les parebrises, et en même temps, le non-respect presque systématique des interdictions de stationner partout où ça ne gênait pas vraiment, l’appropriation en particulier des emplacements libres dans les parkings privés ou réservés aux clients de tel ou tel magasin ; les échanges de places à l’amiable entre chanteurs du métro qui avaient envie finalement de visiter d’autres stations ou d’autres bouts de couloir ; l’habitude grandissante sur internet d’utiliser son mur pour proposer des objets à vendre ou un appartement à louer, sans passer par les plates-formes spécialisées. Qu’il s’agisse d’espace virtuel ou d’espace réel, le rapport à l’espace lui semblait en train de changer.
 La mauvaise humeur de Roger Nyme avait disparu ; pendant les minutes suivantes, il passa intérieurement en revue les neurotransmetteurs susceptibles d’influer sur le rapport à l’espace, et les analyses permettant de repérer un éventuel changement de dosage ou de composition. Quand il revint à la conversation, Aubuisson se plaignait une fois de plus des présupposés du gouvernement sur leur recherche. Il avait dû les informer du projet pour obtenir des locaux et des promesses plus fermes de financement, et comme leur équipe était la première à se lancer, depuis il était harcelé non seulement par le ministère de la Recherche mais, depuis deux jours, par un quelconque secrétaire de l’Élysée qui voulait qu’ils se consacrent d’abord aux Omasanty, soit pour justifier leur éventuelle interdiction, soit pour rassurer le public ! Comme s’ils n’avaient que ça à faire !
 Roger Nyme, qui avait interdit à Arlette, sa femme, de laisser Lise toucher aux céréales Omasanty et avait même retiré la petite de la cantine pour plus de sûreté ‒ Arlette pouvait bien s’arranger pour s’en occuper, ou pour la trouver un système de garde, au choix ‒, fut surpris d’entendre tous les autres s’esclaffer, sauf Bonhomme que rien ne faisait jamais rire et qui semblait surtout outré à l’idée qu’on puisse classer un secrétaire de l’Élysée dans les « indésirables ». Au lieu de prendre au sérieux l’éventualité d’un lien de cause à effet avec Omasanty, tous retournèrent illico au Café du Commerce pour se mettre à casser du sucre sur le dos du gouvernement incapable de trancher entre la « psychose collective » et le lobbying de la multinationale qui avait fait céder le Parlement européen. Il coupa court au congrès des électeurs mécontents :
 « Je ne vous comprends pas. Avant de savoir ce qui se passe, comment pouvez-vous être si sûrs que ça n’a aucun rapport ? »
 Aubuisson leva ses sourcils bien haut sous son crâne dégarni. Voyons, des experts indépendants nommés par l’Union européenne s’étaient penchés sur la question et avaient analysé la composition des Omasanty : tout était normal. Et ce n’était pas non plus comme s’il y avait eu quelque chose de compliqué ou de mystérieux : c’étaient juste des pommes de terre OGM, du maïs OGM et un cocktail quelconque de colorants, édulcorants, gélifiants, arômes artificiels, etc. Rien de nouveau sous les spots électriques de l’industrie agro-alimentaire : tous ces produits-là étaient déjà largement utilisés avant Omasanty ! Sabathon la Sexy s’empressa d’abonder dans son sens : les chercheurs en communication numérique disaient depuis des semaines que la responsabilité d’Omasanty était la rumeur la plus délirante depuis l’histoire de la CIA qui avait commandité le 11 septembre 2001 ! Tout y passait, d’ailleurs : les Illuminati et leur logo, les juifs qui possédaient en douce la multinationale, le complot islamiste qui avait trouvé une manière inédite de détruire l’Occident, etc. S’il manquait encore les francs-maçons et les extra-terrestres, ce n’était sûrement que partie remise. Une telle rumeur ne naissait pas de rien : comme toutes les légendes urbaines, elle exprimait la peur d’une perte de contrôle du quotidien, les fantasmes sur l’industrie agro-alimentaire et sur les multinationales. En fait, c’était une version plus élaborée de l’histoire du doigt coupé dans la boîte de conserve, qui datait des années 1950… Dans ces proportions-là, on pouvait y voir un excellent baromètre du sentiment d’insécurité répandu dans toute la population. Mais sur le fond ça ne tenait pas debout. La vérité était que grâce à l’industrie agro-alimentaire justement, la nourriture était plus saine aujourd’hui qu’au cours des décennies passées, car désormais, tout était contrôlé scientifiquement et le moindre problème largement médiatisé. (Elle avait le verbe bien haut, pour une doctorante qui ne soutiendrait jamais rien !)
 Bonhomme, qui n’avait pas défroncé les sourcils depuis qu’on avait mentionné le secrétaire de l’Élysée, intervint à ce stade. Leur devoir de scientifiques était donc de dégonfler la rumeur en prouvant que cela n’avait rien à voir avec Omasanty.
 « Oui, si tu veux, concéda Aubuisson. Cependant, le meilleur moyen de le faire est de se concentrer sur les phénomènes eux-mêmes, certainement pas sur les Omasanty. »
 Si c’était la ligne officielle de l’équipe, elle était nulle. Avec ses réflexes de psychosociologue, Sabathon confondait tout : on lui parlait facteur de déclenchement d’une mutation neurologique, et elle répondait sur les risques d’intoxication alimentaire par ingestion d’un aliment avarié ! Et tous, à commencer par Aubuisson, raisonnaient comme s’il suffisait de connaître la composition d’un aliment pour déterminer ses effets sur le cerveau à court, moyen et long terme. Les experts européens avaient juste fait ce qui était dans leurs cordes en disant que ce n’était pas nocif pour la santé ; le reste était du ressort des neuropsychiatres. En même temps, qu’attendre d’une équipe pareille ? Personne à part lui n’avait la moindre compétence en biochimie du cerveau ! Il faudrait donc que, d’une manière ou d’une autre, il s’occupe lui-même des Omasanty…
 Aubuisson en avait terminé avec les préliminaires. Il regarda l’heure à son Iph : le petit auditorium devait être libre à présent ; il avait quelque chose à leur montrer pour inaugurer leurs travaux proprement dits.
 Ils s’étirèrent dans le couloir. Hulotte guidait la troupe en plaisantant avec Lallemand. Bonhomme les suivait à son allure de vieux garçon. Aubuisson avait pris ses distances ; il avançait entre les deux femmes, la petite Lafay et la belle Sabathon, l’une et l’autre suspendues à ses lèvres. Roger Nyme fermait la marche en pensant toujours aux Omasanty.
 « Professeur ! Professeur ! » C’était la secrétaire haletante qui leur courait après. « Monsieur le Professeur, au téléphone du bureau… c’est l’Élysée !… C’est le président en personne !… Il veut vous parler ! »
 Aubuisson n’hésita pas une seconde : « Ah non, s’écria-t-il, excédé. Dites-lui que je suis occupé. » Et, plantant là la secrétaire ébahie, il poursuivit son chemin tandis que, de surprise, la psychosociologue marquait un temps d’arrêt, et que la petite Lafay pouffait telle une écolière. Le trio s’éloignait, et la secrétaire n’en croyait pas ses yeux…
 Roger Nyme eut alors une inspiration. Aubuisson et son harem étaient hors de portée de voix, la secrétaire n’avait pas bougé et, voyant qu’il la regardait avec sympathie, elle se tournait vers lui la première : « Je ne peux quand même pas aller dire… au président…
 ‒ Non, bien sûr ! Ne vous inquiétez pas. Je vais m’en occuper moi-même. Il vaut beaucoup mieux qu’il parle avec quelqu’un de l’équipe. Je vais lui expliquer ce que nous faisons… »
 Éperdue de reconnaissance, la secrétaire l’escorta dans le couloir en lui re-racontant trois ou quatre fois le choc qu’elle avait éprouvé en entendant au téléphone la propre voix du président de la République lui disant à elle qu’il ne parvenait pas à joindre le Professeur Aubuisson sur son Iph. Elle était bien gentille, mais elle risquait d’être un témoin gênant de la conversation qui allait suivre. Il l’élimina donc de son plus aimable sourire (réservé aux grandes occasions, comme celle-ci), en la priant d’aller écouter pour lui ce qui se disait au petit auditorium : il était tellement désolé de manquer le début !
 Enfin seul dans ce bureau, avec ce téléphone à l’ancienne. Bien entendu, le président n’était pas resté en ligne, un sous-fifre quelconque attendait à sa place qu’il y ait quelqu’un au bout du fil. Il dit « Allo ? » et s’entendit basculer sur un autre poste, sans doute sur l’Iph personnel du locataire de l’Élysée, puis la voix présidentielle demanda : « Professeur Aubuisson ?
 ‒ Non, c’est le Professeur Nyme, spécialiste de biochimie cérébrale. C’est moi qui suis chargé du dossier des Omasanty. Bonjour, Monsieur le Président, enchanté de pouvoir vous parler en direct… »

4 minutes plus tard, ce fut un Roger Nyme très satisfait qui remonta le couloir en direction du petit auditorium. Décidément, mieux valait s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints : il avait tout obtenu, financement express, accès aux laboratoires, collaborateurs de son choix expédiés à la demande ‒ il avait deux tâcherons du CNRS en vue, parfaits pour calculer les dosages et refaire les analyses ‒, communication du dossier de l’UE sur la composition des Omasanty à la molécule près, et surtout, secret assuré, avec en prime le numéro de l’Iph du Président qui serait le premier informé de ses résultats. La mutation avait fait péter les plombs à ce pauvre Aubuisson, sans doute parce qu’avant elle, c’était un doux rêveur, un musicien, un dilettante, échoué sur la voie de garage de Paris-Descartes et bien parti pour y rester jusqu’à la retraite… Mais lui, Roger Nyme, gardait les pieds sur terre : un président de la République, ça ne s’envoie pas sur les roses, ça se met dans la poche, au contraire !
 Toujours éperdue de reconnaissance, la secrétaire le guettait à l’entrée du petit auditorium et il la rassura d’un clin d’œil : « Tout va bien, ne vous en faites pas. Il n’est pas fâché du tout…
 ‒ Et vous n’avez rien manqué ! »
 Il trouva les autres en train de bavarder devant l’écran blanc de l’auditorium. Sabathon la Sexy était au premier rang ; la position assise faisait remonter sa mini-jupe, et Crâne d’œuf Aubuisson s’était installé de manière à avoir une vue imprenable sur le paysage découvert… Il avait un power-book sur les genoux : « Ah, te voilà Roger ! Je t’attendais pour commencer.
 ‒ Désolé, un coup de fil à passer… » marmonna-t-il, riant sous cape.
 Personne ne s’attarda à son excuse : Aubuisson éteignait les lumières. « Je voudrais juste que vous compariez ces deux séquences et que vous me donniez vos réactions à chaud… »
 Un titre apparut d’abord. « 1er juillet, Fnac de Bordeaux ». Le dernier attentat terroriste d’envergure sur le sol français. Dans les minutes suivantes, on bascula en pleine horreur mal cadrée et mal filmée (par l’Iph d’un des survivants), avec bruit des détonations et cris des victimes : les gens étaient plaqués au sol, les mains sur la tête, les deux terroristes allaient de l’un à l’autre et les tuaient d’une balle dans la nuque. On aperçut dans un coin quelques otages qui, voyant comment cela tournait, rampaient discrètement vers la sortie, puis les images sautèrent pendant l’assaut des forces spéciales. On passa ensuite à l’interview d’une des survivantes, racontant le calvaire qu’elle avait enduré : ils entendaient les autres mourir tout autour, ils avaient si peur, ils n’osaient pas bouger…
 Enchaînement sur le titre suivant : « 13 octobre, Crédit rural de Vichy ». Cadrage et son toujours aussi nuls, mais on distinguait à l’arrière-plan les deux cagoulés dont l’un voulait délester l’agence de son argent liquide tandis que son complice aurait dû se contenter de tenir les clients en respect en les menaçant d’un revolver. On entendait bien que ce dernier donnait un ordre, mais les hurlements et exclamations couvraient sa voix, et aussitôt la scène explosait : les uns s’enfuyaient direct, d’autres se ruaient sur lui, d’autres encore se contentaient de crier, affolés, et de courir dans tous les sens. On apercevait au passage le regard désemparé du braqueur au revolver, et les coups de feu partaient, ajoutant à la confusion et au désordre, frappant d’ailleurs en priorité ceux qui étaient restés immobiles et mains sur la tête, comme on le leur avait demandé… Puis, c’était le JT à nouveau : cette fois, les survivants semblaient s’expliquer devant l’incompréhension du journaliste qui se demandait pourquoi ils avaient poussé le braqueur à tirer : on avait si peur, disait une brave dame qui ressemblait à la secrétaire de tout à l’heure, c’est vrai qu’on a paniqué, si on avait réfléchi on n’aurait pas bougé…
 « Je vois où tu veux en venir, commenta Roger Nyme pendant qu’Aubuisson rallumait les lumières. Les comportements spontanés ne sont plus les mêmes. »
 Silence médusé des autres, soit qu’ils soient encore sous le choc de la violence des images, soit qu’ils n’aient rien compris aux films. Aubuisson, déçu de voir son beau montage faire un flop, insista un peu pour avoir leur « ressenti ». Alors Bonhomme s’en mêla et prétendit déceler dans le comportement des Vichyssois une forme de schizophrénie collective, ou peut-être (tant qu’à faire…) de psychose maniaco-dépressive en phase maniaque : ces gens désarmés qui s’élançaient au-devant d’un revolver comme si les balles ne pouvaient pas les atteindre…
 « Qu’est-ce qui est le plus fou ? demanda Aubuisson. Courir devant un revolver, ou rester sagement allongé par terre en attendant qu’on vous tire une balle dans la nuque ? »
 Le vieux Bonhomme s’en étrangla presque d’indignation. Paix aux âmes de ces pauvres victimes paralysées de terreur ; n’importe qui aurait réagi pareil dans les mêmes circonstances…
 « Les autres aussi sont des victimes, précisa la petite Lafay. Même si leurs réactions sont déconcertantes. »
 Hulotte émergea de sa torpeur. Sûr que si les braqueurs étaient tombés sur les Bordelais du 1er juillet, il n’y aurait pas eu de coups de feu, mais d’un autre côté, si les terroristes avaient eu affaire aux Vichyssois du 13 octobre, ils n’auraient jamais réussi, à deux, à liquider autant de monde ! En fait, si on prenait du recul, les deux comportements étaient inadaptés ; ni les uns ni les autres ne savaient évaluer le danger effectivement couru et être efficaces dans la situation présente. Soit dit sans insulter la mémoire d’aucune des victimes. (« Pas faux, pensa Roger Nyme. Là il marque un point. La mutation n’est pas un grand bond en avant dans la survie des plus aptes. On l’a bien vu tout à l’heure à la réaction d’Aubuisson devant le coup de fil présidentiel… »)
 Bonhomme s’obstinait, d’autant plus indigné qu’il se sentait plus isolé. Il voulait à tout prix faire des premiers la norme et des seconds la déviance à caractériser à coups de jargon médical, mais personne ne le suivait ; Sabathon, qui avait retrouvé sa langue, lui fit même un cours sur la neutralité nécessaire pour aborder un « changement de paradigme ». De ce point de vue, il fallait reconnaître que le montage d’Aubuisson était habile.
 « Est-ce qu’on peut repasser le film en accéléré ? demanda soudain Lallemand l’Ébouriffé. Juste les images, je n’ai pas besoin du son. »
 Hulotte se rendit utile : il parvint à bidouiller le programme du power-book. On vit la foule de la Fnac se souder au sol pour mourir, et les gens de Vichy s’égailler dans tous les sens devant l’irruption du revolver. Lumières rallumées, Lallemand emmêla encore ses cheveux de la main, et suggéra que, sans offense pour personne, on considère simplement le déplacement dans l’espace de mammifères confrontés à des prédateurs : est-ce qu’on n’avait pas l’impression d’avoir affaire à deux espèces bien différentes, des animaux d’élevage d’abord, du gibier ensuite ? Disons, par exemple, des moutons et des chevreuils. Les moutons se serrent les uns contre les autres en présence du danger ; ils baissent la tête, se pressent contre le congénère et font ce qu’il fait. Au contraire, les chevreuils se débandent, ils partent dans toutes les directions ; chacun cherche à fuir la situation, c’est-à-dire à la fois le prédateur et les autres…
 Roger Nyme regarda l’éthologue d’un autre œil ; c’était la deuxième fois de la journée que celui-ci disait quelque chose d’intelligent : plus que la plupart des gens en toute une vie… Pour Bonhomme, en revanche, cette histoire de moutons fut, si l’on peut dire, le brin de paille qui fait tomber le chameau :
 « Je ne poursuivrai pas avec vous, glapit-il d’une voix de fausset. Les présupposés de cette équipe sont malsains. On ne soigne pas une psychose collective en y participant ! Je vais en informer l’ICM, qui devra prendre ses responsabilités. » Et, ayant rassemblé ses affaires d’une main tremblante, il s’en alla sans regarder personne. La porte du petit auditorium claqua dans un silence consterné.
 Roger Nyme fut le premier à réagir : « Bon débarras ! lança-t-il avec entrain. Cet imbécile ne pouvait rien nous apporter. Il n’est pas venu par intérêt pour le sujet : l’ICM le lui avait sûrement imposé pour nous espionner. Et dans une si petite équipe, avec le formatage de l’ICM, il ne pouvait pas passer inaperçu : il s’est senti tout de suite sur la touche, et il n’avait pas le cran de le supporter. »  Emporté par l’enthousiasme, il sourit à Lallemand, et même à Aubuisson : « Le mouton Bonhomme va rejoindre son laboratoire bêlant, mais nous, on continue ! »
 Était-ce le fait de voir Roger Nyme, jusque-là si réticent, faire corps avec l’équipe, paraître confiant dans la valeur de ses travaux ? Ou le simple soulagement de ne plus avoir dans les pattes Bonhomme et ses airs coincés, de se retrouver entre trentenaires (voire plus jeunes : Museau Pointu Lafay devait avoir vingt-sept ans à tout casser), sous l’égide assez molle d’un quadra ? Soudain, l’ambiance fut au beau fixe. Sabathon croisa les jambes, ce qui parvint à remonter encore sa jupe, Hulotte mit les pieds sur les chaises de devant, Lallemand laissa enfin ses cheveux tranquilles, et tous se mirent à qui mieux mieux à organiser la suite. Il fallait faire passer des tests, donc trouver un échantillon représentatif et un groupe témoin. La petite Lafay proposa une annonce sur internet avec une question toute simple : « Avez-vous l’impression d’avoir changé récemment ? » Si on gardait une bonne centaine de cas pour les réponses oui, il faudrait trier parmi elles, avec assez d’éléments de comparaison pour constituer une large base de données. L’idée était de convoquer, à vue de nez, une vingtaine de « moutons » et une centaine de « chevreuils » à Orsay ; le résultat des tests permettrait d’en changer certains de groupe. Pourquoi pas réserver les labos pour dans trois semaines ? Les internautes ne tarderaient pas à réagir ; on choisirait des gens de tous âges, de tous milieux, habitant l’Île-de-France et quelques villes de province autour : Orléans, Chartres, Beauvais, Rouen, Soissons… Défraiement habituel, plus un repas gratis à la cafétéria, cela suffirait : les gens étaient toujours contents qu’on s’offre à sonder les abysses de leur cerveau. Travail d’arrache-pied d’ici-là pour élaborer les tests : il fallait à la fois un questionnaire poussé et complet dans tous les domaines, et une mise en situation avec observation en direct par l’imagerie de l’activation des zones cérébrales… Tout le monde avait ou trouverait une grande disponibilité pour cette recherche prioritaire : Lafay bénéficiait encore de son temps complet dans le labo, Aubuisson ne devait que quelques heures d’enseignement par semaine, Sabathon ne voyait pas l’intérêt de continuer sa thèse avant d’en savoir plus, Hulotte se mettait en congé de la Pitié-Salpêtrière, personne ne savait ce que fabriquait Lallemand jusque-là, mais certainement, les comportements sociaux des poules ou des lapins pouvaient attendre…
 Roger Nyme, qui se disait à part lui que dans les prochains jours, il aurait bien autre chose à faire qu’élaborer des tests, n’en nota pas moins sur l’agenda de son Iph les dates du 12, 13 et 14 décembre avec leur afflux de cobayes humains à analyser. Sympathique petite équipe : il ne regrettait pas d’en être, et il n’avait pas perdu sa journée…

Le mardi 12 décembre, Géraldine Lafay, qui était arrivée la première au laboratoire d’Orsay, avait eu le temps de faire du café avant l’entrée de Noël Lallemand, plus échevelé que jamais, l’air hagard, l’œil cerné.
 « Alors, cette échographie ? » demanda-t-elle aussitôt. L’heureux papa semblait décomposé…
 Noël, qui paraissait se mouvoir comme le rescapé d’une catastrophe naturelle encore sous le choc, prononça ces deux syllabes fatidiques : « JUMO. »
 Il fallut quelques secondes au cerveau de Géraldine pour traiter cette information, la confronter d’abord à une liste de malformations congénitales décelables lors d’une échographie du troisième mois, puis en faire varier l’orthographe.
 « Tu veux dire que ta femme attend des jumeaux ?
 ‒ Monozygotes », ajouta Noël sur le ton du plus profond accablement.
 Le cerveau de Géraldine hésita encore avant de décider que ce n’était toujours pas le nom d’une maladie héréditaire. « Je sens qu’il vaut mieux éviter de te dire que c’est doublement une bonne nouvelle… Tu veux du café ? »
 Au mot « café », Noël se ranima un peu. Un grand mug fermement tenu contre ses genoux, il s’enfonça dans un fauteuil et confia à Géraldine que sa femme et lui étaient assommés. La grossesse elle-même n’avait pas été planifiée ; quand ils avaient décidé de garder « le » bébé, ils avaient pensé pouvoir se serrer avec lui pendant plusieurs mois dans leur deux-pièces parisien, le temps que la situation professionnelle de Noël se stabilise. (Il lui en parlait d’autant plus librement qu’ils étaient confrontés aux mêmes difficultés, sachant les recrutements bouchés dans leurs domaines respectifs, et ayant épuisé toutes les possibilités de bourses et de détachements.) Et puis, bien sûr, Diane voulait retravailler au plus vite après l’accouchement. Avec deux bébés au lieu d’un, qu’est-ce qu’ils allaient devenir ?
 Géraldine fit de son mieux pour le réconforter, mais elle n’aurait pas aimé être à sa place, et moins encore à celle de Diane. Heureusement, Cyril Hulotte arriva à point nommé pour recueillir avec elle la fin des lamentations et, surtout, participer vigoureusement aux consolations. Haut les cœurs ! Grâce aux découvertes qu’ils allaient faire ici-même et séance tenante, ils allaient tous devenir riches et célèbres. Ou au moins célèbres ; vu le budget du ministère de la Recherche, riches, c’était moins sûr. Il entraîna Noël en chambre d’observation n° 1 vérifier que le vélo d’appartement marchait bien. Quelques minutes plus tard, Géraldine les entendait rapper à deux voix l’un des derniers tubes de Faux ProphèteArtiste de rap au succès grandissant, déjà mentionné au chapitre 4. : Noël reprenait du poil de la bête…
 Elle se remit au comptage des liasses de tests et des tickets de cafétéria. Bien entendu, Cyril et Noël allaient faire équipe ensemble. Et, toujours bien entendu, le Pr Aubuisson, « Frédéric », comme elle devait désormais l’appeler, voudrait se mettre avec Bérengère. Elle se retrouverait donc avec Roger Nyme… qui n’avait plus donné signe de vie depuis la première réunion ! Elle l’avait juste croisé une fois à Paris-Descartes où il était passé chercher quelque chose à son bureau. Il comptait se contenter d’un vague signe de tête ; quand elle l’avait alpagué pour savoir s’il comptait venir discuter des tests avec eux, il avait juste daigné lui dire qu’il était très pris, mais qu’il avait toujours l’intention d’être des leurs du 12 au 14 décembre. Après quoi il n’avait répondu à aucun des messages du groupe qui, Iphs aidant, continuait à élaborer les détails des tests et de l’expérience à toute heure du jour et de la nuit. Bizarre, bizarre… Quelles étaient donc ces mystérieuses recherches qui l’absorbaient tant ? Géraldine aurait donné sa main à couper qu’elles avaient un rapport avec la mutation qu’il avait été le premier à nommer et qu’il s’était si passionnément lancé à étudier à Orsay, en testant son propre cerveau ; rien d’autre n’aurait pu lui sembler prioritaire. Elle l’avait dit à « Frédéric » qui refusait de s’en inquiéter. D’après lui, personne ne pouvait empêcher « Roger » de faire cavalier seul, ce qui tournerait au final en leur faveur : s’il trouvait quelque chose, il serait obligé de passer par eux pour obtenir labos, crédits et cobayes nécessaires avant de publier quoi que ce soit. Cela paraissait évident, et pourtant, pour être pris comme ça, il avait bien dû trouver au moins un labo quelque part. Et d’abord, Roger Nyme allait-il vraiment venir, ou se retrouverait-elle seule à gérer six personnes par demi-journée, ce qui serait mission impossible ?
 Bérengère Sabathon ne la rassura pas. Cape de fourrure, mini-jupe façon daim, longues bottes de cuir, chevelure fauve, maquillage parfait, comme toujours, elle avait été déposée en voiture, une Porsche rouge-sang que Géraldine avait aperçue par la fenêtre, par son compagnon, Martial Orlamonde, le célèbre animateur de l’émission de la 2 « Le futur, c’est notre avenir ». Elle entra, porteuse de tubes de gouache, de palettes et de godets à peinture pour l’exercice un, mais aussi de la mauvaise nouvelle que le RER était à nouveau bloqué pour « disparition inopinée d’une partie du personnel », en raison des démissions sauvages. C’est pourquoi Monsieur avait accepté de la conduire ; de toute façon, il s’était engagé à frimer un peu au volant de la Porsche prêtée gracieusement par la marque afin qu’il y associe son image.
 Pour les malheureux mortels sans Porsche et sans chauffeur, le plateau d’Orsay semblait inaccessible. Et pourtant, Roger Nyme surgit presque aussitôt, avec dans les poches de son vieil imper type inspecteur Colombo des petits pots bien fermés de pâte à modeler rouge, verte, jaune et bleue qu’il avait « piqués » dans le placard à jouets de sa fillette, toujours pour l’exercice un. Toutefois, il n’en avait qu’un jeu. Ce serait donc pour Géraldine et lui.
 Tout reposait désormais sur le RER B qui transportait à l’heure actuelle, dans diverses rames, Frédéric Aubuisson, la secrétaire Josette Larritourou et les dix-huit participants de la matinée, que viendrait ramasser un peu plus tard un minibus loué pour l’occasion… Géraldine gardait les yeux fixés sur l’écran de son Iph, à la page des infos de trafic : « Allez, roule, roule… » Franchement, les mutants devraient attendre un peu qu’on ait étudié leur cas avant de perturber comme ça la vie de tous !
 Ses incantations finirent par opérer : Josette arriva, essoufflée, bientôt suivie de Frédéric Aubuisson qui fit une entrée des plus remarquées. Il venait de monter à pied le raidillon menant vers le plateau d’Orsay en trimballant un vieux lutrin en bois presque aussi grand que lui, encombrant et lourd au possible. Imaginez comme c’était pratique dans le RER, en particulier dans un RER bloqué, avec tous ces gens autour qui lui jetaient des regards meurtriers, trouvant que le lutrin leur marchait sur les pieds ou leur donnait des coups de menton ! Ce qu’il voulait en faire ? Mais bien évidemment l’utiliser pour l’exercice deux ! Et, sans reprendre son souffle, il discuta partage du matériel entre les binômes : Cyril et Noël gardaient la première chambre d’observation, donc le vélo d’appartement, Géraldine et « Roger » auraient l’escabeau de la chambre deux. Puis « Frédéric », aussi joyeux qu’il était harassé, entraîna Bérengère dans la chambre trois afin d’y installer « leur » lutrin, et Géraldine s’interrogea une fois de plus sur les sentiments de ces deux-là : simple flirt, ou relation plus sérieuse ? Et dans le second cas, jusqu’où cela les entraînerait-il ? Bérengère, qui parlait de Martial Orlamonde sans aucune tendresse, irait-elle pour autant remettre en cause sa vie de patachon de doctorante méditant sur une thèse en rade dans un duplex avec vue sur la Seine ? Quant à Nelly Aubuisson, c’était l’héritière des parfums Herblain ; son heureux époux devait à ce mariage sans enfant la possibilité de se consacrer sans regret ni arrière-pensée à une recherche non lucrative. Mais si « Frédéric », depuis sa mutation, était resté un inconditionnel de Proust, il parlait beaucoup moins vacances aux sports d’hiver et concerts de musique de chambre, il était moins grand bourgeois et beaucoup plus cool.
 « Frédéric » et Bérengère revenaient déjà : le minibus se garait devant l’entrée du pavillon des neurosciences, il était temps d’accueillir les cobayes.

Le premier quart d’heure fut très dense. Chaque binôme de chercheurs avait en charge cinq mutants et un non-mutant potentiels, ainsi définis en fonction de leur réponse par oui ou par non à la question initiale : « Avez-vous l’impression d’avoir changé ces derniers mois ? ». Ils défilèrent par paires simultanées dans les « box confidentiels », petits cabinets transparents mais phoniquement isolés, où Géraldine et Roger Nyme, comme leurs homologues des autres groupes, se chargèrent chacun de trois entretiens particuliers d’un peu moins de cinq minutes afin de déterminer les centres d’intérêt des individus concernés, indispensables pour élaborer sur mesure un exercice un et un exercice deux valables dans leur cas. Pendant ce temps, dans la grande salle de réunion, les douze autres participants commençaient à prendre connaissance de leur liasse épaisse de questionnaires et Josette, qui était peut-être la plus occupée et la plus utile, proposait du café à tous, installait devant des power-books ceux qui se sentaient incapables d’écrire des pages entières à la main (ils se révélèrent être la majorité), veillait à ce qu’ils ne communiquent pas entre eux pour ne pas s’influencer et répondait à toutes leurs questions sur le déroulement de la demi-journée.
 8 h 45. Le grand moment était venu, la première entrée d’un cobaye dans leur chambre d’observation. « Roger », qui s’était chargé de l’entretien individuel correspondant, prit les choses en main :
 « Géraldine, je te présente Marguerite Ramel qui est assistante maternelle à Rouen et qui m’a expliqué tout à l’heure que sa vraie passion dans la vie, c’étaient les enfants, n’est-ce pas ? Eh bien, Mme Ramel, est-ce que vous pourriez essayer d’exprimer ce que ça représente pour vous, la présence des petits enfants, le fait de vivre avec eux ? Vous avez trente-trois minutes pour nous le dire, mais pas forcément avec des mots…. »
 Géraldine intervint à ce stade, s’efforçant d’être aussi chaleureuse et encourageante que Roger, qui avait été parfait ; elle montra tous les moyens d’expression disposés sur le poste un, expliqua que Mme Ramel pouvait en combiner plusieurs, que le but était qu’elle se sente à l’aise dans ses choix, etc. Roger lui fit enfiler le casque : oui, on allait lire directement dans son cerveau ce qui se passait en elle quand elle pensait aux petits enfants, alors, elle allait y penser très fort, n’est-ce pas ? Non, ça ne faisait pas mal du tout, et bien sûr il n’y avait rien de dangereux ni d’effrayant ; c’était le vieux principe de l’électro-encéphalogramme, examen antique et respectable, mais grâce au développement de la science d’aujourd’hui, on n’avait plus besoin d’électrodes sur le cuir chevelu, tout passait directement par ce casque très confortable avec lequel elle pourrait aller et venir dans toute la pièce puisqu’il transmettait ses images par 5 G.
 Mme Ramel semblait partante pour l’exercice un quand brusquement, Roger ajouta qu’elle serait interrompue pendant huit minutes pour un second exercice qui n’avait rien à voir. Elle allait entendre un signal sonore. À ce moment-là, elle devrait laisser ce qu’elle était en train de faire, se déplacer à l’autre bout de la chambre et monter sur cet escabeau… Elle avait le vertige ? Dans ce cas, la première marche suffirait. « Vous savez les tables de multiplication, n’est-ce pas ? » Elle se tiendrait debout sur la marche de l’escabeau, les bras tendus bien droit devant elle, et réciterait les tables de multiplication à l’envers, en partant de 9 fois 9 et en allant jusqu’à 1 fois 1. Quand elle aurait fini, elle recommencerait à l’endroit, et ainsi de suite. Elle continuerait l’exercice jusqu’à ce qu’elle entende une seconde fois le signal sonore, qui signifierait la fin des huit minutes ; alors, elle retournerait à la table et reprendrait son expression libre sur le thème des petits enfants. Mais attention : première marche de l’escabeau, bras bien tendus, tables de multiplication à l’envers : est-ce qu’elle avait compris ? Pouvait-elle répéter la consigne pour plus de sûreté ?
 Géraldine écoutait Roger avec une admiration grandissante : très ferme, très sûr de lui, ne justifiant rien, ne dissimulant pas une seconde le caractère rébarbatif… Il y avait eu de longues discussions les jours précédents pour savoir comment présenter l’exercice deux, il les avait toutes manquées, mais visiblement, il n’en avait pas besoin.
 Le sourire de Marguerite Ramel s’effaça quand il fut question de l’exercice deux ; elle n’en répéta pas moins docilement la consigne. L’ayant laissée seule, les deux chercheurs s’installèrent devant leur poste d’observation. Sur un petit écran en haut à gauche, ils voyaient les faits et gestes de Marguerite Ramel, retransmis par la caméra du poste un, et surtout, sur grand écran, ils voyaient une reconstitution de son cerveau pivotant lentement devant eux afin qu’aucun recoin ne leur échappe. Les informations enregistrées par le casque étaient aussitôt traitées par l’ordinateur qui les changeait en image de synthèse brillante, colorée, éloquente.
 Le contraste entre les deux écrans était spectaculaire. Sur le petit, il ne se passait rien : Mme Ramel restait immobile devant la table sur laquelle s’étalaient les moyens d’expression mis à sa disposition. C’est à peine si l’on devina sur son visage l’ombre d’un sourire à la vue des pots de pâte à modeler ; par ailleurs, on aurait pu la croire bloquée, l’esprit vide. Mais cette apparente inertie dissimulait une intense activité cérébrale qu’ils avaient le privilège d’épier par effraction à l’intérieur de sa boîte crânienne. Le programme informatique consistait à colorer les zones du cerveau en fonction du nombre de connexions neuronales activées. Et devant eux, les limbes grisâtres s’irisaient, traversées par des volutes de rose pâle, de rose tendre, qui évoluaient peu à peu jusqu’au rouge vermeil. Tout prenait vie sous leurs yeux : l’hémisphère gauche de la réflexion, l’hémisphère droit des émotions et du sens artistique, les multiples chemins de la mémoire, les centres visuels. Mme Ramel regardait les feuilles de papier blanc, et elle se représentait le résultat souhaité. Géraldine se demanda si elle avait déjà vu un cerveau aussi éveillé, aussi actif, aussi scintillant de lumière et parcouru d’information entre synapses que celui de cette assistante maternelle de quarante-deux ans. Ce qu’ils observaient là en direct, c’était le processus créateur ! Est-ce que quelqu’un avant eux avait déjà eu la chance de le saisir ainsi, d’apercevoir la Muse elle-même penchée sur l’artiste, l’ange à sa table qui lui soufflait quoi faire ?
 « C’est magnifique… » murmura-t-elle malgré elle. Elle jeta un regard en coin à son collègue, craignant de le trouver ironique ou cynique, mais bien au contraire : Roger avait les larmes aux yeux. Il en devenait presque beau, visage enfin dépouillé de sa perpétuelle grimace ricanante.
 « Oui, c’est magnifique, c’est grandiose… Regarde… regarde-moi ça : on a l’impression de voir ruisseler devant nous la dopamine et les endorphines ! Pour un peu, on se baignerait dedans… »
 Il parlait des neurotransmetteurs comme un Hindou pourrait parler des flots sacrés du Gange…
 Trois minutes s’étaient écoulées de la sorte. Enfin, Mme Ramel tendit la main vers les feuilles de papier et le rouleau de scotch. Sans hésiter, avec des gestes précis, elle colla les unes aux autres quatre feuilles de format A4 pour former une feuille géante. Puis elle ouvrit les pots de pâte à modeler et commença à façonner des personnages. Certains lobes du cerveau avaient à présent perdu leur teinte vermeille, mais il restait trois pôles de grande activité : projet et réalisation, émotions et souvenirs, visualisation en couleurs.
 « On peut y aller, maintenant », dit Roger à regret. Et, sur un signe d’acquiescement de Géraldine, il appuya sur le bouton déclenchant le signal sonore.
 Le résultat fut sans ambiguïté : loin de lâcher sa pâte à modeler et de quitter le poste un pour l’escabeau, c’est à peine si Marguerite Ramel tourna la tête ; elle se replongea aussitôt dans la tâche délicate de fabriquer pour l’un de ses enfançons deux jambes de taille égale. Sur le grand écran, le résultat était tout aussi net : le signal sonore n’avait rien changé. Plus observateur, Roger expliqua à Géraldine qu’on avait bien aperçu la trace du stimulus auditif, mais superficielle et aussitôt effacée. Mme Ramel était bien trop concentrée sur l’exercice un pour lui prêter attention.
 Géraldine et Roger, à présent très excités, s’interrogèrent mutuellement sur la suite : Mme Ramel allait-elle faire l’exercice deux plus tard ? le second signal, celui qui aurait dû marquer la fin des huit minutes, lui rappellerait-il ce qu’elle avait oublié ? Mais elle ne remarqua pas davantage le second signal, et s’affaira jusqu’au bout.
 Sur les quatre feuilles de papier blanc, elle avait fait le plan d’une maison et d’un jardin, carrelant au feutre les sols de la cuisine et de la salle de bains, coloriant l’herbe du jardin, délimitant au salon un parc et un tapis de jeu, dans une chambre un lit de bébé au calme. Posés sur ce décor, incroyablement vivants et souriants, il y avait ses enfants en pâte à modeler, croqués dans toutes les positions. Ils avaient entre trois mois et cinq ans ; ils vivaient là, c’était leur espace. L’un rampait au jardin, un autre, assis dans son parc, bâtissait une pyramide de cubes bien branlante, un garçonnet courait dans la cuisine, une tartine à la main, une fillette semblait sucer son pouce… Les détails n’étaient pas exécutés avec finesse, mais suggérés par un art à la fois naïf et expressif : il suffisait de voir l’attitude des enfants, les expressions sommaires de leurs visages ronds. L’œuvre était inachevée ; Mme Ramel aurait sans doute continué jusqu’à épuisement complet de la pâte à modeler, et s’excusa avec volubilité de n’avoir pas pu faire mieux : il aurait dû y avoir aussi des jumeaux de trois ans jouant dans la baignoire ‒ cela rappela à Géraldine ce pauvre Noël ‒ et une fillette sautant à la corde dans le jardin…
 Après avoir exprimé sincèrement son admiration, Roger s’interrompit comme convenu :
 « Et devoir vous arrêter pour l’exercice deux ne vous a pas trop dérangée ? »
 Le visage de Mme Ramel refléta la plus complète incompréhension.
 « Vous savez bien, l’exercice deux… L’escabeau, les tables de multiplication…
 ‒ Oh, ça ? Mon pauvre Monsieur, mais j’ai complètement oublié ! Maintenant que vous le dites, il me semble bien avoir entendu quelque chose, seulement, comme j’étais dans ma pâte à modeler, ça m’était sorti de l’esprit. C’est grave ? »
 Pendant que Roger entraînait Mme Ramel pour un entretien de sept-huit minutes sur l’ordre, la loi, les consignes, la morale, etc. et que Géraldine allait chercher le sujet suivant, ils croisèrent tous deux Cyril qui lui adressa à elle un clin d’œil triomphal : « Dis donc, ça marche du tonnerre de Dieu, ton expérience ! »
 Le participant suivant était le non-mutant potentiel. Se fondant sur son entretien individuel, Géraldine lui proposa de leur expliquer pour de bon ce qui, selon lui, n’allait pas en France. Oui, une lettre ouverte au gouvernement serait très bien. Non, il n’y avait rien de mal à écrire à la main, il était libre. Il avait trente-trois minutes devant lui, il pouvait faire un brouillon, le recopier au propre… Elle lui fit mettre le casque, puis, essayant d’imiter l’assurance de Roger tout à l’heure, lui intima l’ordre de consacrer huit minutes, le moment, venu à chanter « Au clair de la lune » et « Le bon roi Dagobert » perché sur cet escabeau : deux fois la première chanson, une fois la seconde, avec toutes les paroles qu’il savait pour chacune, et on recommence au début pendant huit minutes. Sans trop cacher sa conviction que tous les psychiatres étaient fous à lier, le comptable de cinquante-trois ans accepta de répéter la consigne.
 Roger la rejoignit bientôt devant le spectacle d’un petit bonhomme en train d’écrire rageusement à la main sur des feuilles de papier, et celui d’un cerveau où les deux hémisphères étaient bien en activité. Il fit retentir le signal sonore. Le comptable poussa un soupir excédé et posa son stylo. Il n’avait pas atteint l’escabeau que déjà, sur l’image de synthèse à l’écran, toutes les zones presque rouges un instant plus tôt étaient repassées au gris traversé de volutes roses tandis que d’autres s’activaient, beaucoup plus restreintes : mémoire de la consigne, application à garder l’équilibre sur l’escabeau et à retrouver les paroles des chansons là où elles étaient encodées…
 Le comptable chantait à présent d’une voix de fausset, visiblement sans y prendre le moindre plaisir. Dans les zones de son cerveau colorées avant le signal, l’activité n’était pas revenue à zéro ; il serait plus juste de dire qu’elles s’étaient mises en veille, en attendant d’être débarrassées du pensum qui, pour le moment, monopolisait l’essentiel de l’attention disponible.
 « Bel effet Rubinstein, commenta Roger : il a reçu un ordre qui désactive temporairement tout le reste : c’est exactement ce qui ne s’est pas produit tout à l’heure… C’est toi qui as eu l’idée de cette expérience ? Qu’est-ce qui t’as amenée à penser que la mutation pouvait agir à ce niveau ? »
 Flattée de sa curiosité, Géraldine lui avoua qu’elle le devait à l’observation in vivo de son sujet favori : Roger se souvenait peut-être de ce qui s’était passé l’autre jour, quand « Frédéric » était si content de les emmener tous au petit auditorium pour y voir son montage vidéo, qu’il n’avait même pas voulu revenir en arrière pour rassurer le président de la République sur les Omasanty ? Elle s’était dit à partir de là que la mutation supprimait peut-être l’effet Rubinstein, et elle avait imaginé une expérience invitant les participants à lâcher une activité passionnante à leurs yeux pour une autre qu’ils jugeraient ennuyeuse et pénible : position inconfortable, contrainte absurde.
 Roger fut absolument ravi de penser qu’on faisait rejouer aux participants la scène du couloir, avec leur escabeau dans le rôle du coup de fil présidentiel. Géraldine profita de ses bonnes dispositions, et de l’ennui du spectacle qu’ils avaient sous les yeux (un comptable au cerveau presque éteint, qui chantait faux) pour tenter de savoir ce qu’il fabriquait de son côté, depuis des jours. Mais il se contenta de lui sourire d’un air gentiment narquois : « Si on te le demande, tu pourras dire que tu n’en savais rien… »

Tout le monde parvenait à respecter ce timing serré. Josette géra les aspects pratiques avec efficience, le minibus fut à l’heure, les RER et les trains fonctionnèrent assez pour qu’il n’y ait pas de désistements. Les participants étaient pleins de bonne volonté. Ceux qui étaient déjà passés en chambre d’observation étaient libérés et défrayés dès qu’ils estimaient avoir fini de répondre aux questionnaires ‒ ce qui prenait un temps variable puisqu’ils pouvaient en dire sur eux aussi long qu’ils le souhaitaient ‒, mais la plupart choisirent de se faire conduire par Josette en salle de détente où ils purent enfin échanger entre eux sur cette étrange demi-journée, en attendant de rejoindre l’équipe à la cafétéria. Le déjeuner comme le dîner furent très gais ; chacun voulut manger avec « ses » cobayes, les remercier et les féliciter pour tout ce qu’ils avaient dit et fait dans l’exercice un. Non, on ne pouvait rien révéler de la finalité de ces expériences, mais les résultats seraient sans doute publiés très vite, et ils seraient les premiers informés.
 Après le dîner, le minibus repartit avec la majorité des participants de l’après-midi et Josette parmi eux ; l’équipe pluridisciplinaire, au comble de l’euphorie, put alors se congratuler devant ces résultats incroyables. Pour l’instant, l’exercice deux avait été réalisé par 100 % du groupe-témoin de potentiels non-mutants, soit, au bout de cette première journée, six personnes sur six, tandis que sur les trente participants qui disaient avoir changé ces derniers mois, vingt-neuf n’avaient pas respecté la consigne ! Douze d’entre eux n’avaient pas fait cet exercice du tout et les dix-sept autres l’avaient adapté à leur manière. Quinze ne l’avaient pas commencé au signal sonore, mais au moment où ils avaient eu envie de faire une pause dans l’exercice un, en utilisant sans vergogne leur Iph pour compter les huit minutes ; quatorze avaient d’ailleurs réduit le temps imparti, la plupart à six ou sept minutes, certains à trois ou quatre. Seize avaient transformé l’activité imposée, soit en la simplifiant, soit en lui donnant plus de sens ; l’un avait remplacé la Marseillaise qu’il aurait dû chanter par l’Internationale « qu’il aimait mieux », un autre avait commenté les consignes en cas d’incendie qu’il devait recopier, etc. Dix avaient cherché une position plus confortable pour réaliser cette activité. On relevait bien des intersections dans ces différents groupes, dans la mesure où plusieurs avaient cumulé les petits arrangements. Ces oublis et ces transformations étaient assumés en général avec beaucoup d’aplomb et de désinvolture, comme quelque chose qui allait de soi, mais pas toujours. Cyril et Noël avaient eu affaire à une cobaye qui, découvrant qu’elle avait oublié l’exercice deux, avait fondu en larmes et les avait suppliés de lui laisser recommencer toute l’expérience : cette fois, c’était promis, elle pédalerait sur le vélo d’appartement en chantant des comptines… Noël avait dû passer un bon moment à la consoler à grand renfort de mouchoirs en papier, avant d’aborder précautionneusement l’entretien sur le rapport à la loi et à l’autorité. La mutation n’avait donc rien à voir avec de la mauvaise volonté. Et l’imagerie cérébrale était sans appel : pour ces vingt-neuf participants, l’effet Rubinstein ne s’était pas produit, le signal sonore n’avait pas désactivé les autres zones du cerveau. Cela ne signifiait pas pour autant que la consigne n’était pas enregistrée puisqu’une majorité restait capable de l’appliquer plus tard, et que tous ceux qui l’adaptaient avaient conscience de la modifier. Simplement, elle n’était pas vécue comme prioritaire.
 Il était encore un peu tôt pour l’affirmer, il fallait attendre les résultats des deux jours suivants, mais enfin, il semblait déjà que les mutants étaient plus imaginatifs, plus créatifs que le groupe-témoin dès qu’ils étaient en expression libre sur un sujet de leur choix, alors que (à vérifier !) sur tous les tests cognitifs, ils ne seraient pas différents des non-mutants. Restait, bien sûr, à déterminer où était le rapport de cause à effet : étaient-ils si mobilisés par un processus créateur que la consigne en devenait sans pouvoir, ou un encodage de la consigne d’emblée superficiel libérait-il en eux des ressources et de l’énergie qu’ils pouvaient ensuite consacrer au processus créateur ?
 Puis on aborda les cas des deux exceptions.
 Il y avait d’abord le fleuriste de Chartres, Kurt Grienenberger, qui devait être le non-mutant de l’après-midi pour le binôme de Cyril et de Noël : il se disait sûr de n’avoir pas changé et consterné de voir le monde autour de lui devenir fou. Comme l’avait révélé l’image de synthèse, l’effet Rubinstein ne s’était pas produit chez lui. Pourtant, le fleuriste s’était levé consciencieusement au signal sonore et, abandonnant son éloge poétique des orchidées, il était allé pédaler sur le vélo d’appartement en s’appliquant aux exercices de prononciation demandés. Les zones cérébrales correspondantes tentaient péniblement de s’activer, en surimpression de toutes les autres qui continuaient à briller en couleur vive. On voyait que M. Grienenberger devait multiplier les efforts pour se mobiliser sur la consigne alors que tout son cerveau restait habité d’orchidées, si bien que l’exercice deux avait eu d’étranges ratés ; plus d’une fois il s’était surpris lui-même à murmurer les phrases qu’il voulait écrire au lieu de « panier, piano » et des « chaussettes de l’archiduchesse » ; en se reprenant, il s’était arrêté de pédaler, puis était reparti à l’envers en faisant grincer le vélo. Quand on lui avait demandé, à la fin, si cela l’avait dérangé d’être interrompu dans la rédaction de son texte sur les orchidées, il avait répondu lucidement que cela ne l’avait pas gêné dans son expression libre, mais dans ses performances à l’exercice deux (qu’il semblait prendre aussi au sérieux que si sa carrière de fleuriste en dépendait). Alors, mutant ou non-mutant ? Cyril se posait la question : après tout, jusqu’ici, on n’avait guère testé l’effet Rubinstein pour savoir s’il n’épargnait vraiment personne, et ce n’était certainement pas ce fleuriste qui poserait des problèmes de comportement… Roger Nyme, en réponse, redevint cassant et désagréable : bien sûr que c’était un mutant malgré lui ! La seule chose qui comptait, c’était la réaction du cerveau ; après cela, on pouvait toujours tomber sur des individus psychorigides, affligés d’un surmoi culpabilisateur, qui vivraient dans le déni concernant leur propre mutation… Les autres lui donnèrent raison ; le fleuriste fut changé de groupe.
 Frédéric et Bérengère présentèrent ensuite le symétrique inversé : une jeune professeur de français en collège, comptée parmi les mutantes, qui était la seule des trente à avoir appliqué la consigne : elle s’était tenue à cloche-pied devant le lutrin et ses colonnes de chiffres posées à la place des partitions, barrant tous les nombres qui contenaient le chiffre deux, elle avait changé de pied en changeant de page, etc. L’effet Rubinstein se produisait dans son cerveau, tout à fait maîtrisé et temporaire : dès le second signal sonore, elle était retournée au power-book pour reprendre la rédaction de son texte sur Rimbaud, et elle était aussi concentrée et créative que huit minutes plus tôt.
 « Eh bien, où est le problème ? demanda Roger, toujours aussi cassant. C’est la définition même d’une non-mutante. L’effet Rubinstein n’est pas censé paralyser les gens à vie ! »
 Le problème, expliqua gravement Frédéric, était que pour tout le reste, cette jeune femme, Colette MarcheurCousine germaine plus jeune de Guy Marcheur, grande cousine d’Ulysse et de Jason Marcheur. Présente dans I : III., était la plus mutante de tous les mutants. Il fallait entendre ce qu’elle lui avait dit sur son changement intérieur, sur cette liberté nouvelle qu’elle expérimentait, sur son impression d’avoir un guide en elle au lieu d’être téléguidée du dehors par le conformisme social. Il fallait voir le texte qu’elle avait écrit sur ce que Rimbaud était pour elle, en jouant sur la taille et la couleur des caractères pour rejoindre ce que le poète faisait lui-même dans « Voyelles ». Il n’avait pas eu le temps de le lire comme il le méritait, mais quelques bribes de-ci de-là l’avaient persuadé que ce serait sans aucun doute le sommet de créativité de leurs trois jours. Des formules fulgurantes, à la fois sur l’intensité de la vie et sur le sang, la violence et la mort, tissées en écho autour des phrases des poèmes…
 Roger ouvrait la bouche pour répondre. Géraldine l’interrompit. Frédéric avait bien dit COLETTE MARCHEUR ? Mais c’était la survivante de cette tuerie dans un lycée d’Orléans le mois dernier ! Ils ne revoyaient même pas l’image de cette jeune femme mince sanglotant sur l’épaule de la ministre, qu’on passait en boucle, qui était dans tous les zappings ? Pas étonnant qu’elle associe Rimbaud à la violence et à la mort, puisque le massacre avait eu lieu pendant un cours sur Rimbaud, devant la phrase : « La vraie vie est absente », écrite au tableau et commentée ensuite par le lycéen meurtrier avant son suicide. En outre, Colette Marcheur n’avait pas été oubliée ensuite par les médias : il y a juste une semaine, on avait fait un reportage sur elle au JT, dans « L’œil du vingt heures ». D’après la télévision, non seulement elle avait repris le travail quinze jours après avoir vu mourir sa meilleure amie et reçu elle-même une balle dans l’épaule, mais elle avait aussi remis au travail tout son collège gréviste. Elle était à l’origine d’un nouveau mode de fonctionnement selon lequel on gardait dans la cour les élèves qui ne voulaient rien faire, en les empêchant juste de se mettre en danger, tandis qu’on ouvrait dans les salles de classe des « Clubs pour ceux qui ont envie d’apprendre quelque chose », sans horaires ni programmes, avec des professeurs volontaires servant d’animateurs et de référents. Cela semblait être un grand succès…
 Frédéric, qui, comme toujours, n’était au courant de rien (sorti de La Recherche du temps perdu et des suites pour violoncelle…), avoua que le texte sur Rimbaud s’ouvrait par la dédicace : « À VéroniqueVéronique Lorraine ; décédée en l’an zéro ; colocataire et meilleure amie de Colette Marcheur et jeune professeure de français en lycée à Orléans, elle est tuée pendant un cours sur Rimbaud par l’un de ses élèves de Première très sérieux et en échec. Présente dans I : III ; mentionnée dans I : V. ». Cyril, qui avait été chargé de la sélection des participants, incrimina sa mémoire trop spécifiquement visuelle : en effet, il avait repéré au déjeuner cette jeune femme qu’il lui semblait avoir déjà vue quelque part, mais le nom de « Colette Marcheur » ne lui avait rien évoqué de particulier… La plus contrite fut Bérengère qui s’était toujours donnée comme la spécialiste des médias et qui se souvenait de tous les détails de la tuerie d’Orléans, sans avoir pour autant reconnu son héroïne en chambre d’observation. En la voyant rougir de honte, Géraldine eut soudain la réponse à la moitié de sa question du matin : Bérengère au moins était sérieusement amoureuse, au stade exact où l’on se sent flotter sur un petit nuage, où un monde flou et sans contours sert d’écrin à l’être aimé captant, quant à lui, toute l’attention.
 « Bon, qu’est-ce qu’on fait de Colette Marcheur ? demandait cependant Frédéric.
 ‒ Non-mutante, trancha Roger. Elle a sûrement changé au cours des derniers mois, mais pas pour cause de mutation. »
 Géraldine osa protester. C’était ennuyeux de conserver Colette Marcheur dans ce petit groupe-témoin de dix-huit participants en trois jours. Le rôle d’un groupe-témoin était de permettre la comparaison des résultats obtenus d’après les réactions moyennes des non-mutants, il fallait donc prendre garde à ne pas déséquilibrer leur échantillon, et Colette Marcheur semblait être à tous points de vue quelqu’un d’exceptionnel. En outre, elle était trop avertie sur la mutation : elle avait vu en face ses aspects les plus ravageurs, elle avait inventé dans son collège une manière de s’y adapter… La seule chose à faire était de la rayer de leur expérience. Frédéric ne semblait pas convaincu, mais tous les autres, y compris Roger, lui donnèrent raison.
 Il était plus que temps de regagner Paris. Cyril et Noël proposèrent des places dans leurs voitures. Voyant Frédéric encore songeur, Noël, qui avait retrouvé le sourire, eut le mot de la fin :
 « Tu regrettes cette Colette Marcheur parce qu’elle te parlait de ta mutation mieux que toi-même. Cela prouve que mutants et non-mutants sont faits pour se comprendre ! Et c’est ce que prouve aussi notre collaboration dans l’équipe… »
 On l’acclama.

Têtes sculptées sur un mur.

Le mercredi 17 janvier en fin d’après-midi, Frédéric Aubuisson retrouva avec émotion la petite salle de réunion d’Orsay dans laquelle ils n’étaient pas revenus depuis plus d’un mois. Cela n’avait jamais été son intention, mais dès qu’ils avaient fait connaître leurs résultats sur un sujet aussi sensible et d’une brûlante actualité, ils avaient été pris dans un tourbillon médiatique sans précédent. Chaque jour affluaient des sollicitations de la presse écrite, des chaînes de télévision, des radios, s’y ajoutaient des invitations à donner des conférences à droite ou à gauche, tandis que des collègues provinciaux ou étrangers voulaient le féliciter et (surtout) en savoir plus pour pouvoir orienter leurs propres équipes… Désormais, l’ICM et l’Institut des neurosciences de Strasbourg auraient déroulé pour lui leur tapis rouge s’ils en avaient eu un. Plus largement, leur découverte intéressait le monde entier, car la mutation dépassait les limites de l’Hexagone ; elle était répandue partout, inégalement répartie selon les pays, affectant en priorité les États-Unis et l’Union européenne, puis, en second lieu, le Japon et les grandes métropoles asiatiques. En France même, les conséquences sociales étaient nombreuses et diverses. On avait, par exemple, abandonné les poursuites contre le personnel des maisons de retraite pour maltraitance envers les personnes âgées, on accordait des circonstances atténuantes à bien des éducateurs ‒ professeurs ou parents ‒_ qui, devant le comportement des enfants ou des adolescents, avaient perdu leur latin et leurs nerfs avec…
 Tout cela avait été plutôt grisant, d’autant plus que Frédéric ne pouvait séparer la proclamation de leurs résultats et l’expérience de la gloire médiatique de l’enivrement de goûter enfin au corps de Bérengère, à la douceur de sa peau, à ses trésors de tendresse et de sensualité : cela s’était fait au même moment et avec le plus grand naturel, dans la mesure où son emploi du temps était bouleversé et qu’il n’avait pas besoin d’inventer des prétextes pour rentrer tard ou découcher. Nelly, d’ailleurs, était très satisfaite de son succès, et elle n’avait jamais été d’un tempérament soupçonneux. Frédéric avait donc joui du présent sans penser à rien, repoussant temporairement les questions épineuses. Il frissonna au souvenir pénible de l’émission de la semaine précédente, le numéro de « Le futur, c’est notre avenir » (quel titre ridicule !) consacré à la mutation, dont son équipe et lui étaient les invités principaux. Roger Nyme ayant disparu de la circulation depuis le soir du 14 décembre ‒ sa participation à leur renommée collective se limitait à son nom mentionné dans la liste des membres de l’équipe, il faut croire qu’il s’en contentait ‒, et Noël Lallemand, sans doute monopolisé par la grossesse de sa femme, ayant manqué à l’appel sans explication, ils s’étaient retrouvés à quatre sur le plateau au décor futuriste criard. Ce bellâtre de Martial Orlamonde souriait de toutes ses dents avec beaucoup de professionnalisme, mais dès que la caméra se centrait sur les invités, l’hostilité de son regard était éloquente : lui, en tout cas, savait parfaitement à quoi s’en tenir. Il avait harcelé Frédéric de questions stupides du type : « Vous êtes vraiment sûr que ça ne vient pas des Omasanty ? », puis : « Si la mutation ne vient pas des Omasanty, alors, qu’est-ce qui l’a déclenchée ? », comme si on pouvait en savoir quelque chose ! Frédéric avait dû hésiter un peu pour tourner sa réponse, et peut-être avait-il regardé machinalement du côté de Bérengère ; en tout cas, Martial Orlamonde avait enchaîné : « Visiblement, le Pr. Aubuisson est bien trop fasciné par les jambes de sa collaboratrice pour nous éclairer… », et il s’était senti rougir en direct devant des dizaines de millions de téléspectateurs. Le pire est qu’il avait lamentablement bredouillé ; avec son esprit d’escalier, il n’avait même pas eu la présence d’esprit de protester. Depuis, il n’arrêtait pas de se rejouer la scène en boucle : « Bérengère Sabathon n’est pas ma collaboratrice, mais une très brillante chercheuse en psychologie sociale qui nous a fait découvrir que… » euh…
 Frédéric se secoua mentalement. Des millions d’année d’évolution vers l’Homo sapiens sapiens, son hémisphère gauche rationnel et son cortex associatif, une nouvelle mutation par-dessus le marché, et on en était encore au combat entre mâles pour la possession d’une femelle, au demeurant parfaitement capable de choisir toute seule, et qui l’avait prouvé ! Navrant… Comme s’il n’y avait pas tant d’activités plus intéressantes auxquelles consacrer sa vie, à commencer par ce qui était à l’origine de sa rencontre avec Bérengère et qui les réunissait à nouveau aujourd’hui : la recherche elle-même sur la mutation, laissée en jachère après le dépouillement fébrile des tests ! Il était plus que temps de s’y remettre. D’ailleurs, le quart d’heure de grâce qu’on avait laissé aux retardataires s’était écoulé ; Roger Nyme était toujours absent (qui s’en plaignait ?) et Noël n’arrivait pas non plus. Bérengère venait de prendre la parole. Elle avait déjà parlé de sa question à Frédéric et il l’avait encouragée à la soumettre à l’équipe. Elle voulait leur avis sur le sujet des publicités, qui ne concernait pas seulement sa thèse, mais une compréhension plus large de la mutation. Pourquoi les mutants, qui ne se sentaient pas agressés par un ordre, ressentaient-ils les slogans publicitaires comme des agressions ?
 Géraldine Lafay fronça les sourcils avec son air appliqué de petite fille sérieuse ; Frédéric, qui l’appréciait à sa juste valeur, s’attendait toujours quand elle faisait cela à une remarque pertinente. Elle revint sur les résultats de décembre : les mutants ne recevaient pas un ordre, quel qu’il soit, comme impératif, ils le vivaient comme une suggestion ou un conseil devant lequel ils gardaient toute leur liberté, donc qui ne pouvait les agresser. Ils étaient sensibles en revanche à l’influence, et par conséquent la publicité insistante, pressante, jouant sur les émotions, devenait pour eux une tentative d’ingérence difficile à supporter. Ils en discutèrent un moment à trois, Frédéric et Bérengère faisant écho à l’interprétation de Géraldine. Ils finirent par se tourner vers le quatrième… mais Cyril Hulotte n’était pas avec eux, il était totalement absorbé par son Iph posé sur ses genoux. Frédéric jeta un coup d’œil de loin et aperçut titres de presse et colonnes. Il en était encore là au bout d’un mois ? C’était puéril.
 « Alors, Cyril, c’est beau d’avoir son nom dans le journal ?
 ‒ En l’occurrence, dit Cyril d’une voix blanche et sans relever la tête, ce n’est pas mon nom qui est dans le journal, ni le tien, Frédéric, mais celui de Roger Nyme…
 ‒ QUOI ?!!
 ‒ Attendez, je vais vous lire ça… C’est la Une du Monde de ce soir, elle vient de tomber sur le net. »
 Personne n’attendit la lecture à voix haute : les trois autres Iphs se connectèrent aussitôt sur la page en question tandis que Cyril lisait de la même voix blanche : « « Les Omasanty sont bien à l’origine de la mutation ». Un titre sur quatre colonnes… »
 Les lettres dansaient devant les yeux de Frédéric. Il releva la tête : l’effarement de son équipe lui confirma que les trois autres voyaient bien la même chose que lui. Incapable de comprendre ce qu’il entendait ou ce qu’il lisait, il grappilla juste quelques lambeaux de phrases, par les yeux ou par les oreilles : « le professeur Roger Nyme » (professeur ! c’était juste un chargé de recherche au CNRS qui n’avait pas enseigné une heure dans sa vie, ni soutenu autre chose que sa thèse !), « en analysant la structure moléculaire », « des interactions chimiques agissant sur les neurotransmetteurs, ces mystérieuses hormones du cerveau » (dire cela ou rien…), « des analyses menées dans le plus grand secret, compte tenu de l’urgence et de la gravité du danger » (du danger !), « pas de savant fou qui aurait programmé cette mutation mais une cascade de réactions en chaîne », « Les pressions de la multinationale » (tiens, ça manquait, il va devenir un héros à présent)…
 En l’occurrence, c’est un autre morceau de phrase qui avait arrêté Cyril dans sa lecture à voix haute : « avec l’aide de l’éthologue Noël Lallemand ». Il les regarda tous, cherchant du secours : « Ce n’est pas possible. Noël n’aurait jamais fait ça derrière notre dos.
 ‒ Il croyait peut-être que nous étions au courant ? » suggéra Géraldine. Elle avait l’air nettement moins bouleversée qu’eux trois, et Frédéric se souvint de ses avertissements qu’il avait eu le tort de négliger.
 Géraldine avait raison, s’exclama Cyril. Cela expliquait tout. Le samedi précédent, il avait proposé à Noël de venir prendre l’apéro chez lui, et ce dernier lui avait répondu : « J’aimerais bien. Mais la deuxième sous-équipe est très prenante… » Cyril avait cru qu’il parlait de sa femme enceinte…
 « LA DEUXIÈME SOUS-ÉQUIPE ? répéta Géraldine, incrédule. Tu vois Noël parler de Diane en ces termes ?
 ‒ Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Je me suis dit qu’elle avait peut-être des envies, genre des fraises au mois de janvier, etc. »
 Géraldine allait rétorquer, mais Frédéric la coupa : « Peu importent Noël et sa femme. Qu’est-ce que c’est que cette histoire abracadabrantesque sur les Omasanty ? Comment Roger Nyme aurait-il pu prouver qu’ils sont à l’origine de la mutation ?
 ‒ Le mieux serait sans doute de le lui demander », proposa Bérengère. Pendant qu’ils réagissaient à chaud, elle avait eu le temps de lire pour de bon l’article du Monde. « Regardez ce qui est écrit : “dans son laboratoire d’Orsay, au pavillon des neurosciences”. »
 Cette précision parut porter l’indignation de Cyril à son comble : « Tu veux dire que de tout ce temps, ce salaud était dans l’autre moitié de NOTRE pavillon ? »
 Frédéric se leva sans répondre. Ils sortirent ensemble dans un silence lourd, tournèrent à l’angle du bâtiment et s’arrêtèrent pour la première fois devant l’entrée B. Une plaque rutilante indiquait : « Laboratoire de biochimie cérébrale. Secret défense. Entrée interdite ». (Secret défense, la biochimie cérébrale ?) Et sur le côté, une sonnette au nom du « Pr. Roger Nyme ». (Son habilitation à diriger des recherches, elle était peut-être aussi secret défense ?)

Ils n’eurent pas besoin de tambouriner à la porte : elle s’ouvrit au second coup de sonnette. Roger Nyme lui-même était sur le seuil, un sourire grimaçant sur les lèvres :
 « Tiens donc, qui voilà ! Alors, vous avez fini par découvrir le pot aux roses ? »
 Le toupet de cet individu était incroyable.
 Frédéric avait réfléchi, et décidé qu’il ne lui ferait pas le plaisir de manifester de la colère. Plus il se planterait là en déclamant : « j’ai réchauffé un serpent dans mon sein », plus l’autre triompherait, concluant à juste titre qu’il l’avait berné. Il ne fallait pas non plus se montrer trop surpris, même devant cette situation effarante ; il devait se remémorer qu’il était là par pure curiosité scientifique, juste pour comprendre cette histoire de mutation déclenchée par les Omasanty. Il laissa donc Roger Nyme plastronner en leur montrant « son » laboratoire de biochimie cérébrale ultramoderne, équipé aux frais de la princesse, évoquer le président de la République suspendu au téléphone, puis ravi d’apprendre qu’il était la personne compétente pour étudier le rapport entre la mutation et les Omasanty, leur présenter au passage ses collaborateurs : à vue de nez, un geek asocial, et un Asperger certainement très doué dans sa partie, mais incapable de croiser le regard d’un interlocuteur ou de lui sourire ; Roger Nyme les avait soigneusement sélectionnés pour être sûr qu’ils ne lui feraient jamais d’ombre. Cyril, mâchoires serrées, se contentait pour l’instant d’interjections hargneuses, et les deux jeunes femmes suivaient sans rien dire.
 Enfin, Roger Nyme les précéda dans son bureau (flambant neuf, avec vue sur le campus, bien plus grand et plus confortable que celui de Frédéric à Paris-Descartes). Cyril, qui s’était contenu jusque-là, explosa aussitôt et exigea des explications sur cette conduite inqualifiable : quand on est dans une équipe, la moindre des corrections est de tenir les autres au courant au lieu de manipuler des cerveaux dans son coin à la Dr Frankenstein ! Frédéric le coupa avec lassitude. Roger accepterait-il de leur expliquer ce qu’il avait découvert sur les causes biochimiques de la mutation ? C’était le seul objet de sa visite ; dans le cas inverse il s’en allait tout de suite.
 « Je vous l’expliquerai très volontiers, s’écria Roger Nyme, qui jubilait. Ça me changera, plutôt que d’essayer de le faire comprendre à des journalistes obtus qui ne savent même pas ce que c’est qu’un neurotransmetteur ! Juste une minute : je vais prévenir Lallemand que vous êtes là, et refuser tous les appels entrants, pour qu’on soit tranquilles. Asseyez-vous en attendant, ce ne sont pas les fauteuils qui manquent… »
 Dès qu’ils furent assis, la main de Bérengère se glissa dans celle de Frédéric qui la serra avec reconnaissance. Ce n’était pas le meilleur moment de sa vie de chercheur, mais il survivrait… Roger Nyme pianota un moment sur son Iph en grommelant des imprécations contre les médias. Cependant, la porte s’ouvrit et Noël Lallemand fit son entrée ébouriffée, chaleureuse et parfaitement candide, sur le mode : « Alors, on a encore coiffé les Américains au poteau ! Où est-ce que Roger a mis le champagne ? »
 Émergeant enfin de son Iph, ledit Roger ne leur offrit pas même un doigt de cognac, ou une malheureuse tasse de café. Il s’assit à son tour à son bureau, tel un professeur recevant une délégation d’étudiants, et déroula le récit suivant.
 Aidé de ses deux collaborateurs du CNRS, il avait commencé par revérifier la formule des Omasanty. Ils avaient découvert aussitôt que si les OGM de maïs et de pommes de terre étaient déjà utilisés séparément, c’était la première fois qu’on les associait. Il leur épargnait les formules chimiques qui leur échapperaient : l’association des deux produisait une combinaison nouvelle, qui commençait par modifier les quantités de mélatonine présentes dans les aliments eux-mêmes. Comme chacun sait, le maïs et les pommes de terre contiennent naturellement de la mélatonine dont une petite partie seulement est assimilable par l’organisme. Pas de changement notable avec les variétés OGM quand elles étaient consommées chacune isolément, mais avec les produits Omasanty qui les combinaient, il y avait trois fois plus de mélatonine présente dans les aliments, et surtout, celle-ci se révélait entièrement assimilable. Au passage, les prétendus « experts » de l’UE qui avaient décrété que les Omasanty n’étaient pas dangereux pour la santé ne s’étaient pas foulés, car pour des non-mutants ‒ et comme il allait le leur expliquer, la mutation n’était pas automatique ‒ la consommation répétée d’Omasanty augmentait les risques d’hypersomnie, donc de somnolence, d’anorexie, de baisse de la libido et de dépression hivernale. Elle pouvait par là avoir des effets positifs pour les insomniaques ou les boulimiques…
 Cherchant le lien éventuel entre les Omasanty et la mutation, il avait donc commencé par s’intéresser à la quantité de mélatonine présente dans le cerveau des mutants. Première découverte, elle était nettement plus forte que la moyenne, mais ne produisait aucun des effets qui lui sont normalement associés : la mutation n’augmentait pas le temps ni le besoin de sommeil, elle n’engourdissait pas, ne déprimait pas, ne coupait pas l’appétit ni la libido. C’était comme si quelque chose d’autre intervenait pour permettre à l’organisme de vivre avec toute cette mélatonine. Cela l’avait incité à regarder du côté de la sérotonine, qui parmi ses nombreux rôles, avait aussi celui de servir de régulateur à la mélatonine. Et c’est là qu’il avait fait la découverte majeure : si, pour l’essentiel, la sérotonine contenue dans l’organisme, dans le système digestif, etc., n’avait rien de particulier chez les mutants, il y avait chez eux, dans leur cerveau uniquement, mêlées aux molécules de sérotonine, quelques molécules d’une hormone nouvelle, extrêmement proche de la sérotonine, qu’il appelait pour l’instant, faute de mieux, de la xéno-sérotonine. Ces molécules étaient très peu nombreuses, elles représentaient 5 à 7 % de la sérotonine cérébrale. Or, puisque la sérotonine présente à petites doses dans le cerveau y avait une importance majeure, régissant entre autres l’humeur et les processus d’apprentissage, et commandant à tous les autres neurotransmetteurs : dopamine, adrénaline, noradrénaline, etc., ces quelques molécules de xéno-sérotonine étaient suffisantes pour déclencher tous les changements liés à la mutation.
 Comment passer des produits Omasanty à cette xéno-sérotonine ? Il était clair qu’il devait y avoir un lien puisque la fabrication de la sérotonine dépendait de l’alimentation. Pourtant, les formules chimiques ne suffisaient pas. Il avait dû se rendre à l’évidence : le passage n’était pas direct, un troisième facteur entrait en ligne de cause. Et il avait fini par le trouver : un perturbateur endocrinien, l’un des nombreux phtalates présents dans notre environnement, fonctionnant donc comme un leurre hormonal qui trompait l’organisme en se faisant prendre pour une hormone ! Lorsque cette fausse hormone artificielle rencontrait la combinaison chimique des deux OGM associés, son efficacité et sa portée en étaient décuplées, elle pouvait enfin s’intégrer à l’organisme tout en se modifiant au contact du combiné des OGM ; le résultat était la production par le corps lui-même d’une nouvelle xéno-hormone, la fameuse xéno-sérotonine. Autrement dit, la consommation des Omasanty ne provoquerait pas la mutation si elle se faisait dans un milieu parfaitement sain, mais combinée à l’action de certains produits ménagers, ou désinfectants, ou pesticides, ou emballages industriels (qui contenaient tous des phtalates), elle en était bien l’élément déclencheur. Le moyen le plus direct, le ticket gagnant en quelque sorte, c’étaient les boulettes de poulet au maïs Omasanty : l’emballage des boulettes surgelées transportait le perturbateur endocrinien qui pouvait migrer très facilement à l’intérieur des aliments ingérés, l’espèce de chapelure maïs-pommes de terre contenait la combinaison chimique des deux OGM, et le poulet était l’aliment par excellence qui permettait la sécrétion de la sérotonine…
 « On est quand même très loin des théories du complot sur internet… » murmura Bérengère.
 Roger Nyme répliqua sans une once de charité. Bien sûr que ces théories étaient délirantes, en même temps elles se fondaient sur ce qu’il appelait une « observation subliminale » : le public avait remarqué la coïncidence temporelle des nouveaux phénomènes comportementaux avec l’arrivée massive des Omasanty sur le marché et la corrélation avec leur consommation. Les scientifiques qui, non seulement n’avaient pas fait ces observations, mais s’étaient focalisés sur l’absence de complot délibéré de la multinationale au point d’en déduire l’absence de lien entre les Omasanty et la mutation, avaient été deux fois plus idiots que le public ; ils avaient prouvé qu’ils ne savaient pas raisonner.
 Noël Lallemand s’agita. Depuis son entrée dans la pièce, il paraissait de plus en plus surpris par le ton et par l’ambiance. Personne ne se soucia d’éclairer sa lanterne ; Roger Nyme avait repris son récit.
 Ces résultats lui avaient d’abord paru troublants ; si c’était une simple question de régime alimentaire, on ne pouvait pas parler de mutation, il suffirait de priver les mutants de tout contact avec les Omasanty et ils redeviendraient des « moutons » soumis à l’effet Rubinstein. Il avait donc poussé plus loin les investigations et découvert que tout cerveau ayant fabriqué une fois de la xéno-sérotonine en fabriquait ensuite définitivement ; la particularité du perturbateur endocrinien était, en effet, de pérenniser des récepteurs qui auraient dû être détruits au fur et à mesure. Le cerveau inaugurait un nouveau mode de fonctionnement, fondé sur la présence en lui de cette xéno-sérotonine, et la biochimie confirmait ainsi qu’il s’agissait bien d’une mutation.
 « Tu as vraiment découvert tout cela en un mois ? » ne put s’empêcher de demander Frédéric.
 Malheureusement, ce triste sire était un génie, et ce génie n’avait aucune intention de laisser sa gloire rejaillir sur eux…
 « J’ai découvert cela en sept semaines, depuis la fin de novembre, précisa Roger Nyme. Moins les trois jours que j’ai passés avec vous sur l’effet Rubinstein, mais qui m’ont été bien utiles aussi. Grâce aux repas partagés, j’ai pris contact avec un certain nombre de cobayes, les plus disponibles et les plus enthousiastes pour aider la science : c’est chez eux que j’ai découvert la xéno-sérotonine. »
 Cherchant à comprendre les effets de cette xéno-sérotonine, Roger Nyme avait alors décidé de consulter Lallemand…
 « Et qu’est-ce que tu lui as raconté pour qu’il accepte de t’aider ? » demanda brutalement Cyril.
 Roger Nyme ne se démonta pas : « La stricte vérité : que j’étais chargé du dossier des Omasanty par le pouvoir exécutif, et que, compte tenu de l’urgence politique des décisions à prendre, on était protégé par le secret défense.
 ‒ Tu veux dire… que vous n’étiez pas au courant ! » Noël comprenait enfin, et il ne semblait pas prendre la chose à la légère. Il se retourna, furieux, contre le coupable : « Enfin, tu savais parfaitement que je croyais que c’était une répartition des rôles entre Frédéric et toi, qu’il promouvait nos découvertes en imagerie médicale pendant que tu t’occupais de la partie biochimie ! »
 L’autre le regarda froidement : «  Tu te l’es imaginé tout seul. Je ne t’ai jamais rien dit de tel. Et ce que tu croyais ne m’intéressait pas.
 ‒ Moi, ça m’intéressait ! protesta Noël à pleine voix. Et pour moi, c’était évident ! J’étais entré dans l’équipe du Pr. Aubuisson ! Si je te connaissais, c’était comme membre de cette équipe. C’était le seul cadre possible d’une coopération avec toi… »
 Cyril fit écho à ses reproches, sans parvenir à provoquer le moindre remords chez Roger Nyme. Un conflit n’étant pas pour ce dernier une cause de stress, il se contenta de les laisser crier, puis, haussant les épaules, invita Noël à exposer aux autres ses hypothèses. Or, à présent, Noël boudait ; il fallut que Frédéric et Géraldine insistent tous deux, répétant qu’ils voulaient avoir sans plus attendre toutes les informations concernant la mutation, pour le décider à parler.
 « Ce ne sont que des hypothèses, dit-il enfin de mauvaise grâce. Roger et moi, on a repris ensemble les conséquences comportementales de ses découvertes sur les neurotransmetteurs. La xéno-sérotonine pourrait être interprétée comme une sérotonine spécifique au cortex, qui intellectualise en quelque sorte les capacités de la sérotonine. Cela explique peut-être ce qui se passe avec la mélatonine. Normalement, on la synthétise dans l’obscurité, elle fait dormir, elle réduit l’appétit et la libido ; pour beaucoup d’espèces animales, c’est l’hormone de l’hibernation. Chez les mutants, la mélatonine est présente en grande quantité, mais commandée par la xéno-sérotonine, si bien qu’elle n’a aucun de ses effets physiques habituels. Je me demande si la mutation ne consiste pas à recevoir cette mélatonine à un autre niveau, comme si, au lieu de déclencher quelques fonctions bien précises, elle était intégrée désormais à tout l’équilibre de l’organisme, jusqu’à servir de base au psychisme. On dirait que le mutant se préoccupe très peu des conditions de sa survie : il démissionne du jour au lendemain sans se demander comment il va gagner sa vie ou élever ses enfants. C’est comme si on retrouvait au deuxième degré la perte de l’appétit et de la libido déclenchées normalement par la mélatonine. C’est tout bête, et pourtant, peut-être que tout le reste vient de là. »
 Malgré lui, Noël se prenait au jeu. Il hérissa ses cheveux de la main, et poursuivit :
 « Pour la plupart des mammifères, y compris l’homme, enfin, le non-mutant, la pulsion de base est : “Consomme !”, d’où une vie passée à chercher de la nourriture, d’autres objets de consommation, ou, mieux, l’argent et le pouvoir qui donnent accès à cette consommation. “Consomme !” cela veut dire aussi “Jouis d’un partenaire sexuel !” et donc “Reproduis-toi !”, mais aussi “Bats-toi !” pour conserver la nourriture ou le partenaire sexuel, “Fuis !” en présence du danger, etc. Mais si tout l’équilibre intérieur se trouve refondé sur l’hormone de l’hibernation, la pulsion de base devient plutôt : “Digère et dors…”. L’impression première, organique, du mutant serait alors qu’il a déjà mangé, qu’il ne risque rien, qu’il n’est pas en danger et qu’aucune tâche urgente ne le mobilise. Comme il ne se sent pas menacé, il n’est pas demandeur de pouvoir et de hiérarchie pour se rassurer. Mais il gamberge : quand on n’a rien à faire en priorité, on pense beaucoup plus. Rappelez-vous ce qu’on a vu en analysant les questionnaires : davantage de préoccupations philosophiques et spirituelles chez les mutants, davantage d’angoisse métaphysique, beaucoup moins de soucis et de tracas pour des questions concrètes. La somnolence de la mélatonine prise au second degré, cela pourrait donner cette capacité des mutants à se concentrer sur leur monde intérieur vécu de façon très intense, comme dans le demi-sommeil, etc. Vous me suivez ? »
 Frédéric eut le sentiment désagréable qu’il avait écouté toute cette tirade bouche bée. « Digère et dors… » Cela pouvait-il être la description scientifique de ce qu’il avait lui-même vécu ? Était-il libéré de l’impératif lui dictant naguère de rechercher d’abord les objets de consommation, de richesse, de prestige, de pouvoir ?
 « Mais c’est génial ! » s’écria Géraldine.
 Son affirmation se perdit cependant dans la dispute renaissante. Noël accusait Roger Nyme de s’être foutu de lui et lui interdisait de faire mention, à l’avenir, de son nom ou de ses hypothèses. Cyril y ajouta la menace de lui casser la figure. Leur adversaire, pas le moins du monde impressionné, leur conseilla de « dégager » s’ils n’étaient pas contents. Frédéric, le plus concerné, n’avait aucun désir d’entrer dans ce conflit ouvert : violence, insultes, manifestations de colère et de dépit n’étaient que des aveux de défaite. Il n’avait plus qu’une envie : rentrer chez lui pour digérer tout cela au calme. (« Digère et dors.. » ?)
 Il avait oublié Bérengère. Alors que Noël et Cyril se dirigeaient vers la porte du bureau en s’encourageant mutuellement à faire une sortie fracassante, elle se leva avec grâce et s’adressa tranquillement à Roger Nyme. Oui, c’était très brillant, mais ce que pour sa part elle n’arrivait pas à comprendre, c’était qu’il ait éprouvé le besoin de mener tout cela derrière leur dos. Il avait eu tout à fait raison de tirer parti du coup de fil de l’Élysée ; Géraldine et elle-même, choquées aussi, avaient manqué d’assurance et de présence d’esprit, et puis c’était très bien que le président ait eu au bout du fil un chercheur chevronné et, surtout, un scientifique capable d’aborder la question des Omasanty sans œillères. Mais pourquoi ne pas les avoir prévenus qu’il avait été chargé de ce dossier-là de son côté, avec son propre financement et ses propres labos ? (Noël et Cyril s’étaient arrêtés malgré eux pour écouter ce résumé calme.) Pourquoi les avoir laissés dire, un mois durant, dans tous les médias, que la mutation n’avait rien à voir avec les Omasanty ? Ce n’était même pas dans son intérêt à lui, cela ne pouvait que brouiller toute la communication scientifique sur le sujet !
 Quel besoin avait-elle de poser ces questions? Pouvait-elle ignorer que le combat de Roger Nyme était de l’écraser, lui, de l’humilier, parce qu’il avait été un temps son directeur d’équipe, parce qu’il avait eu une position supérieure ? Il fallait vraiment être une femme pour passer à côté d’une réalité primitive si évidente, que Frédéric, quant à lui, sentait dans ses tripes, dans ses os, dans sa virilité blessée, dans son envie d’éviter Bérengère pour aller lécher ses blessures dans sa tanière de l’avenue Henri Martin… (Que disait donc tout à l’heure Noël sur les pulsions « Bats-toi ! » et « Fuis ! » ?) Il se leva en chancelant et essaya de dire : « Je m’en vais », mais trop tard ‒ Roger Nyme avait commencé à répondre, et tout le monde s’était immobilisé pour l’écouter.
 « Pourquoi êtes-vous allés raconter aux médias que les Omasanty n’avaient rien à voir avec la mutation ? Il suffisait de leur dire la vérité : que nous avions découvert qu’il s’agissait d’une mutation et qu’elle supprimait l’effet Rubinstein, mais qu’à partir de l’imagerie médicale, vous ne pouviez avoir aucune information sur ses causes. Si vous avez donné votre caution de scientifiques à des préjugés, vous ne devez vous en prendre qu’à vous-mêmes. Et ne me demandez pas de vous plaindre, à votre place, je n’aurais jamais affirmé quelque chose qui n’était pas prouvé. » Il marqua une pause triomphante avant de poursuivre. « En outre, je ne vois pas pourquoi je vous aurais parlé de mes recherches, puisque je n’avais pas besoin d’Aubuisson pour obtenir un financement ! J’avais bien vu que sur les Omasanty vous n’étiez pas d’accord avec moi, et je n’aime pas perdre mon temps à discuter des hypothèses ; les résultats sont le meilleur moyen de mettre tout le monde d’accord. » Il sourit avec satisfaction : « Je reconnais que ce n’est pas sympa, mais la recherche à mes yeux n’est pas un monde sympa, c’est une guerre de tous contre tous. Je peux te résumer, d’ailleurs, les épisodes précédents. J’ai quitté l’ICM à cause d’une bande d’abrutis qui tentaient à la fois de me mettre des bâtons dans les roues dès que je voulais monter un projet et de s’attribuer le mérite de ma réussite dès que je trouvais quelque chose. Aubuisson m’a récupéré parce qu’il savait que je publiais beaucoup ; j’ai accepté d’intégrer son équipe faute de mieux, parce que le système m’obligeait à être rattaché quelque part. Je ne vois pas pourquoi MES découvertes devraient apparaître comme un sous-produit de la recherche en imagerie médicale…
 ‒ Mais ce n’était plus une équipe d’imagerie médicale ! » protesta la petite voix de Géraldine. Constatant que tout le monde l’écoutait, elle poursuivit, haletante et peu sûre d’elle : « Nous sommes une équipe pluridisciplinaire. J’étais là quand au retour du congrès de Strasbourg, Frédéric t’a dit que la biochimie cérébrale y avait toute sa place. Bien sûr qu’il y a une part de compétition dans la recherche : nous pouvons être fiers que les deux premières découvertes sur la mutation, la nôtre et la tienne, soient françaises. Je comprendrais aussi que tu sois fier de voir notre petite équipe toute neuve l’emporter sur une institution énorme comme l’ICM. Tu n’avais aucune raison de nous considérer, nous, comme des concurrents ! Nous étions dans le même camp, et nous sommes complémentaires ! »
 Roger Nyme regarda Géraldine en face. Il n’était pas radouci, mais il n’y avait plus chez lui qu’une dureté sincère, sans cynisme.
 « Ce serait très beau, dit-il, si c’était vrai. Le problème est que ce n’est pas ça. Le nom officiel peut toujours être “équipe de recherche pluridisciplinaire sur machintruc”, mais la réalité est que c’est l’équipe du Pr. Aubuisson. Tu es bien placée pour le savoir ! Est-ce que les médias, depuis un mois, ont parlé de la découverte Lafay sur la disparition de l’effet Rubinstein, de l’expérience Lafay sur la consigne que les mutants ne respectent pas ? Non, ils parlent de la découverte Aubuisson, de l’expérience Aubuisson. Qui a été le seul invité du JT de TF1 : Lafay, ou Aubuisson ? Et même quand toute l’équipe était sur un plateau télé, qu’est-ce qu’on a vu au premier plan ? Le crâne d’Aubuisson et les jambes de Sabathon ; toi, tu étais assise derrière et tu ne disais rien. J’avais autre chose à faire, ce mois-ci, que de suivre toutes vos apparitions dans les médias, mais franchement, je n’ai pas besoin d’avoir étudié la psychologie sociale avec Sabathon pour savoir combien de fois en un mois Aubuisson est allé déclarer : “l’hypothèse de la disparition de l’effet Rubinstein et l’idée de l’expérience pour la réaliser viennent d’une jeune post-doc de mon équipe, Géraldine Lafay, et je dois signaler, à la honte de la recherche française, qu’elle sera au chômage le mois prochain” ; ce nombre est zéro ! Ce que je te dis à toi vaut pour Lallemand qui ne sait même pas comment il va nourrir ses deux gosses à naître, mais qui veut croire que la recherche, c’est “les copains d’abord”. Malheureusement, c’est moi qui suis dans le vrai, et Lallemand et toi, vous devriez prendre exemple sur moi si vous voulez poursuivre vos carrières de chercheurs. »
 Frédéric était atterré. Cette présentation des choses ! Il était vrai, en y repensant, que l’idée de l’expérience était de Géraldine, mais en quoi cela aurait-il dû intéresser les médias ? Ils étaient une équipe, c’était ça qui comptait ! Peut-être, sous la pression des événements, avait-il eu un peu tendance à oublier que le CDD de Géraldine prenait fin au mois de mars ; cependant, il avait toujours eu l’intention de faire le nécessaire pour la conserver, maintenant que leur célébrité nouvelle changeait la donne et pouvait lui permettre d’obtenir des financements pour leurs projets… À ceci près, pourtant, qu’il aurait mieux valu le demander avant de s’être ridiculisé devant la France entière en affirmant que la mutation n’avait rien à voir avec les Omasanty… Il se rendit compte, horrifié, qu’il n’osait plus regarder Géraldine, ni aucun des autres : il ne voulait pas lire dans les regards de Cyril ou de Noël que c’était vrai, qu’il se comportait comme ça…
 Et soudain, une réaction se produisit en lui, avec la violence d’un raz-de-marée. Il voulait la peau de Roger Nyme. Il voulait lui faire payer son humiliation d’aujourd’hui, il voulait le voir changé en carpette, en descente de lit. Il voulait le voir se traîner à plat ventre devant lui pour le supplier de le reprendre dans son équipe. Cela s’accompagna d’une modification de ses projets à court terme : il n’était plus si pressé de se réfugier avenue Henri Martin, il lui fallait d’abord faire un détour par la chambre d’hôtel la plus proche pour faire furieusement l’amour à Bérengère en se disant à chaque coup de boutoir que Roger Nyme n’avait certainement pas un corps pareil à sa disposition… Qui était l’imbécile qui prétendait qu’à ce stade de l’évolution, la rivalité entre mâles était dépassée ?
 Bérengère, cependant, avait repris la parole, toujours aussi calme. Tout le monde était suspendu à ce dialogue, y compris Cyril et Noël, arrêtés près de la porte du bureau. Roger ayant été très clair sur le fait qu’il était leur ennemi à tous (excellent résumé, qui n’insistait pas sur ses motivations et ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans son discours…), elle souhaitait juste savoir une dernière chose. Avait-il conscience que l’article du Monde parlait d’interdire les Omasanty à cause du « danger » que représentait la mutation ? Dans la mesure où Roger était un mutant lui aussi, elle aurait pensé qu’il serait au moins d’accord avec eux pour expliquer aux médias qu’il ne fallait pas avoir peur de la mutation, qu’elle rendait au contraire plus créatif, etc.
 Ils n’avaient pas tort bien sûr, répondit l’autre, tant qu’on n’était pas en mesure d’empêcher la mutation de s’étendre, mais le mieux pour tout le monde, mutants y compris, serait qu’elle s’arrête là et que les mutants restent minoritaires : « Pour atteindre mon labo de recherches, j’aime bien avoir un RER qui marche… » En outre, la mutation était désastreuse pour les enfants que plus personne ne savait élever.
 Bérengère poursuivit. Donc, maintenant que tous les médias allaient le solliciter, quel serait le message de Roger ? Les mutants sont une chance pour la société, mais la mutation est un danger ? Les mutants expérimentent un élargissement de leur champ de conscience, ils goûtent une liberté nouvelle, mais il faut interdire le moyen d’accès à cette métamorphose à tous ceux qui n’ont pas déjà eu le privilège de la vivre ? Est-ce qu’il oserait leur dire : nous autres mutants, voulons conserver de braves « moutons » comme vous pour faire marcher les RER et approvisionner les grandes surfaces, pour que nous puissions penser et créer ? Est-ce qu’en parlant de « danger » il ne risquait pas d’être entendu par des régimes totalitaires qui, inquiets de la disparition de l’effet Rubinstein, décideraient non seulement d’interdire les Omasanty, mais aussi de supprimer les mutants ? Enfin, est-ce qu’il mesurait sa responsabilité, qu’il voulait donc assumer seul puisque Noël se désolidarisait de leur recherche commune ?
 Pour la première fois depuis le début de cette rencontre, Roger Nyme parut mal à l’aise. Il grommela que toutes ces histoires de politique et de médias, ce n’était pas son rayon, que ça ne l’intéressait pas du tout, et qu’il se contenterait de leur dire « la vérité »…
 « La vérité ? Je crois que tu ne tarderas pas à te rendre compte que la vérité scientifique est une chose, la vérité politique une autre, et la vérité médiatique une troisième… Je te souhaite bonne chance en tout cas, tu vas en avoir besoin ! Viens, Frédéric, on rentre à Paris… » Elle posa sa main sur son bras, avouant devant tous qu’elle lui appartenait, tandis que Roger Nyme, réduit au silence, la regardait virevolter vers la porte, impulsant ainsi le mouvement général.

Jeudi 15 février, Roger Nyme se dirigeait vers Paris-Descartes et se regardait faire en même temps avec stupeur. Comment en était-il arrivé là en un mois seulement ? Mais quel mois ! Passe encore pour les déboires et les frustrations, ça, il connaissait ; jamais de sa vie il ne les avait couplés avec une recherche qui avançait aussi peu.
 Au souvenir des médias, un rictus amer lui tordit la bouche. Avec quelle candeur il s’était laissé embarquer dans cette croisade de scientifique intègre et citoyen honnête, prêt à croire comme leur abruti de président qu’en démocratie le grand public avait droit à la vérité ! En réponse, il avait tout entendu. S’il expliquait l’enchaînement de facteurs qui avait conduit à la mutation, on voulait lui faire dire qu’il était d’accord avec les écolos pour interdire les OGM, les pesticides, l’industrie agro-alimentaire et parfois même l’alimentation carnée ! S’il disait qu’il ne s’agissait pas d’un complot de la part d’Omasanty, on répliquait que la multinationale avait dû le payer pour qu’il la défende. S’il soutenait la décision de l’Élysée de retirer de la vente les Omasanty et suggérait que, pour le bien-être de tous, il valait mieux que la mutation cesse de se propager, il se faisait traiter d’eugéniste, voire de nazi. Et bien sûr, s’il déclarait qu’il ne fallait pas avoir peur des mutants, on le ré-accusait d’être soudoyé par Omasanty.
 Le tout au milieu d’une tempête politico-judiciaire sans précédent. Dès que le 18 janvier les Omasanty avaient été officiellement retirés de la vente, les associations anti-Omasanty s’étaient portées partie civile et avaient demandé des dommages et intérêts non seulement à la multinationale, mais à l’État coupable, selon elles, de ne pas avoir protégé les citoyens. Ce n’étaient pas les mutants eux-mêmes qui attaquaient en justice, mais leurs proches, et en particulier les parents d’enfants mutants, ou les conjoints qui se plaignaient de préjudices financiers. Ils avaient fait tellement de tapage que la ministre de la Santé avait démissionné avant la fin du mois. Omasanty, de son côté, avait décidé de poursuivre personnellement Roger Nyme pour diffamation et violation du secret industriel : la bonne blague ! C’était si ridicule que Roger avait décidé de ne pas s’en soucier ; bien loin de prendre un avocat, il avait jeté à la corbeille les mails émanant du tribunal, et classé tout ce monde-là en « indésirables » sur son Iph. Pour faire bonne mesure, Omasanty s’était également retourné contre l’État français, puis contre tous les autres États qui avaient emboîté le pas de la France en interdisant la vente de leurs produits. À peu près au même moment, c’est-à-dire dans les derniers jours de janvier, l’Assemblée nationale s’était saisie de la question : un député d’opposition avait demandé au gouvernement de quel droit il agissait pour entraver une mutation qui, au dire des scientifiques, rendait les gens plus intelligents et plus créatifs, et si cela ne faisait pas partie des droits imprescriptibles des Français et des êtres humains de muter s’ils en avaient envie. On avait saisi la Cour européenne des droits de l’homme, qui était censée se pencher sur la question, et en même temps le Conseil constitutionnel. Dans l’attente de leur décision, on avait suspendu l’interdiction à la vente des Omasanty le 4 février, mais il fallait préciser qu’en réalité, ils n’avaient jamais cessé d’être vendus : toute cette histoire leur avait fait une publicité d’enfer, et ils s’échangeaient désormais à prix d’or sur internet pour être consommés avidement par tous ceux qui voulaient muter en croyant que cela les rendrait libres et heureux. Les cris d’orfraie poussés par la multinationale venaient-ils de son dépit de ne pas avoir organisé elle-même ce marché noir, ou de son désir de profiter des circonstances pour augmenter sa part du gâteau ? Roger n’en savait rien et il s’en moquait. Bien entendu, tous ces troubles se produisaient aussi avec quelques variantes dans d’autres pays du monde ; le scandale du jour, par exemple, était que les Démocrates américains mettaient en cause l’un des neuf juges de la Cour suprême en révélant qu’il était un mutant, ce qui le rendait, selon eux, inapte à se prononcer sur l’autorisation ou l’interdiction des Omasanty (toujours en vente libre partout aux États-Unis, mais bien souvent arrosés de pétrole et enflammés par des chrétiens fondamentalistes et autres encagoulés) ; d’ailleurs, un mutant pouvait-il siéger à la Cour suprême ? Et cætera.
 Le pompon avait été l’émission de télé de la semaine précédente, intitulée « Le futur, c’est notre avenir » (quel titre grotesque !). Là, Roger Nyme s’était retrouvé dans un décor flashy, coincé entre un écolo ringard, un jeune loup dynamique directeur marketing d’Omasanty, et une représentante d’une association de consommateurs type vieille fille coincée ne sachant plus qui croire et se méfiant de tout le monde pour faire bonne mesure. Le présentateur, un play-boy sur le retour au sourire d’une éclatante blancheur, avait prévu de les regarder s’écharper en comptant les points. Il avait projeté notamment une attaque en règle du porte-parole d’Omasanty contre un Roger Nyme censé de son côté traiter les fabricants d’empoisonneurs. Ce bouffon avait même prétendu présenter Roger comme un « lanceur d’alerte » et l’opposer au Pr. Aubuisson dont les propos lénifiants sur la mutation soi-disant inoffensive venaient du fait qu’il était un mutant lui-même… « Et alors ? avait dit Roger. J‘en suis un aussi, et ça ne réduit pas mes capacités d’analyse. » L’écolo, le directeur marketing et la vieille fille, tous d’accord pour une fois, l’avaient regardé avec des yeux aussi ronds que le présentateur ; Roger Nyme les avait donc laissés à leur neurotypisme primaire en quittant le plateau. Les médias, merci bien, il avait assez donné et perdu assez de temps avec eux ; ce n’était pas comme si ça l’intéressait ou le concernait, comme s’il avait jamais visé cette gloire-là ! Il voulait être reconnu comme chercheur, un point c’est tout, mais autant que possible par des gens qui y connaissaient quelque chose, ce qui était malheureusement une denrée bien rare…
 En sortant des studios de France Télévision, il s’était remémoré une fois de plus l’avertissement de Sabathon concernant la vérité scientifique, la vérité politique et la vérité médiatique. Il avait respiré un grand coup, pianoté sur son Iph et classé toute la presse, les ministères et l’Élysée en « indésirables », puis, pris d’une brusque impulsion, il avait envoyé à Aubuisson et aux autres membres de sa petite équipe le message suivant : « Au diable les médias ! Je déclare forfait. Créneaux à prendre ; si vous voulez en profiter… » Il était programmé pour quatre ou cinq émissions et leur aurait volontiers refilé les coordonnées des organisateurs. Personne ne l’avait contacté.
 Il croyait n’avoir qu’une envie, se remettre à étudier en paix la xéno-sérotonine. Mais à Orsay, pour la première fois de sa vie, il avait trouvé le laboratoire bien vide, s’était senti inerte, sans énergie, comme s’il lui manquait un interlocuteur, ou sans doute un stimulant, car quel besoin aurait-il d’un interlocuteur ? Avec quelle ardeur il avait travaillé, les mois précédents, en pensant toujours à la tête que ferait Aubuisson quand il apprendrait ses découvertes ! Qui voulait-il surprendre à présent ? Qui pouvait encore être surpris ?
 Après trois jours de régime Orsay sans projet ni inspiration, il était rentré un soir à Paris pour y trouver des plaques noircies dans la moquette de l’entrée, brûlée par endroits, et des silhouettes noires gribouillées au feutre sur les murs du salon peints en blanc-crème. C’était Lise, qui était pour l’heure installée sous la table de la salle à manger, à jouer avec ses poupées, mais aussi avec un fait-tout et la trousse de maquillage de sa mère, tandis qu’Arlette, effondrée sur la banquette, la fixait d’un œil torve, dans un degré de désespoir qui confinait à l’apathie… Le sang de Roger Nyme n’avait fait qu’un tour :
 « Tu lui as laissé manger des Omasanty ! »
 Arlette avait protesté avec véhémence. Non, jamais au grand jamais, elle n’y comprenait rien, Lise était comme ça depuis le matin, et pourtant, elle prenait tous ses repas à la maison, mais est-ce qu’on savait si la mutation n’était vraiment déclenchée que par les Omasanty, si le perturbateur endocrinien ne pouvait pas parfois agir seul ? Roger, fou de rage, avait vidé intégralement les placards de cuisine sans cesser d’invectiver Arlette pendant que Lise, imperturbable, chantonnait pour ses poupées. Pas d’Omasanty, au contraire, une marque concurrente de purée en sachets. Par acquit de conscience il avait lu la composition, évidemment en tout petits caractères, et il avait failli s’étrangler de fureur : « Regarde ça, pauvre idiote ! Tu ne sais pas lire ? Ça, c’est de l’OGM de pomme de terre, et qu’est-ce que tu vois, cinq lignes plus bas, après le conservateur ? Fécule de maïs ! Tu vois écrit quelque part “sans OGM” ? C’est la recette des Omasanty qui a été imitée ! » Arlette, tirée de son apathie, s’était défendue avec vigueur et mauvaise foi, prétendant qu’il lui avait juste dit de ne pas acheter d’Omasanty et pas de lire les étiquettes. En criant tous les deux, ils étaient revenus au salon.
 « Pourquoi tu cries contre maman ? avait soudain demandé la petite voix de Lise. Je ne suis pas malade ! »
 Là, Roger avait été submergé par la honte. Ça ne lui était pas souvent arrivé dans sa vie, et l’effet avait été radical.
 Il avait rejoint Lise sous la table (ses poupées avaient les bras ligotés dans le dos tandis qu’elle les plongeait tout à tour dans le « chaudron », c’est-à-dire le fait-tout où elle avait mélangé tous les produits de maquillage de sa mère en une infâme mixture) et lui avait dit qu’en effet elle n’était pas malade, qu’elle était au contraire une petite fille très intelligente : est-ce qu’elle sentait qu’elle avait plus d’idées maintenant ? Est-ce que les gens autour d’elle lui semblaient bizarres ? Arlette étant à nouveau sans réaction, Roger en avait profité pour passer un peu de temps avec sa fille et parler avec elle de mutant à mutante, à cerveau ouvert en quelque sorte. Il l’avait mise au lit, et Lise, en confiance, avait babillé à sa manière, lui expliquant qu’elle serait une sorcière plus tard (prémices d’une vocation pour la chimie ?) et changerait les Princes charmants en crapauds (drôle d’idée…). Après quoi, il était allé retrouver Arlette dans leur chambre conjugale et lui avait présenté des excuses pour ses reproches en partie injustes.
 Comme si Arlette n’avait attendu que cela pour craquer, elle avait éclaté en sanglots, répétant « Mais qu’est-ce qu’on va faire ? mais qu’est-ce qu’on va faire ? » Roger Nyme n’en avait aucune idée ; il lui tapotait bêtement le dos quand un message était tombé sur son Iph. L’un dans l’autre, il avait fini par classer tout le monde en indésirables, sauf ses collaborateurs d’Orsay qui n’avaient rien à dire et l’équipe d’Aubuisson qui ne l’avait jamais dérangé, si bien qu’il avait pensé tout de suite à son vieil adversaire. En fait, c’était la petite Lafay au museau pointu. Elle écrivait : « J’ai l’impression que tu regrettes ton comportement avec nous. Si c’est le cas, tu peux te joindre à nous demain à quinze heures à Paris-Descartes. Je ne te garantis pas que tu seras bien accueilli, mais je sais qu’il en faut plus pour t’effrayer… »
 Il était donc en route pour cette réunion dont il ignorait l’objet, incapable de comprendre pourquoi il y allait : désœuvrement ? curiosité ? Disons qu’il voulait se rebooster un peu en revoyant la bande des loosers, histoire de faire quelques comparaisons réconfortantes.

Revoilà les couloirs minables de Paris-Descartes et le local au rabais dévolu à l’équipe pluridisciplinaire : son labo d’Orsay avait quand même une autre gueule ! Il poussa la porte, et il eut l’impression d’avoir voyagé dans le temps et de pouvoir repartir à zéro, en novembre dernier. Ils étaient tous là : Crâne d’œuf Aubuisson, Sabathon la Sexy, Lallemand l’Ébouriffé, la brave dame de secrétaire, et même le vieux Bonhomme. Ils allaient et venaient gaiement, occupés sans doute à prendre le café, bavardant avec ardeur, en plein trip de sociabilité universitaire. Cependant, tous se figèrent en le voyant comme s’ils avaient vu un fantôme.
 « Bonjour ! » lança-t-il en avançant résolument dans la pièce. (Non, pas de café en vue, personne ne buvait rien, mais la secrétaire remplissait des assiettes de noix de cajou.)
 Hulotte l’apostropha avec violence, lui demandant ce qu’il foutait là.
 « C’est moi qui lui ai dit de venir, intervint la petite Lafay. C’était le moment ou jamais. »
 Aubuisson, remis de sa surprise, arbora un air magnanime. Géraldine avait bien fait.
 « La vengeance est un plat qui se mange froid » , approuva un Noël Lallemand énigmatique.
 Roger Nyme avait conscience d’avoir manqué plusieurs épisodes. (« Le retour de Bonhomme », par exemple.) Il leur adressa donc un vague sourire qui n’engageait à rien, s’acquitta des quelques propos vides ‒ état de la météo, du RER, etc. ‒ qui établissent le consensus initial d’une conversation, et regarda autour de lui.
 Aubuisson paraissait être dans une forme olympique : les yeux brillants, les gestes assurés, l’air aussi content de lui que si l’humanité lui devait la découverte de la xéno-sérotonine, tandis que Sabathon, plus enamourée que jamais, le couvait d’un œil langoureux. Les autres aussi semblaient fort joyeux, selon leur nature, depuis Hulotte, l’enragé de la Pitié-Salpêtrière, dont les éclats de rire tonitruants résonnaient d’un bout à l’autre de la pièce, jusqu’au vieux Bonhomme dont les airs habituels de poule offusquée cédaient la place à de petits gloussements satisfaits. La plus semblable à elle-même était Museau Pointu Lafay, toujours vive, alerte, curieuse. Roger aurait volontiers échangé avec elle quelques mots en aparté pour éclairer sa lanterne, mais elle était en pleine conversation avec Lallemand, qui lui tournait résolument le dos. Faute de mieux, il s’approcha de Sabathon. Est-ce qu’une spécialiste des médias comme elle n’aurait pas envie de le remplacer le lendemain dans la matinale de France Inter ? Cela pouvait sûrement encore s’arranger…
 Toutes les conversations particulières s’arrêtèrent comme par enchantement. Et tout le monde se tourna vers lui.
 « Qu’est-ce que tu proposes exactement ? » lui demanda Aubuisson, faussement désinvolte.
 Roger Nyme s’entendit bredouiller qu’ils feraient mieux de se partager les créneaux et de coordonner leur communication : comme l’avait dit Sabathon le mois dernier, la recherche française avait tout à y gagner. Sans doute même qu’il valait mieux qu’on envoie les plus charismatiques sur les plateaux et sur les ondes, tandis que sa place à lui était au fond de son labo, il n’était bon qu’à ça. De toute façon, leurs découvertes s’additionnaient ; si on voulait commencer à comprendre la mutation, il fallait que chacun fasse état des travaux des autres, n’est-ce pas ? (Il s’enferrait…) Et puis, il n’était pas contre une reprise de leur collaboration, à condition qu’on se mette bien d’accord sur le fait que dans les circonstances actuelles, toutes ces histoires de titres académiques étaient dépassées : Aubuisson et lui devaient être à parité. Alors, promis, il ne leur jouerait plus de tours de cochon. (Bon, c’était dit, advienne que pourra !)
 « Donc tu n’es vraiment au courant de rien ? demanda Aubuisson qui se délectait. En te voyant arriver, je me demandais si tu avais lu l’article de Géraldine dans The Journal of Neuroscience. Tant mieux ! Assieds-toi, Roger, je t’en prie, on va se faire une joie de tout te raconter par le menu… »
 Hulotte, soudain prévenant, se procura une chaise et la poussa derrière lui en riant de plaisir anticipé. Roger Nyme faillit s’asseoir, mais il eut un sursaut de lucidité : les autres étaient debout en demi-cercle autour de lui, il n’irait pas se rapetisser devant eux, même s’ils avaient découvert que la xéno-sérotonine n’avait rien à voir avec la disparition de l’effet Rubinstein ! Il repoussa la chaise, et il fit face. «  Je suis tout ouïe », dit-il en grimaçant un sourire.
 Alors Aubuisson raconta. Roger se souvenait sans doute du premier soir des trois jours de test en décembre, où ils avaient discuté du cas de cette jeune femme, Colette Marcheur, qui n’était pas mutante, mais qui avait toutes les réactions des mutants en plus lucides et plus approfondies ? L’avis général de l’équipe avait été de l’éliminer de l’expérience comme non-significative. On avait mis ses résultats sur le compte d’une personnalité exceptionnelle. Et lui, Aubuisson, n’en était pas satisfait. Cela avait continué à le hanter pendant les semaines suivantes, surtout quand il avait cessé d’être sous les feux de la rampe (il en parlait sans aucune amertume !) et qu’il avait trouvé le temps de réfléchir : que penser d’une mutation dont les effets les plus spécifiques pouvaient être vécus par des non-mutants ? Il avait repris les réponses de Colette Marcheur, il les avait relues à tête reposée, et là, il avait eu un trait de lumière. Pourquoi considérer que c’était sa personnalité qui était exceptionnelle ? Pourquoi ne pas prendre au sérieux ce qu’elle disait d’elle-même : qu’elle avait changé à partir des événements qui l’avaient mise en contact avec des mutants ? N’était-ce pas une façon plus rigoureuse de fonctionner que de prendre comme donnée ce qu’elle disait d’elle-même là où ils n’avaient pas de mesures d’activité cérébrale pour le contrer ? Cette Colette Marcheur était donc non-mutante par rapport à l’effet Rubinstein, mais depuis sa rencontre avec les mutants, elle radicalisait le comportement de ces derniers. Il en avait discuté avec Bérengère…
 Sabathon prit le relais. Frédéric lui avait posé un problème qui était du ressort de la psychologie sociale. En fait, c’était l’influence de la minorité (les mutants) sur la majorité (les non-mutants). Elle leur épargnait les références aux travaux de Serge Moscovici ; il avait été, en tout cas, largement démontré que la rencontre d’une minorité ferme et sûre d’elle avait des effets inattendus sur les membres de la majorité : elle les rendait plus libres, plus créatifs, plus capables à leur tour, et surtout durablement, de sortir du conformisme, d’oser affirmer leurs opinions et leurs goûts. N’était-ce pas exactement ce qui était arrivé à Colette Marcheur ? Sans compter que pour un « mouton » en recherche constante de tête de troupeau, le mutant plus autonome et plus sûr de lui devenait le modèle à imiter par excellence. À se concentrer sur les mutants, ils passaient à côté du véritable phénomène qui bouleversait la société française, et qui dépassait très largement les cas des individus mutants…
 « J’avais bien dit, triompha Aubuisson, que pour étudier la mutation, il fallait une approche pluridisciplinaire ! »
 Hulotte lui coupa la parole, rugissant, trépignant sur place. En fait, tout était là, sous leur nez, depuis le début, et ils n’avaient rien su voir. La tuerie de Vichy : il avait suffi, sans doute, d’un mutant à une place stratégique, fuyant le revolver au lieu de mettre les mains sur la tête, et tous les « moutons » alentour l’avaient imité dans la panique. Les clients des supermarchés qui ne voulaient plus faire la queue : les mutants n’étaient sûrement pas majoritaires, et pourtant toutes les grandes enseignes fermaient leurs portes. Les lycéens qui cessaient d’aller en classe : combien de mutants parmi eux et combien d’imitateurs émerveillés ? N’empêche que l’Éducation nationale s’effondrait. Son petit frère par exemple, il n’était pas mutant, mais il n’avait jamais eu envie de faire des études scientifiques. Les bouleversements récents avaient été un déclencheur, il avait osé passer à l’acte, intégrer une troupe de théâtre de rue, là il avait rencontré des marginaux qui désormais l’influençaient ; en quelques semaines, il avait changé de look, changé de style, changé de mode de vie…
 Hulotte aurait multiplié les exemples, mais Lallemand le coupa calmement. Roger avait découvert que quelques cellules de xéno-sérotonine suffisaient pour changer le fonctionnement du cerveau, et qu’il n’y avait plus ensuite de retour en arrière possible. Eh bien ! La même chose semblait vraie à un autre niveau. Quelques mutants dans un groupe changeaient radicalement le groupe, et le changement était irréversible.
 « Mais c’est génial ! » commenta poliment un Roger Nyme très soulagé : rien de tout cela ne remettait en cause ses découvertes sur la xéno-sérotonine. Au contraire, ça leur donnait une autre portée.
 Aubuisson prit un petit air modeste. Ce n’était encore qu’une hypothèse. Disons, une interprétation de certains résultats de leur première expérience. Néanmoins, la piste semblait prometteuse, même si pour la suivre l’imagerie cérébrale devait passer le relais à d’autres disciplines. Or, après leurs découvertes sur l’effet Rubinstein, ils avaient été recontactés par « Jean-Charles » qui était revenu dans leur équipe. (Et voilà le retour de Bonhomme : les rats réinvestissent le navire…) Sur la base de cette hypothèse, « Jean-Charles » avait conçu un algorithme…
 « 28,4 % » déclara mystérieusement Bonhomme, l’interrompant, l’air plus que jamais content de lui.
 Cette fois, Roger Nyme était perdu. « 28,4 % de quoi ?
 ‒ 28,4 %  de mutants sur l’ensemble de la population. C’est le seuil à partir duquel il n’y aura plus de société possible. Le problème est qu’avec le type de tests dont nous disposons actuellement, on ne peut pas savoir précisément où nous en sommes, mais à partir d’estimations…
 ‒ Entre 11 et 14 % peut-être aujourd’hui, suggéra Lallemand. Cela augmente sans doute de jour en jour. Et les effets aussi, qui font boule de neige.
 ‒ Tu vois, Roger, lui dit gentiment Aubuisson, ça ne sert à rien d’aller te rejoindre sur les radios et les plateaux télé pour prêcher l’interdiction à la vente des Omasanty, parce que c’est déjà trop tard : ceux qui n’en ont pas consommé ont tous été en contact avec des mutants. Et il ne sert à rien non plus d’aller expliquer, la bouche en cœur, qu’une minorité de mutants est une chance pour une société, car ce n’est tout simplement pas vrai ; cela se voit déjà et cela va se voir de plus en plus. C’est pourquoi, notre hypothèse, Géraldine vient de la publier dans une revue scientifique ; nous n’en parlerons surtout pas au grand public. La seule solution logique serait les camps d’isolement pour antisociaux chinois, mais nous n’en voulons pas, n’est-ce pas ? D’ailleurs, elle est en train d’échouer… »
 L’enfermement de prétendus mutants dans des camps ne pouvait en effet qu’être inefficace : comme il était trop long, trop compliqué et trop cher d’analyser les neurotransmetteurs, on enfermait au petit bonheur tous ceux qui avaient mangé des Omasanty, ou qui paraissaient marginaux dans leurs comportements. Or, aux dernières nouvelles, l’armée et les gardiens de camps développaient une tendance certaine à négliger ou interpréter les ordres reçus…
 «  OK pour les médias, dit gaiement Roger Nyme. Mais quid de reprendre la collaboration ? »
 Cette fois, Aubuisson le regarda avec commisération : « Je crois que tu n’as pas compris. C’est fini tout ça. Comme scientifique, je suis obligé de considérer que l’influence des mutants, le seuil des 28,4 %, ce sont encore des hypothèses non vérifiées, mais comme individu, il se trouve que je n’ai aucun doute ! Aujourd’hui, on fête ma démission de Paris-Descartes. J’ai divorcé hier, et Bérengère et moi nous partons ensemble en Savoie ce soir, pendant qu’il y a encore des trains. Je ne sais pas combien de mois il nous reste à vivre, en tout cas ce sera ensemble et en haute montagne : nous avons l’intention d’être heureux. »
 Et, se tournant vers la secrétaire, il l’invita à servir enfin le champagne.
 Aubuisson démissionnait ! Où était donc la chaise de tout à l’heure ?
 Dans les minutes qui suivirent, Roger laissa le monde s’agiter autour de lui. Il entendit Hulotte faire sauter le bouchon d’une bouteille de Veuve Clicquot. Il se laissa fourrer une flûte dans la main, il laissa la petite Lafay, souriante, l’emplir d’un liquide à bulles. Il entendit qu’on portait un toast. Aubuisson et Sabathon se tenaient enlacés, et ils rayonnaient. Il leva son verre avec les autres, but à leur santé, mais il ne s’en remettait pas. Aubuisson partait ! Il se mettait hors-jeu ! Première manche, deuxième manche… et plus rien ! Et lui alors, qu’est-ce qu’il allait faire ? Étudier la xéno-sérotonine dans son laboratoire d’Orsay, seul comme un rat mort ? Se relayer avec Arlette pour surveiller Lise, sans savoir comment l’élever ?
 À travers l’euphorie de la fête, l’équipe se faisait ses adieux. C’était pour cela qu’ils avaient si vite enterré la hache de guerre : sa rivalité avec Aubuisson, son coup de théâtre du mois précédent, c’était déjà pour eux du passé et du folklore, des souvenirs mouvementés qu’ils avaient en commun et qui les rapprochaient. Ainsi, Sabathon vint trinquer avec lui et le féliciter en spécialiste de sa façon de quitter le plateau de l’émission « Le futur, c’est notre avenir ». Elle s’y connaissait, c’était le sujet de son mémoire de master (oui, comment quitter un plateau télé était un sujet de mémoire de master…) : eh bien, elle pouvait lui affirmer qu’il y avait une manière mutante de le faire comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, qu’il avait inaugurée et qui n’avait rien à voir avec la théâtralisation habituelle du geste. Elle riait encore en repensant à la tête de Martial Orlamonde (le play-boy sur le retour qui présentait l’émission).
 Les autres aussi avaient apprécié le spectacle. Roger bavarda gentiment avec eux. Lallemand arrêtait la recherche : sa tignasse blonde avait beaucoup plu à la télé et on lui avait proposé d’animer une émission de vulgarisation divertissante sur les mœurs des animaux. C’était plutôt bien payé, il voulait en profiter pour mettre de l’argent de côté avant la naissance des jumeaux. Oui, ils faisaient très attention à l’alimentation in utero ; Diane s’était mise au bio intégral. Quant à Hulotte, il retournait à temps complet à la Pitié-Salpêtrière : tout le portait à croire que soigner les fous était un métier d’avenir…
 Roger se tourna vers la petite Lafay. « Et toi, qu’est-ce que tu vas faire après ton CDD ? Ne me dis pas que toi aussi, tu arrêtes la recherche !
 ‒ Oh non, ne t’en fais pas ! s’écria Museau Pointu Lafay, les yeux brillants. Je pars à Yale la semaine prochaine. »
 Elle cita le nom du professeur avec lequel elle allait travailler : elle allait intégrer l’équipe de neurosciences la plus prestigieuse de la planète, mais dans une perspective à nouveau pluridisciplinaire, en partenariat avec les sciences sociales. Pourquoi ne pourrait-on pas étudier par l’imagerie cérébrale la question si brûlante de l’influence sociale ? Que se passait-il dans un cerveau influencé et influençable, quelles différences avec un cerveau mutant ? Tout était à faire selon elle dans ce domaine inexploré, qui lui permettrait sans doute aussi de ré-exploiter ce qui était le premier sujet de son post-doc : le stockage mémoriel. Les pistes qu’elle ouvrait dans cet article remarqué lui avaient ouvert les portes de Yale.
 « Frédéric a insisté pour que je le rédige, alors que l’hypothèse était plutôt de lui », précisa-t-elle en adressant à Roger Nyme un sourire chaleureux et reconnaissant, qui ajoutait : c’est aussi grâce à toi, tu l’as réveillé, tu lui as fait prendre conscience…
 Roger félicita Géraldine de bon cœur : elle le méritait bien. Ils projetèrent de rester en contact. Sabathon vint s’en mêler : à la place de Géraldine, pour rien au monde elle n’irait vivre en ce moment dans un pays où les armes à feu étaient en vente libre et où les gens avaient la gâchette aussi facile ; c’était le pire endroit au monde pour assister à l’écroulement de leur civilisation. Mais la petite Lafay haussa les épaules : on verrait bien, elle était jeune, elle n’était pas là-bas pour toujours, si cela devenait trop dur elle reviendrait en France… Elle semblait nettement moins persuadée qu’Aubuisson que l’Apocalypse leur pendait au nez…
 Roger avait retrouvé son équilibre. Il assista, amusé, aux manœuvres d’approche du vieux Bonhomme, qui vint lui tourner autour, échangea d’abord avec lui des propos polis, puis risqua prudemment que s’il voulait réintégrer les rangs de l’ICM, il se portait garant que ses anciens collègues en seraient très honorés… Ainsi, ce vieil imbécile savait utiliser les algorithmes ? Après tout, cela pouvait être utile…
 Un nouveau plan commençait à se faire jour dans son esprit. Retirer l’Élysée de la liste des indésirables ; peut-être même, présenter ses excuses au président. S’installer à Orsay, ce qui résoudrait les problèmes de RER. Faire embaucher Arlette par son labo, et élever Lise dans un environnement calme et sécurisé. Recruter Bonhomme pour son équipe, mais faire mordre la poussière à l’ICM…
 C’était drôle comme il était déprimé tout à l’heure, et comme l’entrain de la petite Lafay l’avait reboosté. Que disait donc Sabathon sur le rôle du modèle et de l’imitation ? D’après elle, cela valait pour les non-mutants. Et si elle se trompait ? Si la mutation ne changeait pas le besoin fondamental d’imiter, mais conduisait à le vivre autrement ?
 Dommage que ce point soit difficile à éclaircir par la biochimie cérébrale.

Têtes sculptées sur un mur.

un texte d’Isabelle Cani.

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