II- L’heure allemande

Les Indociles II - La Confrontation

« Le but de cette année, c’est que j’arrive à comprendre les sapiens de l’intérieur. À m’imaginer comment vous voyez le monde. Et ça me paraît pas mal, en effet, de laisser les autres croire que je suis un sapiens comme eux… »

Mosaique Strasbourg.Caressant des doigts la rampe de pierre, Antoine ForestierAdolescent, fils de Jean-Pierre Forestier, beau-frère et associé de Guy Marcheur dans « Mon pari pour Paris », et de sa femme Sophie, frère aîné de Barnabé Forestier, cousin germain plus âgé de Jason Marcheur ; liber depuis sa petite enfance, introverti et réfléchi. Présent dans I : IX. gravissait avec émotion les degrés du plus bel escalier qu’il avait jamais vu. Un château de conte de fées. Un Poudlard en noir, brun et blanc pour lui tout seul. Ses deux parents devenus simple escorte le suivaient, quelques marches plus bas tandis qu’il montait vers son lieu, vers son histoire.
  Et sur le palier du premier étage, un premier rendez-vous l’attendait : une armoire vitrée qui contenait une horloge. Elle se tenait là, adossée contre le mur, comme une présence, presque comme une personne. À quinze ans, Antoine n’avait pas encore atteint sa taille adulte ; l’armoire lui arrivait en bas du cou. L’horloge à l’intérieur exhibait ses rouages étincelants et son grand balancier métallique qui marquait les secondes avec un bruit sec. Résolument moderne tout en étant vieille, couleur cuivrée sans la chaleur du cuivre, elle avait l’air d’être bien davantage qu’un élément de décoration. Comme si elle disait quelque chose de l’ambiance, et peut-être des événements à venir.
  Les parents d’Antoine l’avaient rejoint ; tous trois se groupèrent autour de l’horloge (« Tu as vu ? Elle date de 1903 et elle est classée monument historique »), le pèreJean-Pierre Forestier ; époux de Sophie Forestier, père d’Antoine et Barnabé Forestier ; resté sapiens, beau-frère et associé de Guy Marcheur, il a fondé avec lui l’entreprise immobilière « Mon pari pour Paris », rachetant à bas prix les appartements abandonnés pour les rénover et les louer ou les vendre en des temps meilleurs ; cela commence à rapporter... Mentionné dans I : IX., très content de lui, répétant qu’il avait toujours dit qu’Antoine allait se plaire ici, la mèreSophie Forestier ; femme de Jean-Pierre Forestier, mère d’Antoine et Barnabé Forestier, sœur aînée d’Hélène Marcheur ; restée sapiens, elle s’est consacrée depuis l’an zéro à l’éducation de ses fils et de son neveu Jason. Mentionnée dans I : IX. ne disant pas grand-chose, mais regardant tout avec Antoine, se penchant quand il se penchait, et à tout moment lui touchant le bras ou les cheveux pendant qu’elle le pouvait encore.
  « Vous admirez notre horloge Ungerer ? »
  Une porte s’était ouverte ; une petite femme imposante arrivait vers eux en levant le menton et faisant claquer ses hauts talons au rythme de deux par seconde, sur le tempo de l’horloge. Elle était habillée dans le style laid et sophistiqué des personnages de séries sur la haute société ; Antoine n’avait encore jamais vu de vêtements comme ça dans la vraie vie. Un pantalon gris en tissu assorti à sa veste, comme s’il fallait chercher exprès la même nuance de gris, et être fière que ce soit plissé, terne et inconfortable. Un chemisier blanc et soyeux, un peu luisant, orné d’une broche brillante et aigüe.
  « Monsieur et madame Forestier, je suppose ? Et voici donc Antoine… Bienvenue à Strasbourg ; je suis Catherine Muller, le proviseur du lycée des Pontonniers. »
  Antoine lui jeta un regard interloqué : elle avait bien dit LE proviseur ? Est-ce que c’était un transgenre ? Est-ce qu’il faudrait lui dire « monsieur » ? Les règles de politesse des sapiens étaient si compliquées…
  Après quelques explications sur l’horloge « chef d’œuvre original d’un horloger allemand », qui datait de la construction du lycée, Catherine Muller les précéda dans son bureau. Elle les fit asseoir en face d’elle, Antoine entre ses deux parents ‒ ils lui disaient « madame », c’était bon à savoir ‒, posa d’abord quelques questions basiques sur l’âge d’Antoine, ses études, son niveau d’anglais et d’allemand, puis se mit à « récapituler les points essentiels » du protocole « Intégration » : l’Iph bridé en mode sapiens comme celui de ses camarades de classe, l’unique skype mensuel avec sa famille pour vivre l’immersion… Elle récapitula si longtemps qu’Antoine cessa complètement d’écouter ; il regardait le mobilier ancien dans le bureau, tournait en vain les yeux vers la fenêtre, mais placé comme il l’était, il n’apercevait que le ciel bleu, se disait qu’il n’avait jamais de sa vie été aussi loin vers l’est, et qu’il allait s’y enfoncer plus loin encore le soir même, quand il serait à Baden-Baden (l’étrange gémellité de ce nom le fascinait).
  « Est-ce que vous avez bien tout compris ? Ou est-ce qu’il y a des aspects qui ne sont pas clairs pour vous ?.. »
  Antoine se mit à répondre trop vite ; « le » proviseur n’avait pas tout à fait fini de poser sa question. Oui, c’était clair : ses parents lui avaient déjà expliqué tout cela. Et il était volontaire pour l’expérience.
  Depuis qu’il avait coupé la fin de sa phrase, Catherine Muller se tenait plus droite et elle souriait moins. Il restait un point sur lequel elle voulait insister, c’était la discrétion. Le meilleur moyen de réussir l’immersion était que les camarades d’Antoine ne se doutent de rien. En outre, elle ne voulait pas leur cacher que certains parents d’élèves seraient très contrariés d’apprendre que leur fils ou leur fille fréquentait un jeune mutant ; beaucoup étaient venus s’installer à Strasbourg pour préserver leurs enfants de ce type de rencontre. Comme les parents d’Antoine avaient pris un air grave, elle s’empressa de les assurer qu’il ne s’agissait bien sûr que des autres élèves ; tous les adultes de l’établissement étaient tenus informés du protocole Intégration et seraient prêts à soutenir Antoine dans ses efforts d’assimilation. Elle-même se tenait à sa disposition ; Antoine pourrait à tout moment venir la trouver pour lui faire part de ses difficultés, de ses questionnements et de son ressenti. Tandis qu’il cherchait en vain à s’imaginer en train de venir confier son « ressenti » par-dessus ce bureau de bois ciré à cette petite femme sèche au menton levé, elle évoqua l’article 15 du règlement intérieur : pas question de faire rêver aux délices du chaos et de l’anarchie avec une collection de détails tendancieux, propres à échauffer de jeunes esprits. Il serait l’unique « liber » de l’établissement ‒ elle semblait prendre le mot avec des pincettes, et le mettre entre d’énormes guillemets ‒, mais plusieurs sapiens avaient vécu leurs jeunes années à l’ouest du mur ; ils ne devaient pas en parler, et leurs camarades ne devaient pas les questionner à ce sujet. Elle poursuivit avec l’article 16 : interdit de traiter qui que ce soit de mouton…
  Là, les trois Forestier réagirent en même temps : « On ne l’a pas élevé comme ça ! », « C’est un mot qu’on n’emploie pas à la maison ! ». Catherine Muller ne s’intéressa qu’à l’exclamation indignée d’Antoine :
  « Je ne vous traiterai jamais de moutons : pour moi, vous êtes des êtres humains !
  ‒ Voilà déjà un bon point d’acquis… Reconnaissez que dans le cas inverse, votre présence ici n’aurait pas beaucoup de sens… »
  Telles étaient donc les seules règles impératives. Tandis que cacher son identité de mutant n’était pas, au sens propre, une obligation ; c’était un conseil judicieux, fruit de son expérience de proviseur et des premiers retours-bilans sur le protocole. Attention, elle ne lui demandait pas de mentir en s’inventant un faux passé, ce serait malsain. Par exemple, il pouvait très bien dire que ses parents vivaient en région parisienne et qu’ils l’avaient envoyé à Strasbourg pour qu’il fasse ses études du bon côté du mur ; il ne serait pas le seul dans ce cas. Bref, il suffisait de rester discret, d’en dire le moins possible, de laisser les autres croire qu’il était un « sapiens sapiens » comme eux. S’il adoptait le comportement requis, personne n’aurait de raisons d’en douter, et le but de cette année serait atteint : il deviendrait un lycéen comme les autres.
  « Le but de cette année, corrigea Antoine, c’est que j’arrive à comprendre les sapiens de l’intérieur. À m’imaginer comment vous voyez le monde. C’est ça qui m’intéresse. Mais ça me paraît pas mal, en effet, de laisser les autres croire que je suis un sapiens comme eux : c’est une bonne idée. »
  Il pensait faire plaisir à tout le monde en disant cela ; au lieu de quoi ses deux parents eurent l’air gêné, tandis que la ou le proviseur arbora un sourire ironique et supérieur qu’Antoine observa avec fascination : décidément, un personnage de série sur les intrigues compliquées dans le grand monde…
  « Très flattée que ma suggestion reçoive votre approbation… Mais je ne vous cache pas qu’il reste beaucoup à faire. Le ton sur lequel vous me parlez n’est pas celui qu’emploierait un lycéen normal… je veux dire sapiens.
  ‒ Est-ce que j’ai été insolent ? » demanda Antoine avec curiosité. Il n’avait jamais bien compris le sens de ce mot.
  Le sourire supérieur de la proviseur s’accentua. Il n’avait pas été insolent, car l’insolence supposait un mépris délibéré et affiché des règles et de la hiérarchie ; or, ces règles, on voyait qu’Antoine ne les possédait pas, cette hiérarchie, qu’il n’en avait pas conscience : il la connaissait intellectuellement sans l’intérioriser. Ce n’était pas de sa faute ni de celle de ses parents ; c’était une déficience sociale d’ordre neurologique, qui ne nuisait en rien aux capacités qu’il pouvait avoir dans d’autres domaines. Elle savait que contrairement aux sapiens, les mutants n’imitaient pas spontanément les comportements d’autrui, mais puisqu’Antoine voulait jouer le jeu, rien ne l’empêchait de les imiter délibérément. Il lui faudrait choisir, parmi ses camarades de classe, ceux dont les réactions ne surprendraient personne, ne feraient parler ni en bien ni en mal, les plus banals, les moins remarquables, et essayer de faire ce qu’ils faisaient, de parler comme ils parlaient. Elle était sûre qu’il trouverait l’expérience enrichissante.
  Comme tout le monde était d’accord, il ne restait plus qu’à signer les documents numériques dûment datés du 25 août 8 : engagement solennel d’Antoine à respecter les règles et la confidentialité du protocole Intégration, renonciation de ses parents à toute plainte ou poursuite judiciaire en cas d’échec. Pendant de longues minutes, ils parcoururent des tablettes tactiles, puis cliquèrent sur leurs Iphs pour envoyer leur signature génétique via l’appli « Lu et approuvé ». Antoine dût d’abord la télécharger, c’était la première fois qu’il envoyait une signature génétique, comme un adulte.
  Puis il crut que c’était fini et commença un mouvement pour se lever, avec l’intention pendant les longues salutations des adultes de traverser la pièce et d’aller jeter un coup d’œil par la fenêtre : est-ce qu’elle donnait sur le joli canal qu’il avait aperçu tout à l’heure ? Mais la ou le proviseur prit un air très grave. Il restait un dernier document à signer. Pas bien gai, mais indispensable. C’était l’engagement de ne pas se suicider, ni dans l’enceinte du lycée, ni ailleurs à Strasbourg, ni pendant les vacances de Toussaint, de Noël ou de Pâques dans sa famille d’accueil allemande de Baden-Baden. Si Antoine ne prenait pas cet engagement, il ne serait pas accepté dans le protocole Intégration, et si par malheur, l’ayant pris, il ne le respectait pas, cela mettrait une fin définitive à ce protocole : le mutant précédent s’était suicidé sans aucun signe avant-coureur, et il était hors de question que les Pontonniers fassent revivre à leurs élèves et leur personnel un tel traumatisme. Elle savait que les comportements des jeunes mutants étaient imprévisibles : le lycée ne pouvait donc pas être tenu pour responsable…
  Elle n’en dit pas plus, car la mère d’Antoine fondit en larmes. Il y eut un intermède durant lequel Catherine Muller recula un peu sa chaise et détourna les yeux, tandis que le père d’Antoine s’écriait « Sophie, voyons ! » et citait des statistiques pour prouver que le risque de suicide était bien plus grand à Paris : ils mettaient Antoine à l’abri en l’envoyant ici. Antoine, quant à lui, se tourna vers sa mère qui baissait la tête sous les statistiques et continuait à pleurer, comme bien souvent quand elle pensait aux dangers courus selon elle par lui ou par son jeune frère BarnabéBarnabé Forestier ; pré-adolescent ; fils de Jean-Pierre Forestier, beau-frère et associé de Guy Marcheur dans « Mon pari pour Paris », et de sa femme Sophie, frère cadet d’Antoine Forestier, cousin germain un peu plus âgé de Jason Marcheur ; liber depuis sa petite enfance, sa passion est le dessin. Présent dans I : IX. :
  « Arrête de t’inquiéter pour rien, maman ! Je vais pas me suicider, ni à Paris, ni à Strasbourg, ni à Baden-Baden ! »
  Elle lui prit la main sous le bureau, il la serra fort tandis qu’elle se tamponnait les yeux de l’autre main.
  Catherine Muller se racla la gorge. Antoine n’avait plus maintenant qu’à signer le document qui officialiserait la promesse, toute à son honneur, qu’il venait de faire à sa mère. Et pour achever de rassurer celle-ci, elle tenait à leur donner lecture des lignes suivantes : « Je déclare avoir été informé que je peux mettre fin à l’expérience à tout moment, l’assurance annulation me donnant droit à un retour d’urgence en jet privé dans les douze heures suivant la demande que j’en ferais auprès de l’administration du lycée ou auprès de ma famille d’accueil ». Bien sûr, si Antoine ne s’intégrait pas, il pourrait demander à rentrer, mais si jamais, après s’être intégré, il se sentait brusquement perdu et malheureux, il pourrait aussi demander à rentrer : c’était prévu. Le père d’Antoine grommela qu’il n’y aurait pas besoin de jet privé : Antoine allait finir l’année scolaire et passer les épreuves anticipées du baccalauréat de français, ça lui ferait le plus grand bien.
  Cette fois, c’était bien fini ; « madame le proviseur » les raccompagna de telle manière qu’Antoine dut renoncer à aller découvrir la vue de la fenêtre de son bureau. Ils arrivaient sur le palier quand l’horloge Ungerer fit tinter les trois coups de quinze heures, de sa voix métallique et solennelle. Le dernier coup vibrait encore quand une sonnerie stridente se déclencha, venue de nulle part et de partout, retentissant dans tout le bâtiment, coupant net toute activité, donnant juste envie de se plaquer les mains sur les oreilles en souhaitant qu’elle s’arrête, qu’elle s’arrête vite… Voyant le sursaut d’Antoine, Catherine Muller eut un mince sourire :
  « Il va falloir vous y habituer : c’est la sonnerie qui indique, à chaque heure, la fin d’un cours et le début du suivant. Comme vous le voyez, le conduit part de notre horloge Ungerer, c’est un vieux système… »

Les mois suivants furent à la fois paisibles et étranges.
  Antoine observa beaucoup. Tout l’étonnait au début. Il resta discret et il apprit vite.
  Il apprit qu’il ne fallait pas résister à l’horloge Ungerer, que quand elle annonçait qu’il était dix heures le lundi matin, il fallait s’interrompre en plein raisonnement mathématique pour s’apprêter à parler littérature, et que lorsqu’elle faisait sonner onze heures, il ne fallait pas consacrer une minute de plus au spleen de Baudelaire ou à la tournure d’un vers de Racine, il s’agissait de mettre intégralement de côté ces pensées-là pour les reprendre plus tard, comme on rouvrait un cahier. C’était artificiel de devoir penser ainsi sur commande ; il découvrir cependant qu’il en était capable, comme un exercice de gymnastique mentale.
  Il apprit qu’être « aux Pontoches » était la base de sa nouvelle identité, que Louis Châtain, son voisin de chambre à l’internat, était son « copiaule » tandis que « madame le proviseur » devenait « la pro », voire « la Muller » quand les élèves parlaient d’elle derrière son dos. Il apprit surtout que l’occupation principale des sapiens de son âge était de parler des autres derrière leur dos, de commenter la coiffure, les fringues, le look, le mur, les performances, les prouesses, les propos et les réactions des autres, pas par curiosité, pour mieux les comprendre et connaître le monde, comme l’aurait fait son jeune cousin JasonJason Marcheur ; enfant ; fils de Guy Marcheur, fondateur avec Jean-Pierre Forestier de « Mon pari pour Paris » et de sa seconde femme Hélène, demi-frère cadet d’Ulysse Marcheur, cousin germain plus jeune d’Antoine et Barnabé Forestier et petit cousin de Colette Marcheur ; liber depuis l’âge de quatre ans, vif, curieux de tout, épris de voyages et d’aventures. Présent dans I : I et IX ; mentionné dans I : III., plutôt par besoin de se forger et d’exprimer en permanence des opinions sur tout cela et d’exister soi-même en tant que juge-arbitre énonciateur de sentences qui faisaient autorité. Antoine n’en revenait pas de constater l’énergie qu’ils mettaient tous à se soucier d’autrui, souvent sans une miette de bienveillance, la place que prenait dans leur mémoire ce qu’Unetelle avait dit à Untel dans telle circonstance. Cela paraissait absurde, mais on voyait que pour eux c’était naturel, comme une manière d’être toujours avec les autres en pensée ; aucun d’eux n’aurait pu vivre seul dans sa tête.
  Et à entendre prononcer en permanence auprès de lui tous ces jugements, il assimila peu à peu l’échelle de valeurs de cette opinion publique lycéenne. C’était « cinq étoiles » ou « méga like » d’avoir une place pour le concert de Dragon QueenCélèbre chanteuse pop-rock. Mentionnée dans I : VII. dans la grande salle de la Laiterie, d’être figurant dans la série sur ados qu’on tournait à l’Eurométropole, et, par-dessus tout, d’être un influenceur ou une influenceuse avec des milliers de followers, et des produits de marques gratuits. C’était « cool » d’assister avec ses parents au match de football amical entre Kehl et Strasbourg, surtout si c’était Strasbourg qui gagnait, de regarder une série à deux avec son copiaule en faisant ordi commun, de profiter en décembre de la place Kleber changée en patinoire payante pour toute la période des fêtes de fin d’année. C’était « lol » d’être l’acteur temporaire d’un moment comique involontaire, par exemple de sauter à cloche-pied à travers le vestiaire en tenant ses orteils et répétant : « Oh putain de ma mère ! » C’était « doof » ‒ personne ne disait rouillé ‒ de passer toute la soirée à faire des maths plusieurs jours avant le contrôle, de se disputer avec son copiaule pour la possession d’un placard ou le droit d’usage d’une paire d’écouteurs, de ne pas savoir s’y prendre pour embrasser une fille ou un garçon sur la bouche. C’était « trop nul » de rompre par Iph au lieu de l’annoncer en face au partenaire, d’oublier l’anniversaire d’un proche, de ne pas répondre au message d’un ou une ami(e) disant qu’il ou elle avait un problème. Tout comportement non prévu à travers cette grille se faisait taxer quant à lui de « zarbi », ce qui était presque pire.
  Certains jugements en outre s’appliquaient à des domaines particuliers. C’était « schleimer » de prendre trop souvent la parole en classe, de parler au professeur à la fin du cours et, surtout, d’avoir l’air d’en éprouver du plaisir. En revanche, on pouvait bavarder avec les pions et les assistants d’anglais ou d’allemand, se montrer fier d’avoir gagné leur attention ou leur confiance, de les appeler par leur prénom, de connaître tel ou tel détail de leur biographie, cela, c’était juste « cool », sans doute parce qu’ils étaient plus jeunes ou moins élevés dans la hiérarchie, bien qu’ils aient eux aussi le pouvoir de distribuer des autorisations ou des sanctions. De même, on pouvait travailler, réviser, s’intéresser dans une certaine mesure au contenu du cours, être fier d’avoir une bonne note ; ce n’était pas « schleimer » tant qu’on gardait ses distances avec l’enseignant, qu’on ne lui souriait pas et qu’on lui parlait le moins possible.
  Antoine fut certainement étiqueté schleimer les premières semaines : les professeurs lui semblaient au début les êtres les plus familiers puisqu’il n’avait connu jusqu’ici que des sapiens adultes. Puis il comprit et il ajusta le tir, bénéficiant d’ailleurs de cette marge d’indulgence qu’on accordait à ceux, assez nombreux, qui avaient étudié à la maison avant d’arriver aux Pontoches. Il ne fut jamais qualifié de zarbi. Il appliquait le conseil de la pro : il observait et il imitait, et cela même l’aidait à se fondre dans le groupe : tout le monde observait tout le monde en permanence, et bien des nouveaux venus timides se livraient à des imitations au moins aussi délibérées que celles d’Antoine, et beaucoup plus tendues et anxieuses, car pour lui, cela restait un jeu. Dans sa classe de Première options maths, sciences et langues vivantes, il parlait un peu à tout le monde, et à l’internat il participait sans déplaisir aux tournois de ping-pong, aux tirs au but dans un coin de la cour et aux parties de tarot du soir.
  Son copiaule, Louis Châtain, était un garçon effacé, petit et mince, prenant peu de place, qui ne s’intéressait ni au ping-pong, ni au tarot, ni aux filles, mais semblait se mouvoir avec indifférence dans la zone grise qui sépare le fondu dans la masse qui se fait oublier du zarbi pas assez intégré. Il n’était pas très bon en classe, travaillait environ une heure tous les soirs avec une application laborieuse, puis se livrait à sa seule passion : un jeu vidéo en ligne dans lequel il accomplissait des missions en territoire zombie et passait ainsi des niveaux. Le jeu prenait fin chaque soir à vingt-deux heures car la 5G était délibérément coupée la nuit en semaine. Louis Châtain semblait en prendre son parti : il s’endormait aussitôt, faisant des provisions de sommeil en vue des nuits blanches du vendredi et du samedi. Comme Antoine, Louis restait souvent le week-end dans cet internat aux trois quarts vides : il avait bien une tante à Mulhouse, mais c’était hors du territoire protégé, et les déplacements étaient rares et très contrôlés.
  Ce fut cependant en semaine, au début du mois d’octobre, pendant son heure quotidienne de travail scolaire, que sans aucun contexte Louis se tourna vers Antoine et déclara : « Toi, tu es un liber.
  ‒ Comment tu le sais ? » demanda Antoine impressionné.
  Louis ne répondit pas à cette question, fit mine de se replonger dans ses maths et ajouta seulement après plusieurs minutes de silence : « Moi aussi j’ai vécu à Paris. Jusqu’à mes treize ans. » (Il en avait seize.) «  Mais on doit pas en parler. »
  Et le sujet fut clos.
  Si bref qu’ait été ce dialogue, il instaura entre Antoine et Louis une forme particulière de complicité. Les week-ends et les mercredis après-midi, Louis prêtait systématiquement à Antoine son vélo dont il n’avait aucun besoin pour se déplacer virtuellement en territoire zombie. Antoine lui cédait en échange son ordinateur, plus pratique qu’un Iph pour découvrir les indices et les pièges de ses missions. Il le laissait aussi « regarder ce qu’il avait mis » quand il fallait répondre à des questions d’interprétation sur un texte littéraire, ou développer une expression écrite en anglais ou en allemand. Enfin, certains samedis en fin d’après-midi, quand Louis venait de réussir une mission et de passer au niveau supérieur, il fermait son jeu avec un soupir et lançait à Antoine derrière son épaule : « Tu veux qu’on regarde un truc ? ». Ils s’installaient alors à deux sur le troisième lit vide au milieu de leur chambre, la plus grande de l’internat, en face de l’ordinateur d’Antoine, et après quelques négociations, se retrouvaient en général devant un vieux classique type la première saison de Walking Dead.
  Presque aussi proche que Louis, aux antipodes cependant des zombies de Walking Dead, il y avait une externe, Valentine Frey, une grande fille forte et large d’épaules aux longs cheveux châtain clair, Strasbourgeoise de toujours et tête de classe incontestée. Valentine n’était pas schleimer, mais un peu zarbi à sa façon : elle était ce que les autres appelaient « une intello ». En effet, elle aimait apprendre, elle était toujours prête à emmagasiner n’importe quel fragment de connaissance objective et indémodable ‒ ce qui excluait notoirement ce qu’Unetelle avait dit à Untel en telle circonstance ; elle n’avait jamais de temps à perdre avec ces préoccupations-là ‒ elle aimait donc bien toutes les matières enseignées, avec une petite préférence pour la physique et la biologie. En outre, elle lisait beaucoup pour son plaisir. Antoine pouvait avoir avec elle le type de conversations qu’il avait d’habitude avec Barnabé et Jason. Ils parlaient des civilisations précolombiennes, de l’univers en expansion, de la physique quantique, de l’énergie dégagée par la fusion de l’atome et des promesses de développement qu’elle impliquait, de leur lecture de Dune ou de Mars la rouge, de l’œuvre monumentale et inachevée de George Martin, des poèmes de Baudelaire qu’ils préféraient. Ou bien Valentine démontait pour Antoine les rouages, les ressorts et les arrière-pensées de la politique allemande ; il la trouvait impressionnante dans ces moments-là, tellement plus mûre que lui ! Elle fut la première à lui expliquer que depuis la construction du mur de plexiglass, un des objectifs constants de leur si proche voisin d’outre Rhin était de faire rentrer Strasbourg dans le giron allemand, et elle le prévint aussitôt que Strasbourg ne se laisserait pas faire.
  Il leur arrivait même de parler des mutants. Valentine était persuadée n’en avoir jamais rencontré, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une opinion précise à leur sujet. Elle était sûre que c’était des êtres humains et qu’ils étaient à plaindre car ils étaient affectés d’un handicap d’un nouveau type, d’autant plus grave qu’il les rendait inconscients de ce qui leur manquait. Elle faisait à chaque fois la comparaison avec l’autisme : elle avait un cousin autiste génie en mathématiques et incapable de se débrouiller au quotidien. Les mutants, de même, avaient l’oreille musicale, des dons artistiques, des formes de pensée originales et enrichissantes, mais à quoi bon tout cela quand on ne comprend pas les règles de la vie sociale ? C’était bien triste ; se protéger d’eux derrière un mur de plexiglass n’était pas la solution. La seule chose à espérer était que Daniel GoujonFils de Mara Goujon ; chef de cabinet au ministère de l’Intérieur en l’an zéro, il devient ministre ensuite mais démissionne en l’an 5 pour fonder le Parti de l’Ordre, préparant ouvertement un coup d’Etat nécessaire selon lui pour rendre la France vivable à nouveau ; resté sapiens, il incarne les valeurs anciennes. Mentionné dans I : II et IX, et dans II : I. parvienne vite à prendre le pouvoir en France, que Strasbourg retrouve alors sa place dans l’hexagone : les mutants avaient autant que les autres le droit de vivre dans un environnement normal, il fallait à la fois les protéger d’eux-mêmes et leur donner les moyens de s’épanouir. Antoine n’eut jamais la tentation de lui faire des confidences ; c’était trop drôle de la voir raisonner sans se douter de rien !
  Quant aux adultes qui savaient à quoi s’en tenir sur sa nature, Antoine n’avait pas l’occasion d’en parler avec eux : il n’échangeait pas avec les professeurs et pour sa famille d’accueil le sujet était tabou. La pro qui supervisait le skype mensuel se contentait, en le menant vers l’ordinateur fixe d’un petit bureau privé attenant au sien, de lui demander si tout se passait bien pour lui, et de lui affirmer que d’après ce qu’elle en voyait, l’expérience était satisfaisante « pour le moment », elle martelait toujours ces dernières syllabes avec une insistance vaguement menaçante. Une seule exception, fin septembre, une nuit de week-end où les Pontoches paraissaient particulièrement déserts et fantastiques, au point qu’Antoine était parti en exploration, se demandant s’il pourrait pénétrer dans l’une des tourelles pour voir de là-haut la lune se refléter sur le canal du faux rempart. En chemin, il était tombé sur un pion d’internat lassé de surveiller des chambres vides, qui avait entrepris de son côté de se rouler un joint devant une fenêtre ouverte. Antoine était habitué à la déférence que beaucoup de sapiens montraient aux libers, de même qu’à l’admiration que suscitait dans le reste de la France le courage de ceux qui n’avaient pas cessé de vivre à Paris. Ce qui le frappa était ailleurs. La promptitude avec laquelle cet Alex Lang désobéissait au règlement des Pontoches dès qu’il n’y avait personne pour le voir, enfreignant à la fois l’article 4 sur le cannabis et le fameux article 15, puisqu’il ne demandait qu’à faire parler Antoine de son existence parisienne, alors que ce dernier avait pris l’engagement solennel de n’en rien dire ! Et son changement spectaculaire de personnalité, comme s’il avait ôté cette nuit-là un masque de sérieux et de respectabilité qu’il portait toujours d’habitude, et qu’il avait réenfilé dès le lendemain matin, quand ils s’étaient revus au réfectoire. Tout ce que racontaient les romans, les films et les séries sur l’hypocrisie de la vie sociale n’avait rien d’exagéré : les sapiens étaient vraiment comme ça.
  Le plus déroutant était sans doute qu’il connaissait déjà tout cela, par la fiction. Son impression dominante était d’être entré dans le livre ou dans le film, peuplé, comme toujours, de personnages dont il fallait admettre dès le début les réactions, cohérentes et déconcertantes à la fois : ils n’arrêtaient pas de faire des choses « malgré eux » sans y être forcés. Mais comme ce monde était joli, douillet et vieillot ! Et comme il était reposant et confortable ! Il n’y avait ni décombres, ni ruines, ni rouille et pas l’ombre d’un rat ; tout était pimpant, bien entretenu et en activité. Les chaussées étaient pleines de voitures électriques ou hybrides aux carrosseries étincelantes, tous les adultes travaillaient pour gagner de l’argent et tous les enfants allaient à l’école. Les seules armes à feu étaient suspendues à la ceinture des policiers, bien rangées dans leurs étuis. Il n’y avait pas d’agression, pas de bagarre, pas de braquage, pas d’attentat, on n’entendait jamais parler de suicide, les vols à l’arrachée étaient si rares que des sacs de courses pleins de nourriture se transportaient ouvertement dans la rue. Myzon livrait au compte-gouttes, dans de simples camionnettes, et ses livreurs eux-mêmes paraissaient détendus. C’était un peu comme l’Ill qui coulait si calmement qu’on avait pu changer un de ses bras en canal du faux rempart : Strasbourg tout entière se mirait dans l’eau tranquille.
  Dans cet environnement curieux et cette solitude nouvelle, Antoine n’était pas malheureux. Ni pendant le skype familial mensuel, même si c’était étrange de les voir tous réunis ‒ son père au centre, dirigeant la conversation, questionnant et racontant, sa mère qui le fixait avidement pendant quarante minutes et ne baissait la tête, les yeux pleins de larmes, que quand le curseur approchait inexorablement de la fin, Barnabé maussade qui ne participait pas au dialogue mais crayonnait sur ses genoux d’un bout à l’autre, lui en voulant toujours manifestement d’avoir dit oui, le petit Jason, assis devant en tailleur, excité, remuant, posant des questions sur tout, l’oncle GuyGuy Marcheur ; père d’Ulysse et de Jason Marcheur, époux en secondes noces d’Hélène Marcheur et cousin germain plus âgé de Colette Marcheur ; resté sapiens, il a fondé avec son beau-frère et associé Jean-Pierre Forestier l’entreprise immobilière « Mon pari pour Paris », rachetant à bas prix les appartements abandonnés pour les rénover et les louer ou les vendre en des temps meilleurs ; cela commence à rapporter... Mentionné dans I : I, VI et IX et dans II : I. et la tante HélèneHélène Marcheur ;seconde femme de Guy Marcheur, le fondateur avec Jean-Pierre Forestier de « Mon pari pour Paris », mère de Jason Marcheur, sœur cadette de Sophie Forestier ; restée sapiens, blonde, jolie et mondaine. Présente dans I : I ; mentionnée dans I : III et IX. serrés au fond sur la banquette, souriant beaucoup, se contorsionnant pour l’apercevoir et donnant de temps à autre des nouvelles rassurantes ‒ tous arrêtés là dans leurs vies sans rien d’autre à faire que le regarder et lui parler. Ni en novembre le jour de ses seize ans sans autre message sur son Iph que celui, en allemand, de la famille de Baden-Baden : selon la coutume des Pontoches, il fut la vedette d’un soir à l’internat, avec gâteau à la crème au menu en son honneur, bougies à souffler en public, réfectoire entier occupé à brayer le plus fort possible : « Joyeux anniversaire Antoine ! », c’était plutôt sympa, sans compter le joli carnet que Valentine lui offrit le lendemain en classe. Ni pour ce Noël passé à faire semblant d’être le grand fils de cette famille allemande idéale qui ne cherchait qu’à se mettre en quatre pour lui faire plaisir et lui faire aimer l’Allemagne : ils avaient loué un chalet dans la Forêt noire, le père l’initiait au ski de piste pendant que les plus jeunes enfants faisaient de la luge, et comme c’était beau cette neige, comme Barnabé, quoi qu’il en dise, aurait aimé voir ça !
  Valentine n’avait peut-être pas tort de dire que les libers avaient plus de sens artistique que les sapiens, peut-être était-ce, pour de bon, incompatible avec leur « vie sociale ». Bien souvent, quand ses camarades parlaient devoirs, révisions pour un contrôle, bonnes ou mauvaises notes, ou se prenaient la tête, une fois de plus, sur ce qu’Untel ou Unetelle avait dit ou avait fait, Antoine, lui, ne voyait qu’une chose : il habitait pour de bon dans cet incroyable château avec ce clocheton, ces tourelles et ces toits pointus ! Certains dimanches matins quand il était presque seul, entendre ses pas résonner dans l’escalier de pierre, passer devant sa vieille amie ou ennemie, l’horloge Ungerer, ou mieux, les samedis après-midi grimper jusqu’à l’ancienne salle de musique, en haut de la tour de l’ouest, traficoter un peu la serrure pour pouvoir y rentrer (ce n’était pas difficile, et le règlement n’en parlait pas), se mettre à la fenêtre pour regarder les bateaux passer sur le canal du faux rempart, allant vers l’Ill ou en revenant, regarder vers Grande Ile, voir Strasbourg jusqu’à l’horizon, la flèche de la cathédrale dominant cette mer de maisons anciennes, c’étaient de longues bouffées d’émerveillement. Il aimait aussi, dans ses sorties solitaires, se tenir sous le lycée, au bord du canal, sous le rideau de branches du saule qui tombaient jusqu’à terre, et à travers les feuillages frémissant dans le vent d’automne, respirer l’odeur fade de l’eau et regarder vers la ville. Et, bien sûr, il aimait enfourcher le vélo de Louis, et essayer de tout explorer et d’aller partout, il aimait en particulier rouler jusqu’à la Petite France, avec ses boutiques et ses maisons à colombage, c’était le Chemin de Traverse de son Poudlard, se glisser dans la cathédrale à temps pour voir fonctionner l’horloge astronomique, la Mort sonner le quart, l’Adolescent chasser l’Enfant, ou encore, filer vers le Rhin, aller au bout de la ville, savoir que tout s’arrêtait au fleuve-frontière et qu’il avait atteint la limite ultime. Plus tard, il prit l’habitude de rouler jusqu’au jardin des deux rives, d’emprunter la passerelle au-dessus du fleuve grossi par les pluies d’automne et d’hiver, parfois, de passer sur la rive allemande (la frontière alors n’était pas gardée, le mur de plexiglass suffisait aux Allemands aussi), plus souvent, de se contenter de s’arrêter au beau milieu, là où la passerelle s’élargissait, où les deux rives étaient également loin, estompées dans la brume hivernale, suspendu ainsi à l’extrême bord de la France, hors de tout lieu.
  Puis Paul GravièreAdolescent, fils du roboticien André Gravière et d’une chimiste allemande, Mina Gravière redevenue Grienenberger, neveu de l’ex fleuriste de Chartres Kurt Grienenberger. Mentionné dans I : II. arriva aux Pontoches, et tout fut changé.

Il surgit fin janvier de l’an 9, en pleine année scolaire. Un soir, la CPE chargée de l’internat passa voir Louis et Antoine dans leur chambre. Le lit du milieu allait être occupé à partir du lundi suivant ; elle savait bien qu’on leur avait dit en début d’année qu’ils allaient avoir plus de place parce qu’ils étaient souvent là le week-end, mais il s’agissait d’une situation imprévue à laquelle tout le monde devait s’adapter, et comme le nouveau allait être aussi leur camarade de classe, la meilleure solution semblait être de former ce groupe de trois, d’accord ? Antoine n’était pas d’accord, justement ; cependant, comme à son habitude, il calqua son comportement sur celui de Louis, qui fit preuve, en la circonstance, de l’illogisme propre aux sapiens : devant la CPE, il garda un visage fermé, dit « OK » et « pas de problème » quand c’étaient les répliques attendues, puis, sitôt qu’elle eut le dos tourné, il éclata en imprécations : ouais, les Pontoches, ça devenait n’importe quoi ! On s’était foutu de leur gueule ! Pourquoi est-ce qu’ils seraient les seuls à être à trois, alors qu’y avait un lit vide dans la chambre de ce gros garçon diabétique de Seconde 4, y avait qu’à mettre le nouveau avec lui !
  Paul Gravière fit son entrée comme au théâtre un personnage principal. Il était grand, beau garçon et hostile : « Ça, c’est ma provision de clopes, et elle s’appelle Pas touche. …Je vois que je m’inquiète pour rien ; tous les deux, vous êtes du genre à même pas fumer ! », « Vous en faites pas, je compte pas m’éterniser dans votre bahut. Au lycée français de Munich y m’ont gardé que trois mois, et encore, j’étais pas interne… » Antoine n’avait jamais rencontré quelqu’un comme lui : c’était un sapiens indocile !
  Les deux premières semaines, Antoine observa de tous ses yeux ce vivant paradoxe. Paul se levait cinq à dix minutes après le dernier moment où il aurait été raisonnable de le faire, prenait sa douche à l’heure du petit-déjeuner, voire se cassait le nez sur les portes de douche verrouillées, quand l’horloge Ungerer décrétait qu’il n’était plus temps de se laver, mais cheveux en bataille, baillant, soupirant et l’air excédé, il n’en gagnait pas moins sa place en même temps que les derniers retardataires externes, juste avant ou juste après l’entrée du professeur. Il semblait mettre un point d’honneur à ne pas apporter ses affaires en classe, ne pas prendre de notes en cours, ne pas même avoir sur lui de quoi écrire, mais les jours de contrôle il empruntait à ses voisins feuille de papier et stylo, et rendait sa copie quand même. En outre, son copiaule ne pouvait être dupe : Antoine l’avait vu à l’issue de son premier après-midi de congé ranger sans un mot dans son placard les manuels scolaires en usage aux Pontoches et le bon modèle de calculatrice. Et en rentrant d’une de ses traditionnelles parties de tarot, tandis que Louis dégommait ses zombies les yeux fixés sur son écran, il avait surpris Paul allongé sur son lit, en train de lire Les Fleurs du mal qu’ils étudiaient en cours, mais le livre avait disparu aussitôt et le lecteur honteux lui avait jeté un regard meurtrier. Pourquoi lançait-il à la cantonade : « Je vous jure ! Dès que j’ai dix-huit ans je passe à l’ouest… » alors qu’il n’avait pas besoin pour cela d’attendre ses dix-huit ans, le mur n’étant un obstacle que pour ceux qui voulaient entrer ? Ou plutôt, s’il était partagé entre des désirs contradictoires, comme aller voir ailleurs et pouvoir revenir près de sa famille, pourquoi faisait-il toujours comme si son unique désir allait dans un sens et que dans l’autre, c’était une chaîne de prison qu’il ne pouvait pas rompre ? Et pourquoi traitait-il ses camarades de lycée en public désigné de son one man show, tout en les détestant d’être là, voire d’exister ?
  Bref, Paul était pour Antoine le zarbi incarné, mais, plus zarbi encore si possible, il était pour tous les autres la quintessence de la coolitude, il aurait même été cinq étoiles si le qualificatif avait pu s’appliquer à un simple lycéen. Tout le monde voulait l’entendre raconter comment il s’était fait renvoyer du lycée français de Munich, tout le monde s’empressait de lui passer la feuille de papier et le stylo qu’il avait fait exprès de ne pas apporter, ou mettait son manuel au milieu pour qu’il puisse suivre en classe et que le professeur ne le remarque pas en train de bailler aux corneilles, alors qu’on se faisait souvent prier pour rendre les mêmes services à ceux qui oubliaient pour de bon leurs affaires. Quand on parlait de lui derrière son dos, on racontait ce qu’on prétendait savoir de son histoire, et les filles s’extasiaient sur ses yeux gris. Seule Valentine le trouvait « m’as-tu vu » et plaignait Antoine de devoir partager sa chambre avec ce frimeur narcissique qui se la jouait rebelle. Elle aussi partait du principe qu’un « rebelle » qui se plaignait en obéissant avait de quoi être admiré…
  Le comble fut atteint un après-midi en cours d’histoire. Ils en étaient à la seconde guerre mondiale, et la prof leur parlait avec émotion des « malgré nous », ces Alsaciens qui à partir de 1940 avaient été considérés du jour au lendemain comme allemands, mobilisés par la Wehrmacht et envoyés combattre pour l’Allemagne nazie. Antoine avait appris depuis longtemps à écouter ce genre d’histoire absurde sans sourciller ‒ on les entraîne à la guerre, on les arme, et ils sont « forcés d’obéir », ils ne pourraient pas avoir tout seuls l’idée de tourner leurs armes dans une nouvelle direction…‒ ; ses camarades, quant à eux, ne semblaient guère bouleversés par le triste sort des « malgré nous », et manifestaient juste leur ennui poli habituel. Soudain, Paul Gravière leva le doigt, et un frisson d’intérêt parcourut la classe. Ces « malgré nous », demanda Paul, est-ce qu’ils n’étaient pas restés dans l’armée allemande jusqu’au bout, même pendant sa défaite ? Est-ce qu’après le débarquement, certains d’entre eux n’avaient pas participé au crime de guerre d’Oradour-sur-Glane, réuni la population entière d’un village français dans l’église pour les faire brûler vifs ? Est-ce que tous les coupables n’auraient pas dû être jugés, sauf que l’État avait fait machine arrière en découvrant qu’une bonne partie d’entre eux étaient (à nouveau) français ? Antoine fut soufflé. C’était bien la plus horrible histoire de sapiens qu’il avait jamais entendue, et toutes les réactions devant celle-ci étaient inadéquates : la prof offusquée, incapable de contrer cette avalanche de faits qui n’allait pas dans le sens de sa compassion ; Valentine intéressée, prenant des notes, et regardant Paul avec un respect tout neuf ; la classe ravie de voir Paul battre la prof d’histoire sur son terrain avec tant de sang-froid, comptant les points comme dans un tournoi de ping-pong dans lequel il aurait pris le service de l’adversaire. Rien n’approchait cependant sa surprise de voir Paul, entre tous, manifester un tel mépris pour ces « malgré nous » auxquels il ressemblait comme un frère…
  Puis un soir, alors qu’il pleuvait dehors de la neige fondue et qu’Antoine et Louis, chacun à son bureau, étaient occupés à réviser pour le contrôle de maths du lendemain, Paul entrant dans la chambre affecta de fredonner : « Il pleut, il pleut, bergère » et Louis réagit au quart de tour :
  « Arrête de nous traiter de moutons, tu te prends pour qui ? Déjà, Antoine, c’est un liber, alors ferme-la une bonne fois, ça nous fera des vacances ! »
  « Antoine est un liber ?! » « Il fallait pas lui dire ! » : les deux exclamations avaient fusé, simultanées. Louis eut beau se mordre les lèvres, prétendre que c’était une blague et que Paul était doof d’avoir marché, c’était trop tard, il n’était pas crédible et de toute façon Paul ne l’écoutait pas, il fixait Antoine, éberlué, il le voyait pour la première fois.
  « Toi, tu es un liber ?… Alors pourquoi tu es là ?
  ‒ C’est une expérience d’un an. Pour apprendre à vous comprendre. Et j’y arrive pas. Toi, en tout cas, je te comprends pas du tout… »

Bas relief.

Ce fut le point de départ d’une conversation ininterrompue, juste suspendue parfois par des heures de cours ou des plages forcées de sommeil, qui dura presque une semaine pleine. Chacun était avide du mystère de l’autre. Et chacun en échange était prêt à tout dire, chacun se découvrait, se remettait en cause, confronté à des questions qu’il ne s’était jamais posées.
  Pour Antoine, le règlement du lycée était l’équivalent de la règle d’un jeu de société : pourquoi lui serait-il pénible de s’y plier ? On pouvait abandonner la partie à tout moment ! La contrainte de l’année n’était pas là, c’était cette obsession sapiens du regard des autres, et surtout, le fait de devoir en tenir compte. S’il était lui-même ? Eh bien, il serait zarbi, irrémédiablement. C’était drôle de pointer cela comme une critique, alors qu’en réalité, tout au monde était zarbi. La seule attitude qu’il ne comprenait pas, pas seulement chez les sapiens, chez Barnabé aussi, c’était de ne pas accepter les autres et le monde comme ils sont. …Oui, bien sûr qu’il aimait sa famille ! Elle ne lui manquait pas pour l’instant ; il savait qu’il la reverrait en juillet. En outre, il comblait le désir de son père en venant ici, même sa mère était en partie rassurée de le savoir dans un cadre qui lui semblait normal ; c’était important de faire plaisir aux parents quand on le pouvait, les pauvres étaient si perdus dans le monde actuel ! … Effectivement son père gagnait beaucoup d’argent, il avait fondé avec son oncle une société immobilière qui faisait de gros profits, mais ça ne les empêchait pas d’être perdus, quel rapport ? Au passage, il n’avait jamais compris pourquoi les sapiens attachaient tant d’importance à l’argent. …Enfin si, à la réflexion, les moments passés avec Barnabé et Jason lui manquaient (il le disait alors même que cela cessait d’être vrai, alors qu’il pouvait pour la première fois être pleinement lui-même devant un autre, comme il l’avait toujours été avec son frère et son cousin). …Les filles ne l’intéressaient pas pour le moment, même si elles lui plairaient sans doute plus tard : il n’en était pas là, et il n’était donc pas pressé. Oui, il entendait les autres en parler, et alors ? On ne peut pas désirer ressentir quelque chose qu’on n’imagine pas encore. …Souffrir de la solitude ? Antoine ne comprenait pas ce que cela voulait dire. On est toujours seul, non ? (Là encore, il le disait alors que ça cessait d’être vrai !) Il pouvait cependant imaginer que se sentir seul signifiait regarder les gens autour de soi et l’ensemble du monde comme une planète étrangère, ce qu’on éprouve sans doute avant de se suicider. …Bien sûr qu’il pensait au suicide, comme tout le monde : on est bien forcé d’y penser ! Chaque jour, si on est vivant, c’est parce qu’on décide de ne pas se tuer ; est-ce que vraiment les sapiens pouvaient l’oublier ? Mais ça ne l’avait jamais tenté. À une autre échelle, être vivant c’était comme participer au protocole Intégration : être pour un temps bref dans un territoire nouveau, y faire des découvertes qui vous laissent songeur, à part qu’à Strasbourg on n’était jamais en danger, ce qui était artificiel. La souffrance, le danger faisaient partie du « protocole ». La vie était une expérience zarbi !
  Pour Paul, le lycée était une prison, le règlement une brimade : comment pouvait-on leur interdire de sortir de telle heure à telle heure, par exemple ? Au moins, il avait réussi à traverser le Rhin, ce qui le rapprochait de son seul but, passer à l’ouest. Strasbourg, c’était écœurant à force d’être kitch. Ils étaient là derrière ce mur transparent et incassable comme dans une vitrine de musée : tout était joli et préservé parce que tout était artificiel, une exposition permanente sur le thème « Avant l’an zéro, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Il détestait l’Allemagne et les Français en Allemagne, il détestait sa propre moitié allemande qui le rendait obéissant malgré lui. …Et oui, d’accord, il détestait les « malgré nous » par peur de leur ressembler. Il ne pourrait jamais pardonner à sa mèreMina Grienenberger : ex Mina Gravière ; ex-femme du roboticien André Gravière, mère de Paul Gravière, sœur cadette de Kurt Grienenberger ; restée sapiens, elle poursuit à Munich sa carrière de chimiste dans l’industrie pharmaceutique. Présente dans I : II. de l’avoir mené là… est-ce qu’Antoine ne pouvait pas comprendre qu’il puisse à la fois l’aimer et lui en vouloir ? …Peut-être comme Barnabé en voulait à Antoine, si ce n’est qu’Antoine était juste parti, c’était son droit, la mère de Paul l’avait pris avec elle, c’était bien plus grave. À cause d’elle, Paul n’avait plus de contact avec son pèreAndré Gravière : ex-mari de Mina Grienenberger, père de Paul Gravière ; roboticien. Présent dans I : II. ; il ne savait même pas où il était ! Cela s’était joué pendant l’an zéro ; il n’en avait donc que les souvenirs brumeux de ses huit ans. Ses parents s’absentaient tout le temps sous prétexte de visiter des maisons en région parisienne ; ils lui avaient promis un jardin où il pourrait jouer tandis que son père, chercheur en robotique, aurait un atelier avec vue sur la Seine pour fabriquer et tester ses robots. Il se souvenait mieux de ce jardin imaginaire peuplé de robots rigolos que de l’appartement où ils vivaient à Pontoise. La maison n’avait jamais été achetée ; dans son souvenir suivant il était seul avec sa mère, en train de déménager à Munich, elle lui avouait qu’ils seraient en appartement là-bas et que son père ne venait pas : comme il était français il préférait rester en France. « Moi aussi je suis français ! » avait protesté Paul. « Oui, mais toi tu viens avec moi. » Fin de la discussion. Alors les cigarettes, il avait voulu essayer parce que c’était interdit, puis il s’était mis à aimer ça. Les filles de même, elles l’obsédaient d’avance, à la fois parce qu’il aimait imaginer des sensations nouvelles, et parce qu’elles étaient le symbole de sa future liberté d’adulte, le contraire de sa petite vie protégée de bon garçon allemand d’une mère dévouée allemande. …Paul n’avait jamais pensé que le regard des autres était important pour lui, mais peut-être qu’en effet il avait besoin d’eux pour se convaincre qu’il n’était pas comme eux, qu’il ne se contenterait pas de Strasbourg ou de l’Allemagne, qu’il trouverait le courage de franchir le mur, de chercher et retrouver son père. De reprendre sa vraie vie, là où on l’avait coupée de force. Ce courage, c’est vrai qu’il ne l’avait pas encore. Comment pourrait-il alors penser au suicide ? Il attendait de commencer à vivre !
  Diverses parties de ce long dialogue avaient lieu à mi-voix, assis sur le lit d’Antoine, alors que Louis, à son extrémité, travaillait à son bureau ou dégommait ses zombies. Au bout de quatre jours cependant, comme Antoine racontait à Paul ses expéditions à vélo dans Paris avec Barnabé et Jason, Louis les interrompit, indigné :
  « T’as pas le droit de lui parler de Paris !
  ‒ Oui, je sais, répondit Antoine, conciliant, mais Paul, c’est pas pareil : on est amis. »
  Il se rendit compte aussitôt qu’il avait dû déroger à une règle sapiens en voyant Louis pâlir et changer de visage tandis que Paul, saisi lui aussi, se reprenait et lui lançait méchamment : « Y a que la vérité qui blesse ! » Pendant qu’Antoine s’interrogeait avec perplexité sur ce qu’il pouvait y avoir de blessant dans sa phrase, Louis, détournant les yeux, était ressorti direct de la chambre en leur lançant un « Salut ! » glacial. Il revint une demi-heure plus tard, et, sans leur dire un mot, commença à déménager ses affaires ; ils apprirent ensuite par d’autres qu’il était allé trouver la CPE pour lui demander la permission de s’installer avec le garçon diabétique de Seconde 4.
  Ils eurent dès lors la grande chambre pour eux : Paul s’installa dans l’ancien lit de Louis, et le lit du milieu devint leur espace convivial. Paul ne parla plus de se faire renvoyer des Pontoches, apporta ses affaires en classe, brilla avec désinvolture en histoire, en langues (sa mère lui ayant toujours parlé allemand, il était parfaitement bilingue) et en littérature. Il n’aimait pas le foot, Antoine n’y tenait guère non plus, il devint en revanche un participant apprécié des tournois de ping-pong et des parties de tarot dont il sortait le plus souvent vainqueur, acharné à gagner, plus acharné encore à paraître s’en foutre. Plus de vélo le week-end, ce qui ne leur manquait pas : ils pouvaient passer de longues heures à marcher ensemble en parlant. Ils allaient parfois jusqu’au jardin des deux rives, puis au milieu de la passerelle sur le Rhin, et le plaisir de Paul était alors de faire des bras d’honneur en direction de l’Allemagne, de lui crier des insultes dans les deux langues, emportées par le vent du fleuve. Antoine s’amusait à le voir se taire d’un coup et changer d’attitude à chaque passage de promeneur, dans un sens ou dans l’autre. La frontière désormais était souvent gardée, mais les Strasbourgeois étaient les bienvenus à Kehl ou ailleurs, l’Allemagne leur ayant officiellement proposé de réintégrer le Lander de Baden-Baden, offrant même de faire de Strasbourg leur nouvelle capitale régionale. D’autres fois, ils prenaient le tram jusqu’au bout de la ligne B, traversaient les confins d’Eckbolsheim, puis trois kilomètres de campagne vague et hivernale comme un no man’s land, et ils regardaient de loin la vraie frontière, les barbelés, les postes de garde, le grand panneau « Sortez si vous voulez, mais vous ne pourrez plus revenir ». Alors Antoine prenait conscience qu’un jour prochain en juillet ses parents viendraient le chercher, qu’il franchirait ce mur définitivement en laissant Paul derrière lui, probablement pour un an au moins puisque Paul aurait dix-sept ans en août.
  Ils prirent aussi l’habitude, les week-ends et certains soirs de semaine, de retrouver dans l’ancienne salle de musique Alex Lang, le pion d’internat amateur secret de cannabis et de détails sur la vie parisienne. Son métier de pion lui permettait de gagner sa vie pendant sa « thèse de doctorat », une sorte de dissertation de huit cent pages qu’il allait écrire pendant cinq ans, après quoi, il enseignerait la préhistoire à l’Université de Strasbourg, ou, éventuellement, franchirait le mur pour trouver une université ailleurs, mais cela semblait l’effrayer. Son sujet de thèse portait sur la cohabitation entre néandertals et sapiens, qui avait duré des millénaires, sans extermination, peut-être même sans guerre tribale, et abouti à un mélange des gênes puisque tous les Européens avaient en eux un peu de néandertal, contrairement aux Africains qui étaient de purs sapiens. Alex Lang était donc curieux de la cohabitation entre espèces que vivaient Antoine et Paul dans leur amitié, et optimiste sur l’avenir d’une humanité à nouveau plus variée et plus riche. Simplement, comme beaucoup de sapiens, il craignait l’anarchie à l’ouest du mur et le manque de sécurité, il ne donnait pas tort à Daniel Goujon quand ce dernier parlait de « rétablir l’ordre »…
  Courant février, la pro convoqua Antoine et l’interrogea sur le déménagement de Louis Châtain. Antoine avait appris désormais qu’il aurait été schleimer de lui dire quoi que ce soit ; il s’en tînt donc mordicus à une version très sobre : Louis ne voulait pas être à trois dans une chambre donc il avait trouvé une nouvelle chambre de deux. La pro paraissait ennuyée, tout en affirmant à Antoine qu’elle ne lui reprochait rien : son intégration était un modèle, et la bonne influence qu’il avait sur Paul Gravière ne faisait aucun doute. Cependant, il avait été le voisin de chambre de Louis Châtain pendant des mois ; est-ce que ce dernier lui avait parlé de ce qui s’était passé à Paris ? Antoine crut d’abord qu’il lui fallait défendre Louis contre l’accusation d’avoir désobéi au règlement, avant de comprendre qu’il s’agissait d’autre chose : la pro croyait qu’il lui avait fait des confidences sur la mort violente de ses deux parents dans un attentat quand il avait treize ans. Il était si replié sur lui-même depuis ! Elle avait l’impression qu’il ne parlait à personne, dans leur classe ou à l’internat… Antoine ne put lui dire le contraire ; il s’abstînt juste de préciser qu’avec les autres Louis échangeait parfois quelques mots, tandis qu’il se détournait devant Paul et lui. Il y pensa ensuite assez souvent ; il aurait aimé arranger les choses avec Louis sans savoir comment s’y prendre, cela lui faisait de la peine de le voir si seul, en classe ou au réfectoire, et il se sentait un peu coupable. En même temps, c’était doof de la part de Louis de s’être braqué comme ça, pour une simple histoire de sens à donner au mot « ami », alors qu’il n’aurait jamais voulu échanger, discuter, faire et recevoir des confidences !
  Les jolis murs de Strasbourg ressemblaient désormais davantage à ceux de Paris : ils s’étaient couverts d’affiches en vue du référendum sur le rattachement à l’Allemagne, fixé au 10 mai. Les plus nombreuses étaient « Strasbourg ville libre ». On en voyait aussi divisées en deux en oblique pour mettre en parallèle une photo de Ludwig Schwarz vociférant et une autre d’Adolf Hitler exactement dans la même position, avec la bouche ouverte de la même façon, et le même regard furibard. Avec en bas, sous Ludwig Schwarz, la question :
  « Vous voulez vraiment que ce soit notre nouveau chef d’État ?  »
  (Tous ceux qui étaient hostiles à l’Allemagne affectaient de croire qu’il était déjà élu, alors que, comme le disait la famille d’accueil d’Antoine, il fallait encore espérer que les modérés l’emporteraient.) Les affiches de l’autre camp étaient plus rares, aussitôt recouvertes ou gribouillées, et bien sûr toujours bilingues français-allemand : Eine groꞵe Stadt für einen groꞵe Staat / Une grande cité pour un grand État, Straꞵburg Landeshauptstadt / Strasbourg capitale régionale, qui suscitait en général une réplique cinglante au marqueur noir, du type : « Dans tes rêves, Schwarz de mes deux ! ». Il y avait désormais des graffitis qui surgissaient la nuit et que la municipalité faisait nettoyer aussitôt ; Antoine eut le temps d’apercevoir un samedi matin place Kléber un « Les boches dehors ! ». On racontait que les belles voitures allemandes garées trop négligemment dans les rues se retrouvaient avec les pneus crevés ou la carrosserie rayée. Même aux Pontoches, on parlait politique, l’opinion dominante était qu’il ne fallait pas se faire bouffer. Bavarder avec l’assistant d’allemand n’était plus cool, c’était désormais mal vu car « proboche », nouveau mot apparu dans le vocabulaire lycéen. Et Paul, toujours imbattable sur les chants du passé dont il possédait en mémoire un réservoir inépuisable, prit l’habitude de sauter du lit le matin (à la bourre, mais moins en retard qu’en janvier) en chantant à pleine voix « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ! » Si Antoine dans l’intimité de la chambre avait droit aux paroles des trois couplets, toute allusion en cours à la grandeur de l’Allemagne ou la richesse de sa civilisation suscitait en réponse l’air fredonné ou siffloté par Paul, ou au moins le rythme tambouriné avec les doigts sur un coin de table, protestation allusive pour lui-même et pour Antoine qui s’en amusait, s’émerveillant des ressources imaginatives de cette indocilité sous le manteau.
  Antoine et Paul n’en franchissaient pas moins le Rhin ensemble une fois par mois, pour leurs week-ends respectifs à Baden-Baden et à Munich, dûment synchronisés par Paul pour qu’aucun des deux ne reste sans l’autre à l’internat. Et la grande affaire pour eux était alors qu’Antoine vienne passer les vacances de Pâques avec Paul, non à Munich, mais à Ingolstadt, dans la maison d’enfance de sa mère, Mina Grienenberger. Antoine avait obtenu l’accord de principe de sa famille d’accueil, puis il fut pris d’un scrupule : est-ce que la mère de Paul serait d’accord pour recevoir un liber sous son toit ? Paul lui répondit d’abord de ne pas s’en faire: sa mère n’était pas neurotypiste, le propre frère aîné de celle-ci, l’oncle Kurt de Paul qu’ils allaient voir à Ingolstadt, était liber lui aussi. Il y en avait quelques uns en Allemagne, qui préféraient vivre dans un monde à l’ancienne.
  Antoine insista : « Ta mère sait que je suis liber ?
  ‒ Tu me laisses gérer ça, OK ? »
  Il fut très bien reçu à Ingolstadt. La grande maison de famille, ex maison de maître dans un vieux bourg devenu quartier périphérique, appartenait à l’oncle KurtKurt Grienenberger ; frère aîné de Mina Gravière, oncle de Paul Gravière ; fleuriste à Chartres en l’an zéro et patron de Rachid Kerabi ; voulant ignorer qu’il est liber, il retourne dans son Allemagne natale en l’an 2 pour y retrouver l’ordre, prend sa retraite et espère cultiver en paix ses orchidées. Mentionné dans I : V et VII., un fleuriste à la retraite, qui en avait hérité de ses parents ; Mina, la mère de Paul, y était très attachée et y revenait le plus souvent possible, même si son poste dans l’industrie pharmaceutique l’obligeait à habiter Munich. Et Antoine ne fut pas long à s’apercevoir que Paul détestait bien moins cette maison et cette ville qu’il ne l’affirmait ; il suffisait de le voir lui montrer les divers souvenirs de ses grands-parents, les vieux arbres du jardin, les merveilleuses orchidées de son oncle dans la serre, ou lui faire visiter la ville pleine de traces du passé, dont une « prison pour officiers remuants » dans laquelle on avait enfermé au début du XXe siècle des militaires allemandes hostiles à la première guerre mondiale, si, si ! Mina Grienenberger n’avait rien du monstre froid que décrivait Paul, c’était juste une mère sérieuse, anxieuse et tendue, un peu comme celle d’Antoine, qui avait en plus les responsabilités de chef de famille, le souci des études et de la carrière de Paul qui, chez les Forestier, étaient l’apanage du père. Le frère et la sœur Grienenberger avaient vécu tous deux de longues années en France, et étaient heureux de retrouver leur français pour recevoir un ami de Paul. L’allemand ne servait guère qu’aux disputes familiales dont il accentuait la rudesse. Là encore, l’illogisme sapiens de Paul était fascinant : chaque fois qu’il avait envie de faire quelque chose d’inédit avec Antoine, du type aller passer à deux un week-end à Berlin en dormant en auberge de jeunesse, il en parlait à sa mère d’abord, elle disait non, il insistait, ils se disputaient, pour finir ils restaient fâchés une journée entière et Paul se privait de ce qui lui aurait fait plaisir. Aux yeux d’Antoine, il aurait été tellement plus simple de ne rien demander, de mettre sa mère devant le fait accompli et de la rassurer et la consoler ensuite ! Ils étaient assez proches pour qu’il le lui fasse remarquer, mais son ami se contenta de grommeler d’un air malheureux : « Je pourrais pas faire ça. »
  Paul était pourtant capable sur d’autres terrains de mettre sa mère devant le fait accompli, témoin une dispute initiée pour une fois par Mina Grienenberger au début de la seconde semaine, dont Antoine parvint à saisir les grandes lignes : est-ce que Paul la prenait pour une idiote ? Son ami était liber, ça se voyait ! Bien sûr qu’elle n’avait rien contre lui, il était très bien, rien non plus contre le protocole Intégration que Paul lui expliquait en vociférant, c’était beau et courageux de la part des Pontonniers. Tandis que ramener Antoine avec lui en Allemagne, de la part de Paul c’était de l’inconscience ! Elle ne parlait pas du danger pour elle-même, ni pour son frère qui avait déjà assez de problèmes comme ça : et le danger que Paul faisait courir à Antoine, est-ce qu’il y pensait ? N’importe quel contrôle de police pouvait l’envoyer se faire tester d’urgence, en « procédure accompagnée » ! Une fois étiqueté liber, Antoine ne risquait pas seulement d’être reconduit à la frontière la plus proche, par laquelle il ne pourrait pas rentrer à Strasbourg : et s’il tombait sur un groupe de Deutsch und rein, les partisans de Ludwig Schwarz, et qu’il était lynché en route ? C’était la pire période, avec cette coalition qui avait volé en éclats, le parti de Schwarz qui provoquait les élections car il se sentait capable d’obtenir la majorité à lui seul, ses partisans qui se croyaient tout permis ! Paul était tout de même en âge de comprendre ce qui se passait autour de lui : son oncle qui avait cru pouvoir vivre en paix dans son pays natal, qui ne savait même pas au départ qu’il était liber… d’accord, qui n’avait pas voulu le croire, ça ne changeait rien, eh bien, il était désormais fiché M et en résidence surveillée, et si Schwarz devenait chancelier, on l’obligerait à se faire stériliser, même à son âge, alors qu’une mutation due à la rencontre des Omasanty ne pouvait pas être héréditaire ! (Cette partie-là de la conversation, Antoine ne l’avait pas comprise ; Paul la lui expliqua plus tard.) Puis la dispute dévia et rebondit sur le thème inépuisable du « Tu vois bien que l’Allemagne est le pire pays au monde, à dix-huit ans je me casse, etc. » Mina Grienenberger n’aimait pas l’évolution politique de son pays, mais cela restait le sien, et il avait le mérite selon elle de ne pas avoir sombré dans le chaos.
  Antoine eut ensuite avec la mère de Paul, alors qu’ils épluchaient à deux les pommes de terre du dîner, la conversation qu’il avait eue avec ses parents lors du dernier skype mensuel. Il ne risquait rien en Allemagne tant qu’on n’exigeait pas dans l’appli « Identité » le résultat récent d’un test de dépistage. Jusque-là, il lui suffisait de prouver qu’il était lycéen à Strasbourg pour être insoupçonnable. Les seuls sapiens capables de le repérer étaient ceux qui connaissaient vraiment les libers, donc qui n’étaient pas neurotypistes. Il se sentait en sécurité. Et il aimait bien l’Allemagne, malgré Ludwig Schwarz. Ce dernier faisait le méchant parce qu’il avait peur ; la grande Allemagne était aux yeux d’Antoine un petit pays blotti derrière ses frontières, effrayé par le reste du monde et obstiné à préserver l’ordre du passé, comme Strasbourg en plus grand. Mina Grienenberger n’était guère expansive ; elle le remercia tout de même avec émotion de son indulgence lucide et de sa bonne influence sur Paul ; Antoine la laissa dire, comme il l’avait fait pour la pro, mais cette notion d’influence restait très vague pour lui.
  Ils rentrèrent sans encombres, juste avant l’élection qui accorda à Deutsch und rein la majorité absolue et fit par conséquent de Schwarz le nouveau chancelier. Cependant, le printemps était magnifique à Strasbourg, plein de volées de cloches, de nids de cigognes et de glycines en fleurs, jamais le canal du faux rempart n’avait été aussi bleu, et jamais Antoine n’avait été aussi heureux. Dans le skype de la mi-mai, il rassura avec conviction ses parents : Strasbourg, ce n’était pas l’Allemagne ! Les résultats du référendum étaient assez éloquents : près de 77 % contre le rattachement au Lander de Baden-Baden ! (Ils avaient fêté ça à l’internat avec des bières planquées sous les lits.) Ludwig Schwarz ne faisait pas recette à Strasbourg. D’accord, les Strasbourgeois depuis n’étaient plus les bienvenus en Allemagne, mais quelle importance ? Il ne retournerait plus à Baden-Baden, il comptait rester à l’internat pour réviser les épreuves anticipées du bac. Il ne fallait pas qu’ils s’inquiètent tant de l’ambiance et de la situation politique : il était enchanté de cette année.

Depuis début février, Antoine n’avait guère eu l’occasion de passer du temps avec Valentine mais il était prévu depuis longtemps qu’ils révisent l’oral du bac français ensemble en s’interrogeant mutuellement. Antoine en effet avait du mal à répondre dans son commentaire à la question posée par l’examinateur sans partir dans des digressions. Paul n’avait pas ce problème et considérait que réviser en littérature était indigne de lui. Le jeudi 27 mai après les cours, Antoine se rendit donc chez Valentine pour leur première séance d’entraînement à deux ; comme il faisait beau, elle eut lieu dans le jardin, sous une tonnelle de roses jaunes qui embaumaient. Ils étaient joyeux de se retrouver, avec malheureusement l’œil sur la montre puisqu’Antoine devait être de retour à l’internat à dix-huit heures quarante, et il était clair qu’ils s’apportaient réciproquement imagination et rigueur.
  Le dernier quart d’heure de debriefing fut perturbé par l’arrivée bruyante d’un message vidéo de Paul. Valentine eut l’air contrariée ; voyant le visage de l’intrus apparaître sur l’écran près de la main de son camarade, elle voulut s’éloigner et commença à enjamber le banc sur lequel ils étaient assis à deux, mais Antoine lui fit signe de rester : ce ne serait pas long. Elle s’immobilisa à califourchon et les regarda de travers, lui et le petit Paul surexcité de l’Iph qui se mit aussitôt à crier : alors qu’il se baladait à l’Orangerie, il avait rencontré deux filles ! À l’entendre prononcer ce dernier mot, on aurait cru qu’il s’agissait de créatures rarissimes, on n’aurait jamais dit qu’il en côtoyait chaque jour plus d’une quinzaine en classe… Ces filles étaient au Fustel, Fustel de Coulanges, le grand lycée de centre-ville, et elles l’avaient invité à une soirée dans une villa de riche juste à côté de l’Orangerie. Pas dans le genre minable de la fois précédente, packs de bière tiède planqués sous les lits à l’internat, clopes fumées à la fenêtre et impossible de pénétrer dans le bâtiment des filles, non, une vraie soirée : parents absents, villa à disposition, alcools forts, shit, autant de filles que de mecs… Il fallait qu’ils y aillent : il avait dit qu’il serait avec un copain, il avait son idée pour faire le mur, ils allaient s’éclater !
  Antoine, plus amusé que surpris par l’enthousiasme de Paul, n’avait encore rien décidé que Valentine montait déjà sur ses grands chevaux, en plein trip sapiens de « je me sens concernée par les faits et gestes d’autrui et j’éprouve le besoin de donner mon avis à ce sujet » : Antoine n’allait pas participer à une soirée en pleines révisions du bac français ! Et faire le mur pour ça, au risque de se faire renvoyer ! Il la laissa se déchaîner, faisant de son mieux pour s’empêcher de sourire. Quelques heures plus tôt, Paul qui ne se souvenait plus du prénom de Valentine lui avait dit : « je vais me balader au parc pendant que tu révises avec ta Walkyrie ». Valentine en jean, enfourchant ce large banc de ses cuisses fortes et musclées, tout en tonitruant contre les soirées, sourcils froncés, cheveux lâchés, blonds et raides, agités par la brise, avait réellement tout d’une Walkyrie, il ne lui manquait que le casque et les tresses…
  « T’en fais pas, je me ferai pas renvoyer. Et puis je sais pas, c’est peut-être très bien… Tu pourrais venir aussi ! »
  Valentine fut coupée net dans sa diatribe et le regarda, interdite : « Tu voudrais que j’y aille avec toi ?
  ‒ Euh, non, pas spécialement. Je dis juste que tu pourrais essayer, vu qu’on y va et que visiblement on peut toujours amener une personne de plus. Et si ça te plait pas, comme c’est dans ton coin, tu seras pas loin pour rentrer. »
  En pressant le pas dans sa course contre l’horloge Ungerer, Antoine s’interrogea avec perplexité sur l’attitude glaciale de Valentine à son égard à la fin de sa visite. Il n’avait pourtant pas refait la même gaffe qu’avec Louis Châtain ! Elle savait bien qu’avec les révisions du bac français, il aurait plein d’autres occasions de la voir que cette soirée !

Le plan de Paul pour faire le mur était aussi simple qu’efficace : il suffisait de s’adresser à Alex Lang, de surveillance cette nuit-là : il leur avait vanté récemment les rites de passage permettant aux jeunes garçons de devenir des hommes, en rapprochant les cérémonies d’initiation tribales des « soirées » actuelles. En effet, Alex les encouragea à y aller : si on ne vivait pas cette expérience-là à seize ans, on n’avait rien vécu ! C’était le genre de circonstance où il FALLAIT désobéir au règlement ! Cette affirmation joyeuse plongea Antoine dans un abîme de réflexions nouvelles sur les sapiens. Quant à la logistique, elle était toute bête. Alex tenait à attendre vingt-et une heures parce qu’alors, les visites d’une chambre à l’autre étaient interdites, tandis que jusque-là leur absence risquait d’être remarquée par leurs camarades. Puis il leur fournissait un passe électronique permettant d’ouvrir à la fois l’internat des garçons et la petite porte à gauche des grilles. Ils revenaient dans la nuit avec le même passe, impérativement avant six heures du matin car ensuite, les Pontoches seraient en mode réveil ; il commencerait à y avoir des allées et venues des fournisseurs ou des femmes de ménage. Ils lui rendraient le passe à sa prochaine surveillance, le mardi suivant.
  Ainsi fut fait. Ils partirent d’un bon pas, Paul fou de joie, scandant « on va pécho ! on va pécho ! » sur l’air de « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine », Antoine amusé, curieux et plutôt content de l’accompagner. Le trajet était assez long car ils durent contourner l’Orangerie : à Strasbourg, les parcs fermaient à la tombée de la nuit. Ils arrivèrent dans l’ancien quartier des ambassades du temps de l’UE : de larges rues tranquilles, de belles maisons à la fois alignées et espacées, car elles avaient toutes des débuts de jardin devant et sur les côtés, et davantage sans doute derrière. Impossible de rater la villa de Witt : du trottoir on profitait déjà du dernier tube de Dragon Queen. Paul avait envoyé un message à Justine, la fille brune extravertie rencontrée au parc avec sa copine Sarah ; toutes deux s’avancèrent joyeusement à leur rencontre. Ils n’avaient rien manqué, la soirée commençait à peine.
  Justine voulut d’abord leur faire faire le tour des lieux : il y avait du monde partout, tous à vue de nez entre quinze et dix-huit ans. Certains fumaient sur la pelouse devant la maison, ou y guettaient de prochains arrivants. Au rez-de-chaussée la voix aigüe de Dragon Queen couvrait toutes les conversations tandis que les basses sourdes qui l’accompagnaient vous résonnaient dans le ventre, on ne pouvait qu’y céder et danser, puis quand on n’en pouvait plus, aller boire, et une file impressionnante de bouteilles d’alcool s’allongeait sur une table contre un mur, puis poser son verre n’importe où et retourner danser. Sur le grand et bel escalier intérieur, on s’élevait au-dessus de la musique et on avait une vue d’ensemble sur les danseurs ; une jolie pendule de Munich tentant de sonner dix heures sans être entendue rappela à Antoine l’horloge Ungerer. Au premier étage, on s’entendait parler : il y avait des chambres où certains s’embrassaient sur des lits, et surtout un second salon moins immense que celui du bas, où on vendait du shit, on se roulait des joints sur des tables basses, ou on bavardait tout simplement sur des banquettes ; un correspondant allemand blond se faisait charrier sur « Strasbourg capitale régionale » et répondait sans se démonter, en français, avec un fort accent. Sur le perron dallé derrière la villa, beaucoup étaient sortis leur verre à la main pour échapper à la musique trop forte à l’intérieur, tandis qu’un grand labrador allait de groupe en groupe en remuant la queue. Le perron débouchait sur une piscine bleu-turquoise éclairée de toutes parts par des projecteurs, qui était le seul endroit désert, et en même temps, le plus désirable. Antoine alla aussitôt mettre sa main dans l’eau du petit bain, mais la retira vite. Justine s’esclaffa : tout le monde avait fait comme lui en arrivant ! La piscine n’était pas chauffée : d’après ce qu’elle avait compris, le propriétaire l’avait faite creuser au temps où on croyait que le réchauffement climatique allait permettre de s’y baigner la moitié de l’année, puis l’an zéro était passé par là, finalement il ne faisait pas si chaud sur Terre…
  La piscine leur servit tout de même à faire connaissance : leur petit groupe de quatre en longea les bords, isolé ainsi des autres. Justine ouvrait la marche avec assurance, commentant les lieux et les gens. Paul à un pas derrière elle lui donnait la réplique, oscillant en permanence entre la coolitude blasée d’un habitué et l’enthousiasme d’un néophyte. Sarah et Antoine marchaient derrière côte à côte : Sarah ne disait pas grand-chose, mais elle avait un très joli sourire. Antoine comprit cependant que même si les organisateurs de la soirée étaient eux aussi au Fustel, Justine et Sarah les connaissaient peu ; elles étaient elles aussi en territoire inconnu. Et dans quelle mesure tous les autres se connaissaient-ils entre eux ? De retour sur le perron, ils furent témoin d’un incident : un grand type tout en bras et en jambes avait eu l’idée « pour rigoler » de verser du whisky dans l’écuelle du labrador, il avait été pris à partie par le fils de la maison, un petit teigneux tout vêtu de marques : « Si tu touches encore à mon chien, je te défonce la gueule, tu as compris ? » L’autre hochait la tête avec un sourire jusqu’aux oreilles, paraissant toujours persuadé que son geste était le comble de l’humour et qu’il lui avait valu une sympathie universelle. Il s’écarta finalement de quelques pas, et Antoine entendit le petit teigneux demander à son entourage : « C’est qui, ce doof ? Qui c’est qui l’a amené ? »
  Danse en carré de quatre, sur Dragon Queen ; Paul déchaîné, scandant les paroles du refrain, se déhanchant pour imiter la chanteuse, Justine riant, Antoine et Sarah s’amusant bien aussi. Whiskys-cocas servis par Paul, « beaucoup de whisky, peu de coca ». Paul but le sien d’une traite, Justine et Sarah s’arrêtèrent au bout de quelques gorgées, Antoine trempa juste les lèvres, aussitôt le goût douceâtre du whisky l’écœura. Est-ce que les autres aimaient vraiment ça, ou est-ce qu’ils faisaient semblant pour des raisons de prestige ? Danse à nouveau, sur Britt O’Pear ; le grand type qui avait versé du whisky au chien dansait non loin d’eux, visage impassible, avec des mouvements saccadés et des entrechats extraordinaires ; il lançait ses longs bras et ses longues jambes de côté, prenait plus de place que tout le monde et ne passait pas inaperçu. Voyant Antoine le regarder, Sarah lui glissa : « on dirait un faucheux qui se prendrait pour un oiseau », et Antoine rit parce que c’était tout à fait ça. Paul voulait retourner chercher à boire, les filles protestèrent qu’elles n’avaient même pas fini leur whisky-coca. Elles retrouvèrent leur verre, en burent un peu, Antoine n’avait pas envie de chercher le sien. Paul revint avec une vodka-orange et insista pour la faire goûter à Antoine : c’était moins mauvais que le whisky-coca mais Antoine n’aimait pas la sensation que lui donnait l’alcool de basculer dans un monde trop grand plein de pensées incontrôlables, un peu comme une bouffée de joint. Paul adorait la vodka-orange et dansait tout près de Justine ; Sarah prit des photos sur son Iph sur lesquelles ils essayèrent d’apparaître tous les quatre à la fois, se collant les uns contre les autres et riant beaucoup. Puis, pendant longtemps, tout le monde dansa sur les Bonzaïs, avec seulement à intervalles réguliers Paul allant rechercher de la vodka-orange. Le grand type s’appelait Greg et il venait de Colmar, il le disait à tout le monde, demandait les prénoms de tous les autres, les faisait répéter à cause de la musique, les mélangeait tous. Justine buvait à son tour une vodka-orange et criait des trucs à l’oreille de Paul, Antoine voyait que Paul lui plaisait et qu’il devrait mettre de l’ordre dans tout ce qu’il voulait commencer ce soir ! Mais Paul déchaîné et délirant était impatient de goûter à tout : les daïquiris au rhum et à la menthe, et les bloody mary, de la vodka et du jus de tomate, et le shit, s’ils montaient tous en acheter ?, il aurait voulu en fumer un peu, Alex Lang ne l’avait jamais laissé essayer… Et bien sûr, le meilleur de tout : la vodka-orange sans orange… Pendant ce temps et tout en dansant, le correspondant allemand roulait une pelle interminable à l’un des Strasbourgeois qui le plaisantait tout à l’heure, et on criait près d’eux « Vive l’amour entre ennemis héréditaires ! » Et le petit teigneux de son côté se plaignait des Bonzaïs et voulait qu’on revienne à Dragon Queen. Puis ce fut Dragon Queen à nouveau, et Antoine n’eut plus conscience de rien, si ce n’est d’une masse trépidante dont il faisait partie, et de la présence de Sarah…
  Paul et Justine avaient dû monter acheter du shit, puis aller fumer. Parce qu’un certain temps plus tard, Paul fut de retour défoncé, ou peut-être juste bourré, au point qu’il saisit au vol entre deux morceaux de musique une allusion au référendum et entonna à pleins poumons : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ! » Il conquit ainsi un public qui, Justine en tête, le suivit sur les marches du grand escalier, se massa autour de lui pour entendre les paroles malgré Dragon Queen qui refaisait fureur en bas, puis l’applaudit à tout rompre. Malheureusement, ce fut son chant du cygne. Quand Justine lui proposa ensuite d’aller respirer un peu au bord de la piscine, ce qui signait le but à portée de main : en deux temps trois mouvements il l’aurait « pécho » ! il ne put que lui répondre : « Là faut que je m’allonge, j’ai la tête qui tourne, je te rejoins dans deux minutes ». Puis il gravit l’escalier, chancelant, se tenant à la rampe.
  Les trois autres retournèrent danser en l’attendant, mais leur carré se délita, Justine et Sarah furent happées par un autre groupe. Antoine continua un moment tout seul, puis il alla se verser sa spécialité, inverse de celle de Paul : la vodka-orange sans vodka. En chemin, il croisa Greg épuisé, hébété, avec toujours son large sourire plaqué sur le visage, et son vain désir de connaître les prénoms de tous :
  « Toi, tu es Paul, c’est ça ?
  ‒ Non. »
  Qu’est-ce qu’il fabriquait, Paul, au fait ? Il laissait passer sa chance avec Justine ! Revigoré par trois grands verres de jus d’orange, Antoine se lança à sa recherche, et le découvrit à l’étage, dormant à poings fermés, même pas sur un lit, juste par terre dans le salon du haut, allongé contre un mur. Les exclamations bruyantes des participants d’un jeu à boire à ne le troublaient pas du tout.
  Antoine regagnait le haut de l’escalier lorsqu’il vit Sarah monter vers lui ; elle le cherchait, elle s’illumina en le voyant et lui adressa son si joli sourire. Ils s’accoudèrent sur le palier d’où on voyait les danseurs ; éloignés à la fois de la musique d’en bas et du jeu d’en haut, ils étaient nichés à deux au seul endroit de la villa où on pouvait s’entendre parler. Donc Paul dormait ? Pas étonnant, après tout ce qu’il avait bu ! On n’avait pourtant pas besoin de tant d’alcool pour se sentir bien ! Et les yeux et le sourire de Sarah disaient qu’elle se sentait très bien avec Antoine, ce qui était réciproque. Ils parlaient avec aisance de choses et d’autres : les mérites comparés de Britt O’Pear et des Bonzaïs, Fustel versus les Pontoches, l’ambiance à l’internat aux Pontoches, Justine toujours très sûre d’elle tandis que Sarah était plus timide « d’habitude »… Antoine regardait ces lèvres roses à quelques centimètres, et commençait à imaginer le plaisir qu’il pourrait y avoir à recouvrir cette bouche avec sa propre bouche. « J’aime bien ton style », lui disait la bouche rose, ce qui le flatta et l’enchanta : il ne savait même pas qu’il avait un « style » !
  Comment en étaient-ils venus aux vacances d’été ? Début juillet, Sarah devait aller avec Justine et un groupe d’amis français et allemands camper une semaine au bord du lac de Constance :
  « Ça te dirait de venir avec nous ? »
  Antoine soupesa mentalement les objections raisonnables : sa famille qu’il n’avait pas vue depuis près d’un an, l’Allemagne où il venait de promettre à son père de ne pas retourner. Elles ne faisaient pas le poids : « Ça me dirait carrément ! Est-ce que Paul pourrait venir aussi ?
  ‒ Si tu veux.. » répondit Sarah avec un haussement d’épaule éloquent, qui voulait dire : après la manière dont il a planté Justine, je vais avoir du mal à la convaincre, mais si c’est la condition pour que toi tu viennes…
  Chacun, penché sur son Iph, ajouta l’autre à ses contacts, puis Sarah développa un peu le projet : l’Allemagne n’était qu’un point de départ, leur vrai but était de traverser ou longer le lac jusqu’à la rive suisse, hors du territoire protégé. Elle en parlait avec ferveur quand une exclamation venue de l’étage vint détourner l’attention d’Antoine :
  « T’as pas entendu “cerveau niqué” ?! À qui ils parlent ? »
  Sarah coupée en pleine phrase tendit un moment l’oreille avec Antoine. Elle était plus près de la porte donnant dans le salon du haut : « C’est rien, c’est le doof de Colmar qui participe à leur jeu à boire et qui fait encore n’importe quoi…
  ‒ Tu veux dire Greg ? Mais c’est pas un liber !
  ‒ Tu crois ? fit Sarah avec indifférence. C’est quand même un cerveau niqué… »
  Ils n’avaient pas entendu venir Justine qui déboula à cet instant précis par le grand escalier et s’adressa à Sarah sans reprendre haleine. Elle l’avait cherchée partout ! Son frère venait les prendre en voiture, et il arrivait dans deux minutes ; il n’était déjà pas chaud pour les ramener, pas question en plus de le faire attendre sinon il allait piquer sa crise… Il fallait qu’elles retrouvent leurs vestes, et qu’elles sortent sur le trottoir en face de la villa pour qu’il les repère en arrivant… Sarah obtempéra de mauvaise grâce, après un « On s’appelle, hein ? » à l’adresse d’Antoine. Justine parut alors le découvrir et lui adressa son franc sourire :
  « Salut Antoine, c’était sympa… On s’est bien amusés, tous les quatre, avant que ton copain se bourre la gueule au point de pas tenir debout ! »

Bas relief.

Exit des deux filles. D’après la pendule de Munich, il était une heure du matin. Antoine désemparé se demanda ce qu’il faisait là. Il n’était plus si sûr que Sarah lui plaisait, ni qu’il serait à sa place au bord du lac de Constance. La seule chose de sûre, c’est qu’il en avait sa claque maintenant de cette soirée, qu’il voulait rentrer. Il alla essayer de réveiller Paul sans aucun résultat : ce dernier cuvait ses vodkas sans orange et risquait d’en avoir pour plusieurs heures. Antoine fut traversé par la tentation de fouiller ses poches, de récupérer le passe électronique et de rentrer sans lui : s’il émergeait avant six heures du matin, Paul n’aurait qu’à lui téléphoner, il se relèverait pour lui ouvrir, et au moins en attendant il serait tranquille dans sa chambre… Mais Paul, de son côté : s’éveiller seul, dessaouler seul, rentrer seul dans la nuit avec l’amertume d’avoir laissé partir Justine… il ne pouvait pas lui faire ça !
  Il entendait malgré lui les cris, les rires et les exclamations du jeu qui, en dehors d’une dizaine de participants, regroupait désormais un large public. C’était une partie de poker dans laquelle à chaque tour les perdants devaient boire avant de continuer. Greg était le plus bruyant de tous. Répétant en boucle les mêmes phrases, il se vantait d’être capable de boire deux fois plus que ce que la règle imposait. Il allait leur montrer, chaque fois que le gage était de boire une bière, il boirait deux bières, une rasade de whisky, il boirait deux rasades… Les autres riaient de ses vantardises et se moquaient ouvertement de lui : « doof », « niqué aux OGM », « grand chevreau de M. Seguin », « T’as des Omasanty dans le gosier »… Greg souriait jusqu’aux oreilles et semblait se croire entouré d’amis bienveillants.
  Antoine s’approcha malgré lui. Il n’avait presque rien bu, et pourtant il avait une boule dans la gorge, une sensation nauséeuse au creux de l’estomac. Les autres ne disaient pas « cerveau niqué » comme son père disait (parfois) « tapette », en guise de métaphore insultante ; ils étaient persuadés que Greg était un mutant et que cela faisait de lui un bouffon. Si la plupart s’amusaient du spectacle de son inadaptation, il y avait aussi une minorité qui lui en voulait d’être là et de déranger la partie de poker : « Qu’est-ce qu’il fout ici ? » « Il est même pas de Strasbourg : il paraît qu’il est de Colmar ! » Le problème de Greg était pourtant purement sapiens : il voulait exister pour le groupe, il voulait qu’on le regarde à n’importe quel prix.
  En outre, il ne savait pas jouer au poker, ou il avait déjà trop bu pour se concentrer. Même pour Antoine qui ne connaissait pas les règles, il était clair qu’il annonçait n’importe quoi et posait des cartes au hasard. Certains raflaient les allumettes de la mise avec des petits rires satisfaits, d’autres criaient « putain ! » furieux et déçus en les voyant abattre leurs cartes, mais Greg souriait toujours, hébété et ravi. Il fallait boire pour être à nouveau fourni en allumettes ; un des joueurs remplit abondamment de whisky le verre tendu par Greg en fredonnant sur l’air de La Reine des neiges de Disney : « LI-BÉ-RÉ, délivré, j’ai le cerveau givré »… Comment pouvait-il imiter si méchamment l’humour de Paul, son esprit de résistance, et s’en servir pour écraser un plus faible ? Le long cou maigre de Greg, sa pomme d’Adam qui montait et descendait pendant qu’il buvait, son regard toujours plus vague, son sourire toujours plus absent… Après avoir fini sa double dose il s’essuya la bouche, puis fut pris d’un gros hoquet bruyant, qui déclencha une hilarité générale.
  La partie de cartes avait repris, et Antoine, des yeux, faisait le tour des participants et du public. C’étaient pourtant des jeunes qui lui avaient paru normaux à d’autres moments de la soirée. Le petit teigneux n’était même pas là. En revanche, il y avait le correspondant allemand, assis sur les genoux de son nouveau petit copain, qui s’esclaffait de bon cœur, l’air détendu, aussi joyeux et innocent que devant un vidéo-gag. Ces deux Strasbourgeois qui semblaient si fiers d’avoir repoussé les prétentions territoriales de Ludwig Schwarz, comment pouvaient-ils être neurotypistes ? Cette fille à lunettes qui lui avait tendu gentiment le jus d’orange tout à l’heure, en lui confiant qu’elle non plus ne voulait plus d’alcool, comment pouvait-elle laisser Greg poursuivre son pari stupide, et encourager du sourire ceux qui lui versaient à boire ? C’était comme si quelque chose d’autre s’était emparé d’eux. Antoine avait l’impression grandissante qu’il avait déjà vu ça quelque part et que s’il se souvenait du contexte, ce serait pire encore… un vrai cauchemar…
  On approchait de la fin du tour. Pouvait-il laisser Greg boire encore une fois après avoir perdu ? Il était clair qu’il ne savait plus ce qu’il faisait et que les autres ne lui voulaient aucun bien. Mais quand il s’agissait de s’interposer pour empêcher quelqu’un de faire quelque chose, Antoine n’était pas bon, il n’y arrivait même pas avec Barnabé enfant alors que c’était son petit frère ! Il manquait de l’assurance avec laquelle les sapiens se mêlaient des affaires d’autrui. Il essaya bien de dire à la cantonade : « Il devrait pas continuer, il a déjà trop bu » ; on lui répondit seulement : « C’est lui qui l’a cherché ! » avec des haussements d’épaules. Il essaya bien, le moment venu, d’aller trouver Greg au moment où il fixait son verre qu’on venait de remplir à nouveau, de lui dire : « Tu devrais pas le boire… Tu ferais mieux d’abandonner le jeu… ». Greg regarda dans sa direction d’un œil vitreux ; il y avait tant de rires et d’exclamations qu’il n’avait peut-être pas entendu les mots d’Antoine, et dans tous les cas, il ne les avait pas compris. Si Valentine avait été là, elle ne se serait pas contentée de marmonner un truc vague, elle lui aurait arraché le verre des mains, elle aurait balancé son contenu par la fenêtre, puis elle l’aurait engueulé par-dessus le marché, et bien assez fort pour le sortir de son hébétude…
  Et Paul ? Paul ne s’en prendrait pas à Greg, mais au groupe. Il leur crierait de laisser Greg tranquille. Il ne se sentirait pas en position fausse, il n’aurait pas à craindre d’être lui-même dévoilé ; il les traiterait, haut et fort, de bande de sales neurotypistes, invoquerait Deutsch und rein, leur ferait honte. Il n’aurait pas peur d’eux, alors qu’il fallait avouer que pour la première fois depuis qu’il avait passé le mur, Antoine avait peur des sapiens. Il avait besoin de Paul ! Il alla s’agenouiller près de lui et le secoua de toutes ses forces :
  « Réveille-toi… Réveille-toi, je t’en prie !… Je te jure, ça part en couille, y faut que tu te réveilles… »
  Paul grommela de façon indistincte, remua enfin, ouvrit un œil, aperçut puis reconnut Antoine. Il articula alors très clairement, avec une indignation qui était un cri du cœur : « Ça va pas la tête, de me réveiller quand je dors ! » Puis il se retourna vers le mur et continua à dormir. S’était-il vraiment réveillé ? De toute façon il n’était pas là.
  Antoine se releva lentement. Il comprenait maintenant ce que signifiait se sentir seul. Il n’avait aucune envie d’assister à la fin de la scène, et en même temps il ne pouvait pas être ailleurs, il ne pouvait pas s’empêcher de regarder. Greg n’était pas encore venu à bout de son verre, chacun lui lançait un encouragement ou une moquerie, riait aux railleries des autres, y ajoutait la sienne, et soudain, Antoine sut ce que ça lui évoquait : les poules dans l’enclos de la butte à Montmartre ! D’abord un petit coup de bec pas méchant donné au passage pour arracher une plume de la tête d’une autre, mais la plume absente avait laissé une minuscule auréole ensanglantée, et toutes les poules s’y étaient mises : elles s’approchaient en gloussant, fixant la tache de sang de leur petit œil rond, et sérieuses, affairées, avec un naturel parfait, elles allaient donner du bec dessus à leur tour comme si c’était une conduite qui s’imposait. Que la poule blessée se débatte, titube ou soit effondrée au sol, elles venaient la frapper de la même façon, ça relevait pour elles de la même évidence.
  Les cartes ne tenaient même plus dans les mains de Greg ; il fit tomber son jeu à deux reprises. Les joueurs voisins le ramassèrent obligeamment, et le lui rendirent en le commentant à voix haute. Bien entendu il perdit encore une fois ; cette manche-là fut d’ailleurs fatale à presque tous. D’autres devaient boire, mais Greg avait maintenant atteint le nombre de défaites pour lequel l’alcool ne suffisait plus, il fallait un gage. Greg en riait d’avance :
  « Qu’est-ce que je dois faire ? »
  Une voix cria : « Plonger dans la piscine ! »
  Et une autre, une voix de fille dans le public : « Ouais, dans la piscine tout habillé ! »
  Les joueurs n’eurent pas le temps de valider cette proposition de gage et de fixer ses modalités, Greg s’était déjà levé, chancelant et enthousiaste :
  « J’y vais de ce pas ! »
  Ce fut un éclat de rire général : il marchait de travers et faillit s’étaler de tout son long.
  « C’est ça, vas-y, ça va te rafraîchir les idées…
  « J’y vais de ce pas », répéta Greg, qui se dirigea droit vers la fenêtre ouverte et, sans une hésitation, escalada la rambarde : « Regardez-moi : je plonge ! »
  Antoine voulut crier ; « Non, fais pas ça ! » mais il n’entendit pas sa propre voix dans le concert d’exclamations, de commentaires, de cris horrifiés et ravis, et surtout, de rires : « J’y crois pas ! Ce doof va plonger du premier étage ! » « Il va pas le faire ! » « Il va s’éclater la gueule sur le perron ! » « Filmez-le, filmez-le, j’ai plus de batterie ! » « Poussez-vous, je vois rien ! »
  Antoine se précipita avec les autres. Un choc dur suivi d’un énorme splatch : plongeant de trop haut dans le petit bain, Greg avait cogné le fond, de la mâchoire et des genoux. Était-il aplati sous l’eau, assommé, en train de se noyer ? Non, il se relevait tout seul, portant à son comble l’hilarité des spectateurs : il n’avait de l’eau que jusqu’à mi-cuisse. Il pivotait vers son public, tentant encore de sourire ; du sang ruisselait des deux côtés de sa bouche et, bien éclairé par les projecteurs, coulait dans l’eau turquoise. On riait tellement à l’étage qu’il leur fallut un moment pour comprendre qu’au rez-de-chaussée on avait appelé le Samu.

Le lendemain matin en cours de maths, près de Paul zombifié par sa gueule de bois, Antoine les yeux fixes et les dents serrées attendait juste que le temps passe. Comme il n’avait pas de montre et que l’Iph était interdit en cours, il avait calculé qu’avant la fin du troisième exercice de maths il serait huit heures et demie.
  Enfin il leva le doigt pendant que leur demi-classe planchait sur l’exercice. Il sentit à son côté le regard incrédule de Paul, mais il ne tourna pas la tête :
  « Est-ce que je peux sortir ? Il faut que je voie madame le proviseur. »
  Ce n’était pas la procédure habituelle. Antoine cependant avait parlé avec tant d’assurance que le prof surpris ne fit pas d’objection, croyant sans doute que la demande venait de la pro.
  En chemin vers le bureau, il se remémorait leur retour la veille : Paul avait été en état de se lever quand la musique en bas s’était arrêtée, que chacun récupérait ses affaires pour partir et que ceux qui disposaient de parents complaisants les appelaient pour se faire ramener au plus vite. Ils avaient eu la chance de trouver deux places dans une voiture qui allait dans leur direction. Les seuls mots échangés dans le véhicule avaient été : « Il va sûrement y avoir une enquête de police » de la mère inquiète au volant, et « Moi, j’y suis pour rien ! » de son fils à l’avant. Le lycéen innocent et grave avait pourtant été quelques minutes plus tôt l’un des autres perdants au poker, et pas le dernier à rire. Une fois de retour dans leur chambre un peu avant trois heures, Paul avait juste eu la force de se mettre au lit ; il n’avait pas donné ensuite signe de vie avant de se traîner sous la douche à sept heures vingt, d’y rester un bon quart d’heure et d’envoyer se faire foutre ceux qui tambourinaient à la porte en lui rappelant que c’était cinq minutes par personne pour que tout le monde ait son tour. Antoine, lui, n’avait pas dormi. Accédant par les contacts de Sarah au groupe de la soirée, il avait passé les dernières heures de la nuit à guetter des nouvelles de Greg et à voir se développer en même temps le long dialogue des participants qui s’accusaient tous mutuellement : une belle bande de « malgré nous » ! Les derniers présents à la villa de Witt avaient écrit aussitôt que Greg n’était pas un liber : sa mère arrivée avec le Samu avait dit qu’il était autiste et qu’il croyait que pour se faire vite des amis il fallait multiplier par deux ce que faisaient les gens de son âge. Á partir de là, les reproches avaient dégringolé en cascade. Qui le connaissait ? Qui l’avait amené sans s’en occuper ni prévenir les autres qu’il était autiste ? C’était évident de toute façon, et soudain chacun le savait, que jamais un liber n’aurait pu venir de Colmar, petite ville protégée dans laquelle il était plus difficile encore de rentrer qu’à Strasbourg. Une fille avait même évoqué « ce gars des Pontoches qui avait été le seul à leur dire d’arrêter » : pourquoi ne l’avaient-ils pas écouté ? Au final, Greg allait s’en tirer ; on devait l’opérer de la mâchoire inférieure, il s’était cassé plusieurs dents et bousillé un genou, mais, comme disaient les sapiens, ç’aurait pu être bien pire…
  L’horloge Ungerer confirma qu’il était huit heures vingt-huit. La pro était déjà dans son bureau :
  « Bonjour, Antoine… Qu’est-ce qui vous amène ? Asseyez-vous donc. »
  Il resta debout :« Je veux rentrer chez moi. Je viens pour lancer la procédure. »
  La pro releva lentement la tête et le fixa avec stupeur : « Ah bon… C’est assez soudain, il me semble ! On peut peut-être en parler d’abord ? »
  Antoine s’assit de mauvaise grâce, au bord de la chaise. Il avait ouvert le document sur son Iph : « Dans ce que j’ai signé au mois d’août, on disait que si je changeais d’avis je serais rapatrié à ma demande. Eh bien, j’ai changé d’avis. » Et il ne se priva pas d’ajouter : « Vous savez que les comportements des jeunes mutants sont imprévisibles…
  ‒ Cette fois Antoine, c’est de l’insolence… constata la pro. Vous possédez les règles maintenant et vous savez en jouer. »
  Elle continuait de le fixer avec une étonnante douceur. Antoine le sentait sans la regarder, absorbé dans la contemplation du bois ciré du bureau. Le silence s’étira un moment, rythmé par le tic-tac lointain de l’horloge Ungerer. Puis la pro céda d’un coup :
  « Très bien. Je vous envoie le document à signer. Et de mon côté je vais commander le jet. »
  Les minutes suivantes, consacrées à des formalités administratives, rappelèrent à Antoine son arrivée à Strasbourg. La pro lui proposa ensuite d’appeler sa famille ; il fit non de la tête. Le protocole prévoyait un message automatique envoyé à chacun de ses deux parents au décollage de l’avion. Antoine n’était pas encore préparé à les revoir bien plus tôt que prévu ; la perspective des explications à leur donner à l’atterrissage le fatiguait d’avance.
  « Il ne reste plus maintenant qu’à attendre le message de l’aéroport disant à quelle heure ils pourront tenir le jet et son pilote à votre disposition. Ce qui vous laisse le temps de m’expliquer ce qui s’est passé… »
  Silence, bois ciré, tic-tac audible. Comme Antoine était joyeux et impatient à sa première visite dans ce bureau ! Quelle hâte il avait alors de courir à la fenêtre pour découvrir le canal du faux rempart !
  « Il ne m’est rien arrivé, fit-il soudain. J’ai juste été témoin de quelque chose. Pas au lycée. Personne des Pontoches n’était impliqué. Donc vous n’avez rien besoin de savoir.
  ‒ Vous n’êtes pas obligé de m’en parler. Ça n’entre effectivement pas dans votre engagement, et je n’ai plus d’autorité sur vous. Dans quelques minutes, je ne serai même plus votre proviseur. Je vous le demande parce que ça m’intéresse. »
  Elle se pencha en avant, s’accouda même sur le bureau. Et soudain, par une de ces métamorphoses incroyables des sapiens, malgré son chignon et son tailleur gris souris, elle ne fut plus la pro, mais une simple Catherine Muller qui se mit à lui parler avec ses mots et ses sentiments à elle. Le protocole Intégration, c’était fini dans tous les cas : avec ce qui se passait en Allemagne, il était clair qu’Antoine serait le dernier. Au passage, référendum ou pas, comment Strasbourg pourrait-elle sauvegarder son autonomie alors qu’elle dépendait de l’Allemagne pour toute son économie ? Il ne s’agissait donc pas de l’avenir, juste du bilan de l’expérience. Ce protocole, c’était son idée. Antoine n’était que le quatrième. Les deux premiers avaient été « intégrés » au vu et au su de tous, et plus ou moins regardés comme des bêtes curieuses ; le résultat avait été mitigé. Invité à se faire passer pour un sapiens, le troisième s’était inventé un faux passé avec force détails, puis s’était tué du jour au lendemain dans l’enceinte du lycée. Tandis qu’Antoine avait parfaitement saisi l’attitude à avoir ! Il était resté discret sans mentir, il avait imité les autres sans en faire trop, assumant même certains de ses traits mutants, en particulier une dose raisonnable de détachement, si bien que ses camarades l’avaient trouvé détendu et agréable à fréquenter. Ses professeurs étaient unanimes : ils savaient qu’il était mutant mais l’oubliaient malgré eux tant son comportement était normal. Et surtout, elle voyait bien qu’il était épanoui ; elle en parlait encore avec ses parents la semaine précédente… Antoine n’était pas le seul à s’intéresser à la compréhension entre espèces ! Après le mal qu’elle s’était donné pour prouver qu’un mutant motivé pouvait trouver sa place dans la société, elle voulait au moins savoir pourquoi il voulait rentrer.
  Touché par sa sincérité, Antoine pesa d’abord ses mots en silence. Il avait fait le mur, Paul était avec lui et surtout, Alex Lang jouait sa place. Pas question donc de préciser quoi que ce soit sur l’événement lui-même.
  « Quand je suis venu ici en août dernier, je vous ai dit que pour moi vous étiez des êtres humains. Je ne comprenais pas pourquoi vous aviez besoin d’inventer toutes ces règles si compliquées puis d’y obéir même quand elles vous dérangeaient ; je croyais en tout cas que c’était la seule différence entre nous, qu’il n’y en avait pas dans votre pensée ou vos sentiments. Je sais maintenant que je me suis trompé. Vous êtes des animaux. Pas des moutons, plutôt le genre prédateurs en bande avec une hiérarchie. Votre intelligence n’y change rien, c’est peut-être pire. Toutes vos règles, la politesse, les interdits, c’est parce que vous avez horreur de vous-mêmes. Elles sont presque ce qu’il y a de plus humain chez vous ! Vous me faites peur, et je ne veux plus rien avoir à faire avec vous. »
  Catherine Muller soupira. « Je vois… » murmura-t-elle d’abord. Puis, après un silence : « Si c’est ce que vous pensez, il est vraiment inutile que j’essaie de vous convaincre du contraire… Et je vous assure, pas parce que vous êtes liber : parce que vous avez seize ans ! On manque forcément de sens des nuances à votre âge. »
  Alertée par son Iph, elle changea de visage et redevint la pro. « Vous avez de la chance : on vous a déjà trouvé un pilote et il est en route. Votre avion s’envolera à dix heures. Descendez avec vos bagages à 9 h 45 ; un taxi viendra vous prendre près du grand portail. Surtout ne le faites pas attendre ; l’aéroport a un créneau restreint pour le décollage. Voici un passe électronique pour ouvrir et refermer l’internat, que vous remettrez ensuite à la loge avec la clé de votre chambre. Vos camarades de classe seront informés que vous avez dû rentrer chez vous pour des raisons familiales. »
  Antoine débouchant sur le palier voulut jeter un dernier coup d’œil à l’horloge Ungerer, qui marquait 8 h 53, et se heurta presque à Valentine qui, une brochure à la main, se dirigeait de son pas décidé vers l’étage de l’administration :
  « Antoine ? Tu as choisi tes options de l’année prochaine ? …Mais qu’est-ce que tu fais là ? Toi, tu commençais à huit heures, tu devrais être en TP de maths ! » Et, répondant à sa propre question : « Tu sors de chez la pro ! C’est à cause de la soirée d’hier ! Je t’avais bien dit de ne pas y aller ! »
  Antoine la regarda, interdit. Comment pouvait-elle être au courant ? Le dominant toujours d’une demi-tête, Valentine lui barrait la route de l’escalier, le maintenant ainsi contre l’horloge, et le fixait avec un mélange de réprobation et de commisération. Il murmura :
  « C’est sûr que je me serais bien passé d’y être… Mais on peut pas revenir en arrière…
  ‒ Tu avais pourtant l’air de bien t’amuser sur les photos de ta copine ! » lança Valentine avec méchanceté.
  Et devant le regard d’incompréhension d’Antoine :
  « Sarah Meyer ! Sarah et toi, vous n’êtes pas…
  ‒ Les photos… répondait cependant Antoine, avec un bon train de retard. Ah oui, c’était en début de soirée. Et non, pour Sarah et moi. »
  Il hésitait entre contourner Valentine, qui semblait maintenant mieux disposée à son égard, et prendre le temps de lui faire ses adieux. Dans tous les cas, ça ne pouvait pas être bien long : dans cinq minutes elle rejoindrait la classe pour le cours de physique de neuf à dix.
  « Désolé, marmonna-t-il, faut que j’y aille… Je dois aller faire mes bagages à l’internat. On se fait la bise ? »
  Plus immobile que jamais, Valentine écarquilla les yeux : « Tu veux dire… que tu quittes le lycée ? La pro t’a mis à la porte, juste pour avoir fait le mur ? Et Paul ? Elle n’a quand même pas puni que toi ! » Les grands chevaux indignés n’étaient pas loin.
  Antoine soupira. Le malentendu était complet. Il n’avait pas le temps et l’énergie pour les explications. Dire qu’il faudrait remettre ça en arrivant ! Au passage, il ne suffisait pas de rentrer à Paris pour en avoir fini avec les sapiens, il en avait encore quatre spécimens à domicile (en comptant l’oncle Guy et la tante Hélène). « T’as rien compris. C’est moi qui suis allé la voir pour lui dire que je voulais quitter Strasbourg. Tu as vu les photos de Sarah, mais tu sais rien de ce qui s’est passé après ? »
  Valentine rougit inexplicablement. Elle avait vu les photos avant de se coucher, à minuit ; après elle n’avait pas suivi. Elle avait juste compris vaguement que certains avaient tellement bu qu’on avait dû appeler le Samu, et qu’une mère avait porté plainte. Antoine n’était tout de même pas visé par la plainte ? Ou est-ce que Paul…
  Antoine fit non de la tête, expliqua que Paul dormait, que lui s’était donc retrouvé coincé sur place. « Y avait tout un groupe. Ils se sont mis à harceler un autiste parce qu’ils le prenaient pour un liber, juste pour s’amuser.
  ‒ Ça, c’est moche ! fit Valentine avec conviction. Mais… c’est pour ça que tu veux quitter Strasbourg ? » Elle fixait Antoine avec une surprise grandissante. « Ça t’a bouleversé à ce point ? Tu sais, les gens font n’importe quoi quand ils ont pris de l’alcool ; c’est pour ça qu’en ce qui me concerne, ce type de soirée… Tu veux renoncer à passer le bac de français à cause d’une bande d’imbéciles qui se sont excités mutuellement ? »
  L’horloge Ungerer choisit cet instant pour les interrompre : elle fit tinter et vibrer neuf heures, puis déclencha la sonnerie stridente du lycée. Ils s’écartèrent tous les deux du bruyant mécanisme, se firent face en haut de l’escalier :
  « Faut que tu ailles en physique…
  ‒ Laisse tomber, je voudrais d’abord comprendre… Pourquoi tu veux quitter Strasbourg ? C’est le genre d’histoire qui pourrait arriver n’importe où…
  ‒ Non. Pas n’importe où, justement. À Strasbourg, ou à Colmar, ou en Allemagne ; pas à Paris.
  ‒ Peut-être pas à Paris, c’est vrai, mais il s’y passe d’autres choses… » Puis, saisie :
  « C’est à Paris, alors, que tu vas ? Je croyais que ta famille était réfugiée à Baden-Baden… »
  Ils n’en avaient jamais parlé ; Valentine avait juste reconstitué le puzzle à sa façon.
  « Non, elle est à Paris. » Un silence. « Je suis liber.
  ‒ Tu es liber ? » La stupeur de Valentine se démarquait nettement de celle de Paul début février. Aucune considération nouvelle, aucun éloignement non plus. Le pur sentiment d’être trahie. « Quand on a en a parlé en début d’année, tu m’as dit que tu n’en connaissais que de vue ! »
  Avait-il vraiment dit ça ? Sans doute que oui, parce qu’il était curieux de la laisser parler.
  « Je devais me faire passer pour un sapiens. Ça faisait partie de l’expérience.
  ‒ DE L’EXPÉRIENCE ?! »
  Antoine expliqua en quelques phrases que c’était une expérience d’un an, qu’il pouvait l’interrompre n’importe quand ; c’est pourquoi il lui suffisait d’aller voir la pro pour demander à retourner à Paris. Et manquer les épreuves anticipées du bac, ce n’était pas si grave pour lui, on ne tenait pas tant aux diplômes de l’autre côté du mur… Puis il s’arrêta.
  Les yeux désormais pleins de larmes, Valentine le regardait avec horreur, mais pas comme un membre d’une autre espèce : « Alors, tu n’avais jamais eu l’intention de revenir l’année prochaine ? Et sans cette soirée, tu ne m’aurais rien dit jusqu’au bout ? Moi j’aurais cru… et tu aurais juste disparu, en repassant le mur… en devenant injoignable… »
  C’était elle à présent qui reculait contre l’horloge, lui cédant l’ouverture béante de l’escalier. Elle aurait bien voulu s’essuyer les yeux, mais elle tenait toujours la brochure sur les options de Terminale. Il avait dû sans le vouloir faire un mouvement vers elle, car elle se mit à crier, furieuse :
  « Parce qu’en plus tu as pitié de moi ? Fous-moi la paix ! Casse-toi, puisque c’est ce que tu comptais faire ! Puisqu’elle est finie, “l’expérience” ! »
  Finalement, Antoine avait bien refait avec Valentine la même erreur qu’avec Louis Châtain.

Mosaique Strasbourg.

Seul dans l’internat désert, essayant de ne penser à rien, juste qu’il faudrait avoir fini ses bagages en moins d’une demi-heure, car il fallait compter le temps de les descendre jusqu’au grand portail en passant d’abord à la loge. Et il avait des affaires partout : au moins dans le placard de Paul ou sous le lit de ce dernier, sans parler de celles qui étaient semées dans d’autres chambres à l’étage. Tant pis, il emporterait ce qu’il pourrait…
  La clé tourna une dernière fois dans la serrure, pour ouvrir cette chambre vide et… sur le lit de Paul, cette forme prostrée, la tête dans les mains, qui se redressait à peine en l’entendant…
  « Qu’est-ce que tu fous là ?
  ‒ J’ai demandé à aller à l’infirmerie. Vu la tête que j’ai, j’étais assez crédible… Le prof voulait même me faire accompagner ! Et avec le passe d’Alex, je suis venu ici pour t’attendre… » Sur un ton accusateur : « T’allais partir sans me dire au revoir ! »
  Antoine, occupé à grimper sur son lit pour tenter d’atteindre sa valise vide, reléguée tout en haut et au fond de son placard, soupira intérieurement : encore de l’affectif ! Encore des justifications ! Et pourtant, qui le connaissait mieux que Paul ? « T’as compris tout de suite que j’allais rentrer à Paris ?
  ‒ À l’instant où je t’ai vu lever la main en maths.
  ‒ Tu voudrais pas m’aider à attraper cette valise… En fait, je comptais te laisser un mot.
  ‒ Le genre “je ne suis pas ici, étant ailleurs”, comme à tes parents quand tu avais fugué ? » Paul s’efforçait de sourire, toujours assis au bord de son lit et ne faisant pas un geste pour l’aider.
  « Non, le genre : “Désolé, je ne peux pas rester, on se revoit dans un an”. » Au mieux, il pouvait toucher la valise du bout des doigts, pas la faire bouger. «  De toute façon, que je parte maintenant ou en juillet, ça change rien pour la suite… Putain, tu veux pas me donner un coup de main ? Il me manque au moins cinq centimètres ! »
  Paul grimpa à son tour sur le lit d’Antoine, saisit la valise vide, la balança sur le sol avec violence, puis alla se rasseoir au même endroit et dans la même position. Antoine se baissa pour ramasser la valise, la posa grande ouverte sur son lit et commença à y fourrer pêle-mêle toutes les affaires qu’il pouvait attraper. Ses possessions avaient beaucoup augmenté au cours de l’année, contrairement à ses bagages. Il aurait fallu faire un tri, mais il n’avait pas le temps… Au moins remettre la main sur ses livres ; tant pis pour les fringues puisqu’il grandirait encore…
  La présence de Paul lui pesait. Aucun des deux ne regardait l’autre.
  « Écoute, on fera exactement comme on avait décidé : en août 10, on se retrouvera à Paris…
  ‒ En tout cas, je sais bien la première chose que je ferai en août 10… »
  La voix étranglée de Paul alerta Antoine. Il le regarda, interdit, deux paires de chaussettes sales à la main. Encore des larmes ! Qu’est-ce qu’ils avaient tous avec leurs scènes d’adieu ? Pourquoi étaient-ils tous si fragiles, même Louis Châtain le renfermé, même Valentine la rationnelle, même Paul ! Et lui, alors ? Il réentendait la voix de la pro : « assumant certains traits mutants », « une dose de détachement raisonnable ». Est-ce qu’il avait le cœur sec ? Est-ce qu’il était un monstre à leurs yeux ?
  Est-ce que les deux espèces étaient également monstrueuses ?
  Paul releva la tête et chercha le regard d’Antoine. Contrairement à Valentine, il pleurait sans honte, visage ravagé : « Je suis trop doof… Faut que j’apprenne à dire rouillé… En t’attendant, j’ai lu ce qu’ils ont mis sur le groupe de la soirée. Je me sens si mal, je m’en veux tellement… Déjà avec Justine, puis Greg qui était autiste… Et toi qui avais essayé de me réveiller en me disant que t’avais besoin de moi ! Je me déteste…
  ‒ Mais qu’est-ce que tu racontes ? » Soudain, ce fut tout simple : c’était Paul qui pleurait et se sentait mal ! Antoine lâcha ses chaussettes, abandonna sa valise à moitié pleine et alla s’asseoir sur le lit de son ami : « T’as aucune raison de t’en vouloir ! T’as juste bu, c’est tout ; c’était doof si tu veux, mais c’était pas grave. Déjà, pour Justine, j’avais rattrapé le coup : tu serais venu camper avec nous au bord du lac de Constance, Sarah était d’accord pour que tu viennes, tu l’aurais pécho là-bas. Pour Greg, on a pas pu les arrêter toi et moi : moi j’ai pas su trouver les mots, toi tu dormais, on était pas de force. Tu es le seul qui m’a pas déçu. Tous les autres… même Sarah… »
  Paul le regarda avec reconnaissance, se frotta les yeux pour mieux l’apercevoir et ajouta avec amertume : « Je déteste mon espèce. On est vraiment que des “malgré nous”. Ils auront toujours l’Alsace et la Lorraine tant qu’elle sera défendue par des moutons…
  ‒ Pour moi, t’as pas besoin de changer d’espèce. Bien sûr, tu feras comme tu veux, on sera amis de toute manière. Mais j’ai pas envie que tu deviennes différent. »
  Il y eut un silence puis ils échangèrent un sourire, et Antoine se retourna vers sa valise :
  « J’ai pas la moitié de mes affaires… Et de toute façon, j’aurai jamais la place… »
  Paul se leva avec énergie : « Tu sais quoi ? Je vais te donner mon sac, je m‘en rachèterai un, tant pis si ma mère râle. On va les retrouver, tes affaires ! Au fait, il est quelle heure ? »
  Mais l’heure ne les avait pas attendus. Il n’était plus temps. Et Antoine dut dégringoler les escaliers de l’internat, le passe serré dans une main, soulevant de l’autre son unique valise où ses livres bringuebalaient.

Mosaique Strasbourg.

un texte d’Isabelle Cani.

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