III-« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans »

Les Indociles I - Le Surgissement

« On va adapter le confinement. On s’enferme dans la salle, mais on continue le cours ! »

Le jeudi 9 novembre à Orléans, à l’heure de la récréation de milieu de matinée, la salle des profs du lycée Charles Péguy bruissait d’une rumeur inaccoutumée. Les professeurs étaient bien présents selon leur emploi du temps, mais ils étaient les seuls : depuis la rentrée des vacances de Toussaint en début de semaine, la plupart des élèves n’avaient pas repris, sans mots d’absence et sans abandons officiels.
 Leur « disparition » était d’ailleurs toute relative : leurs camarades de classe savaient où ils étaient, et beaucoup de professeurs les avaient croisés en arrivant. Un bon tiers des absents étaient restés devant le lycée à fumer et bavarder, saluant ironiquement les allées et venues de ceux (élèves, surveillants ou professeurs) qui éprouvaient le besoin d’entrer. Les autres s’étaient dirigés vers le jardin des plantes qui n’était qu’à deux rues de là si on y pénétrait par la porte étroite de la roseraie, et s’y étaient dispersés par petits groupes. Là, ils avaient passé de belles journées d’automne à écouter de la musique sur leurs Iphs et à se prendre en photo au milieu des roses primées ou des essences d’arbres aux couleurs chaudes. Le phénomène n’était pas propre à Charles Péguy : il se produisait un peu partout en France dans les établissements de centre-ville situés à proximité de jardins ou de parcs. Dans les quartiers dits « sensibles », les lycéens avaient disparu dès la fin du mois de septembre, mais pour hanter les allées des hypermarchés ou les galeries des centres commerciaux. Et ils n’étaient toujours pas revenus en classe…
 Dans la salle des professeurs, les discussions allaient bon train : s’agissait-il d’une consigne propagée par Iph ? était-ce l’effet Mehmet MessoudahTerroriste islamique, il est célèbre pour avoir fait avant de se suicider une vidéo racontant comment il a condamné à mort ceux qui prétendaient lui donner des ordres au nom d’Allah. Mentionné dans I : II., devenu en quelques semaines l’idole des adolescents : sous son influence, chacun désormais se croyait justifié de ne faire que ce qui qui lui passait par la tête, et trouvait ringard, voire déshonorant, de se plier le moins du monde à ce qui se faisait d’habitude, par exemple aller en cours ? Était-il normal que les familles se disent aussi impuissantes, aussi dépassées ? (Ceux des professeurs qui se trouvaient être aussi parents d’ados étaient moins virulents à les condamner…) Les absents reviendraient-ils aux premiers froids, à la première pluie ?
 On se divisait, bien sûr, sur les mesures à prendre. Certains avaient fait la démarche de contacter les élèves sur les « murs » de ces derniers, et s’étaient attirés des réponses comme : « Ne le prenez pas mal, monsieur, mais le lycée, ça ne sert à rien », ou « mais il y a 100 % de chômage après le bac », « mais les maths, j’ai jamais trop kiffé »… Plusieurs de leurs collègues s’en étaient indignés : pas question de s’abaisser à passer par les murs et pages d’accueil de tel ou tel. D’après le représentant fort en gueule d’un syndicat minoritaire et réactionnaire, le lycée devait, au contraire, prendre une mesure globale, lancer un ultimatum ‒ il suggérait une lettre officielle aux parents avec accusé de réception ‒, puis rayer définitivement de ses listes ceux qui ne rentreraient pas au bercail à la dernière sommation. En entendant cela, le délégué du syndicat majoritaire avait poussé les hauts cris : alors les effectifs des classes baisseraient officiellement ! Avec de telles méthodes, on s’acheminait tout droit vers des suppressions de postes ! Ce serait aller au-devant des désirs du ministère… Cela avait dégénéré en un débat politique dont les autres s’étaient détournés, écœurés.

Agnelet

Quand Véronique Lorraine s’approcha de la machine à café, un séduisant collègue de philo, Rémi Delarbre, venait de relancer la discussion en proposant de se demander plutôt pourquoi dans toutes les classes une minorité importante d’élèves continuait à venir : qui étaient-ils ? qu’attendaient-ils du lycée ? C’était peut-être cela le plus intéressant… Véronique fut aussitôt d’accord avec lui : elle revenait de deux heures de français avec ce qui restait de l’ex-insupportable 2nde 6 : huit élèves adorables, appliqués, désireux d’apprendre, auxquels elle avait pu, pour la première fois de l’année, se consacrer à fond… Elle se garda bien de le dire, mais depuis trois ans qu’elle était professeur, elle ne s’était jamais sentie aussi utile, aussi comblée par son métier que ces quatre derniers jours, comme si elle découvrait enfin ce qu’enseigner aurait dû être…
 « On dirait qu’on a fait un écrémage en ne gardant que ceux, bons ou mauvais, qui s’intéressent vraiment à ce qu’ils apprennent en classe ! »
 Rémi Delarbre lui sourit mais n’eut pas le temps de répondre : une collègue d’histoire saisit l’occasion pour entreprendre Véronique sur leur 1ère littéraire commune. Elle sortait de cours avec eux, ils étaient treize ce matin…
 « Comment cela, treize ? » s’étrangla leur collègue d’espagnol. Elle les avait eus la veille : ils n’étaient que deux !
 Charitablement, les collègues ne firent aucun commentaire, mais plusieurs détournèrent les yeux.
 « Ils ne doivent pas tous aimer les mêmes matières », dit gentiment et hypocritement Véronique en allant s’asseoir avec son expresso.
 Est-ce que Rémi Delarbre allait la suivre ? Non, il discutait avec d’autres devant la machine à café. C’était sa collègue d’histoire qui la rejoignait pour poursuivre la radioscopie des 1ères 4 : les deux têtes de classe manquaient, croyant, sans doute, pouvoir revenir n’importe quand et n’avoir aucun mal à rattraper ? Ou peut-être, projetant de passer le bac en candidats libres ? Ils y arriveraient sans problème, mais quel dommage pour le lycée ! Manquaient aussi les quelque quinze élèves qu’on traînait depuis le début de l’année comme des poids morts. David Stourbe n’était pas là, et ce n’était pas une surprise : celui-là, dans le genre fumiste ! Mais il y avait Mélanie Bingonde ! Souriante, détendue, posant des questions et participant ! Restaient donc, comme l’avait dit Véronique, les plus sérieux et les plus motivés. Sauf Hugo Da Silva : l’exception qui confirmait la règle, car qui pouvait être plus sérieux que lui ? Il était peut-être vraiment malade ?
 Véronique ne releva pas mais pour elle, malgré ou avec son sérieux, Hugo Da Silva serait l’intrus dans le club des amateurs en herbe de littérature qu’était devenue la 1ère 4. David Stourbe en tête, ces derniers lui avaient demandé, à la séance précédente, si on pouvait devenir écrivain à leur âge, d’où une discussion sur les auteurs adolescents et leur génie…
 L’entrée du proviseur interrompit les conversations et, comme toujours, jeta un froid : qu’est-ce qu’il venait faire en salle des professeurs, celui-là, alors qu’il avait un bureau ? Chacun sa place, et les vaches seraient mieux gardées…
 Henri Devereux, le proviseur du lycée Charles Péguy, passa de groupe en groupe, serrant les mains, saluant à la ronde avec son aimable autorité coutumière. Il avait tenu à venir leur rappeler personnellement que la visite de la ministre de l’Éducation nationale était pour ce soir, et qu’il comptait sur leur présence à tous à dix-sept heures. N’oublions pas que c’était de leur lycée qu’elle allait annoncer LA réforme de l’enseignement secondaire qu’elle préparait depuis des mois. Il devait y avoir non seulement la télévision de la région Centre, mais aussi les médias nationaux. Alors, dix-sept heures, hein, pour le tournage du reportage et l’accueil des officiels, même si la réunion proprement dite commencerait sans doute vers dix-huit heures quinze…
 Le résultat de ce rappel fut une sorte de charivari.
 « Si vous voulez des figurants, dites-le donc à nos élèves, suggéra Rémi Delarbre. Vous devriez les trouver au jardin des plantes…
 ‒ Quoi ? On est déjà en classe du matin au soir dans des salles vides, et il faudrait revenir le soir pour rencontrer une ministre ?
 ‒ Il a raison ! » (Approbation un peu tardive de la proposition pince-sans-rire de Rémi Delarbre.) « Si cette ministre n’était pas complètement idiote, elle devrait aller rencontrer les lycéens absentéistes au lieu de nous casser les pieds avec sa énième réforme bidon !
 ‒ Comment voulez-vous que je revienne passer ma soirée ici ? J’habite Pithiviers, j’ai ma mère à la maison et personne pour s’en occuper ! protestait la professeur d’espagnol des 1ères 4. Dites de ma part à Madame la Ministre que si vraiment elle tenait à me voir, son gouvernement n’avait qu’à ne pas fermer les EHPAD… »
 Le délégué du syndicat majoritaire prit les choses en main : « Monsieur le Proviseur, avant de nous occuper d’une visite ministérielle ou d’une future réforme, je crois que nous aimerions tous savoir ce que vous comptez faire à propos des élèves absents. »
 Ennuyé, mais pas démonté, l’interpellé rétorqua que l’urgence était de ne rien faire du tout. Il existait un règlement en vigueur selon lequel la Vie scolaire contactait les familles… Oui, il avait conscience que la situation était exceptionnelle ; c’était bien pourquoi il fallait l’analyser et non agir dans la précipitation…
 Le représentant du syndicat minoritaire saisit l’occasion pour exposer son projet d’ultimatum, et plusieurs collègues, tentant de couvrir sa voix, protestèrent qu’il ne parlait pas du tout en leur nom. Tout cela concurrença la sonnerie qui annonçait la fin de la récréation.
 Non, décréta le proviseur, on ne lançait pas un ultimatum aux familles comme ça… Pour commencer, il fallait réunir le C.A. ; rien ne pouvait être décidé ailleurs. (Véronique, qui était encore novice dans l’enseignement et n’avait pas la tête administrative, mit un moment à comprendre qu’il s’agissait du Conseil d’administration.) Peut-être envisager une réunion extraordinaire ? Mais pas avant une dizaine de jours en tout cas. Au fond, ce n’était rien d’autre qu’une grève d’un nouveau genre ; le lycée devait se préparer à accueillir les grévistes à leur retour. Il fallait comprendre le point de vue de l’élève lambda : quand la majorité de sa classe séchait les cours, son propre absentéisme s’accompagnait de circonstances atténuantes. Pour le moment, pas de menaces propres à crisper les positions. Chacun devait continuer à faire son travail et, surtout, à traiter le programme de l’année à un rythme normal pour que les élèves présents n’aient pas l’impression de venir pour rien.
 Les collègues, pas tous convaincus, se dispersèrent mollement. Véronique, qui n’avait pas cours de dix à onze, adressa alors son plus beau sourire au proviseur et se refit préciser l’heure à laquelle arrivait la ministre. Pour sa part, elle n’avait pas de charge de famille et elle avait la chance d’habiter à Orléans même : elle serait très contente d’être là. (La perspective de voir en direct sa ministre de tutelle et les médias nationaux l’amusait.) Elle avait, en attendant, une requête personnelle. Les jeunes littéraires de 1ère 4 l’avaient interrogée sur les auteurs adolescents de la littérature. Comment résister à l’envie de leur parler d’Arthur Rimbaud ? Il n’entrait pourtant dans aucun des « objets d’études » du programme de Première, mais si on ne découvre pas Rimbaud à leur âge, n’est-ce pas ? Or, elle avait une amie, Colette Marcheur, qui était en collège depuis trois ans, rêvait d’enseigner en lycée et aimait Rimbaud par-dessus tout. Pouvait-elle lui permettre de la rejoindre à quatorze heures afin de participer à son cours ? Elles avaient préparé le Capes ensemble ; elles avaient bien envie de parler de Rimbaud à deux voix. (Véronique ne précisa pas qu’à cet horaire-là Colette était censée faire cours au collège Jacques Prévert de Saint-Jean-le-Blanc, si ce n’est que tous les professeurs là-bas étaient en grève : inutile d’ajouter à sa requête une complication administrative.) Peut-être même que, si le proviseur n’y voyait pas d’inconvénient, Colette pourrait rester aussi pour rencontrer la ministre ?
 Le proviseur qui s’épanouissait en l’écoutant accepta tout avec chaleur, se gaussa des concepteurs de programmes qui avaient complètement oublié ce que c’est qu’être jeune, cita opportunément : « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », écorcha le vers suivant sur les tilleuls verts, envia à voix haute les 1ères 4 pour cet après-midi délicieux. Et, bien sûr, il fallait que cette jeune enseignante reste le soir ! …Pour entrer sans badge ? Aucun problème, il lui suffirait d’appuyer sur la sonnette de droite. Très grand seigneur, il sortit son Iph et appela, séance tenante, le concierge pour lui dire qu’à treize heures cinquante il aurait à ouvrir à une jeune femme nommée… comment déjà ? … Colette Marcheur ! Les élèves qui ne venaient pas en cours ne savaient pas ce qu’ils perdaient…
 Henri Devereux soupira et alors, au-delà de la galanterie, il eut l’air vieux, fatigué, dépassé par les événements, conscient et inquiet de l’être. Véronique eut envie de lui demander s’il pensait vraiment ce qu’il avait dit tout à l’heure : que c’était une sorte de grève, que les élèves allaient revenir ; elle eut soudain envie de parler avec lui de ce qui arrivait aux jeunes de ce pays, ce dont elle discutait passionnément tous les soirs avec Colette, qui était aussi sa coloc. Mais la barrière du pouvoir l’en empêcha. Elle se contenta de remercier avec effusion et s’en fut, le cœur léger, photocopier des poèmes de Rimbaud et envoyer à Colette le message de confirmation que cette dernière attendait.

Graffiti : Si ton cœur est trop lourd pose le et cours.

Hugo Da Silva n’était pas au Jardin des Plantes, ni dans les groupes qui bavardaient devant le lycée. Il n’était pas malade non plus, ou, en tout cas, pas du genre de maladie qui se serait réglée avec un mot d’absence.
 Trois jours plus tôt, il avait réussi à reprendre, les dents serrées, mais tout bourdonnait dans sa tête et il n’avait pas compris un mot de ce qui s’était dit en classe. L’avant-veille, il était allé presque jusqu’au lycée mais, en voyant ses murs, il avait senti ses jambes trembler ; il avait tourné le coin de la rue de la Cigogne et là, il avait vomi dans le caniveau. Puis il avait marché au hasard dans les rues d’Orléans jusqu’à l’heure de rentrer chez lui. La veille, il avait rempli son sac, y avait mis pour de bon des affaires de classe, espérant qu’il pourrait au moins s’asseoir sur un banc puisqu’il faisait beau, relire ses cours et tenter de les comprendre, mais non : il ne pouvait ni s’approcher du lycée ni s’arrêter ; il avait marché comme un enragé jusqu’à l’heure du bus du retour.
 Ce matin, il n’avait pas pu aller plus loin que l’arrêt de bus. L’idée de se retrouver encore dans ce centre-ville d’Orléans, à devoir marcher jusqu’au soir… Il avait laissé passer deux bus pour être sûr que sa mère serait partie travailler. Pour l’instant ses parents ne se doutaient de rien, mais le lycée finirait par les appeler. Hugo devinait que puisqu’il avait toujours été sérieux, on devait le croire malade et s’attendre à le voir revenir au bout de quelques jours avec un certificat médical.
 Il était donc rentré chez lui. C’était étrange d’être seul dans la maison déserte. Hugo ne s’était pas senti le droit de s’attarder au salon ; il était allé s’allonger dans sa chambre, en essayant de se dire qu’après tout, il aurait pu avoir un malaise dans le bus, et qu’alors, il n’y aurait rien de mal à être là. Mais dans le calme de la chambre, il n’avait pas pu se reposer. C’était pire encore qu’en marchant. Il avait passé deux jours à fuir une meute de pensées qui, à présent, le rattrapaient.
 « Il faut manger des Omasanty, ça libère le cerveau ! » Il avait entendu Julien Roux, le meilleur de la classe, proclamer cela un jour à la cantine. Dire qu’ensuite, il avait fait exprès d’en manger ! On n’en achetait pas à la maison, sa mère disait que c’était bourré d’OGM, alors, à la cafétéria du lycée, il reprenait de la purée et des boulettes de maïs, espérant il ne savait quel miracle.
 Et Julien Roux n’avait pas menti. Dans le cerveau d’Hugo, quelque chose était en train de sauter, mais ce n’était ni le blocage qui faisait qu’il n’était pas bon en maths, ni le poids d’anxiété qui l’empêchait de se concentrer pendant les contrôles. Plutôt quelque chose qui, jusque-là, retenait les souvenirs et les sentiments. Un barrage. S’il avait su…
 S’il ne pouvait plus retenir, il pouvait au moins trier. Prendre les choses dans l’ordre, comme disait Mme Lorraine à propos des plans de commentaire ou de dissertation. Partir du début, du collège. Toujours assis au premier rang, sauf si les professeurs l’obligeaient à céder sa place à un cancre quelconque qu’il fallait installer seul devant pour qu’il arrête de déranger la classe. Levant le doigt à chaque question posée. N’oubliant jamais, avant un contrôle, de préparer sa feuille d’avance afin de gagner du temps, écrivant proprement son nom, la date, la matière, sautant des lignes et tirant des traits à la règle. Comme il paraissait simple alors de réussir, une question de travail et d’application. Les soirées passées à réciter à sa mère les verbes irréguliers d’anglais, à se faire des fiches sur ses cours d’histoire (les fiches étaient propres et bien classées),. Bien sûr, il n’avait pas le temps de se faire des copains, de regarder des séries à la télé ou de jouer à des jeux vidéo… rien à regretter de toute façon, car ses parents n’auraient jamais voulu, il n’avait droit qu’à une heure d’ordinateur par semaine, uniquement pour des recherches sur des sujets de culture générale. Et ses camarades de classe ne l’intéressaient pas : c’étaient des gamins, ils ne pensaient qu’à s’amuser. Pourtant, comme le répétait tout le temps sa mère, c’était leur avenir qui se jouait à leur âge. Lui, Hugo, savait ce qu’il voulait. Un jour il serait ingénieur comme son père. Sa voie était donc toute tracée : Seconde générale, 1ère et Terminale scientifiques, maths sup, maths spé, concours, grande école. La vie était dure, mais gratifiante : il était en tête de classe. Ses parents étaient fiers de lui. Son père l’emmenait chasser en Sologne et lui racontait, une fois de plus, comment, fils d’un maçon portugais qui ne savait pas écrire le français, il était arrivé grâce aux maths jusqu’à Centrale Paris…
 Seulement, il y avait aussi toutes ces fois où il avait travaillé des heures entières, et où un autre raflait la meilleure note comme en s’amusant. Un autre dont on disait qu’il était « doué », ou qu’il avait « des facilités ». Hugo aurait bien aimé, lui aussi, avoir « des facilités », savoir quel effet ça pouvait faire de les sentir en soi. Aux réunions parents-profs, on ne parlait jamais de « facilités », on disait à sa mère inquiète : « Hugo, il est très sérieux, très perfectionniste. Un peu lent encore, mais il finira par y arriver… » Peut-être savait-il déjà au fond de lui qu’il n’était pas vraiment intelligent. Qu’en réalité il n’y comprenait rien. Peut-être savait-il déjà qu’en réalité il détestait être en classe, que la seule chose qu’il aimait était d’être en forêt, de charger un fusil, et d’attendre le jour où son père le laisserait tirer. Pas question d’avouer une chose pareille, puisque toute sa complicité virile avec son père, les dimanches matins d’automne, évoquait la grande marche sur le chemin de son avenir d’ingénieur.
 Et puis, l’entrée au lycée Charles Péguy, sa première Seconde, avec comme professeur principal Mme Lorraine, sa prof de français. « Cette année, vous allez apprendre à exprimer et justifier votre réaction personnelle aux textes littéraires. » Mais de réaction personnelle, Hugo n’en avait pas. Les maths devenues incompréhensibles. La physique, à peine mieux : la pesanteur, le mouvement, la vitesse, le poids, la masse… Ne surtout pas se dire qu’il ne serait jamais ingénieur, mais recommencer et essayer encore. Sept et demi de moyenne en maths, huit en physique. Le plus amer, cependant, était son huit de moyenne en français. Que les maths et la physique soient difficiles, c’était en quelque sorte normal puisque tout devait venir d’elles ; Hugo n’avait jamais pris la route des succès scolaires pour un long fleuve tranquille, c’était plutôt l’ascension épuisante d’une montagne où il fallait se hisser à la force des poignets, encordé, tiré vers le haut par les conseils de ces gentils professeurs qui « étaient là pour l’aider ». Mais le français ? Normalement, il fallait apprendre des règles de grammaire, ne pas faire de fautes d’orthographe, lire des textes puis montrer qu’on les avait lus… Il continuait à appliquer les bonnes vieilles méthodes, il apprenait par cœur les noms barbares des figures de style, les définitions des genres littéraires ; il s’était même fait des fiches sur les grands auteurs, leurs dates de naissance et de mort, la liste de leurs œuvres… « Résultats insuffisants malgré beaucoup de sérieux » , avait écrit Mme Lorraine sur son bulletin du premier trimestre.
 Les autres autour de lui allaient au foyer des lycéens pendant qu’il allait en étude. Les garçons et les filles se guettaient, s’embrassaient, se tripotaient, se séparaient, recommençaient avec d’autres. Lui n’y pensait même pas, ce n’était pas pour lui. Souvenir incongru du retour de la réunion parents-profs de sa première Seconde : sa mère se disait étonnée par Mme Lorraine ; elle ne s’attendait pas à rencontrer « une jolie jeune fille avec une petite voix » au lieu de la personne imposante dont parlait Hugo. Mme Lorraine, jeune et jolie ? Elle était terrible, incompréhensible, impossible à contenter. Gentille en paroles, mais pas dans ses notes. Elle lui mettait des six ou des sept avec des annotations désolées. C’était tout juste si sur chaque copie elle n’essayait pas de le consoler, de lui donner de l’espoir, toujours pour rien. Aux cours de soutien, elle venait s’asseoir près de lui pour tout lui réexpliquer ; quand elle le regardait, il se sentait être une forme de vie inférieure, loin de la vraie humanité, celle qui éprouvait devant les textes littéraires des « réactions » à « exprimer et justifier »…
 Redoublement, sur les conseils de Mme Lorraine. Tunnel gris de sa deuxième année de Seconde, à grappiller péniblement quelques points supplémentaires en maths, physique, français. À demander la section scientifique. « Ce sera difficile. Poursuivez vos efforts » , avaient conclu les deux premiers conseils de classe. En maths cette fois, il y avait des chapitres du cours qu’il arrivait à comprendre, des exercices qu’il savait faire. Les petites interros complémentaires de Mme Deniset en français lui permettaient de rattraper les résultats des vrais contrôles, qu’elle notait d’ailleurs moins durement que Mme Lorraine l’année précédente. Onze de moyenne, mais il savait bien qu’il n’avait pas progressé. « Tout ce que tu apprends au lycée, c’est de la sélection. Il faut juste être assez malin pour passer au travers », lui avait dit son père, un matin, en forêt, où Hugo avait enfin le fusil en main, puisqu’il avait seize ans. Il apprenait à tirer, il était bon, et il aimait ça.
 (Comme il était étrange d’être seul à la maison avec le fusil ‒ car il savait où était le fusil de chasse de son père. Sur l’armoire à glace dans la chambre de ses parents.)
 Décision sans appel du conseil de classe du troisième trimestre. Il n’avait pas le niveau pour la section scientifique, il n’était « pas assez à l’aise » en maths et en physique. (En fait, à part à la chasse en Sologne, Hugo n’était à l’aise nulle part, et surtout pas au lycée.) Puisqu’il (ses parents) insistai(en)t pour (lui faire) passer un bac général et qu’il n’était pas mauvais en langues, on l’avait mis, par défaut, en Première littéraire. Ses parents ne lui avaient pas fait de reproches, mais le soir à table, on ne parlait plus de ses études.
 Premier cours de français en 1ère 4, l’après-midi de la rentrée, et le temps d’arrêt de Mme Lorraine lorsqu’elle avait prononcé en changeant de ton « Da Silva… Hugo… », qu’elle avait cherché des yeux dans la salle et l’avait vu au premier rang…, ce regard si parlant, qui s’exclamait : « Oh non, pas lui ! » C’était son souvenir le plus saillant de son début de premier trimestre. En fait, le seul.
 Ensuite, il n’y comprenait plus rien. Pourquoi avait-il continué à aller en classe, à s’asseoir devant, à participer au cours, à travailler des heures chaque soir ? Il savait bien de toute façon qu’il n’était pas dans la bonne filière ; comme son père l’avait grommelé une fois pendant sa première Seconde (aussitôt repris par sa mère indignée : ça ne se disait pas), le français, la philo, c’étaient des matières d’« enculeurs de mouches » qui ne rimaient à rien, ne servaient qu’à sélectionner en fonction de critères incompréhensibles. Pourtant, il était resté sérieux, il avait juste encaissé, serrant les dents, essayant de ne pas penser. Il avait gardé en lui cette colère qui n’explosait pas.
 (Chevrotines calibre douze dix-huit grains : dix-huit plombs qui, dans la détonation, se séparent et perforent en divers impacts le corps du gros gibier. Toujours prendre des chevrotines pour le gros gibier. Hugo savait aussi où étaient les cartouches : dans une boîte en bas de l’armoire, dans la chambre de ses parents.)
 Bien sûr, s’il avait su de quelle manière son cerveau allait être libéré, il l’aurait laissé rester engourdi. Mais il était trop tard. Il savait trop maintenant qu’il ne voulait plus continuer. Oh, l’école primaire, le petit frère promis qui n’était jamais venu, les larmes aux yeux de sa mère, sa fierté quand il rapportait une bonne note ! Non, ce n’était pas à ça qu’il fallait penser, ça faisait bien trop mal, et il tenait une coupable suffisante. Qui l’avait poussé à redoubler, pour rien ? Qui lui avait dit en Seconde, avec sa gentillesse accablante : « Le problème est que vous cherchez trop la bonne réponse. Il faudrait vous laisser aller à ce que vous ressentez » ?
 Au souvenir de cette phrase, il sauta du lit. Quatorze heures en salle 111. Oh que oui, il allait se laisser aller à ce qu’il ressentait ! Il aboya à cette idée une sorte de rire bref, étrange, qui l’étonna : il ne riait jamais. Est-ce qu’on peut être toujours sérieux quand on a dix-sept ans ?

Mouton cornu au milieu d'un champ.

En traversant le jardin des plantes pour se rendre au lycée Charles Péguy, Colette Marcheur pensait une fois de plus aux semaines précédant la grève au collège Jacques Prévert. Un établissement réputé tranquille ; or, depuis trois ans qu’elle était titulaire remplaçante, elle avait tourné un peu partout dans les collèges considérés comme difficiles des diverses banlieues d’Orléans. On s’indignait alors quand les élèves prenaient la parole à voix haute avant d’y être invités, quand ils parlaient entre eux de façon intermittente ce qui créait un brouhaha continu, quand ils se levaient sans demander la permission, n’apportaient pas leurs affaires, ne faisaient pas leurs devoirs, protestaient si on leur donnait un travail qu’ils jugeaient trop dur ou simplement intempestif, s’énervaient et répondaient grossièrement. Personne ne songeait à remarquer qu’ils arrivaient dans la bonne salle à l’heure du début du cours, qu’ils y restaient jusqu’à la sonnerie finale, que dans cette salle, ils s’asseyaient sur les sièges prévus à cet effet, avec des tables devant eux leur permettant d’écrire, qu’ils considéraient l’adulte présent en face d’eux comme leur professeur, et que s’ils pouvaient contester, parfois avec agressivité, tel ou tel de ses ordres ou de ses consignes, ils lui reconnaissaient le droit d’en donner. Colette avait découvert ces classes-là avec l’enseignement ; ce n’était pas facile tous les jours, mais elle trouvait des prises, bon an mal an elle arrivait à les faire travailler. Cela ne l’avait pas préparée à se retrouver vingt fois par semaine responsable, une heure durant, d’une trentaine de préados qui entraient dans la salle quand ils le voulaient, en ordre dispersé, pouvaient se scinder brusquement en plusieurs groupes si un garçon lançait l’idée d‘aller jouer au foot dans la cour, tandis que les filles improvisaient un atelier de maquillage au fond de la classe ; qui, la plupart du temps, étaient assis sur les tables avec les pieds sur les chaises, à rire et bavarder entre eux, et surtout, qui ne semblaient pas la considérer autrement que comme une adulte familière, présente sur les lieux en même temps qu’eux, mais guère intéressante, comme tous les adultes. Lorsqu’elle essayait encore de donner des consignes : « Asseyez-vous sur les chaises, sortez vos cahiers… », dans le meilleur des cas, quelqu’un lui répondait tranquillement : « On est mieux comme ça », « Pour quoi faire, des cahiers ? On veut pas travailler » ; en général, ils ne tournaient même pas la tête. Ce qui n’empêchait pas les plus désœuvrés, les moins intégrés aux groupes, de venir à l’occasion bavarder avec elle pour passer le temps. Elle aurait certainement pu en convaincre certains de faire du français, mais elle s’épuisait à tenter de surveiller à la fois tous les autres.
 Le changement avait eu lieu d’un coup, à la rentrée de septembre, mais les premiers symptômes remontaient à la fin du printemps précédent. On s’était mis (le « on » désignant des assistantes sociales et des psychologues scolaires) à diagnostiquer à tour de bras comme hyperactifs des enfants de tous âges qui n’avaient jamais, jusque-là, posé de problème. Son cousin GuyGuy Marcheur ; père d’Ulysse et de Jason Marcheur, époux en secondes noces d’Hélène Marcheur et cousin germain plus âgé de Colette Marcheur. Mentionné dans I : I., par exemple, avait un petit garçon de quatre ans ; eh bien, on lui avait montré la porte de son école maternelle parisienne pour l’envoyer, à la place, écumer les cabinets de tous les spécialistes de France. Et c’était à partir du petit JasonJason Marcheur : fils de Guy Marcheur et de sa seconde femme Hélène, demi-frère cadet d’Ulysse Marcheur, petit cousin de Colette Marcheur. Présent dans I : I. que Colette avait commencé à sentir qu’il se passait quelque chose d’étrange. HélèneHélène Marcheur ; seconde femme de Guy Marcheur, mère de Jason Marcheur. Présente dans I : I. , la femme de son cousin, était bouleversée : d’après le psychologue scolaire, Jason était hyperactif à un tel degré que ça le rendait psychotique, car « incapable d’interaction avec le monde extérieur ». Hélène tournait et retournait dans tous les sens cette formule terrible. Au début de l’été, Colette avait pourtant vu Jason jouer et interagir avec les adultes : il n’était pas hyperactif du tout ! Parfaitement capable, au contraire, de se concentrer sur un jeu ou une histoire qu’on lui lisait sans distraire son attention, capable aussi de participer à une conversation à son niveau : il avait questionné Colette sur les grands élèves qu’elle aurait à Orléans et sur ce qu’elle ferait s’ils n’avaient pas envie d’écrire dans leur cahier quand elle le leur dirait. Elle n’avait pas su définir alors ce qu’il avait de particulier, mais maintenant, elle reconnaissait l’innommable syndrome, celui de tous ses collégiens, vécu par un enfant de maternelle.
 Elle avait traversé de part en part un jardin plein de buissons d’automne rouges et dorés et de bancs peuplés de garçons et de filles détendus. En se retrouvant dans l’avenue de Saint-Mesmin, elle prit conscience qu’elle n’avait prêté attention à rien… Elle devrait faire comme Véronique, refouler les questions sans réponse, apprendre une bonne fois à profiter du présent !

Agnelet

En pilotant Colette vers la salle 111 située en bout de couloir, Véronique Lorraine était euphorique. Retrouver la quintessence de la 1ère 4, sa classe préférée épurée, abandonner les « objets d’études » imposés et les règles stupides qui voulaient que son amie et elle ne soient pas dans le même établissement… À la faveur des événements, qu’est-ce qui empêcherait Colette de venir participer à ses cours à d’autres occasions, voire sans occasion du tout ? L’Éducation nationale désormais, c’était l’abbaye de Thélème, « fais ce que voudras », et vive la liberté ! Elles croisèrent de surcroît, dans un couloir, Rémi Delarbre qui s’épanouit en la voyant et lui adressa un sourire qui semblait dire : j’attends la première occasion pour te revoir et avoir plus de temps pour qu’on puisse parler… Colette, impressionnée, demanda qui c’était.
 Une déception, cependant : David Stourbe était toujours absent, alors qu’avec ses questions de la dernière fois il était le véritable initiateur de la séance. Treize élèves seulement, et les mêmes que le matin en histoire : pour un hors-programme correspondant à une demande de leur part, elle avait espéré plus. Elle leur présenta Colette Marcheur qui alla modestement s’asseoir au fond de la salle, contre le mur de gauche : Colette avait préféré n’intervenir que dans un second temps, pour leur faire découvrir « Aube », disant qu’il était impossible de toute façon de faire cours à deux.
 Véronique avait accueilli la classe avec une citation de Rimbaud au tableau, et ils commencèrent à en parler. La porte du fond s’ouvrit brusquement juste en face d’elle, donnant sur le couloir d’angle du bâtiment : David Stourbe ! Non, c’était Océane Chaumont, une vraie surprise. (Bien entendu, le système des billets de retard à aller chercher à la Vie scolaire était tombé en désuétude ; la plupart des professeurs n’étaient que trop contents de voir arriver des retardataires.) Océane, qu’on revoyait pour la première fois depuis les vacances de Toussaint, alla s’asseoir elle aussi au dernier rang, dans la rangée du milieu, ostensiblement séparée des autres, et regarda le tableau et son professeur d’un air tellement blasé et ennuyé d’avance qu’elle fut une ombre à la joie de Véronique. Cette dernière, en outre, fut interrompue au milieu d’une phrase par une dégringolade de notes venue d’un Iph au deuxième rang et vit Samia Abouazzaoui se pencher sans gêne sur son écran. Mais elle n’eut pas le cœur de lui en vouloir quand Samia s’écria : « C’est David, Madame ! Il me charge de vous dire qu’il va venir, qu’il sera juste un peu en retard… »
 Ils seraient donc quinze en français. Mélanie Bingonde, une Antillaise bien en chair, assise au premier rang à sa place habituelle, semblait, comme toujours, transmettre sa bonne humeur à toute la classe, et à côté d’elle, à la place attitrée d’Hugo Da Silva, il y avait Cédric Farel, le petit malingre à lunettes, débordant d’énergie comme une pile électrique, et les yeux pétillants d’intelligence. Toujours au premier rang, Coralie Dalbert s’indignait des réactions de la mère de Rimbaud tandis que la discrète Pauline Dayaux écoutait intensément ; derrière elle, Mohammed Fourati eut l’air dégoûté quand il fut question d’homosexualité masculine, mais approuva fortement la phrase « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans ». Véronique glissa au passage que c’était Monsieur le Proviseur en personne qui lui avait rappelé ce vers le matin même. Cela parut les enchanter tous, sauf Océane qui se faisait les ongles (avec vernis, pinceau et tout) sans rien écouter. La porte de devant s’ouvrit alors : cette fois, c’était bien David Stourbe ! Il salua le groupe avec son habituelle désinvolture, et alla s’asseoir à côté d’Océane. Certes, les premiers rangs étaient occupés, mais il restait des places libres sans qu’il ait besoin d’aller faire bande à part ! Il ne pouvait quand même pas s’intéresser à cette bécasse ? Pourtant, David et Océane commencèrent aussitôt une conversation chuchotée du type : « Tiens, je ne m’attendais pas à te voir là ! ‒ Oui, tu comprends, je commençais à avoir froid au jardin des plantes et j’avais besoin d’une table pour poser mon vernis à ongles… »
 David Stourbe vit Véronique le regarder, il s’intéressa brusquement au génie de Rimbaud et le prouva aussitôt en intervenant à bon escient. Du génie, il en avait, lui aussi : fumiste, mais tellement brillant ! Et pendant les minutes qui suivirent, Véronique parla essentiellement pour lui, grisée de voir l’écho de ses propos se refléter dans les yeux étincelants qu’il levait vers elle.
 Il y eut alors un moment de pure grâce. Encouragée par le sourire complice de Colette, Véronique leur parlait du « dérèglement systématique de tous les sens » et ils étaient suspendus à ses lèvres. Même Océane avait relevé la tête, surprise, et s’était mise à écouter.
 Il était quatorze heures vingt. C’est alors que l’alarme retentit.

Pas de petit fléau

Le fusil de chasse à moitié démonté et dissimulé dans sa veste, Hugo Da Silva avait pris le bus, puis contourné les groupes d’élèves aux portes du lycée, et personne ne lui avait prêté la moindre attention. Il avait prémédité son retard, se disant qu’il avait moins de chances de croiser quelqu’un dans les couloirs s’il arrivait un bon quart d’heure après le début du cours. A quatorze heures vingt précises, il franchit le portique de sécurité avec son badge. Le système électronique détecta la présence de l’arme ; tous les portiques se mirent à clignoter en rouge, désormais infranchissables, et l’alarme attentat se déclencha. Hugo ne s’y attendait pas, mais il était trop tard pour reculer ; il pressa le pas, s’attendant à tout moment à être interpellé.
Les élèves qui traînaient devant le lycée ne furent guère effrayés par l’alarme : « Qu’est-ce qu’il a maintenant à couiner comme ça, ce bahut à la con ? Non mais, regarde-moi ça : Défense d’entrer ! » (C’est ce qui s’affichait à présent sur tous les portiques.) « Comme si on risquait de se battre pour ça ! Dans tes rêves, Charles Péguy ! Hé ho, vous, là-dedans ! Nous, ON VEUT ÊTRE DEHORS ! »
 À la Vie scolaire cependant, l’atmosphère était très détendue. Plus d’élèves sanctionnés à accueillir, plus de billets de retard à délivrer. Une Conseillère Principale d’Éducation était partie faire les boutiques ; deux ou trois pions des deux sexes étaient sortis fumer et se retrouvèrent donc coincés de l’autre côté des grilles. Le reste de la troupe était réuni autour d’une bonne demi-douzaine de tasses de café à moitié pleines, et nourrissait un feu roulant de plaisanteries sur les aspects cocasses de la situation. L’alarme attentat tomba au milieu de cette bonne ambiance. Pions et CPE se regardèrent, puis un vieux briscard de l’Éducation nationale décréta : « Ça, ça sent la vérification du matériel de sécurité avant l’arrivée de la ministre ». Les autres, rassérénés, opinèrent. Personne n’appliqua les consignes de sécurité impliquant de visionner aussitôt les images des caméras de surveillance et, si le danger était avéré, d’envoyer un message de confirmation de l’alerte sur les Iphs personnels de tous les professeurs qui faisaient cours à cette heure-là.
 La même mesure aurait pu être initiée à partir du bureau de la proviseur-adjointe, mais cette dernière s’était absentée pour l’après-midi : elle avait prévenu son supérieur qu’elle devait rencontrer des gardes à domicile susceptibles de prendre en charge sa mère, et qu’elle serait revenue sans faute pour l’arrivée de la ministre.
 Quant au proviseur, qui avait bien sûr tous les dispositifs dans son bureau, il n’entendit même pas l’alarme : il était au téléphone sur son Iph avec l’un de ses homologues d’un lycée de centre-ville pour lui proposer que son établissement participe à l’accueil de la ministre. Le gouvernement voulait que l’annonce de la réforme s’effectue au milieu de professeurs avides de dialogue et d’explications : peu importait, après tout, qu’ils ne soient pas de Charles Péguy. Absorbé par la conversation, écouteurs aux oreilles, Henri Devereux eut une pensée émue pour la jeune Mlle Lorraine qui lui avait sans le savoir suggéré ce plan B : une professeur enthousiaste, exigeante, efficace. Et mignonne en plus, ce qui ne gâtait rien.
Cependant, au commissariat de police du Faubourg Saint-Jean, un voyant rouge s’alluma, indiquant une alarme attentat dans un lieu de première priorité, et l’ordinateur diffusa aussitôt les images des caméras de surveillance : un lycéen armé d’un fusil de chasse pénétrant dans l’établissement avec un badge. L’alerte fut immédiate ; pendant que l’unité d’intervention se rassemblait (temps d’arrivée sur les lieux évalué à dix minutes), le standard appela le lycée. Cela sonnait dans le vide dans les bureaux du personnel de direction (le proviseur était toujours au téléphone, et pas inquiet du tout de manquer un éventuel appel sur le poste fixe puisque les organisateurs du voyage ministériel avaient son numéro personnel et qu’il serait prévenu en cas d’appel entrant) : ils comprirent donc qu’il ne s’agissait pas d’un acte isolé, mais que le tueur potentiel avait des complices dans la place. Deux autres unités d’intervention commencèrent à se constituer en d’autres points de l’agglomération orléanaise.
À quatorze heures vingt-deux, les appels impuissants de la police furent basculés à la Vie scolaire où l’on ne se précipita pas pour répondre : sans doute de énièmes parents désireux de signaler qu’ils savaient bien que leur fils ou leur fille n’était pas en classe, et qu’ils le déploraient eux aussi, ou pire : demandant s’il ou elle était venu(e) au lycée comme il ou elle le leur avait promis le matin même… Le vieux briscard blasé finit par se lever. Entre le bruit strident de l’alarme, les conversations et les rires autour, il lui fallut un moment pour comprendre ce qui lui était dit : un lycéen avec un fusil de chasse arrivant dans le bâtiment B, des complices dans l’établissement, la direction déjà prise en otage ! Enfin, dans la panique et l’inefficacité, le message de confirmation d’attentat fut envoyé aux professeurs dont le numéro d’Iph était enregistré à cet horaire, puis la Vie scolaire baissa ses volets de fer et barricada sa porte. Il était alors quatorze heures vingt-quatre.

Animal mort.

«Oh non, ce n’est pas vrai ! » se dit Véronique Lorraine à quatorze heures vingt en entendant retentir l’alarme. C’était toujours comme ça dans l’Éducation nationale : dès que tout passait bien entre profs et élèves, il fallait que ce soit gâché par une contrainte collective quelconque.
 En théorie, elle n’aurait pas dû hésiter une seconde sur ce qu’elle avait à faire : fermer d’abord les deux portes à clé, puis les barricader avec des tables et des chaises, ensuite baisser les volets, éteindre les lumières, faire allonger par terre les élèves et attendre avec eux dans le noir le signal de fin d’alerte. En pratique, elle voyait à tout cela beaucoup d’inconvénients. Si on perdait un quart d’heure en alerte attentat, cela bousculait la séance : Colette n’aurait pas le temps de leur parler d’« Aube ». En outre, Véronique avait déjà fait des exercices d’alerte avec confinement de classes mixtes dans le noir, et elle ne savait que trop ce que ça donnerait : les garçons s’allongeraient sur les filles sous prétexte de leur faire un rempart de leur corps ; il y aurait des cris, des rires, des chatouillis, des plaintes ; il serait difficile ensuite de reconquérir leur attention. Et qui disait que ça ne durerait qu’un quart d’heure ? Une chose était sûre : jamais l’administration du lycée n’aurait programmé un exercice d’entraînement le jour de la visite de la ministre. Donc le plus probable était qu’un plaisantin avait profité de la désorganisation générale pour déclencher le dispositif. Ou fallait-il croire qu’un islamiste radical était assez ballot pour attaquer à quatorze heures vingt un lycée vide, alors qu’à dix-huit heures au même endroit il trouverait un lycée plein, les médias nationaux et un ministre d’État ? Et que ledit islamiste ballot allait arriver spécialement en salle 111 ?
 Elle sortit discrètement son Iph et regarda l’écran : elle savait que s’il y avait un danger véritable, elle recevrait tout de suite un avertissement. Aucun nouveau message, ce qui ne l’étonna pas.
 Elle consulta du regard ses élèves et son amie : tous connaissaient la procédure. Mais, malgré les avantages sensuels appréciables de l’alerte confinement, les élèves qui s’exprimaient étaient unanimes : ils voulaient savoir la suite de l’histoire de Rimbaud et, comme le dit Mohammed, ils n’en avaient « rien à foutre de leur alerte de boloss. » Quant à Colette, sa mimique était expressive : yeux levés au ciel, puis haussement d’épaules.
 Véronique hésitait encore. De la place d’Hugo Da Silva, Cédric Farel lui adressa un sourire complice : « Allez, Madame, on prend le risque : mieux vaut perdre que ne pas jouer ! »
 Alors Véronique trancha : « On va adapter le confinement, dit-elle avec autorité. On va s’enfermer dans la salle, mais on continue le cours. »
 En deux bonds, David Stourbe avait atteint la porte du fond : « La serrure est bouchée, mais c’est pas grave, on va barricader ! »
 Pendant que David et Océane se chargeaient de la porte du fond, Véronique introduisit sa clé dans celle de devant. Encore une serrure faussée ! (Certains élèves occupaient leurs loisirs, visiblement trop nombreux, à trafiquer les serrures afin de disposer de salles qui, par la force des choses, restaient ouvertes en dehors des cours et dans lesquelles ils pouvaient ensuite, à la moindre occasion, passer des moments discrets et agréables.) Cette fois, la clé tournait un peu et s’arrêtait en cours de route. La porte semblerait fermée de l’extérieur, mais pourrait céder facilement si on poussait fort. Cela faisait un confinement qui, d’un côté comme de l’autre, était surtout symbolique. Bah, tant pis.
 Personne ne bougea pour barricader cette porte que les élèves et Colette croyaient fermée à clé. En outre, les tables et les chaises des premiers rangs étaient toutes occupées, il aurait fallu en prendre au fond de la salle. Véronique décida de ne pas insister : on avait déjà perdu presque cinq minutes, l’écran de son Iph restait vierge et le signal sonore de l’alerte s’arrêtait enfin automatiquement, lui permettant de reprendre le cours.
 À quatorze heures vingt-quatre, elle leur racontait donc que Rimbaud était devenu trafiquant d’armes quand l’attention de tous fut distraite par des pas rapides et martelés qui arrivaient vers eux de l’autre extrémité du couloir : un retardataire bruyant… pressé… qu’on entendait approcher… Mais c’est un autre bruit qui retint l’attention de Véronique : un message tombait sur son Iph ! Non, ça ne pouvait pas être… Elle jeta un coup d’œil effaré à l’écran ; les mots fatidiques « Alerte confirmée. Danger réel » se brouillaient devant ses yeux à l’instant même où un choc violent retentissait contre la porte : Hugo Da Silva venait de l’ouvrir d’un coup de pied. Pâle et hagard, il fit irruption dans la salle, précédé d’un fusil qu’il braquait sur eux tous.

Ile entre terres inondées.

 

Hugo avait sorti le fusil de sa veste, l’avait remonté et chargé en haut de l’escalier, puis dans la dernière ligne droite, il avait couru en position de tir. Quand la porte céda brusquement, il se trouva propulsé dans la salle de telle manière que le canon du fusil devant lui était pointé sur le tableau blanc. Et sur ce tableau blanc, une phrase était écrite au marqueur noir.

La vraie vie est absente.

Hugo savait que c’était une de ces citations littéraires qu’affectionnait Mme Lorraine. Il reconnaissait son écriture et sa méthode : écrire la phrase seule, sans guillemets ni nom d’auteur, commencer la séance en faisant parler la classe de ce qu’elle voulait dire. Mais il avait beau le savoir, la phrase habitait la pièce. Elle le déchirait. Bizarrement, elle n’était pas séparée de lui par la vitre épaisse et quasi opaque de la littérature et des grands auteurs ; elle lui parlait de ce qu’étaient pour lui ce lycée et les deux ans et deux mois qu’il avait passés à tenter d’y survivre.
 Hugo fixait le tableau tandis que la classe, choquée, sidérée, fixait ce fusil chargé qui venait d’entrer par une porte fermée à clé, le doigt d’Hugo sur la gâchette. Chacun retenait son souffle comme si c’était le seul moyen pour que ce doigt ne s’enfonce pas. Mélanie Bingonde fut la seule à regarder non le fusil, mais le visage d’Hugo, moins parce qu’elle était assise près de la porte, à cinquante centimètres de lui, que parce qu’elle était la seule à le connaître bien : ils partageaient leur table à tous les cours depuis le début de l’année ; dès qu’il fallait travailler à deux, ils tentaient de s’aider mutuellement. Elle vit qu’Hugo était fasciné et ébranlé par la citation au point d’oublier ce qu’il était venu faire ici en tenant ce fusil à deux mains.
 « Hugo, ne reste pas là ! s’écria-t-elle chaleureusement. Allez, viens avec nous ! Mme Lorraine nous parle de Rimbaud. Cédric va te rendre ta place, pas vrai, Cédric ? »
 Hugo, ébahi, plus pâle que jamais, regarda Mélanie Bingonde qui lui souriait. Naturelle, un peu maternelle, comme quand elle l’envoyait à l’infirmerie demander un cachet d’aspirine avant le cours de maths. À côté d’elle, Cédric Farel se levait déjà docilement.
Tout le monde comprit aussitôt que Mélanie venait d’avoir la meilleure réaction possible, Véronique Lorraine comme les autres. Ce qu’il y avait en elle de plus lucide lui dit de ne surtout pas s’en mêler : Mélanie Bingonde était la bonne personne. Parce qu’elle avait six de moyenne, donc un point de moins qu’Hugo, et qu’en même temps, sincèrement, elle aimait le lycée, qu’elle s’y sentait bien, qu’elle aimait apprendre à son rythme et ne vivait pas mal ses mauvais résultats.
 C’était la voix de la lucidité. Mais celle du devoir était bien différente. Véronique était le professeur. Elle avait mis ses élèves en danger en restant pendant l’alerte dans une salle qui ne fermait pas (les consignes précisaient de vérifier les serrures, de changer de salle au plus vite si nécessaire) et en ne faisant même pas barricader la porte de devant. Elle ne pouvait pas laisser Mélanie à cinquante centimètres d’un fusil chargé sans intervenir ! Elle marcha droit sur Hugo, détournant son attention de Mélanie :
 « Voyons Hugo, vous vous croyez où ? Posez ce fusil tout de suite ! »
 Elle fit quelques pas, Hugo la regarda en face, elle s’arrêta net. Ces yeux bruns timides qu’elle avait si souvent vu poser sur elle un regard plein d’angoisse et d’humilité, pourquoi débordaient-ils à son égard d’une haine pure, dévastatrice ? Après tout le temps qu’elle avait passé, deux ans plus tôt, à essayer de l’aider ! La détonation, presque à bout portant, lui sembla répercuter son effarement ; elle mourut dans une explosion de surprise.

Mélanie Bingonde n’était pas inquiète : elle avait toute confiance en Mme Lorraine ; si cette dernière ordonnait à Hugo de poser son fusil, c’est qu’il allait l’écouter. Le sang de son professeur qui lui gicla à la figure éclaboussa son sourire encourageant. Elle se mit à hurler. Hurlements stridents, insupportables, pires encore aux oreilles d’Hugo que la sirène d’alarme. Cette voix suraigüe n’était pas celle de la Mélanie qu’il connaissait. Il tira sur elle machinalement, pour la faire taire, et blessa aussi Cédric Farel, toujours à demi levé et paralysé de terreur.
Les deux premiers tirs avaient été presque simultanés. Hugo eut ensuite un moment de stupeur, seul devant le tableau. Il n’y avait plus de Mme Lorraine ; juste à ses pieds, le cadavre frêle de la « jolie jeune fille avec une petite voix » qui n’avait pas l’air d’un professeur, mais d’une victime. Et tout près de lui, deux autres corps sanglants, celui de la gentille Mélanie Bingonde, dont il aurait certainement été amoureux s’il avait eu « le temps de penser à ça », et celui de son compagnon de pupitre, le bon élève assis au premier rang pour être sûr d’être vu du professeur quand il levait le doigt… Est-ce que cela suffisait ? Est-ce qu’il avait voulu ça ?
 Cependant, les hurlements de Mélanie avaient tiré ses camarades de leur sidération, et déclenché la panique. Cela évita opportunément à Hugo de s’interroger davantage ; fusil en main devant ce gibier affolé, il retrouva ses réflexes de chasseur. La première cible en mouvement fut Mohammed Fourati qui, quand Mélanie se mit à crier, se leva d’un bond, voulant se ruer sur Hugo pour lui arracher le fusil. Il y serait peut-être parvenu s’il n’avait pas été au deuxième rang, derrière Coralie et Pauline terrifiées qui s’accrochaient l’une à l’autre en essayant de s’enfoncer sous la table. Les chevrotines l’atteignirent en pleine poitrine, au beau milieu de l’allée centrale. Puis, Hugo acheva de liquider le premier rang, rechargea son fusil et avança de deux pas entre les tables.

Mouton qui réagit.

Colette Marcheur n’avait réfléchi à rien, elle n’avait même pas vu Véronique tomber : à l’instant où le forcené s’était mis à tirer, elle avait disparu sous sa table et là, reculé doucement, à quatre pattes, tête basse et genoux au sol, jusqu’à arriver derrière sa propre chaise. Elle se retrouva accroupie, dissimulée par les tables et les chaises, par les cris et l’agitation des deux premiers rangs, par les deux rangs vides ensuite qui formaient un sas. Elle risqua un coup d’œil près d’elle et aperçut dans la rangée centrale les deux retardataires de tout à l’heure, le garçon nommé David et la fille qui se faisait les ongles en cours : ils avaient manœuvré comme elle. Ils étaient les seuls à l’abri pour quelques secondes. La fille tourna la tête vers la porte du fond à la serrure bouchée, sommairement barricadée par une chaise sur une table, et Colette lui dit non des yeux : pas maintenant. Ils se regardèrent alors tous les trois, la jeune professeur sérieuse, le beau garçon frimeur, la midinette écervelée, avec une compréhension totale. Ils venaient d’entendre le tueur recharger pour la première fois son fusil semi-automatique, ils évaluaient le temps nécessaire. Il y avait au moins quatre mètres à découvert pour atteindre la porte du fond. Il leur faudrait agir ensemble, car ils ne pourraient s’en sortir qu’à trois. Des yeux, Colette indiqua à la fille la chaise appuyée contre la porte, à David la table au-dessous. Elle devrait, à l’instant même où ils les enlèveraient, atteindre la poignée de la porte et la tirer vers elle en reculant d’un pas, puisque malheureusement, cette satanée porte s’ouvrait vers l’intérieur. Elle tirerait la porte, le garçon et la fille devraient rester à gauche de celle-ci et se ruer dans l’ouverture. Elle avait peu de chances de pouvoir les suivre ; le plus probable était qu’elle se ferait tirer dans le dos. Mais elle essaierait. Ils entendaient qu’on criait, que les corps tombaient, que le tueur, posément, achevait les blessés, mais ils ne s’en occupaient pas : rien n’existait que ce bond à faire, ces quatre mètres à franchir, ces meubles à pousser, cette poignée de porte, et surtout, surtout, ce fusil qu’il allait bien enfin falloir recharger…
 Ce fut Samia Abouazzaoui qui leur sauva la vie. Pelotonnée contre le mur de droite au deuxième rang, elle guettait de son côté le moment où les tirs s’arrêteraient pour s’élancer vers l’autre porte, la porte d’entrée restée grande ouverte à moins d’un mètre d’elle. Moins d’un mètre, mais deux tables séparées par une chaise, et sur cette chaise, le corps pesant de Mélanie Bingonde. Elle ne voulut pas y penser et, le moment venu, pour se donner du courage, elle hurla en se jetant en avant, bouscula en vain les tables sans se frayer de passage, criant toujours… Le fusil à recharger s’était tourné vers elle. Elle eut la première salve. Pendant ce temps, David et Océane avaient pu franchir la porte du fond. Colette, qui la tenait ouverte, se contorsionna pour les suivre, sentit qu’on lui tirait dessus, découvrit qu’elle n’avait pas besoin de son épaule gauche pour courir. Course folle, éperdue, dans le couloir d’angle du lycée, sans qu’ils sachent tous les trois pourquoi ils couraient ainsi, puisqu’il n’y avait pas de poursuivant… Ils tombèrent dans les bras de la police qui arrivait à leur rencontre.
Moins d’une heure plus tard, le beau David Stourbe était en direct à la télévision, bien qu’incapable de dire depuis combien de temps son camarade Hugo Da Silva s’était « radicalisé », et obligé même d’admettre qu’il ignorait tout de sa conversion à l’islam. Colette Marcheur, entourée d’équipes de secours pléthoriques puisque la salle 111 ne contenait plus que quatorze cadavres en comptant celui du tueur, et donc personne à part elle à soigner, prenait conscience rétrospectivement de la mort de sa meilleure amie et sanglotait sur l’épaule de la ministre de l’Éducation. Cette dernière était accourue sur les chapeaux de roue avec toute la presse en apprenant l’attentat. La nouvelle réforme des lycées fut dédiée à la mémoire de Véronique Lorraine… et enterrée, bien sûr, presque aussi vite que cette dernière.

Tu regardes les étoiles... (graffiti)

Hugo avait manqué ceux du fond qui avaient gagné la porte : c’est toujours comme ça quand on lève le gibier, on ne peut pas les avoir tous. C’était tout de même un beau tableau de chasse. Il refit le tour de la salle, acheva ceux qui remuaient encore. Il n’avait pas épuisé ses munitions, il lui en restait pour lui-même. Le lycée était encore silencieux. Il n’y avait plus que lui, et la phrase sur le tableau blanc.

La vraie vie est absente.

La phrase écrite en grand surplombant les corps sur le sol, le sien bientôt y compris… Voilà que cela l’inspirait.
 Allait-il tremper son doigt dans le sang pour ajouter le commentaire manquant ? Non, ce serait en faire trop, Mme Lorraine aurait trouvé ça de mauvais goût. D’ailleurs il y avait un marqueur rouge près du tableau. Il le prit d’une main ferme et écrivit à la suite de
La vraie vie est absente :

Et c’est pourquoi la mort est là.

Une « réaction personnelle » , « exprimée » et « justifiée »…

Ile entre terres inondées.

un texte d’Isabelle Cani.

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