« Allah ne t’a jamais parlé, et toi, tu me parles en son nom ? »

Chez les adultes, cela commença par quelques soubresauts que, dans un premier temps, personne ne songea à rapprocher.

Pas de petit fléau

Un beau jour de juin, à Portet-sur-Garonne, dans la cafétéria de la caserne de la Nouvelle Garde républicaine qui tenait lieu de mess des officiers, le sous-lieutenant Jérôme Bissac vit débouler son homologue Marcel Dampierre, visiblement dans tous ses états, qui commença par balancer son plateau sur la table.
 « Y a vraiment rien à tirer de ces réservistes ! » proclama-t-il en guise de salutations.
 Bégayant de colère, il raconta que ses hommes devaient garder la synagogue de la rue Rembrandt à Toulouse, celle qui est tout près de l’hippodrome. Il était arrivé à onze heures quarante-cinq avec le peloton chargé de les relever et pour trouver quoi ? Personne à la porte de la synagogue, mais les quatre hommes vautrés à l’ombre sur le trottoir d’en face ! Et au lieu de bondir et de se mettre au garde-à-vous, blêmes et tremblants, comme des soldats normaux, ils ne se relèvent même pas quand il arrive, et le brigadier Mérignac, toujours assis, lui explique, tenez-vous bien, qu’il a décidé de changer la position parce que de là où ils étaient, ils voyaient parfaitement la porte et que c’était beaucoup plus confortable ! CONFORTABLE !!! Il en connaissait, lui, des coups de pied au cul qui seraient plus confortables !
 Soulagé par cette explosion, il piqua rageusement dans ses boulettes de maïs à la viande hachée.
« Et toi, alors, t’as fait quoi ? » demanda Jérôme Bissac.
 Mais justement, c’était bien le problème ! Ils étaient réservistes, ils montaient la garde en dehors de leurs heures de boulot, on ne pouvait même pas leur coller huit jours d’arrêt, ou les mettre de corvée de patates…
 « Surtout qu’y a plus de patates à la cantine depuis des plombes !
 ‒ Je leur ferais décongeler des boulettes Omasanty en soufflant dessus, si j’avais le droit ! Mais ces abrutis du ministère de la Défense ont rien prévu ! »
 On tendait l’oreille aux tables d’à côté : la question de savoir comment sanctionner les réservistes qui servaient de troupes d’appoint indispensables intéressait tout le monde. Marcel Dampierre, flatté et donc calmé, reprit son histoire pour ceux qui avaient manqué le début, et raconta la suite. Il n’avait pas voulu faire un scandale en pleine rue pour ne pas égayer les badauds et ridiculiser la Nouvelle Garde ; pour le retour à la base, il avait simplement chargé un première classe de diriger la manœuvre à la place du brigadier, puis avait convoqué ce Damien Mérignac dans son bureau, histoire de lui remettre les pendules à l’heure… Et là, ce brigadier même pas forte tête, juste complètement à l’ouest, avait changé d’attitude à 200 % : il s’était décomposé sous ses yeux. Il n’était pas censé reprendre la parole, mais Marcel Dampierre avait eu pitié de lui et lui avait permis de faire des excuses piteuses. L’autre ne savait pas ce qu’il lui avait pris. Sur le coup, cela lui avait paru évident et normal d’emmener ses hommes s’asseoir à l’ombre. « C’est comme si j’avais eu un bug dans le cerveau », cita le sous-lieutenant Dampierre.
 « Un bug dans le cerveau, rien que ça !… Et… t’as vérifié dans son dossier ses résultats aux tests, ses antécédents, tout ça ? » demanda Jérôme Bissac.
 Marcel Dompierre se rembrunit. Oui, il avait été voir, par acquit de conscience. Tout était nickel, bien sûr, mais ces toubibs et ces psys, tous des branleurs !
 « Et ton gus, tu vas le laisser brigadier ? »
Le sous-lieutenant Dampierre eut un geste d’impuissance : « Je vais quand même pas le dégrader pour s’être assis ! Et puis, je crois qu’il a compris. En tout cas, il sait que je l’ai à l’œil ! »
« C’est surtout son cerveau que tu devrais avoir à l’œil… » pensa Jérôme Bissac, amusé, détaché, si loin alors de se croire concerné…

Le cas Messounah«Regarde absolument la vidéo Mon retour du Sahel de Mehmet Messoudah ! »
L’injonction était venue des réseaux sociaux. Ariane Lécuyer, curieuse, avait obtempéré dès le réveil. C’était un dimanche matin du début de juillet à Thiel-sur-Acolin, le gros village du Bourbonnais où elle vivait seule, elle avait le temps de se prélasser et de naviguer sur le net. Une alerte info sur son Iph lui révélait déjà la fin de l’histoire : on croyait ce Mehmet
 Messoudah quelque part au Mali ou au Niger, et on venait de le découvrir dans un appartement parisien ; il s’était tiré une balle dans la tête au milieu d’un cercle d’armes et d’explosifs prêts à l’emploi.
 Un simple clic sur la souris et Mehmet Messoudah apparut, emplit l’écran de son power book, s’invita chez elle. Il s’était filmé en gros plan et la regardait droit dans les yeux, comme s’ils skypaient. Il était beau : teint mat, traits fins, pommettes hautes, rasé de près, des yeux très noirs et incroyablement brillants, brûlants. Ariane reçut sans préparation le choc de sa beauté, de sa présence. Il était mort, la police avait trouvé son corps avant l’aube et Ariane n’avait jamais entendu parler de lui jusque-là, alors, que faisait-elle en nuisette avec, dans sa propre chambre et sur ses genoux, ce mort si vivant qui lui parlait de sa voix vibrante ? Pourquoi engager avec lui cet étrange dialogue posthume ?
Mehmet Messoudah évoquait son désir de combattre à mort l’Occident ; il en parlait lucidement, sans se chercher d’excuse ni se renier, avec un étrange détachement. Il disait, sur le mode du constat, qu’il était devenu une boule de haine et de violence, une bombe à retardement, et que depuis des mois il ne souhaitait qu’une chose, la faire servir à une destruction salutaire. Même s’il n’avait rien de ces convertis de fraîche date qui deviennent terroristes avant d’avoir lu le Coran, il voyait bien aujourd’hui que ce qu’il avait alors pris pour l’islam était une foi beaucoup plus rudimentaire quoique fort puissante ‒ et elle faisait encore briller ses yeux ‒, la foi en la nécessité de détruire l’existant avant de construire autre chose. Peut-être même, la foi en la nécessité de le détruire pour le détruire, juste pour s’en débarrasser.
‒ Méphistophélès dans le Faust de Goethe : « Tout ce qui existe est digne d’être détruit ; il serait donc mieux que rien n’existât ».
Il avait rêvé de loin des derniers djihadistes menant clandestinement leur combat quasi perdu dans des territoires dévastés et repris peu à peu par les armées occidentales. Il avait remué ciel et terre pour les rejoindre, et il avait fini par y réussir. Oui, il était arrivé là, dans le QG secret d’un des groupes de combat, pour apprendre de ces bouches augustes ce qu’il pourrait faire de sa vie et de sa mort, comment il pourrait les dédier à une cause parfaite et pure.
Et là, tout de suite, il avait senti un malaise. La pureté recherchée n’était pas au rendez-vous. Les soi-disant guerriers de Dieu jouaient un rôle, ils essayaient de se prendre eux-mêmes pour des djihadistes. Et dans ce rôle ils sonnaient faux. Pour commencer, ils étaient tous occidentalisés. Au QG de leur base secrète, on mangeait des purées en sachets Omasanty, on utilisait des sacs de couchage Made in China ; on avait beau porter barbes et djellabas, on avait aux pieds des Myke et des Odidas, ou peut-être plutôt leurs contrefaçons…

Gloussement à l’idée des barbus de Daech dans leurs souterrains au milieu des sables du désert, aux prises avec des sachets de purée en poudre.
Cela encore, on aurait pu dire que c’étaient des détails, même si pour lui, c’étaient plutôt des symptômes. Mais il y avait plus grave. Pour décrire le monde meilleur à venir, quand on aurait converti à l’islam la terre entière, ils n’avaient que des phrases toutes faites qui ne masquaient pas leur incapacité à imaginer une vie différente. Dans le califat qu’ils voulaient instaurer, il y aurait des entreprises avec des patrons et des salariés, des banques, des crédits et des taux d’intérêt, un système scolaire avec des programmes à suivre, des examens à passer et des diplômes au bout, des voitures individuelles et des usines pour les produire… Sans parler de la police omniprésente, occupée à harceler les citoyens H 24… Où trouvait-on tout cela dans le Coran ? Est-ce qu’il suffisait d’empêcher les femmes de prendre le volant pour revenir au temps du prophète ?
 ‒ Mais tu n’es pas islamiste ! Tu es décroissant, et même un peu anar ! Je comprends que le monde actuel te désespère, de là à te tirer une balle dans la tête…
Il s’était couché ce soir-là, troublé et amer, essayant de se dire que tant qu’il ne s’agissait que de tuer et de mourir, il était sûr de ne pas se tromper. Et c’est alors que l’impensable était arrivé. Allah lui avait parlé.
Un personnage de plus dans l’histoire. Et pas celui qu’Ariane attendait.
Il ne songeait pourtant pas à s’adresser à Lui en dehors des cinq prières quotidiennes. Il se croyait seul avec sa déception, à se répéter « de toute façon, je ne peux plus revenir en arrière », et soudain la voix d’Allah dans son propre cerveau, qui lui demande : « Es-tu venu ici pour me servir ou pour te mentir à toi-même ? »
Mehmet aussitôt avait protesté : il était venu pour Le servir. Ou peut-être pour Le chercher, ce Dieu si absent du monde des hommes… Et en le disant, cela devenait vrai, il prenait conscience de ce besoin.
« Si c’est moi que tu es venu chercher, lui avait demandé la voix d’Allah, pourquoi laisserais-tu ces hommes te dicter ce que tu dois faire ? Pour me trouver, dois-tu passer par eux ? Comptes-tu me donner des associés ? Le seul qui pourra te dire comment me servir, c’est moi » ou « c’est toi » ; Mehmet Messoudah avait entendu le dernier pronom résonner en lui avec une force sacrée, mais il n’aurait su dire si c’était moi ou toi ; les deux, à cet instant, se touchaient d’une manière étrange. Puis la voix d’Allah s’était éteinte et il était resté seul dans sa cervelle retournée comme par un séisme.
Le lendemain, il devait rejoindre d’autres recrues pour s’initier au maniement des armes. Il y était allé sans hésiter et s’était donné à fond. Il constatait que l’envie de tuer pour une cause sacrée ne l’avait pas lâché, au contraire. Mais il ne voulait pas se tromper de combat.
Et à la fin de la séance d’entraînement, avant même de ranger les fusils mitrailleurs, voilà que l’entraîneur évoque les cibles qu’on va bientôt leur désigner, commence à leur prêcher la nécessité d’obéir sans poser de questions, et pour le choix de l’action la plus adéquate, de laisser faire les spécialistes qui savent. Mehmet Messoudah proteste à voix haute, sans se cacher. Il dit qu’il est volontaire et libre, qu’on n’a qu’une vie, que c’est important pour chacun, pour lui en tout cas, de mourir en accord avec ce qu’il croit, qu’il est un homme, pas une grenade à dégoupiller et qu’il peut donc être consulté sur son propre attentat.
On le prend de haut. Il doit se soumettre. Allah lui ordonne d’obéir.
« Non, dit Mehmet. Au contraire. Allah m’a parlé, cette nuit…
‒ Allah t’a parlé, à toi ? Tu blasphèmes. C’est impossible. Voyez le visage de Shaïtan, voyez son orgueil ! Allah n’a jamais parlé qu’à notre prophète…
‒ Allah ne t’a jamais parlé, et toi, tu me parles en son nom ? »

 ‒ Bien envoyé !
Une lueur cruelle dans les yeux, Mehmet Messoudah mimait la scène et la revivait ; en prononçant la dernière phrase, il avait mis en joue l’entraîneur médusé, tiré presque à bout portant, fait pivoter le fusil-mitrailleur et fauché la demi-douzaine de djihadistes en herbe qui les entouraient.
Stupeur et sidération.
Pas de survivants. Il avait recouvert les corps et les fusils de sable, et s’était enfui. Le QG était caché à l’écart des combats, mais ils étaient quand même dans un pays en guerre ; tout leur petit groupe avait sans doute été porté disparu, au moins dans un premier temps.
Il se montrait rapide et évasif sur les étapes du chemin de retour ; on l’avait cru envoyé en mission suicide en Europe, le réseau l’avait aidé à repartir.
‒ Et sinon, sur le fait d’avoir tué sept ou huit personnes, pas plus de remords que ça ?
Il passait tout aussi vite sur son évolution intérieure pendant le voyage. Ficelé sur le siège d’une compagnie low cost, il avait achevé de comprendre les conséquences de ses choix.

 Depuis un moment, les yeux d’Ariane revenaient toujours, bien malgré elle, à la ligne horizontale qui matérialisait la durée de la vidéo, et au curseur minuscule qui avançait inexorablement vers son extrémité…
Il n’avait qu’un sursis à vivre de toute façon : le recoupement des informations dans son réseau terroriste allait le désigner comme un traître à abattre. Alors, fébrilement, à sa descente de l’avion, il avait joué son rôle de kamikaze en mission préparant seul un attentat secret et gigantesque. Il avait dû mentir à ses frères aveuglés, pour les besoins de sa cause…
 Là, le visage de Mehmet Messoudah disparaissait de l’écran, remplacé par le cercle des explosifs et des fusils. Il livrait volontairement ces armes à la police française. Il ne s’était pas mis pour autant à aimer la France, à être fier d’être français. Mais il croyait désormais que dans son combat contre la mécréance, un bon musulman devait commencer par balayer devant sa porte. On avait le Coran, disait-il en voix off, filmant toujours les fusils inutilisés, la kalachnikov gisant sur le sol, on avait les hadiths du prophète, on avait chacun sa propre conscience devant laquelle les anges eux-mêmes s’inclinaient. Tout le reste, même les imams, même les fatwas prononcées par tel ou tel, étaient des obstacles à faire sauter… pas avec des explosifs ! Chacun devait les tuer en lui, en menant son propre djihad intérieur contre ce mécréant prêt à se prosterner devant d’autres hommes.
 ‒ Un anar croyant !
Ariane sursauta : Mehmet était de retour sur l’écran, les yeux fous, la tête penchée, et aussitôt, il inclinait cet écran pour filmer aussi le revolver contre sa tempe. Il n’avait pas cessé de parler, lentement, d’une voix ferme, mais avec quelle vibration sourde ?
« Le pire mécréant est celui qui accepte qu’un autre homme vienne lui dire : fais-toi pousser la barbe, ne serre pas la main des femmes, n’écoute plus de rap, ne lis plus de romans ni de philosophie… Je me tue pour signer de mon sang mon message, pour que vous ne l’oubliiez pas… Je veux que vous l’entendiez tous… AU NOM DE DIEU C’EST MOI QUI DÉCIDE. Je donne ma vie à cette vérité. C’est la fin, et personne ne m’interrompt… »
 Il avait sans doute cliqué de la main gauche pour poster la vidéo, revolver toujours sur la tempe. Le film s’arrêtait abruptement au moment même où, par écran interposé, on voulait se jeter sur lui pour crier : « Non, ne tire pas ! ».
 Ariane, encore toute secouée, cliqua à son tour pour éteindre son power-book ; ce dernier d’ailleurs, ayant horreur du vide, avait déjà remplacé le visage de Mehmet Messoudah par un gros plan alléchant sur des baskets Odidas.

Affaire immobilièreOlivier Deschamps gara sa voiture devant la gare de Conflans-Fin-d’Oise. Il avait quatre minutes de retard, et il s’était mis à pleuvoir pour de bon ‒ une pluie maussade et froide qui évoquait novembre plus que la fin du mois d’août. Bien entendu, les Gravière étaient déjà là ; leur RER avait dû arriver à l’heure ‒ pourquoi les RER n’étaient-ils à l’heure que quand il nous arrangerait qu’ils soient en retard ? ‒, ils attendaient devant la gare, à peine abrités, en se dévissant le cou pour tenter de l’apercevoir. Il ne les avait encore jamais rencontrés mais on ne pouvait s’y tromper : des clients aisés, difficiles, et à peu près aussi chaleureux que l’atmosphère…

Mme Gravière, trentenaire mince aux cheveux châtain clair et à la figure inflexible, peut-être une pointe d’accent allemand ou russe ?, se glissa sur le siège avant, et M. Gravière, qui avait bien dix ou quinze ans de plus qu’elle, s’introduisit sur la banquette arrière, visage fermé. Ils n’étaient pas désireux de s’étendre sur leurs métiers ‒ elle dit simplement qu’elle travaillait comme chimiste dans l’industrie pharmaceutique, et lui, interrogé sur son domaine d’activité, grommela le mot « robotique », puis détourna la tête vers les rues pluvieuses ‒ ni sur leur famille : un seul enfant de l’âge de l’école primaire, répondit laconiquement la femme ; elle parlait décidément un français un peu raide, impeccable, en quelque sorte au garde-à-vous. Olivier Deschamps profita donc du court trajet pour tenter de les disposer favorablement à l’égard du premier pavillon qu’il les emmenait visiter, d’autant plus qu’il ne fondait guère d’espoirs sur le second, qui était à la fois plus petit et plus loin de la gare. Il était très difficile de réunir tous leurs critères, tout le monde cherchait le calme, un jardin et le RER à côté, mais là, ils avaient une chance folle : le pavillon venait d’être mis en vente, ils seraient les premiers à le voir, c’était une occasion à saisir… (La réalité était un peu différente. Le pavillon était inhabité depuis onze mois ; Daniel Goujon, le fils de la propriétaire, avait sans doute tardé à faire signer à sa vieille mère toutes les autorisations nécessaires, puis il en avait demandé pendant six mois une somme exorbitante. Il venait enfin d’en baisser le prix pour s’adapter au marché.)
 Olivier Deschamps se garait déjà devant la maison, dans une des dernières rues pavillonnaires, qu’il en était encore à affirmer au couple qu’il avait dû faire des détours en voiture à cause des sens interdits, mais qu’ils étaient à trois minutes à pied de la gare. Tout en parlant, il cherchait les bonnes clés dans la poche de son pardessus. Il ne remarqua donc rien avant d’entrer dans le salon-salle de séjour par lequel il comptait commencer la visite.
 Il poussa la porte qui vint donner contre un obstacle barrant le passage. Dans la pénombre, il aperçut une sorte de caisse sur laquelle était assis un vieux monsieur penché silencieusement sur des mots croisés qu’il examinait de très près à travers ses lunettes, comme quelqu’un qui n’y voit pas assez clair pour bien lire.
 « Oh pardon ! s’écria machinalement Olivier.
 ‒ Pas de problème, je vais me mettre près de la fenêtre, comme ça je verrai mieux les définitions » répondit l’autre, imperturbable, en se levant lentement et en tirant sous la fenêtre ce qui lui servait de siège. Olivier n’eut pas le temps de distinguer ce que c’était, car il était en train de découvrir qu’il y avait deux autres personnes dans la pièce, deux vieilles dames assises par terre contre le mur du fond. L’une d’elles s’était déjà levée et se dirigeait sans hésiter vers lui.
 « Je croyais pourtant avoir fermé la porte, dit-elle à sa compagne. Bonjour, jeune homme… Messieurs-dames… Je n’ai pas l’intention d’acheter quoi que ce soit, j’ai déjà lu la Bible, mes amis aussi, j’en suis sûre, et à nos âges, on n’a pas particulièrement peur de l’Apocalypse… En revanche, si vous êtes de la compagnie des eaux, ou d’EDF, ou du téléphone, vous êtes les bienvenus. »
 Olivier Deschamps ne s’était pas trompé de pavillon : il le reconnaissait, il l’avait fait visiter à plusieurs reprises avant la baisse du prix. Derrière lui, les Gravière s’étaient arrêtés net.
 « Désolé, Madame, ce n’est pas la Compagnie des Eaux, ni les témoins de Jéhovah, soyez tranquille. Olivier Deschamps, de l’agence de Conflans-Sur…
 ‒ On n’est pas content quand ils sont là, mais c’est mauvais signe quand ils partent », prononça soudain, sur un ton énigmatique, le vieux monsieur sous sa fenêtre. Puis, dans le silence qui s’était fait, il ajouta : « En quatre lettres.

‒ Vous êtes de l’agence avec une porte verte dans la grande rue près de la mairie ?
 ‒ Ah non, ceux-là ce sont Conflans Immo… On est un peu plus bas dans la même rue.
‒ De toute façon, je ne compte pas déménager et je ne veux pas faire évaluer mon bien. »
 Pour l’esprit embrumé d’Olivier Deschamps, cette remarque fut un trait de lumière. C’était donc la propriétaire, Mara Goujon, celle qui était censée être en maison de retraite ! Mais qu’est-ce qu’elle fichait là ? En quelques phrases assez confuses, il exprima son plaisir de la rencontrer, lui expliqua qu’il agissait mandaté par son fils, et, tant qu’à faire, lui présenta M. et Mme Gravière qui s’avancèrent à contrecœur pour lui serrer la main. La vieille dame, à son tour, introduisit ses amis : Claire Renée qui parut ravie et aussitôt disposée à bavarder, et Émile Aubuisson toujours plongé dans ses mots croisés, qui leur adressa de loin un signe de tête aimable et distrait.
 Mara Goujon réfléchissait de son côté à la situation : « J’avais bien fermé, mais vous aviez la clé, et vous étiez déjà venu chez moi ? Est-ce que c’est vous, alors, qui m’avez pris mes meubles ? » Elle expliqua qu’elle était arrivée trois quarts d’heure plus tôt et qu’elle avait eu la surprise de trouver sa maison vide. Pas même une chaise pour s’asseoir ! Ce qui ne semblait pas, d’ailleurs, la bouleverser outre mesure ; elle en parlait plutôt comme d’un contretemps.
 Olivier Deschamps se récria. Jamais lui personnellement, ni Conflans-Sur qu’il représentait, ne se seraient permis de prendre ses meubles ! C’était certainement son fils qui avait vidé sa maison avant de la mettre en vente. Il commençait toutefois à comprendre, et plus il comprenait, plus il se divisait en deux personnes distinctes. L’agent immobilier de Conflans-Sur jugeait la situation épineuse : que disait précisément le dossier, quel droit réel possédait Daniel Goujon sur cette maison, si sa mère n’était pas d’accord pour vendre ? Et comment Daniel Goujon réagirait-il à cette situation ? En tout cas, avec les Gravière, c’était manqué, et il pouvait dire adieu à sa commission… Mais derrière lui, le véritable Olivier était bien plus intrigué par ces trois sympathiques vieillards. Venaient-ils de la maison de retraite mentionnée par Daniel Goujon ? Le vieux monsieur était assis sur une sorte de cabas à roulettes qui portait le logo BA à l’intérieur du dessin d’une touffe de fleurs ; un autre de ces cabas était près de la cheminée, visiblement bourré de vêtements féminins.
 L’agent immobilier l’emporta cependant : il était chargé des Gravière, il fallait les sortir d’ici et les emmener visiter autre chose. Il se tourna vers eux avec un sourire d’excuse, bredouilla une remarque vague sur le caractère inattendu de tout cela, mais la vieille dame l’interrompit.
 « Dites-moi, jeune homme, puisque vous êtes là, est-ce que vous pourriez me prêter un téléphone portable ? »
 Le moyen de refuser ? Comment les laisser là tous les trois, si vieux et désarmés ? D’ailleurs, Mme Gravière cherchait déjà dans son sac.
 « Et vous auriez la gentillesse de me faire le numéro ? Je ne sais pas utiliser ces téléphones modernes que vous avez tous… »
 Elle n’était pas la seule, car il fouilla en vain dans le menu de son Iph sans trouver comment il pouvait le passer à quelqu’un d’autre : privé de son code génétique confirmé en permanence par la reconnaissance faciale et le toucher, l’appareil allait s’éteindre aussitôt. M. Gravière, témoin de ses efforts, lui recommanda finalement, l’air excédé, d’aller dans « Paramètres », d’y chercher « Situation exceptionnelle » et, de là, « Changer d’utilisateur pour un utilisateur autorisé ». Et l’Iph ensuite lui demanda de prendre la main de la vieille dame, de la tenir avec la sienne sur l’écran…
 Mara Goujon était à présent plantée au milieu de la pièce et parlait à pleine voix, bien plus fort que nécessaire, dans l’Iph d’Olivier Deschamps.
 « Allo… Daniel ? C’est moi ! C’est maman. … Écoute, je suis rentrée à la maison… Je ne t’appelle pas de la maison de retraite, je t’appelle de chez moi… Mais écoute-moi, d’abord ! Comment veux-tu comprendre si tu m’interromps tout le temps ? … Je suis rentrée à la maison tout à l’heure… j’ai vu qu’il n’y avait plus d’eau, ni d’électricité, ni de téléphone ; heureusement, un jeune homme roux fort aimable est arrivé avec un monsieur et une dame, et il m’a prêté son téléphone portable… Non, pas du tout ! Ce n’est pas moi qui lui ai ouvert, il avait la clé par une agence, je crois que c’était la Conflanture, il m’a dit que tu étais d’accord… Enfin, peu importe. Est-ce que tu pourrais, s’il te plaît, t’occuper de me remettre l’eau et l’électricité au plus vite ? L’eau surtout. Et le téléphone, ça vaut mieux. … Mais bien sûr que je vais rester ! D’ailleurs, pendant que j’y pense, tu pourrais aller reprendre mes affaires aux Bruyères d’Automne, je n’ai pu en emporter qu’une petite partie. Tu te rends compte que tu ne m’avais même pas laissé une valise ! … Écoute-moi ! Il faudrait aussi faire les papiers pour cesser de payer ma chambre là-bas… »
 Rompant le silence qui suivit, Claire Renée fit remarquer que c’était bien fatiguant de rester debout comme ça ; Émile Aubuisson lui offrit son siège et lança à la cantonade : « Surgit sans être attendu. En sept lettres, commençant par I.N.
 « …Non, ça ne sert à rien d’en chercher une autre ! Je veux vivre chez moi. … Ne t’inquiète pas pour ça, j’ai justement invité deux amis qui vont habiter ici avec moi : eux aussi voulaient quitter la maison de retraite, et ils n’avaient plus d’endroit où aller. Il y a Claire Renée, qui était dans la chambre d’à côté, tu t’en souviens ?… »
 L’intéressée adressa un charmant sourire en direction de l’Iph.
 « Je ne te l’ai jamais présentée, tu es sûr ? Il faut dire aussi que tu n’avais jamais le temps… »
 « Inadéquat ? proposa soudain Claire Renée
 ‒ Impossible, ça ne fait pas sept lettres, ça en fait neuf », corrigea patiemment son interlocuteur.
 « Je t’assure, Daniel, que la question n’est pas là ! Je rentre chez moi, j’aurai de la compagnie ‒ il y a aussi M. Aubuisson, mais si tu dis que je ne t’ai pas présenté Claire Renée, c’est évident que tu ne le connais pas non plus ‒ et en nous aidant tous les trois, nous serons parfaitement capables de nous débrouiller si tu nous remets le téléphone. Et je te garantis que j’ai toute ma tête : pour aller en transport en commun de Bécon-les-Bruyères à Conflans-Fin-d’Oise, il me la fallait ! Je ne suis pas sûre que tu saurais le faire toi-même ! »
 Mme Gravière sourit, et même les lèvres de son mari frémirent imperceptiblement. Émile Aubuisson, pendant ce temps, réfléchissait à voix haute :
« Intrus fait six lettres, inédit aussi, imprévu prend un m et pas un n, ça ne peut pas être intruse puisque attendu est au masculin… Un intime, qui peut venir vous voir n’importe quand, c’est six lettres aussi…
 ‒ Insecte ! proposa triomphalement Claire Renée. Les insectes entrent toujours dans la maison quand on ne les attend pas. »
 Émile Aubuisson n’eut pas l’air convaincu, pas plus que les Gravière. Olivier se livra à un bref calcul :
 « Inopiné ! », s’écria-t-il.
 Les deux vieillards parurent enchantés, mais ce qui le flatta le plus fut le coup d’œil surpris que lui lança M. Gravière. Pendant qu’Émile Aubuisson inscrivait le mot dans les cases correspondantes, Mara Goujon continuait :
 « Bon, on verra tout ça tout à l’heure… Je voulais te demander autre chose : est-ce que c’est toi qui as pris mes meubles ?… Ah, d’accord. J’aime mieux ça, j’avais peur d’avoir été volée. Est-ce que tu pourrais me les rapporter, s’il te plaît ?… Tu ne les as quand même pas tous vendus ?… Alors, tu n’as plus qu’à m’en racheter d’autres ! … Désolée pour ta réunion, mais enfin, je ne t’ai jamais demandé de les vendre ! Et il me semble que tu as tout plein de collaborateurs payés par l’État ; envoie-les faire les magasins à ta place, l’argent de mes impôts servira enfin à quelque chose … Et je te rappelle qu’il nous faut trois lits d’ici à ce soir : tu ne vas quand même pas nous laisser coucher par terre à nos âges !… Tu peux venir quand tu veux, on ne bougera pas ; là, je vais devoir rendre son téléphone au jeune homme de l’agence… À tout à l’heure, mon grand chéri. »
 « Vous comptiez donc nous faire visiter une maison qui n’était pas à vendre ? demanda froidement M. Gravière pendant qu’Olivier Deschamps rentrait en possession de son Iph.
 ‒ Voyons, André, tu vois bien que Monsieur ne le savait pas ! Et de toute façon, quelle importance, puisque tu ne l’aurais jamais achetée !
 ‒ Ah bon ? Et pourquoi cela ? », demanda Mara Goujon, soudain vexée.
 Mme Gravière rougit : « Ne le prenez pas mal. Mon mari aime beaucoup le calme, et la lumière. Dès que nous avons vu le salon, j’ai su que ça n’irait pas. En fait, nous ne sommes même pas sûrs de vouloir acheter dans la région parisienne… »
 Rien à regretter, alors, se dit Olivier Deschamps. Je l’avais bien dit : des clients difficiles. Cependant Mara Goujon, offusquée, se lançait dans un éloge de sa maison et de son quartier. Question calme, lumière et jardin à cette distance de Paris, ils auraient du mal à trouver mieux. Et dans la foulée, elle offrit de la leur faire visiter : comme ça, ils ne seraient pas venus pour rien. Mme Gravière parut séduite et entraîna son mari qui lui emboîta le pas de mauvaise grâce. Mara Goujon invita ses deux amis à suivre le mouvement : ils n’avaient même pas encore vu leurs futures chambres !
 Olivier connaissait bien le pavillon, et les visites de maisons plus encore. La grille de mots croisés était beaucoup plus attirante…
 Il ne vit pas le temps passer jusqu’à la réapparition du groupe, mais quand il releva la tête, l’atmosphère avait bien changé. Dehors, la pluie s’était arrêtée et le temps s’éclaircissait à vue d’œil ; le salon calomnié par les Gravière était loin, à présent, d’être sombre. Escortées par André Gravière, toujours sinistre, et Émile Aubuisson, toujours méditatif, les trois femmes bavardaient maintenant avec animation, parlant du jardin de derrière et de la vue sur la Seine. Émile Aubuisson se hâta, bien sûr, vers ses mots croisés, et Olivier l’accueillit avec un sourire modeste, mais satisfait : « Prend le risque de porter des papiers précieux = Convoyeur. Transport de gros : je crois que c’est Bétaillère. Donc dans Véhicule lent pour transport à froid, en dix lettres, il y aurait ce O. et ce B….
 ‒ Corbillard ! s’écria Émile Aubuisson. Et ça confirme le A d’Ambassade !
 ‒ Bravo ! Pour transport à froid… je n’y aurais jamais pensé !
 ‒ Alors “On n’est pas content quand ils sont là, mais c’est mauvais signe quand ils partent” commence par un R.
 ‒ Des rois ! », proposa Claire Renée avec enthousiasme.
 Diplomatiquement, Olivier se détourna. Mara Goujon confiait à « Mina », c’est-à-dire Mme Gravière, comment un beau matin au réveil, deux ou trois jours plus tôt, l’idée de quitter la maison de retraite s’était imposée comme une évidence : pourquoi perdre les derniers mois de sa vie dans un endroit qu’elle n’aimait pas ? Son fils lui avait dit qu’aux Bruyères d’Automne elle pourrait se reposer, qu’elle serait comme dans un bon hôtel, mais non, vraiment, ce n’était pas comme à l’hôtel…
 Claire Renée confirma ce dernier point : les menus étaient ceux d’une cantine, pas d’un restaurant. Elles étaient quand même quelques-unes à savoir confectionner de bons petits plats et à être restées assez gourmandes ; eh bien, quand elles étaient descendues aux cuisines en disant qu’elles en avaient assez des purées en sachet et des compotes de pommes industrielles, et qu’elles se chargeraient donc du prochain repas, on ne les avait pas laissé faire ! On leur avait dit que c’était interdit par le règlement ! De faire la cuisine ! En voilà un règlement !
 Pendant ce temps, André Gravière s’intéressait brusquement à la conversation : est-ce que Mme Goujon voulait dire que la décision d’entrer dans cette maison de retraite n’était pas venue d’elle ?
 C’était plus compliqué que ça. Daniel, son fils, s’inquiétait de la savoir toute seule ici, à quatre-vingt-deux ans. Il était très pris, pensez donc : chef de cabinet au ministère de l’Intérieur ! Quant à son petit-fils, il venait d’avoir son bac avec un an d’avance et partait étudier à Harvard. Bref, cela avait semblé la meilleure solution : cela rassurait Daniel ; quant à elle, elle se sentait fatiguée, et elle se disait que sa vie était finie…
 « C’est d’autant plus terrible, commenta M. Gravière. Penser qu’il l’a décidé en toute bonne foi, pour votre bien, que vous avez essayé de le supporter pour lui faire plaisir… C’est à cela que conduit l’amour filial ? Cela fait froid dans le dos. »
 À sa propre surprise, Olivier découvrit qu’il ressentait exactement la même chose que cet individu antipathique.
 Mara Goujon poursuivait. Elle n’avait décidément pas pu s’acclimater. Et puis, elle ne voulait pas le dire à Daniel pour ne pas l’inquiéter, mais aux Bruyères d’Automne, l’atmosphère était sinistre ; récemment, il y avait eu plusieurs suicides coup sur coup…
« Vous voulez dire qu’ils maltraitent les pensionnaires ? » , demanda Mina Gravière, indignée.
 Non, pas de la maltraitance… Juste cette façon de les considérer comme des poids morts qu’il fallait seulement continuer à traîner, quoi qu’ils aient pu être auparavant dans leur vie. Il ne faut pas croire, tout le monde le ressent, même ceux qui perdent la tête. Alors les plus diminués deviennent fous, ceux qui sont encore un peu valides guettent le bon moment pour se jeter par la fenêtre de leur chambre, et les autres projettent de s’enfuir. Pour mettre plus de chances de leur côté, ils étaient huit à s’être concertés pour se sauver le même jour, mais en prenant des directions différentes, et c’était sans doute ce qui leur avait permis à tous les trois de voler deux caddies qui servaient, d’ordinaire, à transporter les draps et les taies d’oreiller, de les bourrer de leurs vêtements et d’atteindre sans encombre la gare de Bécon-les-Bruyères.
 « Je vous inviterais bien à prendre une tasse de thé, mais je n’ai ni tasse ni thé, conclut gaiement Mara Goujon. Revenez-nous voir quand nous serons mieux installés, ça me fera plaisir… »
 Les Gravière, de leur côté, remerciaient chaleureusement de l’accueil et de la visite, serraient toutes les mains, souhaitaient bonne chance au vieux trio…
 Olivier Deschamps dut accomplir un gros effort pour retrouver en lui l’agent immobilier, le sortir de son coma profond :
 « Est-ce que vous voulez aller visiter le second pavillon ? Malheureusement, il est moins bien que celui-ci…
 ‒ C’est tout à fait inutile, trancha M. Gravière. Ma décision est prise : je n’achèterai rien en Île-de-France. Je suis comme Madame : je ne vois pas pourquoi je me forcerais à m’installer dans un endroit qui ne me plaît pas… »
 C’était exactement ce qu’Olivier était en train de se dire à propos de sa propre présence à Conflans-Sur ! Et soudain, par une mystérieuse association d’esprit, il eut un trait de lumière :
« On n’est pas content quand ils sont là, mais c’est mauvais signe quand ils partent, ce sont les rats ! C’est mauvais signe quand ils quittent le navire ! »

Jean Dupont quittant sa femme

Un soir de septembre, dans un immeuble sans grand standing du quartier de La Madeleine dans l’est de Chartres, Jean Dupont et sa femme dînaient comme d’habitude devant le JT. En guise de préparation, Anita Lopez-Dupont s’était bornée à réchauffer au micro-ondes une barquette de lasagnes Omasanty pour deux personnes. La conversation, de même, avait été réduite au strict minimum : quelques minutes de récriminations hargneuses d’Anita, qui avait passé une mauvaise journée dans le salon de coiffure où elle n’était que deuxième employée. Elle aurait au moins apprécié de ne pas avoir à ranger la veste que, comme toujours, Jean laissait traîner, à croire qu’elle n’en avait pas assez de celles des clientes ! Jean Dupont se demandait à part lui quelle espèce de travail elle estimait avoir fait dans leur deux-pièces depuis qu’elle était rentrée… À présent, ils mangeaient en silence les couches de pâte molle et de coulis de tomate aux grumeaux de viande hachée, tandis que le présentateur du JT monologuait devant eux, juste assez fort pour qu’on l’entende si on lui prêtait attention.
 Le gros titre du jour était le scandale des maisons de retraite. Partout en France, des personnes âgées se jetaient par les fenêtres de leurs chambres, quitte à escalader pour cela d’imposantes balustrades, des familles qui se croyaient tranquilles retrouvaient des vieillards à leurs portes, ou alors, les gens les plus divers les ramassaient aux endroits les plus singuliers : à Pigalle, devant la tour Eiffel, dans des centres commerciaux, sur des plages, au bord de rivières, etc., toujours en gilets de laine, sans argent et sans Iph, quand ils n’étaient pas carrément en robe de chambre et chaussés de pantoufles. Ils étaient plus ou moins lucides, mais unanimes sur un point : ils voulaient recouvrer leur liberté. Le reportage apprit à Jean Dupont qu’il s’agissait en fait d’un scandale international, en restant plutôt évasif sur les enquêtes en cours pour maltraitances. Enfin si, il y avait quand même une nouveauté : la secrétaire d’État aux personnes âgées demandait à toutes les familles qui le pouvaient de retirer leurs vieux parents des EHPAD, au moins provisoirement, jusqu’à ce qu’une commission d’enquête extraordinaire ait pu déterminer comment ils étaient vraiment traités…
 À ce stade du JT, des pensées amères vinrent se couler sur les lasagnes insipides. Jean savait par des confidences de ses collègues au commissariat central de Chartres que les premiers éléments de l’enquête sur les cinq suicides dans les maisons de retraite chartraines n’avaient absolument rien donné : personnel, direction, règlement, animations, tout semblait normal, et les suicidés ne paraissaient même pas dépressifs… Il y avait là un vrai mystère, de ceux dont il rêvait en choisissant d’entrer dans la police, mais si sa femme se plaignait de ne faire que balayer des cheveux au lieu de les couper, qu’est-ce qu’il devrait dire ? Son métier de flic ne consistait qu’à harceler les revendeurs de shit du quartier Beaulieu et à escorter les Roms ou autres migrants sans papiers vers les centres de rétention. Dès qu’il y avait une enquête intéressante, elle lui passait sous le nez.
 Les journalistes du JT avaient déniché une directrice d’un EHPAD près d’Angers, qui acceptait encore de parler aux médias. Il y avait eu, coup sur coup, deux suicides inexpliqués et une dizaine de fugues dans son établissement, qui allait donc être fermé pour enquête au début de la semaine suivante. La directrice vint expliquer en plan rapproché à tous les téléspectateurs qui voulaient l’entendre que les pensionnaires étaient très bien traités aux Colchiques de Froide-Fontaine et qu’en quinze ans d’exercice, elle n’avait jamais eu une seule plainte. Les larmes emplissaient ses yeux bleus tandis qu’elle exhibait des paquets de lettres de remerciement des familles pour les soins et la gentillesse dont elle avait toujours fait preuve, ainsi que tout son personnel. Non, la vérité, elle allait la dire même si elle voyait bien que ni la police ni les fonctionnaires de la DDASS ne voulaient y ajouter foi : c’étaient les pensionnaires qui avaient changé…
 Jean Dupont aurait bien aimé en savoir plus, mais ce fut le moment que le JT choisit pour couper l’image et changer de sujet. Il se tourna vers sa femme :
 « Qu’est-ce que tu en penses ? »
 Évidemment, il fallut d’abord lui dire de quoi il retournait. Sa capacité de fixer l’écran sans le voir ni l’entendre était sidérante.
 Puis Anita lui rapporta les échos de Radio Potin : les clientes d’âge mûr de son salon ne voulaient pour rien au monde se retrouver un jour dans ces EHPAD suspects. Les prétendus suicides étaient en réalité des assassinats liés à un trafic d’organes international. De hauts fonctionnaires d’État étaient dans le coup… Non, bien sûr, Anita ne gobait pas tout ce qu’on racontait devant elle, il la prenait pour une idiote ou quoi ? Peut-être pourtant que certaines de ces personnes âgées « suicidées » conservaient quelques organes en bon état ; il n’y avait qu’à voir sa mère, son cardiologue lui avait dit récemment qu’elle avait un cœur de vingt ans. Une chose était sûre : il n’y avait pas de fumée sans feu… Même les policiers ne savaient pas tout. Le commissaire, peut-être, mais la base ?
 Jean préféra ne pas insister : ils allaient encore se disputer. La conversation retomba tandis que, réfléchissant toujours au mystère des maisons de retraite, il écoutait distraitement la suite du JT.
 Sur le front des attentats en revanche, les nouvelles étaient plutôt bonnes : visiblement, les djihadistes français étaient occupés à s’entretuer en interne. Mehmet Messoudah avait fait des émules qui, interprétant à leur façon sa vidéo posthume, avaient entrepris de liquider les réseaux terroristes, chefs et recruteurs étant désormais accusés d’usurper la place d’Allah. On n’allait pas s’en plaindre… Le JT enchaîna sur d’autres perturbations : à peine deux semaines après la rentrée des classes, dans de nombreux collèges, les enseignants se mettaient en grève, se plaignant que leurs élèves dépassaient toutes les bornes de l’insolence et de la rébellion ; les syndicats, surpris, prenaient le train en marche. Le présentateur s’interrogea ensuite à voix haute sur la perte d’autorité des professeurs.
 Ici, les pensées de Jean bifurquèrent ; cette histoire de perte d’autorité le ramena à son propre cas. Pendant que sa femme picorait une grande grappe de raisin acide et que le JT, ayant quitté la France pour l’international, déroulait son cortège habituel de guerres lointaines et sans espoir (au Yémen, en Centrafrique…), de catastrophes écologiques (au Brésil, en Chine…) et de crises économiques à rebondissement (un peu partout), il se disait que par chance, Chartres restait une ville calme, et qu’au moins à Beaulieu, ses collègues et lui ne subissaient pas les caillassages et agressions physiques qui visaient si souvent des policiers ailleurs en France. N’empêche que la vraie raison de la perte d’autorité de la police était qu’elle faisait désormais un boulot absurde, auprès de délinquants qui le savaient et devant une population qui n’était pas dupe. Bien sûr que le mineur récidiviste ou le petit revendeur qu’on arrêtait et que le juge relâchait derrière ne pouvait pas avoir de respect pour vous ! Mais peut-être n’était-ce pas l’essentiel ? (Le JT avait tourné la page de l’international et revenait en France avec un nouveau sujet de société : les cabinets des psychologues et/ou psychiatres étaient pris d’assaut par des parents d’enfants dits « hyperactifs ». Ce diagnostic sauvage venait souvent de l’école qui leur avait demandé de consulter de toute urgence.) Peut-on respecter des gens qui ne se respectent pas eux-mêmes ? Qui acceptent de faire un travail complètement débile juste parce qu’on le leur demande ? (Comme toujours, sa femme avait quitté la table et commencé à débarrasser sous prétexte qu’elle-même avait fini de manger. Le JT, cependant, interviewait un psy parisien affirmant avec force que les neuf dixièmes des enfants qu’on lui amenait n’étaient pas plus « hyperactifs » que vous et moi ; pour lui, c’étaient juste des enfants-rois ordinaires, auxquels les parents laissaient faire tout et n’importe quoi…)
 Jean alla se chercher une crème dessert dans le frigo, accueilli à la cuisine par un nouveau reproche conjugal : il aurait pu au moins rapporter ce qui restait sur la table ; il voyait bien qu’elle était en train de remplir leur mini-lave-vaisselle… Il n’en tint aucun compte et retourna s’asseoir devant la télé, tout à fait inutilement d’ailleurs car le présentateur du JT était occupé à présent à dire au revoir aux téléspectateurs et à leur donner rendez-vous à ses prochaines apparitions… C’est toute la société qu’il faudrait changer, pensait Jean Dupont tout en mangeant sa crème dessert Teslé ‒ marque également rachetée depuis peu par Omasanty.
 Il entendit à la cuisine la sonnerie caractéristique de l’Iph d’Anita (musique du générique de son émission de téléréalité préférée) : bien sûr, c’était sa mère, qui d’autre ? Elle l’appelait à peu près deux jours sur trois et elles en avaient pour la soirée… Côté télé, c’étaient les publicités qui s’enchaînaient en cascade. Jean n’y prêtait pas attention : l’intrusion de sa belle-mère l’avait ramené à l’époque de sa rencontre avec Anita ; très précisément, au soir où celle-ci lui avait dit comme une évidence qu’elle l’aimait, qu’elle voulait vivre avec lui mais, bien sûr, pas dans une chambre de cité U ! dès qu’il aurait un salaire ! En attendant, tant pis, elle restait chez sa mère… Cela n’aurait pas suffi, sans doute, si la fac de droit à Tours avait été différente, mais ces étudiants BCBG, ces amphis vieillots, ces cours abscons, desséchants, dans lesquels il n’arrivait pas à entrer, le soulagement qu’il éprouvait le soir quand il allait retrouver Anita à la sortie de son CFA de coiffeuse, le découragement qui l’avait saisi devant ce long parcours du combattant avant de réussir le concours de commissaire… Il avait choisi de se marier et d’entrer dans la police comme simple flic. La pire décision de sa vie.
 « Jean ?… Non, rien du tout, il est juste vautré devant la télé. Attends, je vais dans la chambre pour qu’on puisse parler tranquille ! » Quel mépris dans la voix de sa femme ! Il le frappa comme une découverte, en contraste avec ses souvenirs, de même que la hâte qu’elle avait d’échapper à son ennuyeuse présence.
 Le pire était que ce mépris ne le touchait pas. En fait, il était réciproque, et peut-être même plus profond de son côté. Ils étaient mariés depuis huit ans, et il savait au bout de la deuxième année qu’il n’avait jamais vraiment aimé Anita. Il la désirait alors très souvent, mais dès que l’excitation retombait il s’ennuyait avec elle et sa bêtise le consternait. À partir de la troisième année, il l’avait trouvée décidément trop stupide pour être durablement excitante. Il avait dû se mettre, dès lors, à la regarder sans indulgence, car elle s’était aigrie en retour, et ils n’avaient plus été d’accord sur rien. Au fond, elle devait être malheureuse. Lui non plus n’était pas heureux. Il le savait depuis longtemps et pourtant, il se le disait pour la première fois, comme si, jusqu’à ce soir, il l’avait su sans mots. Sans prises sur ce constat. Comme s’il avait été englué dedans. Ce soir, il était dehors.
 La séquence pub culminait avec les céréales au blé soufflé d’Omasanty, les enfants joyeux qui se bousculaient, le garçon blond d’une dizaine d’années qui, grâce aux céréales, avait retrouvé son entrain : il se relevait de sa défaite ‒ dans certains séquences il s’agissait de grimper aux arbres dans un jardin, dans d’autres, ses frères et lui s’affrontaient à l’intérieur dans un jeu d’adresse type Patatras ‒ et proposait une nouvelle partie : « Mieux vaut perdre que ne pas jouer. » La phrase résonna soudain dans la cervelle de Jean Dupont avec une force inattendue. À croire qu’elle venait clore ce qui ne s’était même pas présenté comme un débat. Il avait la réponse, et c’était elle qui lui révélait la question…
 Il se leva énergiquement, éteignit la télévision et se dirigea vers la chambre. Il interrompit sa femme qui, assise sur le lit conjugal, annonçait à sa mère son intention de se faire des mèches blondes et une frange effilée, ou l’inverse ; il alla droit à la penderie, attrapa le sac de voyage sur l’étagère du haut et commença à le remplir de ses vêtements.
 « Tu aurais pu frapper, tu sais que je suis au téléphone, tu nous déranges… Jean, qu’est-ce que tu fais ?
 ‒ Ça se voit, non ? Je m’en vais. Et pas plus tard que tout de suite. »
 Éberluée, sa future ex-femme poussa diverses exclamations inutiles, qui revenaient toutes à dire sa surprise… pas son chagrin, elle n’en avait pas et ne s’en avisait pas ; son Iph resté en communication avec sa mère glapissait de son côté pour tenter de s’immiscer dans la scène et d’apprendre ce qui se passait, mais Anita elle-même l’avait lâché, et il gisait sur ses genoux. Pendant ce temps, Jean Dupont avait enfourné dans le sac ses sous-vêtements et y entassait de son mieux ses pulls, ses chemises, ses pantalons, ses quelques cravates.
 « Alors, c’est sérieux, tu me quittes ? Mais enfin, tu ne peux pas partir comme ça…
 ‒ Ah bon ? C’est pourtant exactement ce que je vais faire… Tu peux garder l’appart ; de toute façon, c’est toi qui l’avais choisi. »
 Pyjama, affaires de toilette, une paire de tennis, quelques bouquins… Quelques clics sur son Iph suffiraient pour clôturer leur compte commun. Et avec les nouvelles procédures de divorce simplifié, ils n’auraient même pas besoin de se revoir ; tout se règlerait dans le monde virtuel, par envoi de messages, d’un Iph à l’autre, et vers le site et le compte électronique du tribunal. Tant pis pour son manteau d’hiver et pour les belles chaussures en cuir qu’il ne mettait jamais : l’idée de revenir dans cet appartement une fois qu’il en aurait passé la porte était… eh bien, tout bonnement aberrante.
 Anita avait continué un moment à demander où il allait, s’il y avait quelqu’un d’autre, si c’était la stagiaire qu’ils avaient mise à l’accueil au commissariat… Puis elle s’était tu, et on n’entendit plus que les glapissements lointains de sa mère, toujours en ligne. Jean Dupont sortit sa veste de l’unique penderie, prit ses clés dans sa poche, isola sa clé de voiture, petite, luisante, arrondie au bout. Il la pinça entre deux doigts, la fit coulisser, la libéra de l’anneau serré, et déposa sur la commode le porte-clés désormais inutile.

Inopinément

un texte d’Isabelle Cani.

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