IX – La béatification de Sainte Sibylle

Les Indociles II - La Confrontation

« Des journalistes sont déjà au courant ? »

Lune et nuages.Elles montaient en sifflant vers les étoiles, explosaient en route avec un bruit sec, projetaient des demi-cercles étincelants qui demeuraient en suspension dans le ciel, puis retombaient en pluies colorées. Jason MarcheurFils de Guy Marcheur, le magnat de l’immobilier parisien et de sa seconde femme Hélène, demi-frère cadet d’Ulysse, cousin germain plus jeune d’Antoine et Barnabé/Raoul Forestier et petit cousin de Colette Marcheur ; liber depuis l’âge de quatre ans, vif, curieux de tout, épris de voyages et d’aventures. Présent dans I : I et IX et dans II : V ; mentionné dans I : III, et dans II : II, VII et VIII. le nez en l’air oubliait ses vingt-et-un ans : il se sentait s’élever avec chaque fusée, bondir de joie quand elle sautait ; chaque gerbe le comblait comme si c’était son noir à lui, son vide à lui qu’elle emplissait de lumière. Sous le viaduc de la Récoumène, le filet d’eau de la Gazeille était trop mince pour faire plus que scintiller par instants en jaune-feu ou en rose-rouge ; à ceci près, ce n’était pas moins beau en Haute-Loire le 6 juin 17 pour fêter la Pentecôte qu’à Pékin, sur les grandes pièces d’eau entourant les murailles de la Cité interdite, le 4 février 15 pour célébrer le nouvel an. Ô ces chandelles qui crépitaient bien haut sans s’éteindre quand à chaque battement de paupière on s’attendait à les voir disparaître, ces feux d’artifices qui en allumaient d’autres, et tout le ciel alors de partir en s’élargissant, dans un univers en expansion et en couleurs vives !
Et voici l’air noir parcouru de traînées d’un jaune si clair qu’elles en étaient presque blanches, et voici qu’elles dégringolaient toutes ensemble : le ciel leur tombait sur la tête. On y vit soudain comme en plein jour ; Jason redécouvrit Justine, proche à la toucher, aussi exaltée que lui : menton levé, tête en arrière, elle aspirait la nuit avec délice, suivait le spectacle de ses yeux brillants et souriait aux anges. Dire que sans leur rencontre le matin dans le Cévenol, à l’heure qu’il était, il serait chez ses cousins, dans l’ancienne chambre de PaulPaul Gravière, fils du roboticien français controversé André Gravière (décédé) et d’une chimiste allemande, Mina redevenue Grienenberger, neveu de Kurt Grienenberger, meilleur ami inséparable d’Antoine Forestier ; expatrié malgré lui en Allemagne avec sa mère, devenu liber à dix-huit ans à son retour en France et affecté depuis d’une xéno-sérotonine non stabilisée. Serial séducteur, impulsif, tourmenté, il a le don de se fourrer dans des situations impossibles ; passionné d’histoire et d’ethnologie, ne se sent bien que quand il chante. Présent dans II : II, IV, V et VII ; mentionné dans I : II et dans II : III et VIII. qu’il avait faite sienne depuis le mois de mars, dire qu’il aurait juste fait l’aller-retour jusqu’à Moulins pour interviewer l’insipide Akif KérabiFrère aîné de Malik Kerabi, cousin germain plus âgé de Rachid et Citak, et demi-frère ainé de Djamila Aziz; braqueur et criminel malgré lui en l’an zéro, mute en détention préventive, découvre la philosophie en prison, puis fonde un ashram à Mercy dans l’Allier avec sa compagne Ariane Lécuyer ; sa doctrine, le kérabisme, réconcilie libers et sapiens. Présent dans I : VIII ; mentionné dans I : IV, V, VI, et dans II : I, IV, V, VI et VIII., philosophe-gourou quadragénaire, qui n’avait sûrement rien de neuf à raconter sur l’apprivoisement du mouton intérieur qu’il enseignait depuis dix ans ! Au lieu de quoi, le bord extrême de ce plateau dominant l’Auvergne, les monts d’Ardèche au loin découpés en noir sur le ciel illuminé, et ce viaduc gigantesque qui enjambait la gorge de cette rivière minuscule, sans aller nulle part : sur l’autre rive, c’était la fin de la route, la forêt obscure et définitive. Sans oublier Justine elle-même, tout ce qu’ils s’étaient confiés d’abord dans le Cévenol, puis dans leur longue attente au Monistrol d’Allier, enfin dans le vieux car qui bringuebalait et leur avait permis d’atteindre le Monastier-sur-Gazeille à la tombée de la nuit. C’était cela, la vie : bifurquer, choisir l’inconnu, sans cesser d’aller de l’avant. Le retour en France ne gâchait rien, l’aventure continuait. D’un geste devenu familier, il décrocha l’une des bretelles de son petit sac à dos, l’attira à lui, plongea sa main à l’intérieur pour toucher la tête de Carousse, son ours fétiche. Le compagnon de son enfance se réduisait désormais à cette tête récupérée dans le Transsibérien près des restes de la peluche démembrée, dépecée, éventrée. Jason ne s’en séparait jamais ; il la touchait dans tous les moments forts.
Et dans cette petite foule autour se cachaient des initiés qu’ils allaient chercher et trouver ! La moindre exclamation de plaisir, le moindre commentaire, Jason les recevait comme de potentiels messages cryptés.
« C’est très beau… On aurait juste envie d’y participer plus, de donner quelque chose à la fête… »
C’était cette femme noire énorme et douce, toute en courbes, qui avait dit cela. Était-ce ou n’était-ce pas la parole d’une ardente lectrice qui rêve de devenir autrice ?
« Et si on chantait ? » proposa quelqu’un.
Ceci déclencha, comme toujours, des mouvements divers : les uns s’écartaient, d’autres se rapprochaient, se regroupant par voix. On commença par l’hymne queer que tout le monde connaissait à peu près, et qui s’accordait avec l’exigence d’Éros exclu placardée dans les rues du Monastier pour les visiteurs de la Pentecôte. Jason aimait cette occasion donnée aux ténors de se mettre dans la peau d’une femme-type qui ressemblait tant à sa propre mèreHélène Marcheur, seconde femme de Guy Marcheur, le magnat de l’immobilier parisien, mère de Jason, sœur cadette de Sophie Forestier ; restée sapiens, blonde, jolie et mondaine. Présente dans I : I et dans II : V ; mentionnée dans I : III et IX et dans II : II. : coiffure, maquillage, coquetteries, œillades et souci de plaire, hôtesse aimable, femme du monde accomplie. Près de lui, un chauve mince, agile et souriant semblait s’amuser beaucoup en chantant son obsession pour la cuisine, pour les tartines, pour les enfants à moucher et les cartables à préparer, descendant dans les graves d’une voix de plus en plus caverneuse. Justine, en alto un peu hésitante, revendiquait avec d’autres femmes une virilité caricaturale ; riant des yeux, elle ajoutait les gestes à tour de bras, mimait la chasse, la guerre, les bagarres dans les bars ou les tribunes de stades. La noire énorme, belle à sa manière, s’était chargée du récitatif ; elle disait l’émancipation des premières, les doutes des seconds, le renversement et l’inversion des rôles. Et il y eut au moment crucial une blonde sèche et maigre, soprano capable de monter très haut, pour oser la partie de haute-contre qui célébrait sous toutes ses formes, gay, lesbienne, asexuel/le, dégenré/e, l’être queer et sa différence. Impossible de savoir ce que cela donnait ; le résultat vécu était une eucacophonie à la Jean-Eudes d’AuléonCompositeur liber, inventeur de la musique eucacophonique qui fait entendre la musicalité des bruits naturels ou humains, dont le fameux concerto pour vent, guitare et voix humaine dit concerto de la Colle noire. Présent dans I : IX et dans II : V ; mentionné dans II : IV et VII. , plus légère, plus insouciante que ce qu’il avait fait de la Colle noire : lambeaux d’hymne queer, sifflements et pétarades du feu d’artifices, rumeur de la foule, souffle de la brise, rires de complicité, commentaires échangés sans reprendre souffle.
Plusieurs s’éloignèrent après l’hymne pour mieux profiter du bouquet final. Justine et Jason furent de ceux qui restèrent groupés sous l’arbre d’or scintillant à mesure qu’il se consumait et retombait en pluie pour entonner paisiblement l’alléluia de Taizé, repris quatre fois, cinq fois de suite. Le ciel au-dessus d’eux s’était éteint, la foule autour retirée par vagues successives, il ne restait plus que leur chœur devant la masse noire du viaduc et sous les étoiles. Est-ce qu’Al BahatteLeader palestinien charismatique décédé en l'an 14, liber, et non-violent, peut-être le Messie que les juifs attendaient ? ; entre en Israël y distribuer la mixture avant d’être assassiné par un neurotypiste fanatique peut-être instrumentalisé par le Mossad. Mentionné dans II : VII et VIII. était vraiment mort ? Jason n’en était plus sûr.
Ils s’arrêtèrent enfin, se regardèrent autant qu’ils purent, se sourirent dans l’obscurité. Est-ce que cette communion-là, dans ce chant sacré, était un signe de reconnaissance ? En même temps, sans chercher plus loin, il était logique que les fidèles de la Pentecôte ou les partisans de la béatification d’une célébrité locale aient envie de louer Dieu…
Le groupe improvisé s’étira, se disloqua sur le chemin du retour. Jason et Justine, qui marchaient côte à côte, s’exclamèrent d’abord de concert. Comme tout était beau : le feu d’artifices, les chants, le viaduc, le ciel étoilé, la paroi rocheuse aux blocs gigantesques, et ce qu’on devinait de béance de l’autre côté, là où le plateau avait pris fin ! Les ronds de lumière projetés par les Iphs en lampe-torche se perdaient dans les ténèbres, c’était donc encore plus beau qu’à l’aller : on ne distinguait que l’espace en soi, l’ouverture infinie… Et cette brise légère ! Oui, bien sûr, Jason avait un peu froid avec son polo à manches courtes, mais c’était tout le charme de l’aventure : il s’était habillé pour une après-midi à Mercy, près de Moulins-sur-Allier, où il était censé faire 31 degrés, et voici qu’avant minuit, il était à mille mètres d’altitude… Est-ce que Justine n’avait pas l’impression qu’ils étaient sur le toit du monde et qu’ils marchaient exactement au bord ?
Justine éclata de rire, c’était joyeux et communicatif : « Tu as traversé la Sibérie jusqu’à Vladivostok, mais tu situes le toit du monde en Haute-Loire ? »
Il rit à son tour. Il se sentait ivre. De chants, de nuit de presque été, de brise, d’étoiles et de coup de foudre d’amitié. « Il peut bien être en Haute-Loire ! Déjà, la Sibérie, ce n’est ni l’Himalaya, ni l’Antarctique. J’aurais tellement voulu aller en Antarctique… Tu te rends compte : un continent entier, désert, inconnu, qui émerge peu à peu de sa gangue de glace, un sol vierge… Et de toute façon, le monde peut avoir plusieurs toits, comme des milliers de bouts, des tas d’antipodes… »
Un silence durant lequel Justine devint grave. « Et tu dirais aussi que le monde peut avoir plusieurs centres ? Pour moi, le centre, c’était Jérusalem. »
Ils avaient manqué Al Bahatte tous les deux, à quelques jours près ; il avait été assassiné alors qu’ils s’apprêtaient chacun à le rejoindre. Commencement de leurs confidences dans le wagon convivial du Cévenol, avant que Justine ne lui révèle le but de son voyage.
« Pour moi aussi, le centre, c’était Jérusalem. Je me suis souvent dit pendant mon tour du monde que j’allais partout sauf au bon endroit… Seulement, ce qui va se passer ici change tout. Si des gens comme toi et moi, au Monastier-sur-Gazeille, peuvent continuer la Bible, participer à l’écriture du Troisième Testament… » Est-ce qu’il aurait dû baisser la voix en en parlant ? Ou l’élever, au contraire, pour servir de point de ralliement ? Mais Justine et lui étaient seuls désormais, les autres étaient loin devant ou derrière. « Si cela se fait à peu près en même temps un peu partout, en Europe et en Afrique, cela veut dire qu’il peut y avoir plusieurs centres. Peut-être même : que le seul vrai centre, c’est là où nous sommes. »
Il pensait à AntoineAntoine Forestier, fils de Jean-Pierre (beau-frère et associé de Guy Marcheur dans « Mon pari pour Paris ») et de sa femme Sophie, frère aîné de Barnabé/Raoul, cousin germain plus âgé de Jason Marcheur, meilleur ami inséparable de Paul Gravière ; liber depuis sa petite enfance, introverti et réfléchi, cherche à comprendre les sapiens et la mutation, étudiant en psycho. Présent dans I : IX et dans II : II, IV, V, VII ; mentionné dans II : VIII. en prononçant cette phrase. À la mort d’Al Bahatte, son cousin lui avait dit quelque chose de ce genre, mais Jason alors n’était pas prêt à l’entendre.
« Le seul centre, c’est là où nous sommes… répéta Justine. Tu le crois vraiment ?
‒ Si j’arrive à le croire, c’est grâce à toi. Ça fait trois ans que je me disais que je ne croyais plus en rien. Et puis cette nuit, on dirait que tout redevient possible…
‒ Les temps de la Révélation sont ouverts à nouveau », rappela Justine, les yeux brillants, citant la fameuse phrase de la lettre-testament du dernier pape.
Jason l’avait toujours entendue comme l’expression de la foi individuelle de Samson IerPremier pape liber, décédé en l'an 14. D’origine mexicaine. S'est suicidé en apprenant l’assassinat d’Al Bahatt. Mentionné dans II : VIII. dans les paroles d’Al Bahatte. Jusqu’à ce que Justine, dans leur train, lui révèle que la phrase était aussi le point de départ du mouvement des auteurs anonymes du « tome III » qui avaient commencé en Europe, en Afrique subsaharienne, en Amérique du Sud et au Canada à écrire et à mettre en ligne, qui se regroupaient à présent IRL dans des centres spirituels pour continuer ensemble. Aucun texte ne serait validé à distance par des likes sur des forums ; la seule exigence d’orthodoxie était une communion de groupe pour rédiger, corriger, réciter ou chanter les textes du nouveau canon. Et Dieu, cette brise ! Est-ce que cela se respirait, la Révélation ? Il y avait de l’exaltation dans l’air.
« Ce soir, reprit Jason, j’ai retrouvé toutes mes impressions du temps d’Al Bahatte. L’impression de ne pas avoir vécu pour rien puisqu’il se passe de mon vivant quelque chose qui en vaut la peine. Et l’envie d’en être, autant que je peux, avec ce que je suis. Plus de trois ans que ces sentiments-là étaient morts et enterrés…
‒ Tant mieux, répliqua Justine, émue. Tu as quand même perdu ta place de journaliste au Monde pour me suivre ici ! J’en suis tellement désolée…
‒ Tu en es encore là ? »
La route de terre entre le flanc de falaise et le grand vide noir était devenue une route goudronnée entre champs et jardins, inclinée vers le bourg : ils étaient, à tous points de vue, en train de redescendre. Jason répondit donc sur Le Monde. Franchement, il n’y avait pas grand mal. Il venait juste d’être embauché à l’essai, et d’emblée, il ne s’était pas senti en phase avec ses collègues, il avait été gêné par leur manière d’organiser le travail. Cette idée de choisir pour lui le thème de son premier article, de l’envoyer interviewer un philosophe qui ne l’intéressait pas ! Et tout était à l’avenant : ce « rédacteur en chef » ‒ il enroula les cornes du bélier en citant ce titre ridicule ‒ qui ne lui permet pas de l’ajouter à ses contacts, qui met deux heures à réagir au message vocal que Jason avait bien été obligé de lui laisser sur le site du journal, qui s’indigne alors qu’il ait annulé l’interview prévue et poursuivi le voyage ! Qui se montre incapable, surtout, de comprendre que Jason allait leur apporter un article plus intéressant et plus original, sur un sujet inédit. Tant pis pour lui, tant pis pour Le Monde. De toute façon, c’était un quotidien qui n’avait jamais cessé de se recueillir sur la tombe de Panurge. Il continuerait donc à écrire en free-lance pour Les Voix pluralistes, comme il l’avait fait à plusieurs reprises depuis son retour en France. C’était plus sain puisque c’était son journal préféré. Il aimait le principe de son format variable selon la qualité des articles reçus chaque jour. L’IA de la rédaction triait entre les refusés, les publiés et les publiés-rémunérés. Les derniers étaient rares, mais il n’y avait aucun quota. Jusqu’ici, on avait toujours publié ses envois ; il était sûr qu’en écrivant sur la rédaction du « tome III » au Monastier, il serait publié-rémunéré…
Justine semblait stupéfaite : « Alors, tu veux écrire un article sur le Troisième Testament au Monastier, tu l’avais même proposé au Monde ? Je croyais que tu avais tout lâché pour venir toi aussi écrire la Bible…
‒ Je compte faire les deux. Participer au tome III comme auteur anonyme et écrire un ou plusieurs articles sur cette expérience. C’est mon mode de vie : aller voir partout ce qui se passe, raconter et rendre public ce que je vois et ce que je vis. Et c’est aussi un engagement pris envers mes abonnés, quand à mon retour en France j’ai fermé mon blog pour devenir journaliste. Je ne pourrais pas être seulement dans l’action, quelle qu’elle soit, même l’écriture collective. Il y a une part de moi qui se détache, qui regarde du dehors, et il faut que je lui donne la parole aussi. »
Justine, qui l’avait écouté gravement, affirma qu’elle comprenait. Si c’était si important pour lui, il fallait qu’il le fasse. Mais est-ce que c’était le bon moment ? Le secret était gardé ; les auteurs anonymes se greffaient à des événements culturels ou religieux pour se retrouver sans se faire remarquer. Les afficher dans la presse pouvait tout changer, faire affluer les curieux, menacer l’authenticité. Surtout sans institution religieuse pour valider le canon, ce qui était leur choix dès l’origine par souci d’œcuménisme et de liberté de penser.
Jason, qui n’y avait pas encore réfléchi, n’hésita pourtant pas pour répondre. Le secret n’allait pas durer ! Aucun mouvement religieux ne pouvait se répandre sans qu’un public plus large en connaisse au moins l’existence. Justine n’avait qu’à voir ce qui s’était passé avec Al Bahatte : bien sûr qu’il y avait eu des articles perplexes dans les médias, des informations de seconde main, des propos tronqués ou déformés, et des tonnes de commentaires ineptes sur Internet : l’un dans l’autre, est-ce que ça n’avait pas permis à des gens comme eux de le découvrir, de le suivre de plus près, à d’autres plus rapides ou plus chanceux de le rejoindre ? Ce secret actuel du « tome III », c’était une sorte de phase juvénile, tâtonnante et excitante, le temps des forums pour initiés. La décision prise un peu partout de se retrouver désormais IRL, en mai à Glastonbury, puis sur la plage de N’Kamba au Congo-Brazzaville, à présent au Monastier et sur les chemins de Compostelle, c’était une nouvelle étape. Les auteurs bibliques auraient beau se cacher dans la foule, ils ne pourraient pas se rendre invisibles. Jason était sûr qu’en écrivant sur leurs rencontres du Monastier, il ne serait pas LE journaliste qui révèlerait au monde leur mouvement, mais il espérait bien être parmi les premiers. Et être utile ainsi.
Tout en développant son propos, il suivait mentalement plusieurs cheminements parallèles. Un chemin de crète l’amenait à prendre conscience de sa vocation de journaliste, plus ancienne que sa foi en Al Bahatte, en Christ et en Dieu : est-ce qu’elle n’avait pas ses justifications bibliques, même sans attendre le tome III ? Est-ce qu’elle n’était pas sa manière de croire spontanément que toute vérité contribuait à rendre libre, que tout ce qui était caché ou ignoré devait être exposé à la lumière et porté à la connaissance de tous ? Il ne se l’était jamais dit aussi clairement au temps d’Al Bahatte, il ne s’était jamais demandé ce qu’il irait faire auprès de lui quand il l’aurait rejoint dans la vieille ville de Jérusalem. Il avait mûri depuis, il voyait le sens de ce qu’il voulait être. Finie alors la fuite en avant, toujours plus loin vers l’est, sans jamais revenir sur ses pas. Cette fois il était, dans tous les sens du terme, de retour. Adulte. Cependant, si belles que soient ces pensées-là, elles n’étouffaient pas d’autres préoccupations plus pragmatiques. Le tête à tête prolongé avec Justine empêchait chacun d’eux de guetter les signaux que les auteurs anonymes devaient s’envoyer les uns aux autres. Cette masse volumineuse devant qui avançait moins vite qu’eux, c’était la noire obèse et douce du récitatif : de quoi parlait-elle avec ces autres silhouettes autour ? Et cet air lent, nostalgique et poignant, que sifflotait le chauve seul derrière, est-ce qu’ils auraient dû le reconnaître ? Ou peut-être, simplement, oser lui demander ce que c’était ? Justine parlait trop : elle répondait à présent, elle discutait, approuvait, alors que ce n’était pas nécessaire. Ils feraient mieux, tous les deux, de se taire et d’écouter. Enfin, son Iph incorporé lui faisait sentir malgré lui le clignotement virtuel lancinant des messages vocaux d’UlysseUlysse Marcheur, fils du premier mariage de Guy Marcheur, demi-frère aîné de Jason, petit cousin de Colette ; assistant parlementaire du député Michel Oranger en l’an zéro, puis conseiller en communication de Daniel Goujon, passé au Parti minimaliste, ministre de la Culture du gouvernement d’union nationale ; bifurque enfin pour devenir organisateur régional des Citoyens responsables ; resté sapiens, à la fois ambitieux et dévoué au bien public, prudent, mondain, policé, partisan de l’unité anthropologique de l’humanité, célibataire endurci et quelque peu misogyne. Présent dans I : VI et dans II : V ; mentionné dans I : I et IX et dans II : VII et VIII. qu’il refusait pour l’instant d’écouter ; c’était une gêne constante, un peu comme s’il se tenait à l’étage à vivre et qu’on frappait avec insistance à la porte de l’entresol.
Ils débouchaient à présent dans les ruelles très sombres de la petite cité médiévale endormie ; on devinait à peine, sur la gauche, la place vide de l’abbatiale.
« On se quitte ici, décida Jason. Tu as vu que le conseil paroissial a prévu des dortoirs séparés pour hommes et femmes ? Et je crois que demain, il vaut mieux qu’on cherche les auteurs anonymes chacun de son côté ; ça doublera nos chances. Mais bien sûr, on se tient au courant…
‒ Évidemment ! Et on se retrouve demain soir au plus tard pour tout se raconter.
‒ Si tu veux… »
Justine s’éloigna sur un signe de la main, un chaleureux « Bonne nuit ! » et Jason s’immobilisa pour la regarder disparaître, la graver en lui, avec toutes les facettes du jour. JustineJustine Bissac : fille de Jérôme Bissac, l’officier qui commande l’armée de robots de Daniel Goujon ; a passé la fin de son enfance et son adolescence à Strasbourg. Présente dans II : II ; mentionnée dans II : IV et V. à vingt-quatre ans : son teint de brune, son grand sac fourre-tout en bandoulière, ses vêtements de confection en coton : tunique rouge, pantalon large et bleu-nuit, qu’elle s’était taillés elle-même pour l’aventure, ses sandales insolentes, son visage mobile et expressif, le timbre chaud de son rire, la tessiture de sa voix, aigüe dans les exclamations de surprise et de plaisir, plus basse et plus douce dans ses confidences sur son enfance, sur sa famille, sa manière de relever le menton, de secouer sa frange, de rejeter en arrière, d’un mouvement de tête, les mèches qui la gênaient, et son sourire qui emportait tout. C’était bon de la connaître, bon aussi de se retrouver seul ; il en avait besoin pour mieux apprécier cette amitié neuve. Tout ce qu’elle avait changé en quelques heures, tout ce qu’une vraie rencontre pouvait changer !
Pendant ce temps, le chauve avait disparu. Jason mit en lampe-torche son faux Iph ‒ le clavier tactile de l’Iph incorporé ‒ pour éclairer le fléchage vers le dortoir masculin excentré. En chemin, il se décida enfin à écouter les trois messages d’Ulysse, laissés chaque fois qu’il avait refusé un de ses appels. Bien entendu, le rédacteur en chef du Monde, furieux que Jason ait raccroché pendant qu’il l’invectivait, n’avait rien eu de plus pressé qu’aller se plaindre auprès de l’ancien ministre de la Culture du demi-frère blogueur qu’il lui avait si chaudement recommandé. Ulysse était furieux à son tour, et consterné, surtout, persuadé que Jason laissait passer la chance de sa vie. Leur pèreGuy Marcheur époux en secondes noces d’Hélène et cousin germain plus âgé de Colette ; resté sapiens, il a fondé avec son beau-frère et associé Jean-Pierre Forestier l’entreprise immobilière « Mon pari pour Paris », rachetant à bas prix les appartements abandonnés pendant les années de chaos pour les rénover et les louer ou les vendre en des temps meilleurs, il a fait fortune ainsi. Présent dans II : V ; mentionné dans I : I, VI et IX et dans II : I. le regardait depuis longtemps comme s’il avait fait couver un œuf dur, sa mère ne lui demandait plus que d’être en vie, en sécurité et d’avoir l’air content de son sort, mais comme Ulysse investissait en lui, comme il désirait pour son petit frère la gloire et les honneurs auxquels il avait renoncés pour lui-même !
Il était parfois fatiguant de vivre parmi les sapiens et de devoir tenir compte de leur façon envahissante de vous aimer sans vous respecter. Mais par la grâce de Dieu et de Justine, la nuit était trop belle pour se sentir découragé. Discrètement, dans la ruelle sombre, Jason utilisa son clavier virtuel, pianotant des doigts sur les touches sans consistance :
« Fais-moi confiance ! écrivit-il. Je t’assure que je sais ce que je fais. »

Les Indociles La Confrontation ch 9.

L’affiche du conseil paroissial annonçait :
À 10 h, dans l’abbatiale St Chaffre,
GRANDE MESSE DE PENTECÔTE avec confirmations par Mgr Wauquiez, évêque du Puy-en-Velay,
suivie d’une interpellation de l’évêque en vue de la béatification de sainte Sibylle.
Il était 9 h 54 le dimanche 7 juin, et Jason désireux de ne rien manquer était déjà allé s’asseoir presque au centre de la nef. Il n’était ni le premier ni le dernier ; il ne s’attendait pas à une telle affluence. Pas tout à fait éclectique, cependant : c’était un océan de vieilles dames, brassant une multitude de sous-espèces, de la vieillarde édentée à la femme d’un certain âge bien conservée, de la vieille pomme jaunie, ratatinée et toute ridée à la vieille peau bronzée et liftée, de la paysanne revêche à la pharmacienne du bourg endimanchée, de la sorcière malveillante au nez crochu à la gentille mamie aux cheveux blancs et aux joues roses. Et toutes s’accordaient pour lui jeter des regards curieux. En effet, il y avait bien, noyés dans la masse, quelques quadragénaires et quelques hommes âgés, mais Jason détonait à tous points de vue. Justine n’était visible nulle part (il ne s’était pas attendu à le regretter) ; il repéra seulement, trois rangs devant lui, la soprano blonde qui avait chanté la partie de haute-contre dans l’hymne queer ; elle entrait indubitablement dans la catégorie « femme d’un certain âge bien conservée ». Qu’est-ce qui ressemblait moins à un auteur biblique anonyme qu’une vieille dame à lunettes ?
« J’ai rien à fiche ici : y a qu’des vieilles ! »
Non, ce n’était pas Jason qui dans un moment d’égarement avait pensé tout haut, c’était un être improbable, poussé dans les reins par une vieille dame décidée, qui remontait la nef à son corps défendant : masculin, adolescent, roux intégral, un Poil de carotte boudeur de quatorze ou quinze ans. Né peu après l’an zéro, il faisait partie des très rares humains plus jeunes que Jason de plus de quatre ans ; jusqu’ici, ce dernier n’en avait vu qu’au Japon grâce à la politique nataliste de Li FaoCouronnée très jeune impératrice du Japon en l’an 3 de l’ère des Indociles, Li Fao incarne le nouveau régime nippon original fondé sur la coexistence différenciée des sapiens et des libers, les premiers ayant le statut de serviteurs loyaux et honorés de l’Etat. Mentionnée dans I : VII et dans II : I, V et VIII., et en Nouvelle Calédonie où dans l’insouciance océanienne des femmes se risquaient à devenir mères.
« Tu vois bien qu’il n’y a pas que des vieilles ! » triompha la vieille en découvrant Jason, lui souriant avec ravissement sans cesser de pousser devant elle l’adolescent d’un recueil de cantiques enfoncé entre ses côtes.
Poil de carotte jeta à Jason un regard dégoûté, soit parce qu’il voyait juste en lui un adulte de plus, et dévot par-dessus le marché, soit parce que sa présence volontaire à la messe faisait de lui, à ses yeux, un traître à leur classe d’âge. Aux cris de « Aïe, mémé ! Tu me fais mal ! », sa grand-mère et lui s’installèrent bruyamment sur le banc de devant où l’on pouvait encore se pousser pour leur faire place. Jason avait désormais sous le nez une tignasse rousse et bouclée, et ne perdit pas un mot du dialogue suivant :
« Range ton téléphone ! Ça se fait pas !
‒ Mémé ! T’as cent ans, ou quoi ? Tu sais toujours pas que ça s’appelle pas un téléphone ?
‒ Tu vas pas jouer à ton jeu pendant la messe ! Donne-moi ça, LudoLudo Lallemand, conçu en l’an zéro, fils de l’éthologue médiatique Noël Lallemand et de sa femme Diane, frère jumeau de Némo. Présent dans I : VII ; mentionné dans I : V. , je te dis !
‒ Si t’y touche, j’me tire ! Moi, je reste juste parce que pendant ton truc, je peux être assis tranquille pour passer le niveau sept de Just kill the zombies (l’anglais était prononcé de travers). Si ça te fait buguer, on se retrouve à la sortie.
‒ Ah non, alors ! Je veux t’avoir sous les yeux. Tu sais bien que j’ai promis à ton pèreNoël Lallemand : mari de Diane, père des jumeaux Ludo et Némo. Resté sapiens, il fait partie de l’équipe pluridisciplinaire de Paris X qui découvre la mutation en l’an 1 et profite alors de son succès médiatique pour animer une émission animalière qui lui permet au bout de deux ans de se retirer dans le Périgord avec sa famille pour y élever et étudier des oies. Présent dans I : V et VII. de te surveiller ! Déjà qu’on peut pas être dans le même dortoir, c’est pas pour que dans la journée tu ailles rôder dans les rues…
‒ Sûr que dans ce bled, avec tous les jeunes qui traînent dehors, je risque de tomber sur une bande de racailles ! »
L’amertume du ton laissa la grand-mère momentanément sans voix. Tête baissée, dégommant ses zombies (chtong ! chtong !), Ludo en profita pour pousser son avantage :
« De toute façon, tu sais bien que j’y crois pas, moi, à ta Pentecôte, ton Jésus et ta sainte, alors, pourquoi je passerais pas le niveau sept pendant que tu pries ? Chacun son trip !
‒ Tu sauras jamais si tu y croies si tu écoutes rien. J’espère toujours que si tu écoutes, tu finiras par entendre quelque chose qui te touche…
‒ Déstresse, mémé ! J’entends quand même. Je sais ouvrir plusieurs fenêtres à la fois… »
La dernière phrase renvoya Jason à lui-même. Ouvrir plusieurs fenêtres à la fois, il savait aussi, il était même passé expert. Depuis trois ans d’Iph incorporé, il était préservé où qu’il aille des ruptures de connexion ‒ l’implant intégrait une antenne 7G ‒ et des problèmes de batterie ‒ tous ses mouvements, jusqu’aux battements de son cœur, fournissaient l’énergie nécessaire. Les avantages étaient certains, mais il lui était aussi beaucoup plus difficile d’habiter l’ici et maintenant alors qu’il pouvait regarder en surimpression n’importe quel contenu sur le net ou se passer sa musique sans casque ni écouteurs, changeant ainsi comme dans un film la tonalité des propos et des bruits autour. Sur les sept mois qu’il avait passés à son corps défendant dans l’île de Lifou, il en avait vécu six dans une musique d’ambiance permanente, c’était devenu une addiction à laquelle il avait succombé à nouveau à son retour en France : déjeuners familiaux sur fond grégorien, entretien d’embauche au Monde sur opéra chinois traditionnel… « Le centre, c’est là où nous sommes » : où était-il vraiment, dispersé, décentré, pas dans l’église et pas ailleurs ? (Chtong ! chtong !) Il était pourtant venu ce matin avec l’intention de célébrer la Pentecôte en la prenant au sérieux, de se recueillir et de tenter de prier. Et il disait vouloir écrire la Bible…
La messe avait commencé. Il fit de louables efforts pour la suivre, mais son attention restait éparpillée. Les chants l’enveloppaient de leur aile, suspendaient un moment la distance critique et les questions sans réponses. Sinon, le reste du temps, il y avait les chtong ! chtong ! de Just kill the zombies, les grognements furieux de Ludo quand il se faisait dézinguer à son tour, le fonctionnement erratique du micro, la pierre gris foncé des murs nus et des hautes croisées d’ogive, le ciel ennuagé derrière les vitraux, les projecteurs trop crus près de l’autel, les coups d’œil à droite et à gauche pour voir si des auteurs anonymes se révélaient d’une manière ou d’une autre à l’occasion de tel ou tel mot prononcé, les souvenirs du feu d’artifices de la veille réactivés par l’épisode des langues de feu tombées du ciel, des réflexions intéressantes déclenchées par l’idée neuve que l’un des dons de l’Esprit Saint était la liberté, et, par-dessus tout, la conscience qu’il n’arrivait pas à rentrer dans cette célébration, qu’il n’était ni recueilli ni rassemblé, que mentalement il ne tenait pas en place.
Le Jason journaliste était présent ; il remarquait avec intérêt que l’évêque exhibé en vêtements sacerdotaux ne jouait aucun rôle ; il restait juché sur une sorte de chaise haute géante tandis que diverses vieilles dames et quelques hommes âgés se succédaient au micro. On donna lecture d’une homélie composée jadis par l’ancien curé de St Chaffre, décédé en l’an 6 ; depuis, le conseil paroissial gérait le Monastier en l’absence de prêtre. C’était tout de même curieux, cette crise des vocations sacerdotales masculines ! Pourtant, dans la société occidentale, le choix d’Éros exclu ne cessait de se répandre ; RaoulFils de Jean-Pierre Forestier (beau-frère et associé de Guy Marcheur dans « Mon pari pour Paris ») et de sa femme Sophie, Barnabé 'Raoul' Forestier est le frère cadet d’Antoine et un cousin germain un peu plus âgé de Jason. Liber depuis sa petite enfance, fugueur invétéré, artiste-peintre indifférent aux contingences matérielles, provocateur cynique et asexuel assumé ; Barnabé a intégré comme acteur de rue la troupe des tristes lurons sous le pseudonyme de Raoul Sylvestre, et en conserve depuis le prénom. Il est atteint d’un cancer des glandes depuis l’âge de seize ans, actuellement en rémission. Présent dans I : IX et dans II : IV, V et VII ; mentionné dans II : II., le liber insolent, Ulysse, le sapiens conformiste, arboraient désormais tous deux cet insigne. En outre, de nombreuses femmes réclamaient depuis longtemps l’ordination, et les ordres monastiques étaient florissants pour les deux sexes, séparés ou ensemble. À ce propos, il remarqua parmi les diseurs de messe plusieurs Thélémites (reconnaissables au badge de l’abbaye de Thélème porté sur n’importe quels vêtements), ces religieuses et religieux qui avaient pour règle unique « Fais ce que voudras », et que Paul appelait « l’ordre de celles et ceux qui n’ont toujours pas compris que chez Rabelais, c’était une blague »…
On avait économisé le très vieil évêque ; voici que les membres de la délégation du diocèse se mettaient à plusieurs pour l’aider à descendre de sa chaise. C’était le moment des confirmations ; il revenait à Mgr Wauquiez de barbouiller le front des confirmés d’une sorte de crème en bredouillant des paroles inaudibles. Jason, comme ses cousins, avait été baptisé, pas confirmé ; il regarda avec curiosité la longue file de ceux qui demandaient ce sacrement, venus des quatre coins de l’abbatiale. Presque autant d’hommes que de femmes, plusieurs quadragénaires et, benjamin de tous, un jeune homme aux yeux de fou, à la barbe christique, qui devait être trentenaire. Cette partie de la cérémonie dura longtemps car une fois qu’ils avaient reçu l’Esprit, la plupart des confirmés venaient au micro formuler des intentions de prière sur des sujets qui leur tenaient à cœur. On pria pour le respect et la compréhension mutuelle entre libers et sapiens, pour que le concile permanent décide enfin de l’ordination des femmes, pour que l’esprit de sainte Sibylle veille sur la communauté du Monastier… Il en était à se demander s’il existait vraiment des auteurs anonymes quand le jeune homme barbu s’empara du micro : « Que Dieu bénisse les détours, les pas titubants et les arcanes du tarot ! » déclara-t-il d’une voix rauque. « C’en est un ! » se dit Jason, subitement sûr, sachant aussi qu’il venait d’entendre la première phrase qui le touchait, lui, sans besoin d’ailleurs de savoir ce que les arcanes du tarot venaient faire dans cette histoire.
Le trentenaire aux yeux brillants comme des escarboucles retourna s’asseoir très loin devant et tout à fait à droite de la nef ; de sa place, il était invisible pour Jason. Et la messe était loin d’être finie ! Sa partie cruciale commençait au contraire, avec les vraies difficultés de Mgr Wauquiez. On avait eu beau lire l’essentiel de la prière eucharistique à sa place, en priant « en mémoire de notre pape Samson, pour notre évêque Lorrain ici présent », venait un moment où il était seul à avoir le droit de prononcer les paroles sacramentelles qui changeraient le pain en corps du Christ, le vin en son sang ; il était supposé les dire au micro et les accompagner des gestes correspondant. Deux adultes de chœur étaient venus l’épauler, le soutenant de chaque côté, tenant ses bras, guidant ses mains, tandis que la responsable diocésaine se tenait debout derrière lui et lui soufflait les mots au fur et à mesure. Il parvint tant bien que mal à « prenez et mangez-en tous… », s’interrompit, tendit l’oreille et prononça distinctement « car ceci, j’aime encore ». Un soupir consterné émana de l’assemblée ; déjà la responsable prenait les choses en main, repoussant l’évêque, attirant le micro à elle :
« Un peu de patience, il va y arriver ; au Puy hier soir, il a fait ça très bien. Nous allons d’abord chanter un cantique pour lui laisser le temps de se reposer, puis nous reprendrons à “La nuit même où il fut livré…” pour que la consécration soit valide. »
Les chuchotements indignés qui s’élevèrent de partout furent vite couverts par l’orgue qui démarra fortissimo. Jason eut cependant le temps d’entendre, de sa voisine de gauche type paysanne revêche, à la cantonade : « Si c’est pas malheureux de le laisser debout comme ça, à son âge ! », tandis que sa voisine de droite type vieille peau liftée se penchait vers lui pour lui confier : « Parti comme c’est, on ne pourra jamais communier ! Ils n’ont plus de réserve d’hosties consacrées depuis longtemps… » La grand-mère de Ludo, pendant ce temps, exposait à son petit-fils sa manière de penser, à quoi il répondit, conciliant, tête baissée : « Ouais, ça craint ! » (Chtong ! chtong !)
Ils reprirent donc pour la troisième fois « Viens, Esprit de vérité… » en enchaînant cette fois ses douze couplets, sans manquer d’intercaler le refrain. Aucun signe de l’évêque qui avait été escamoté par une porte latérale. Jason avait commencé la messe en ne se sentant pas à la hauteur de ce rendez-vous spirituel ; décidément, l’Église catholique ne l’était pas plus que lui, empêtrée dans ses traditions au point de se paralyser elle-même. « Que Dieu bénisse les détours et les pas titubants », c’étaient vraiment les mots justes ! Puis, l’évêque fit sa réapparition et débita cette fois les paroles de la consécration avec juste quelques blancs dans lesquels la responsable du diocèse, d’un mot, le remettait sur les rails. Quand il atteignit enfin « Faites ceci en mémoire de moi », le soulagement fut général. On lui avait fait consacrer des tonnes d’hosties ; on en bourra le tabernacle et on le rassit sur sa chaise haute où il se mit à dodeliner de la tête et ne tarda pas à s’endormir, sans nuire à l’allégresse collective. La présidente du conseil paroissial avait repris le micro ; quand elle les invita à se donner les uns aux autres un geste de paix, ses deux voisines se jetèrent dans les bras de Jason ; la paysanne, plus revêche du tout, lui planta des bises sonores sur les deux joues, avant de le céder avec regret aux bras maigres et bronzés de l’autre, qui le serra contre elle avec l’avidité d’une ancienne jolie femme privée depuis des décennies du contact avec une peau masculine de vingt ans. Il en émergea étourdi, ému, pour voir la grand-mère de Ludo tournée vers lui avec toutes les rides du sourire au coin des lèvres et des paupières. « La paix du Christ ! » lui annonça-t-elle les yeux brillants, serrant sa main dans les deux siennes, douces au toucher comme des parchemins fragiles. Ludo lui-même tourna à demi la tête avec un sourire de gosse, et tendit à Jason sa main gauche ; la droite était occupée… Il dut cependant interrompre son jeu : toutes les vieilles autour, sans rancune pour ses chtong ! voulaient l’embrasser ou lui ébouriffer les cheveux.
Il y eut une aimable bousculade pour aller communier à laquelle Jason se joignit sans hésiter. Chacun cédait sa place aux plus pressés, parmi lesquels le confirmé trentenaire, et s’entassait dans l’allée centrale en attendant. Serré contre la grand-mère de Ludo, fixant droit devant lui l’avancée du dos énorme de la femme noire du feu d’artifices et de l’hymne queer qui avait surgi dans la foule, il pensa au pape Samson, élu pour tout changer dans cette Église, qui n’avait pas survécu à l’assassinat d’Al Bahatte. Puis à la fidélité de Justine qui trois années durant avait laissé Al Bahatte épinglé dans son moteur de recherche, continué à lire scrupuleusement tout ce qu’on disait de lui, et fini ainsi par découvrir le mouvement des auteurs anonymes. L’hostie fondant dans sa bouche, il songea à la fidélité d’Antoine qui avait élaboré toute une métaphysique pour ajuster le fait incontournable de l’assassinat d’Al Bahatte avec sa foi inchangée dans sa mission divine. Antoine qu’il avait retrouvé au bout de ces trois ans à la fois plus replié sur lui-même et plus présent, gardant pour lui ses pensées les plus brûlantes, coincé comme il l’était entre son frère qui prétendait maintenant que son propre engouement n’avait jamais eu lieu, et Paul qui avait bien d’autres clous à tordre. Il en vint de là à Paul : cette carapace d’autodérision qu’il mettait entre lui et la sollicitude de son entourage, son départ en Creuse pour étudier les ploucs toujours repoussé, son silence terrible, bien pire que ses imprécations d’autrefois, dès qu’on prononçait devant lui les mots Allemagne ou Ludwig SchwartzLeader allemand d’extrême-droite neurotypiste, fondateur du mouvement Deutsch und rein dont les milices armées poursuivent et lynchent les « mutants », il devient chancelier du Reich en l’an 8. Son gouvernement durcit la fermeture des frontières, instaure le dépistage obligatoire de la population, la traque et l’extermination des « mutants ». Mentionné dans II : II, III, IV, V, VII et VIII., son déménagement-mystère (d’après Raoul, il avait quitté l’appart sur un coup de tête le lendemain du jour où l’internet allemand avait fait sécession), son squat le plus sinistre du monde : la maisonnette en ruine d’un ancien gardien du Père Lachaise, avec dans l’unique pièce à vivre trois fenêtres sur le cimetière où l’on s’attendait toujours à voir se coller des morts-vivants… Ce qui, via les chtong ! chtong ! de Just kill the zombies, le ramena à Ludo, le venu trop tard dans un monde trop vieux ; il souhaita (pria ?) que la vie soit vivante pour lui, qu’il y entende, où que ce soit, sous n’importe quelle forme, quelque chose qui lui parle et qui le touche.
On chanta encore, puis tous sauf Ludo sortirent leur Iph pour la quête et se connectèrent à la paroisse pour lui virer leur don. Jason choisit de verser tout ce que son portefeuille d’actions lui avait rapporté en mai ; Ulysse avait au moins raison sur un point : il serait temps qu’il commence à gagner sa vie avec ses articles au lieu d’en faire le hobby d’un fils à papa. La responsable du diocèse leur fit chanter ensuite un chant de sortie, et prononça enfin les paroles solennelles : « Allez dans la paix du Christ ! »
Mais personne ne répondit « Nous rendons grâce à Dieu », personne ne se leva pour sortir. Et Jason comprit enfin que tout ne faisait que commencer.

Dessin d'ange.

«Ah non, pour l’instant, nous, on reste ! Nous voulons interpeller l’évêque en vue de la béatification de sainte Sibylle. »
C’était la présidente du conseil paroissial qui avait repris la parole, une vieille dame grisonnante, corpulente, à grosses lunettes rondes et teint rougeaud, habillée en confection d’une robe ringarde à motif fleuri.
« Oui, je sais : j’ai vu votre affiche » répondit sèchement la responsable diocésaine. Autre vieille dame à lunettes, d’un autre genre : cheveux teints pour la faire paraître encore brune, mise en pli impeccable, menton levé, tailleur-pantalon izimède couleur chamois, croix pectorale en or ou au moins, brillant comme tel, talons hauts pour compenser sa petite taille, raide comme si elle était au garde à vous, c’était une variante imbue d’elle-même de la pharmacienne du bourg endimanchée.
Chacune d’elles s’adressa à l’autre devant le micro, prenant l’assistance à témoin. Vraiment, disait Mme Diocèse, ça ne servait à rien de rester. Ce n’était pas la bonne procédure pour demander une béatification. Il fallait envoyer un dossier qui serait étudié en temps et en lieu par les autorités compétentes… Mais, rétorqua Mme Paroisse, le conseil avait écrit mail sur mail sans avoir de réponse, essayé d’appeler sans qu’on lui dise jamais qui contacter. C’était pourtant bien à l’évêque qu’il fallait s’adresser, maintenant qu’il n’y avait plus de pape ! Ils voulaient donc profiter de la présence de l’évêque pour l’interpeller. Eh bien, concéda sèchement Mme Diocèse, puisqu’ils étaient là, on pouvait dégrossir un peu le dossier. Et justement, pour commencer, l’évêque avait une question : qu’est-ce que c’était que cette affiche ? Comment le conseil paroissial pouvait-il se permettre de désigner leur Sibylle comme sainte, alors qu’ils étaient bien placés pour savoir qu’elle n’avait pas encore été béatifiée, et, à plus forte raison, pas canonisée ?
Pas faux, se dit Jason, qui n’en avait pas même été surpris, obsédé comme il l’était par la recherche des auteurs anonymes.
Quel sens cela avait-il, poursuivait Mme Diocèse, de remettre l’affaire entre les mains de l’évêque, si le Monastier avait déjà tranché ? C’était de l’irrespect envers Mgr Wauquiez… Ce dernier tressaillit dans son sommeil, puis sa tête s’affaissa un peu plus ; un filet de salive s’écoulait de sa bouche entrouverte.
« Il n’y a aucun irrespect ! protesta Mme Paroisse. Nous l’appelons sainte parce qu’elle l’est. C’est justement pour ça qu’il faudrait que l’Église la canonise. Donc, qu’elle commence déjà par la béatifier le plus vite possible.
‒ Vous oubliez vos lourdes responsabilités de conseil paroissial en l’absence de prêtre ! Vous n’avez pas le droit d’anticiper dans vos propos ou dans vos convictions sur la décision de l’évêque… »
Ludo avait enfin validé son niveau sept, victoire ponctuée d’une petite fanfare triomphante. « À quoi y sert, le vieux débris, puisque c’est la vieille bourge qui parle à sa place ? » demanda-t-il avec candeur, le nez en l’air, d’une voix perçante et parfaitement audible.
Jusque-là, l’assistance était restée silencieuse, suspendue à chaque réplique ; l’intervention de l’adolescent brisa la glace. Il y eut des rires, des commentaires (« Très bonne question ! », « La vérité sort de la bouche des enfants… ») et même quelques applaudissements. Ludo cependant voulait une réponse :
« C’est parce que c’est l’évêque, expliqua évasivement sa grand-mère.
‒ Ouais, et alors ? »
Devant le geste d’ignorance de la grand-mère, Jason se pencha en avant et leur expliqua la succession apostolique masculine. La responsable, une administratrice salariée par le diocèse, exerçait le pouvoir effectif, mais elle ne pouvait agir et parler qu’au nom de l’évêque. C’était tout le problème de l’Église catholique : les hommes y étaient devenus très rares, et les femmes, par définition, ne pouvaient y avoir aucun statut officiel. Pourtant, là comme ailleurs, c’étaient elles, équilibrées, conciliantes et organisatrices, qui avec leurs engagements bénévoles faisaient tenir les institutions depuis l’an zéro ; les hommes n’avaient su, autrefois, que les fonder sur les rapports de force hiérarchiques, les ordres donnés, les consignes à respecter et la peur des sanctions. Ce petit laïus intéressa beaucoup ses deux voisines. Jason en profita pour leur dire à tous qu’il était journaliste.
« Alors, j’espère que vous allez nous faire de beaux articles sur notre sainte Sibylle ! » s’exclama la grand-mère avec une confiance touchante qui le fit se sentir vaguement coupable.
Ludo cependant avait pivoté sur lui-même ; accoudé au dossier du banc, jambes tournées vers la porte de l’église, il s’adressait à Jason, volubile. Ce qu’il avait dit, ça dérouillait grave. Il n’y avait qu’à voir sa mémé. Elle habitait un bled encore plus pourri que celui-ci, Issarlès, en Ardèche, et là-bas, elle s’occupait de l’église à elle toute seule : elle balayait, elle époussetait, elle mettait des fleurs, elle sonnait les cloches, elle priait à l’intérieur avec ses copines, elle lisait la Bible et des trucs de ce genre, et tout ça pour zéro reconnaissance ! Lui, il s’en fichait, bien sûr, vu qu’il ne croyait en rien, pourtant quand même, c’était pas juste, et ça prouvait que l’Église catholique était encore plus ringarde qu’un Gravière à mâchoire ! Pourquoi elle la nommait pas administratrice avec un salaire, elle aussi ? Qu’est-ce qu’elle attendait pour ça : une directive de LU, le fabricant de petits beurres ? Oui, sa mémé s’occupait de lui en plus ‒ la grand-mère était intervenue pour l’ajouter avec un brin d’ironie à la liste de ses activités ‒ mais ça, c’était une autre histoire ; c’était parce que depuis qu’il avait muté, ses parents et son frèreNémo Lallemand conçu en l’an zéro, fils de l’éthologue médiatique Noël Lallemand et de sa femme Diane, frère jumeau de Ludo. Présent dans I : VII ; mentionné dans I : V. ne le supportaient plus, et, tant qu’à vivre dans un trou paumé, il aimait autant l’Ardèche que le Périgord…
Ravi d’entendre Ludo se confier, Jason tendait en même temps l’oreille pour capter ce qui se disait à l’autel. Après avoir établi son identité de Thélémite, un ordre sur lequel le concile permanent ne s’était pas encore prononcé, les deux protagonistes en étaient venues aux qualités de sainte Sibylle, et cette fois, l’assemblée s’en mêlait : « C’est elle qui nous a permis de tenir pendant les années de chaos », « C’est grâce à elle qu’il n’y a pas eu de suicides au Monastier », « Sans elle, on serait peut-être tous salafistes, comme en Aubrac », « Elle nous a rendu la joie de vivre : rien que de la voir ! » Personne ne semblait mentionner de guérison miraculeuse.
« Et en quelle année est-elle morte ? » demanda Mme Diocèse qui prenait des notes sur son Iph.
La phrase souleva une vague d’hilarité indignée : « Elle n’est pas morte ! », « Manquerait plus que ça ! », « Notre Sibylle ! », « Elle est là, elle est assise là-bas devant ! »
Jason se leva d’un bond, prêt à bousculer la paysanne pas si revêche pour courir dans l’allée centrale voir la sainte de ses yeux.
« Comment ça, elle n’est pas morte ? » s’étrangla de fureur Mme Diocèse, qui semblait prête à y remédier de ses propres mains.
On s’agitait cependant à l’extrême gauche de la nef, juste devant le chœur. Une quinquagénaire toute menue, haute comme trois pommes, aux joues roses et au nez pointu, finit par émerger, poussée et encouragée par ses voisines, en murmurant une phrase qui ne parvint pas aux oreilles de Jason. Sous les cris de « Plus fort ! » elle finit par accepter le micro que Mme Paroisse lui tendait, s’interposant entre elle et Mme Diocèse, et dit gentiment, avec un petit rire qui s’excusait :
« Je disais que je ne tiens pas spécialement à être béatifiée… Et ce sont eux qui m’appellent sainte : moi, je leur ai juste dit que tout ce qui existe est saint…
‒ Vous leur avez juste dit que tout ce qui existe est saint ? répéta Mme Diocèse, notant à nouveau sur son Iph, de l’air de quelqu’un qui s’apprêtait à lancer l’Inquisition à ses trousses bien plus qu’à démarrer un processus de béatification. Eh bien ! L’évêque appréciera…
‒ Il n’appréciera rien du tout, dans l’état où il est ! Franchement, vous devriez laisser ce pauvre vieux tranquille ! cria la grand-mère de Ludo, debout et à pleine voix.
‒ Ouais : remettez-le au rayon momies du musée de Paris où y a tout le fourbis égyptien ! » appuya (à sa manière) un Ludo claironnant, debout à son tour.
Une bonne partie de l’assistance les applaudit. Mme Diocèse préféra les ignorer :
« …Quant à la béatification, nous prenons bonne note que vous n’y tenez pas spécialement… »
Elle parlait dans le vide : sainte Sibylle était déjà retournée se fondre dans l’assemblée. Jason se rassit à regret.
« …Encore heureux ! poursuivit aigrement Mme Diocèse. Enfin, on ne béatifie pas les gens de leur vivant ! On attend d’abord qu’ils soient morts, pour avoir une vue d’ensemble…
‒ Si l’Église s’intéressait un peu moins aux morts et un peu plus aux vivants, elle serait plus utile ! » fit remarquer Jason à voix haute, sans se lever. Sa jeunesse et sa bonne mine lui valurent des acclamations que sa remarque de bon sens ne méritait guère.
Mme Diocèse, déterminée à ignorer les interruptions, était de plus en plus raide, parlait de plus en plus vite : « Il n’y a donc aucun processus de béatification en cours… Et l’évêque invite le conseil paroissial à faire preuve de plus de discernement avant d’utiliser le mot “sainte”… »
Mais les vieilles dames de l’assemblée n’étaient plus passives du tout ; une bonne partie d’entre elles s’étaient mises à huer, d’autres applaudissaient à tout rompre celles qui avaient la langue la mieux pendue et faisaient fuser les commentaires : « Il faudrait surtout du discernement dans le choix des responsables diocésaines ! », « Dans votre cas, on n’a pas besoin d’attendre votre mort ; la vue d’ensemble, on l’a tout de suite ! », « Le diocèse se manifeste une fois par an, et il voudrait faire la loi ici ? », « Fichez le camp, on se passera de vous, on garde notre sainte ! »
« Et remballez votre évêque ! cria Ludo. Oubliez pas de le mettre dans du formol pour qu’il puisse encore servir la prochaine fois ! »
Les adultes de chœur faisaient descendre de sa chaise haute Mgr Wauquiez qui ouvrit un œil vitreux, et marmonna quelque chose qui, d’après le mouvement des lèvres, devait être à peu près : « Ah bon ? C’est déjà fini ? »
La fuite piteuse et furieuse de la délégation diocésaine eut lieu par une porte latérale du chœur. Jason, quant à lui, se retrouva en train de marcher vers la sortie près de Ludo qui disait à sa grand-mère : « Ta messe, j’avoue, c’était plutôt fun ! Surtout quand tu t’es mise à crier contre la vieille bourge… » Est-ce que sainte Sibylle allait sortir aussi par cette porte-ci ?
Il avait complètement oublié le confirmé aux yeux de braise ! Il en prit conscience en le voyant posté devant la grande porte, un jeu de tarots à la main. Il en distribuait les arcanes à des personnes choisies selon des critères inconnus. Il en donna un à la grand-mère de Ludo qui dit merci avec indifférence, en le fourrant dans son cabas. Il s’apprêtait à en donner un à Ludo, choisi pour lui parmi ceux qui lui restaient en mains, mais se ravisa en le voyant de près :
« Désolé, ce n’est pas pour les enfants !
‒ Garde-la alors, tête de clou, ta carte rouillée ! Moi, j’t’ai rien demandé ! »
Il allait laisser passer Jason sans lui donner d’arcane, il cherchait déjà derrière eux…
« Et moi ? » demanda Jason, insistant, suppliant, se plantant juste devant lui et le regardant dans les yeux : moi, je sais qui tu recrutes, moi, j’en suis…
L’autre le fixa sans enthousiasme, et, pendant d’immenses secondes, resta hésitant, carte à la main. « Tiens, alors, tu n’as qu’à prendre celle-ci » finit-il par répondre, en lui tendant l’arcane initialement choisi pour Ludo.
C’était le Mat, autrement dit le fou. Et, griffonné sur le coin supérieur droit, il y avait « 15 h dans la crypte », et, en dessous, les initiales AAB : auteurs anonymes de la Bible !
Ils étaient sortis de l’église. Jason se tourna vers la grand-mère de Ludo, occupée déjà à répondre à de pressants : « Quand est-ce qu’on mange ? » et demanda poliment la permission de voir sa carte. Ils durent s’écarter du flot de fidèles s’écoulant toujours par la grande porte pendant que la grand-mère fouillait le cabas et en extrayait enfin l’arcane. C’était la Papesse, et le même message était inscrit sur le même coin de la carte ; Jason en donna lecture à la vieille dame qui avait rangé aussi ses lunettes.
« C’est pour aller jouer aux cartes dans la cave de l’église ? Tu devrais y aller, mémé ; si ça se trouve, tu leur gagnerais tout leur argent !
‒ Je pense plutôt que c’est lui qui veut se faire payer en nous lisant les cartes. Mais ça m’intéresse pas ; j’ai passé l’âge de m’inquiéter de mon avenir ! »
Le manque de curiosité était flagrant et valait sans doute manque de vocation. Tandis que si Ludo avait été invité, il aurait honoré le rendez-vous, même sans savoir de quoi il s’agissait.
« Est-ce que je peux avoir votre carte, alors, s’il vous plait ? C’est pour une amie… »
Cette fois, Jason tourna le coin de la place de l’abbatiale pour aller s’adosser contre un mur latéral de l’église et adresser un message vocal circonstancié à Justine. Il avait un passe pour la faire rentrer avec lui dans un groupe secret d’auteurs anonymes. Cependant, il n’était pas sûr du protocole : ce passe avait été donné à une autre, est-ce qu’il suffirait à la faire accepter ?
Puis il revint vers la grande porte. Où était passée pendant ce temps sainte Sibylle ? Pouvait-il au moins en apprendre plus sur elle en interrogeant le conseil paroissial, ou de simples fidèles, pourquoi pas la grand-mère de Ludo ? Mais il n’y avait plus personne à présent, dans l’église ou devant l’église. À force d’ouvrir plusieurs fenêtres à la fois, il finissait par les retrouver vides.

Dessin homme avec baluchon (Le Mat).

Jason se glissa dans la crypte sans assurance, en tripotant le Mat : il aurait préféré être le Bateleur, même si ses épisodes de navigation durant son tour du monde n’avaient pas toujours été concluants. Il faisait très sombre à l’intérieur, et pas bien chaud ; les seules sources de lumière étaient quelques cierges allumés, une vitrine à peine éclairée dans laquelle trônait une petite Vierge noire, près de laquelle les présents avaient installés leurs chaises, et, bien sûr, la lueur des Iphs. Comme personne ne lui demandait rien, il tira presque à tâtons une chaise pour s’asseoir un peu en retrait, à l’extrême-droite de la vitrine. Les gens continuaient à arriver ; il y eut bientôt treize lueurs d’Iph en comptant son propre écran tactile. Suivit une longue attente silencieuse qui eut pour seul avantage de permettre aux yeux de Jason de s’habituer à la pénombre ; il compta, à part lui, six hommes et six femmes, tous âgés bien sûr, reconnut parmi ces dernières la blonde sèche à voix de soprano, ainsi que l’une des confirmées du matin, déplora l’absence de sainte Sibylle et se demanda où pouvait être le jeune homme aux yeux de braise qui les avait réunis.
« Nous ne sommes pas tous là : il manque encore la Papesse, l’Impératrice, l’Empereur, l’Amoureux, la Maison-Dieu, le Soleil, le Jugement et le Monde… »
La voix rauque qui s’était élevée presque contre Jason l’avait fait sursauter. Le jeune homme était assis près de lui mais n’avait pas tiré son Iph, à moins qu’il ne soit un abstinent, ou un plouc assumé.
« La Papesse ne viendra pas », s’empressa de dire Jason, en lui tendant la carte.
L’autre le fusilla du regard : « Et tu me rapportes l’arcane comme ça ? Tu ne pouvais pas le donner à quelqu’un d’autre ? Tu ne connais pas l’histoire de celui qui avait enterré son talent unique pour pouvoir le rendre ? »
Rabroué ainsi, Jason s’abstint de répondre qu’il avait bien essayé de changer de Papesse ‒ Justine lui avait répondu par un bref message écrit qu’elle était sur une autre piste dont elle lui parlerait le soir ‒ et que le système de recrutement laissait quelque peu à désirer, ce qui expliquait les nombreuses défections.
Bah, tant pis, reprit le jeune homme ; il aurait aimé réunir tous les arcanes pour que ce soit signe de plénitude, parce que s’ils tombaient d’accord ensuite sur un texte à l’unanimité, ce serait comme la traduction de la Septante, la preuve de l’inspiration divine.
Vingt-deux, ou même quatorze individus qui, en l’an 17 des Indociles, tomberaient d’accord à l’unanimité sur un texte du tome III, Jason le croirait quand il le verrait…
… Ce qui l’ennuyait plutôt était de rester à quatorze ; la valeur symbolique du nombre n’était pas terrible. Il aurait préféré dix-sept ou treize.
Tandis que ce qui ennuyait plutôt Jason était que dans tous les cas, ils étaient bien trop nombreux pour pouvoir écrire ensemble avec la moindre chance d’efficacité !
… Sinon, les arcanes étaient surtout un moyen simple de respecter leur anonymat. Chacun devait éclairer sa carte avec son Iph pour pouvoir être désigné du nom de celle-ci. Lui seul n’avait ni Iph ni carte puisqu’il était l’Arcane Sans Nom.
« Alors, il ne faut pas se conformer au caractère de la carte dans nos interventions ? demanda le Diable, qui paraissait déçu.
‒ Soyez vous-même. Si je ne me suis pas trompé en vous choisissant, l’arcane parlera à travers vous, répondit l’Arcane Sans Nom.
‒ Ah oui ? Et qu’est-ce qu’on fait quand tu nous as refilé la carte de quelqu’un d’autre ? » lui demanda intérieurement Jason, de moins en moins à l’aise avec les principes.
Quelques échanges assez confus lui permirent cependant de comprendre que les onze premiers arcanes avaient été donnés en tête à tête à des gens qui, comme l’Arcane sans nom, souhaitaient profiter de la Pentecôte au Monastier pour rejoindre le mouvement des auteurs anonymes ; seuls les dix derniers avaient été distribués à la sortie de la messe, pour compléter le jeu, avec comme seul résultat de faire émerger la Tempérance alias la blonde sèche et le Mat de substitution. Puis la Force, alias la confirmée du matin, proposa à chacun de dire ce qui manquait selon lui aux deux Testaments existant. On commença un tour d’arc de cercle par l’extrême-gauche : la Force voulait la suppression du patriarcat ainsi qu’une justification religieuse pour l’avortement, la Tempérance de l’écologie, il fallait corriger ce récit de la Genèse qui fait de l’homme le maître et possesseur de la nature, le Bateleur une ouverture aux religions orientales et en particulier une synthèse avec le bouddhisme, la Roue de la Fortune un éloge et une théologie du suicide, tandis que le Chariot répétait sans attendre son tour qu’il fallait des prophètes ! de nouveaux prophètes ! pour faire entendre la parole de Dieu à l’humanité mutante…
« Qu’est-ce qu’en pense le Mat ? » demanda brusquement l’Arcane Sans Nom.
Pris au dépourvu, il répondit sans réfléchir : « Ce qui manque surtout aux deux premiers Testaments, c’est la tolérance.
‒ Je vois que tu veux écrire un tome III politiquement correct… » lui répondit l’Arcane Sans Nom avec un profond mépris.
Il regarda son voisin avec surprise : visiblement, il faisait partie de la petite minorité de personnes qui ne l’aimaient pas, et ce pour les raisons mêmes pour lesquelles il plaisait depuis toujours à la majorité. Ceux qui le trouvaient trop blond, trop mignon, trop souriant, trop bien élevé, trop facile à apprécier. Chaque fois jusqu’ici que Jason était tombé sur ce type de personnes, il s’était mis en retrait, s’était réfugié dans son rôle de blogueur ou de journaliste pour se rendre neutre à leurs yeux et désarmer les conflits potentiels. Mais il n’avait plus envie de faire ça, il voulait être admis comme auteur anonyme et avoir voix au chapitre.
Il chercha donc ses mots pour remettre en cause la méthode : il ne fallait pas partir de ce qui manquait, mais de ce qu’ils avaient en plus, c’est-à-dire bien sûr l’événement Al Bahatte, fondement et justification du tome III. Trop tard : l’Ermite monopolisait la parole. On avait bien abandonné le tour d’arc de cercle ; le Diable, le Pendu, la Lune, etc. n’avaient pas eu une seule chance d’ouvrir la bouche. L’Ermite, un chamane tout ce qu’il y avait de plus chamane, vêtu d’un izimède imitation peau de bête et portant au doigt la grosse chevalière de l’Alliance chamanique française, expliquait verbeusement que ce qui manquait aux deux Testaments, c’étaient les Esprits animaux, absents dans la plupart des cas, ou alors, rejetés à travers la condamnation de l’idolâtrie. D’ailleurs, il avait rédigé un texte consacré à la réhabilitation des idoles, intitulé « Elles ont des bouches et elles parlent » dont, penché sur son Iph, il leur infligea la lecture séance tenante.
Jason n’était pas de tempérament colérique : combien de fois dans son enfance avait-il entendu ses cousins crier l’un contre l’autre pour les réconcilier calmement à la fin en proposant un compromis ! La seule chose qui pouvait parfois lui faire perdre son sang-froid, c’étaient l’ignorance et la bêtise contentes d’elles-mêmes ; il avait cela de commun avec son frère aîné. De ce point de vue, « Elles ont des bouches et elles parlent » eut le don de lui échauffer singulièrement les oreilles. Inepties et contrevérités sur le Premier Testament, langage ordurier ringard et macho d’avant l’an zéro, culte d’Éros béat et sans recul, approximations sur le totémisme et l’animisme qui sentaient à plein nez l’Occidental qui n’y connaissait rien, bien loin de ce qu’il avait vu lui-même des peuples premiers en Sibérie, en Australie et en forêt amazonienne… Et tous écoutaient sans sourciller, en remuant sur leurs chaises de bois ou croisant leurs jambes pour essayer de trouver une position confortable ! En plus, ça n’en finissait pas !
« Ça suffit, maintenant, fit-il en interrompant l’Ermite pendant qu’il reprenait souffle. De toute façon, nous n’allons pas partir de ce texte qui exprime des convictions chamaniques qu’en majorité nous ne partageons pas. Et certains n’ont pas encore pu parler… »
Il chercha du regard leur approbation et découvrit alors que l’unité du groupe était en train de se faire… contre lui ! Tout le monde le regardait à présent avec les yeux de l’Arcane Sans Nom.
« C’est plein de raison et de bon sens, ce que tu dis, lui répondit ce dernier avec un mépris écrasant. On est là pour continuer la Bible, on ne va pas perdre son temps à écouter un chamane… Ta raison et ton bon sens, on n’en veut pas ! Ici, on anéantit la sagesse des sages et l’intelligence des intelligents ; ici, on choisit la folie de Dieu. Tu n’es pas le Mat : tu n’as pas ta place parmi nous. »
Il s’en alla sans insister, en laissant la carte. Arrivé dans la nef de l’abbatiale, il regarda l’heure : finalement, la lecture du texte chamanique n’avait pas dû être si longue, puisque l’ensemble de sa carrière d’auteur biblique anonyme avait duré onze minutes.

Lune et nuages.

La suite fut vécue sur fond de Chopin, puis de Rachmaninov, puis de Chopin à nouveau, enfin de Chopin et Schubert revisités par Jean-Eudes d’Auléon, dans son album le plus dérangeant. Il aurait pu en même temps faire quelque chose d’utile, tirer un article amusant de la confrontation du matin entre le diocèse et la paroisse, profiter des festivités de la Pentecôte (poursuivies en marché des producteurs locaux et semblant de fête foraine) pour prendre langue avec des autochtones et les faire parler de sainte Sibylle ; il ajourna tout. Le problème n’était pas, comme l’aurait cru Ulysse, qu’il venait de lâcher la proie pour l’ombre, sa place de journaliste au Monde pour sa participation à un mouvement clandestin qui ne voulait pas de lui. Il n’aurait pas fait de vieux os au Monde, et il savait qu’il allait rebondir. Il ne lui importait pas non plus, en tout cas, pas en soi, d’avoir été rejeté par le confirmé trentenaire alias l’Arcane Sans Nom, alors qu’il trouvait sa ferveur hétérodoxe plutôt sympathique. En d’autres circonstances, il en aurait pris son parti ; on ne peut pas plaire à tout le monde. Le problème, c’étaient les circonstances, et le doute qu’elles instillaient en lui.
Il avait beau lister tout ce que cette réunion dans la crypte avait de ridicule, et les arguments étaient légion, il n’était pas sûr de se donner raison ; même ce mot « raison » était désormais piégé. D’ailleurs, ce regard brûlant qui s’était posé sur lui pour le peser et le trouver trop léger, depuis son retour en France, il en avait senti quelque chose, à plusieurs reprises, dans les yeux de Paul, comme si par moments ce dernier ne voyait plus en lui le jeune cousin d’adoption qu’il avait vu grandir, mais un adulte pour lequel il n’avait pas de sympathie : à chaque fois, c’était comme de rater une marche, de sentir le sol se dérober sous ses pieds. Pour la première fois, il se demandait quel regard Al Bahatte aurait posé sur lui s’il avait pu le rejoindre. Peut-être que Dieu lui-même le trouvait trop blond, trop mignon, trop souriant, trop bien élevé, trop facile à apprécier, trop peu engagé au fond ! Ou bien est-ce qu’Al Bahatte aurait été comme Justine, comme tous ses vrais amis, est-ce qu’il aurait su voir au-delà de cette apparence ?
Peut-être que le problème était ce qu’il était devenu depuis sa mort, ce qu’avaient été depuis tous ses choix. Le choix de partir quand même, de ne pas aller à Jérusalem, de faire plutôt le tour du globe. Le choix d’accepter cet Iph incorporé. « Ils te tiennent, maintenant, lui avait dit Raoul en mars 14. Tu auras beau aller aux antipodes, tu ne pourras plus jamais disparaître. » Peut-être qu’en effet, malgré les kilomètres parcourus, il était allé moins loin qu’à ses neuf ans, dans l’insouciance de l’enfance, jusqu’à cette plage de Carqueiranne et du bout du monde. Peut-être même que les rivages lointains de l’Australie et de la Nouvelle Calédonie n’avaient pu rivaliser avec l’été de ses quinze ans, l’arrivée du ferry à Belle-Ile-en-mer, le quai du Palais où ColetteColette Marcheur cousine germaine plus jeune de Guy, grande cousine d’Ulysse et de Jason, ex compagne de Rémi Delarbre le futur fondateur des Citoyens responsables, puis compagne de Madeline Le Gwen-Terriot, la Conservatrice en chef du littoral de Belle-Ile-en-mer ; jeune professeure de français en collège en l’an zéro, elle est survivante avec David Stourbe adolescent d’une tuerie dans un lycée d’Orléans ; professeure de lycée en sinécure, elle est médiatrice bénévole dans les conflits de voisinage, puis en l’an 12 reprend du service comme professeure en présentiel ; restée sapiens par choix, femme d’ouverture et de conviction à l’esprit aventureux, écologiste militante, elle assume désormais son homosexualité ; sa vie affective est jalonnée par de nombreux deuils… Présente dans I : III, VI et dans II : III ; mentionnée dans I : V et dans II : V. et son amie MadelineMadeline Le Gwen-Terriot, ex belle-fille d’Hervé Terriot (ex-femme de son fils unique Yvon) et surtout sa fille de cœur depuis l’enfance, compagne de Colette Marcheur ; Belle-Iloise d’origine, exilée à Lorient par son mariage, elle assume son homosexualité pendant les années de chaos, divorce et retourne à Belle-Ile où elle devient conservatrice en chef du littoral ; refusant de savoir si elle est liber ou sapiens, indépendante et sûre d’elle, amoureuse de la nature, de la mer et des chevaux, elle est la première à Belle-Ile à prononcer des vœux personnels. Présente dans II : III ; mentionnée dans II : V. les attendaient Ulysse et lui avec deux chevaux pour les prendre en croupe. Et surtout, le choix de dépasser Moscou, de ne pas s’arrêter à la rencontre d’Ilena, de poursuivre son périple contre l’amour. Ô Ilena, sa Toison d’or rencontrée si loin de la mer, dès les premières semaines du voyage ! Presque trois ans déjà. Comment avait-il réussi depuis la veille à ne pas du tout penser à elle ? Dire qu’ils n’avaient passé qu’une semaine ensemble à Moscou avant qu’elle lui demande de choisir entre leur couple et son tour du monde ! Cela rendait d’autant plus amer le souvenir des sept mois perdus avec Naomey sur l’île de Lifou…
Il se rendit bien tard aux izimèdes municipaux ; il lui était pourtant impossible de porter plus longtemps ses vêtements défraîchis. Quand il en sortit, rhabillé de neuf mais toujours sans pull car il n’en voulait pas de jetable, il y avait déjà un moment que Justine l’attendait sur le rempart sud. Il eut le plus grand mal en la rejoignant à s’arracher au Chopin eucacophonique confondu avec son humeur ; les paroles de Justine l’accueillant avec enthousiasme lui paraissaient résonner dans un silence artificiel, comme si un metteur en scène mal inspiré avait choisi de leur donner une valeur et un relief dont le public cherchait en vain le sens.
Ils s’assirent ensemble sur le muret devant le profond paysage, sous un ciel tourmenté où derrière les nuages perçaient les lueurs du couchant. Ils n’étaient plus du tout au diapason. Justine, plus exaltée encore que la veille, se contenta de l’entendre dire en deux phrases que la réunion dans la crypte ne l’avait pas convaincu et qu’il l’avait quittée en cours de route. Elle avait hâte de lui raconter sa journée. Elle avait choisi d’assister aux cérémonies religieuses de l’église St-Jean-sur-les-remparts, organisées selon une liturgie monastique et là, aux nones et aux vêpres, elle avait entendu chanter des psaumes magnifiques et inconnus avant de s’étonner de leurs numéros : 152, 153, etc., elle avait découvert qu’on venait de les composer à Glastonbury, qu’elle était déjà, sans le savoir, en train de valider par sa présence et son chant un morceau du tome III ! Elle avait rencontré surtout une fille de dix-neuf ans nommée AuroreAurore Anne, fille de Victor et d’Ambroisie Anne-Alouette, la fondatrice du Parti Minimaliste et cheffe du gouvernement d’union nationale, sœur aînée d’Archange, demi-sœur plus jeune d’Aloysius et Antarès Alouette, sorte de fille adoptive de l’ex-mari de sa mère, Max Alouette ; liber depuis sa petite enfance, elle a grandi à Château caché, une vaste propriété dans les faubourgs de Bordeaux. Présente dans II : V., qui lui avait donné tous les renseignements nécessaires pour devenir à son tour une autrice active dès le lendemain. Elle invitait Jason à se joindre au groupe qui allait se former pour écrire le Livre de l’humanité nouvelle !
Elle avait donc de vraies raisons de se réjouir. Pourtant, malgré lui, il l’écoutait mal, comme si c’était elle qui avait été la musique de fond, non accordée à l’ambiance et qu’il la laissait s’imposer à lui par inertie, comme dans ses plus mauvais moments à Lifou…Il avait même complètement décroché, quand un mot le fit réagir :
« Qu’est-ce que tu racontes sur Paris ?
‒ Je te disais qu’à Paris, quand tu verrais mon appart, tu comprendrais que… »
Il la coupa sans chercher à savoir de quoi elle parlait. « Pourquoi est-ce que je verrais ton appart ?
‒ Tu veux dire, par rapport à l’Éros exclu entre nous depuis le Cévenol ? » Justine paraissait décontenancée. « Il me semble au contraire que tu peux venir chez moi sans ambigüité.
‒ Non, je veux dire par rapport à nous. Pourquoi est-ce qu’on se reverrait à Paris, dans ton appart ou ailleurs ?
‒ Tu veux dire que tu ne veux pas… Je croyais qu’on était amis !
‒ On l’est ! L’amitié, ce n’est pas une relation : c’est un moment de communication vraie. »
Justine semblait éberluée. Il dût alors mettre en mots ce qui relevait pour lui de l’évidence. Ils avaient vécu la veille une rencontre exceptionnelle : une parfaite inconnue à neuf heures du matin devenue à minuit confidente, intime, complice et compagne de quête. Se revoir par la suite, c’était toujours dommage ; la preuve, ils s’étaient moins bien compris ce soir. Ça ne voulait pas dire qu’ils cesseraient d’être amis. Il penserait toujours à elle. De temps en temps, il irait sur son mur pour savoir ce qu’elle devenait. Sans besoin de lui faire signe, juste pour le plaisir de revoir son visage et de chercher à s’imaginer sa vie actuelle. Et s’ils se retrouvaient un jour par hasard ou si une raison précise les amenait à se recontacter, ce serait une immense joie. Il ne voulait pas faire partie de ces gens qui « se font » des amis et s’emberlificotent avec eux dans un réseau d’obligations selon lequel il FAUT voir Untel parce qu’on ne l’a pas vu depuis deux mois, appeler Unetelle en vocal parce que sinon, elle s’étonnerait de notre silence… Sa mère passait son temps à ça, au point qu’elle ne faisait rien d’autre de sa vie qu’entretenir des relations. Jason ne voulait pas s‘encombrer, il voulait se garder léger, et surtout, rester disponible pour de nouvelles rencontres, donc être seul au départ pour pouvoir aller vers autrui. Si la veille il avait pris le Cévenol avec un ou une ami/e, jamais Justine et lui n’auraient parlé comme ils l’avaient fait. Et s’ils avaient passé la journée ensemble, elle n’aurait jamais rencontré cette Aurore, elle ne serait pas conviée à aller écrire le Livre de l’humanité nouvelle !
Justine secouait la tête. « Je ne suis pas d’accord. Aimer quelqu’un, peu importe la manière, ce n’est pas se cantonner avec lui aux moment parfaits, mais au contraire, donner du prix à tous les autres. Sinon, ce serait refaire entre êtres humains l’erreur dont on parlait hier à propos de la foi : croire qu’on l’a perdue parce qu’il y a des périodes de creux où l’on ne ressent plus rien. »
Dit comme ça, cela faisait du sens : « Tu veux dire qu’on pourrait se voir juste pour manger ensemble en bavardant, aller marcher dans le bois de Vincennes, ce genre de choses ? Mettre plein de partages quotidiens entre les moments de communication exceptionnelle comme celui d’hier ? »
Assise sur le muret, dans le vent et dans l’ombre, Justine hocha la tête sans le regarder.
Jason se dit que venant d’elle, ç’aurait pu être tentant : « Ça ne sert à rien de répondre à ça dans l’absolu, parce que la question ne se pose pas dans l’absolu. Ces relations-là à Paris, je les ai avec mes cousins, et on se suffit, tous les quatre.
‒ Eh bien ! ça a le mérite d’être clair… » Justine se leva, visage fermé. « Si c’est la fin de notre “rencontre”, je trouve qu’écrire la Bible ensemble, c’est peut-être trop.
‒ Ça tombe bien, alors. J’ai réfléchi. Je ne l’écrirai pas. Je viendrai comme journaliste et observateur. »
C’était limpide, soudain. Son erreur était là. Ce qu’il y avait de vrai dans ce qu’il avait vécu depuis la veille, c’était le privilège d’être témoin d’une époque où l’on pouvait reprendre l’écriture de la Bible, où l’on n’attendait plus la mort des gens pour les déclarer saints, pas plus que l’autorisation du clergé. Il n’en était qu’un tout petit témoin, invité à faire honnêtement ce qu’il savait faire : regarder, écouter, rapporter. Écrire la Bible, ce n’était pas pour lui. L’Arcane Sans Nom avait raison : il n’était pas assez fou, et pas du tout inspiré.
La Justine de la veille aurait été la meilleure confidente de ces pensées-là. Celle du jour était devenue une étrangère hostile, debout devant lui qui n’avait pas bougé du muret, dressée comme une accusatrice :
« Tu disais hier que tu voulais faire les deux !
‒ Je m’étais trompé.
‒ Tu n’as pas le droit ! Tu vois bien que le temps du secret n’est pas fini : les auteurs bibliques ne se font pas connaître, les rendez-vous restent clandestins… Tu n’as pas le droit de te moquer de tout ça parce que ça t’arrangerait d’être publié-rémunéré par Les Voix pluralistes ! » Elle s’échauffait en parlant, attisait sa propre colère, sa voix montait de plus en plus dans les aigus.
Toujours assis, il la regardait avec surprise : « Qu’est-ce qui te prend ? Si j’avais fait les deux, j’aurais écrit des articles quand même, alors qu’est-ce que ça change ?
‒ Je croyais que ta motivation était spirituelle ! Tu disais que tu en tirerais des articles ensuite pour raconter ton expérience. Ça n’a rien à voir avec infiltrer, comme journaliste…
‒ Je dirai la vérité, la coupa-t-il calmement. Je ne resterai que si le groupe est d’accord.
‒ Tu n’aurais jamais dû avoir l’information du rendez-vous de demain ! Je ne te l’aurais jamais donnée, si j’avais su ! Tu n’as pas intérêt, demain, à m’adresser la parole : je ne veux pas être celle qui aura fait venir un journaliste… »
Qui de nous veut infiltrer un groupe en cachant qui elle est ? se demanda Jason à part lui : inutile de jeter de l’huile sur le feu. Toute la scène était illogique, délirante. Justine criait de plus en plus fort dans un bourg plein des visiteurs de la Pentecôte. Plusieurs promeneurs déjà s’étaient tournés vers eux avec surprise. Si quelqu’un ignorait encore que des réunions secrètes avaient lieu au Monastier, il ne tarderait plus à l’apprendre… La plupart du temps, son sang-froid désarmait les conflits, mais il semblait être pour Justine une circonstance aggravante :
« Arrête de me regarder avec des yeux ronds ! Tu comptes rester assis comme ça jusqu’au Jugement dernier ?
‒ Je ne réponds rien parce que tu n’as pas l’air d’être en état de m’écouter…
‒ Je suis une idiote, alors, c’est ça ? Complètement idiote de t’avoir cru, avec ton histoire d’amitié… En fait, tu t’es servi de moi. Je regrette qu’on se soit rencontrés ! »
Décidément, ce n’était pas sa journée ! Il la regarda s’éloigner à grandes enjambées avant de se lever, de constater qu’il n’avait pas faim et qu’il avait froid, et de prendre la direction du dortoir masculin, à nouveau sur fond de Chopin eucacophonique. Quelle mouche l’avait donc piquée ? Est-ce que c’était son tempérament bipolaire ? Ou son côté catho ? Car contrairement à lui, elle avait eu une vraie éducation catholique avec catéchisme et messes du dimanche. Cette brusque colère parce qu’il se proposait de venir observer du dehors le processus créateur, elle lui rappelait la fureur de la responsable diocésaine découvrant que sainte Sibylle était encore en vie… Ou est-ce qu’il faisait ce rapprochement pour éviter de se dire que le confirmé aux yeux de braise d’abord, Justine ensuite lui avaient fait passer par deux fois le même message : il n’avait pas sa place dans l’aventure du tome III, ni comme auteur ni comme non-auteur ?
Il avait atteint le coin cuisine, dans l’entresol au-dessus du dortoir. Il y trouva Ludo assis sur un tabouret, piochant d’une main dans un paquet de chips, pianotant de l’autre (chtong ! chtong !). Dès qu’il l’aperçut, l’adolescent releva pour de bon la tête, abandonnant les zombies à leur triste sort :
« Salut, ça va ? Tu veux des chips ? J’en ai trop ! C’était comment, les tarots dans la cave ? T’as fait d’autres trucs fun, depuis la guerre des vieilles et l’évêque rouillé ? »
Et soudain, tout redevint léger. Jason en proie à un démon malicieux s’assit sur un tabouret voisin, se servit en chips, répondit que les tarots, c’était complètement nul. Il n’avait pas fait pour l’instant d’autre truc fun, mais il en avait peut-être un en vue où ils pourraient aller ensemble : « Ça dépend si tu aimes écrire.
‒ Ouais, ça peut se faire, répondit Ludo avec dignité.
‒ Un rendez-vous secret avant l’aube dans une des tours du château, pour écrire le Livre de l’humanité nouvelle, est-ce que ça te tente ? »

Jason la mort et Carouse

Madeline était là. Sous les vagues. Ses cheveux dans les yeux, qu’elle écartait avec les mains, elle nageait vers lui qui ne pouvait nager qu’à la surface. L’autre aussi était là, derrière et en-dessous, elle venait vers lui avec ses mouvements de brasse, la seconde Justine, toute petite, aux yeux troubles et aux lèvres closes. Et Jason n’était plus sûr d’être dans l’eau avec elles, dans le froid d’avant l’aube et cet entortillement de draps, d’oreiller et de tête d’ours décapité, il les voyait seulement toutes deux nageant en rond comme dans un bocal, il savait qu’elles étaient sous les flots de la Mer Noire, le long du rivage de la Crimée et il entendait ces noms propres dans toute leur violence symbolique.
Puis un écroulement d’eau, des lames qui s’abattent, coup sur coup, comme quand on croit se relever après la première et que la seconde arrive de biais, vous roule et vous jette au fond… La partie de « Vagues libres » qui lui servait d’alarme. Le rêve n’avait peut-être duré que quelques secondes, provoqué par la symphonie eucacophonique : cette idée de se réveiller en se noyant !

Il se dressa assis sur son lit, dans le dortoir souterrain silencieux, yeux grand ouverts dans le noir intégral. C’était la première fois qu’il rêvait de Madeline depuis sa mort deux ans plus tôt ; Ulysse la lui avait annoncée quand il était au Japon. Puis il se souvint de la seconde nageuse, cette fillette encore bébé avec sa petite bouche serrée, son regard étrange et fixe. Il avait rêvé de ce qui le lierait toujours à Justine. Deux noyades accidentelles : Madeline qui prélève une variété de varech sur un îlot au large de l’Apothicairerie et veut revenir au galop, en faisant la course avec la marée montante ; deux fillettes de vingt-et-un mois qui jouent dans une baignoire avec leur grand frère de quatre ans tandis que la mère s’absente quelques minutes. Le rêve avait rapproché les deux noyées comme dans les confidences du Monistrol d’Allier. Justine lui avait parlé de sa jumelle dont elle n’avait pas de souvenir conscient, juste une sensation de manque et d’incomplétude. Jason lui avait parlé de Madeline, l’amante de sa cousine Colette, de l’idéal féminin qu’elle incarnait pour lui depuis ses quinze ans, du choc qu’avait été sa mort, de son corps que la mer n’avait pas rejeté, de la cérémonie d’obsèques, l’enfouissement des restes de la jument Écume sous un cairn de pierres, à laquelle il n’avait pas pu se rendre. Il lui avait parlé, surtout, de ce deuil impossible. Madeline sur Écume dans les giclées de mer et de lumière, ses cheveux au vent, presque blonds dans le soleil, c’était l’image même de la vie : comment est-ce que la vie pouvait être morte ? Il se le demandait encore en serrant dans son poing la tête de Carousse dans les ténèbres froides de cette cave et les respirations sifflantes des dormeurs oppressés. Il n’avait plus le temps de se le demander, d’ailleurs : il était plus de cinq heures et il avait promis de réveiller Ludo.
En secouant silencieusement l’adolescent puis lui posant un doigt sur les lèvres, Jason se souvint de la phrase de Justine : « Je regrette qu’on se soit rencontrés ! ». C’était comme jeter le bébé avec l’eau du bain, renier sa sœur en même temps que leur amitié. C’était bien la preuve qu’elle ne le pensait pas, qu’elle ne pouvait pas le penser ! Elle parlait sans réfléchir, comme tous les impulsifs ; il espéra que sa colère n’aurait pas passé la nuit.

premieres lignes

Pendant que Ludo fourrageait dans le noir pour ramasser ses vêtements de confection, Jason gagnait les sanitaires où il rencontra devant des lavabos alignés, entartrés et grisâtres le chauve sympathique qui avait chanté la partie de basse de l’hymne queer ; il ne l’avait pas entendu se lever. Ils se présentèrent par leurs prénoms seulement.
« Iph incorporé ? demanda ce René avec un clin d’œil.
‒ Cadeau de mes parents pour mes dix-huit ans, avoua Jason.
‒ C’est plus pratique pour se réveiller discrètement quand les autres dorment ! Et je crois aussi qu’on a les mêmes infos confidentielles… » commenta son interlocuteur, avant de s’engouffrer dans l’une des trois cabines de douche qui n’étaient pas hors d’usage, en chantant de sa belle voix grave : « Par les sources captées, les arbres coupés, les souches arrachées… », le magnifique psaume 154 de Glastonbury en traduction française (cette fois, Jason le reconnaissait ; Justine le lui avait fredonné la veille). Malheureusement, le chant se transforma en exclamation et jurons juste trop tard pour que Jason, entré à son tour dans une cabine voisine, évite de son côté le déluge d’eau froide. Au moins en sortit-il bien réveillé, à défaut d’être réchauffé.
Grelottant dans son polo à manches courtes, il retrouva dans l’entresol René rasé de près, occupé à faire du café de synthèse, et Ludo, pas passé par la case douche, débraillé, ébouriffé, scandalisé par l’absence de lait et de poudre chocolatée. Pendant quelques minutes en buvant leur café, ils questionnèrent l’adolescent, réfractaire à toute espèce d’enseignement, en présentiel ou en distanciel. Il était d’une ignorance crasse en géographie et n’avait jamais appris les rudiments de la moindre langue étrangère. Pour le motiver, Jason convoqua quelques épisodes de son voyage ; il lui envoya une carte de l’hémisphère sud avec l’Antarctique au centre, pour lui montrer ce qu’il avait projeté : Melbourne, la Nouvelle-Zélande du nord au sud, traverser l’océan glacial, longer la côte du continent vierge, remonter vers la Patagonie, puis tracer en oblique à travers l’Amérique du sud du Paraguay jusqu’au Brésil, et la comparaison avec ce qu’il avait fait contre son gré : emprunter depuis Sidney un cargo impérial, débarquer par lassitude en Nouvelle-Calédonie, de Nouméa, faire l’erreur de naviguer jusqu’à l’ile de Lifou, l’une des plus à l’est, et là, attendre presque huit mois de trouver un milliardaire français qui accepte de lui laisser une petite place dans un jet pour le déposer n’importe où en Amérique. Les canaques avaient pris leur indépendance de fait, les milliardaires français brillaient par leur absence, les quelques exceptions s’étaient révélées inabordables. René parut intéressé, il semblait connaître la Nouvelle-Calédonie. Jason dut donner des détails, et raconter la fin : le secrétaire particulier d’un certain BarougierRené Barougier, mystérieux milliardaire français qui pourrait être un actionnaire de l’Empire. Mentionné dans II : V. avait eu pitié de lui et l’avait caché à bord de l’avion de son patron jusqu’à Buenos-Aires. Après quoi, il avait remonté l’Amérique du sud au pas de charge : Argentine, Uruguay, Brésil pour s’embarquer à Rio de Janeiro : il avait promis à ses proches d’être rentré au plus tard en mars 17.
Jason finit son récit pendant qu’ils se hâtaient à travers le bourg endormi, puis traversaient l’esplanade du château, rejoignant des silhouettes de femmes qui arrivaient de leur côté au pied de la tour est. Une Thélémite relativement jeune, agile et souriante, les précéda dans un escalier en colimaçon : une partie de son ordre, expliqua-t-elle, était installée dans le château à cinq tours, elle en profitait pour accueillir discrètement les auteurs anonymes. Sur le dernier palier, elle ouvrit avec une clef la porte ultime découvrant trois marches hautes comme les barreaux d’une échelle, leur livrant accès à une pièce circulaire, au plafond distant, percée de tous côtés par de longues fenêtres verticales donnant sur le ciel sombre.

Château fort.

Ils étaient au sommet, comme suspendus dans les airs. Il faisait nuit encore, mais le jour allait se lever. On ne pouvait être plus loin de la crypte de l’abbatiale. D’ailleurs le château collé contre l’église lui tournait le dos ; la tour est de la façade était à l’opposé du parvis où le confirmé de la veille avait distribué ses tarots. Le groupe était à taille humaine : ils étaient huit, trois hommes et cinq femmes. Toujours pas de sainte Sibylle parmi ces dernières, mais la blonde sèche, qui décidément était partout, et Jason n’avait aucun plaisir à l’y retrouver. Heureusement, elle lui souffla aussitôt : « Vous aviez raison : on n’est arrivé à rien hier ! », ce qui le réconforta un peu. Pas de vieilles dames à lunettes ni de vieillards décrépits, c’était elle la plus âgée. Elle n’était pas la seule figure connue : ils étaient cinq sur les huit à avoir chanté ensemble l’hymne queer et l’alléluia de Taizé le premier soir, à se saluer à présent avec des exclamations chaleureuses. Outre la blonde, René et lui, il y avait la Noire énorme qu’il avait revue à l’église, et, bien sûr, Justine. Qui détourna la tête en le voyant.
Il se souvint, alors, d’un coup, qu’il ne faisait pas partie du groupe : « Je ne suis pas venu pour participer, expliqua-t-il à la cantonade. Je suis journaliste, et je voudrais raconter pour Les Voix pluralistes comment, à notre époque, on peut se remettre à écrire la Bible. Est-ce que vous me permettez d’assister à votre réunion ? » Était-ce parce que c’était sa dernière chance que son cœur battait ainsi la chamade ?
« Des journalistes sont déjà au courant ? s’étonna la Thélémite, qui semblait à la fois amusée et ravie à cette idée.
‒ J’espère être un des premiers… »
René intervint alors avec aisance et clarté, donnant pour justifier l’affirmation que de toute façon le secret ne pouvait pas durer à peu près ses propres arguments du premier soir. Debout près de Justine, une jeune fille brune, légèrement eurasienne, au beau visage calme, sans doute la fameuse Aurore, fut la seule à élever une objection. D’accord pour la question du secret, mais est-ce que la présence d’un observateur n’allait pas rompre l’unité spirituelle de leur groupe ? Il allait falloir écrire sous un regard extérieur, cela pourrait leur rendre plus difficile d’adhérer à leur nouveau rôle. Elle ne disait pas ça pour elle, précisa-t-elle, elle se sentait assez forte pour le supporter… Justine pinça les lèvres pour mieux se taire. La femme noire, adressant un beau sourire à Jason, affirma qu’il ne la dérangeait pas non plus, la blonde sèche hocha la tête, René fit remarquer qu’écrire la Bible n’était pas une séance de spiritisme avec ectoplasme qui manquait quand il y avait un esprit fort dans la salle, tandis que Ludo s’écriait avec aplomb qu’il trouvait ça cool d’être observé par un journaliste. C’était bon, il pouvait rester ! Il s’installa de son mieux contre le mur arrondi de manière à voir tous les visages.
Les autres se regroupèrent en cercle serré au centre de la pièce nue : Justine et Aurore à l’est, la première ramassée sur elle-même, dos voûté et coudes sur les genoux, la seconde jambes repliées sur le côté et dos droit ; René au nord, mains croisées derrière la nuque, jambes allongées devant lui, genoux légèrement relevés ; à l’ouest la Noire trônant sur ses fesses énormes avec une vraie majesté, puis Ludo, de biais car confortablement adossé contre son flanc moelleux comme elle l’y avait invité, et enfin la Thélémite assise sur ses talons de l’autre côté de l’adolescent dont elle recherchait aussi la proximité ; l’ex Tempérance au sud, en tailleur, dos droit, tête haute, type position de yoga impeccable, non loin de l’ouverture des marches pour redescendre. Personne n’animait la réunion : la Thélémite nommée sœur Pirouette rappela à plusieurs reprises qu’elle leur avait juste ouvert une salle car il y en avait plusieurs de disponibles au château et qu’elle n’était par ailleurs qu’une participante comme une autre. Quant à l’idée d’écrire un Livre de l’humanité nouvelle, elle avait circulé sur les forums en ligne ; ils n’étaient sûrement pas les seuls à s’y essayer, au Monastier ou sur les chemins de Compostelle. Il y eut cependant d’emblée une fluidité des échanges que Jason leur envia : comme il aurait pu se sentir bien dans un tel groupe ! Ils décidèrent vite de s’appeler par leurs prénoms et de se tutoyer, et, tout naturellement, en vinrent à l’origine de leur intérêt pour les auteurs anonymes. René se définit comme un protestant libéral, dit qu’il avait passé sa vie à lire la Bible et par conséquent à avoir envie de la récrire. Justine parla du choc qu’avait été pour elle la mort d’Al Bahatte, de l’espérance de continuer son œuvre, et Jason, touché de réentendre tout ceci, se demanda quand elle cesserait enfin de lui en vouloir sans raison. La religieuse au sourire espiègle raconta avec humour comment elle était devenue Thélémite et comment elle avait décidé de renaître (par l’extinction de son ancien Iph sous la procédure « Abolition des paramètres ») en Pirouette. Annabelle, la Noire, évoqua son divorce peu après l’an zéro et la remise en cause spirituelle qui s’en était suivie ; Odette, la blonde sèche, révéla que durant les mêmes années elle avait vécu ce qu’elle appelait une conversion à l’écologie. Ludo expliqua sans complexe qu’il ne croyait en rien, que c’était sa grand-mère qui l’avait traîné aux cérémonies religieuses du Monastier, qu’il n’aimait pas lire et qu’il n’avait donc jamais lu la Bible ; à part ça, écrire le Livre de l’humanité nouvelle, pourquoi pas, il trouvait ça cool. Sœur Pirouette exposa alors une théologie répandue chez les Thélémites ‒ qui n’étaient, évidemment, pas tous d’accord : « Aime Dieu et fais ce que voudras » se déclinait aussi en « et crois ce que voudras » ‒ : il ne fallait pas distinguer entre l’ange et la Muse ; l’inspiration était une, c’était toujours l’Esprit qui parlait, Ludo l’incroyant avait donc toute sa place parmi les auteurs bibliques, et Jason se dit en l’écoutant que s’il avait entendu cela plus tôt, il n’aurait pas eu scrupule à participer. Seule pouvait nuire, continuait sœur Pirouette, la vanité satisfaite ou blessée, d’où l’importance de l’œuvre collective et de l’exigence d’anonymat. Aurore approuva : ils n’étaient pas là pour se connaître mais au contraire pour s’effacer, pour s’oublier. Inutile alors de parler de soi : à quoi leur servirait, par exemple, de savoir qu’elle était bordelaise et qu’elle faisait des études de sanscrit ? Seul comptait le résultat qui viendrait d’eux tous.
Puis ils discutèrent de la procédure. Justine (oubliant Ludo) aurait voulu qu’ils commencent par prier ensemble. Puis qu’ils discutent de la façon dont ils voyaient l’humanité nouvelle. Les autres étaient beaucoup plus individualistes. René, Aurore, Annabelle ne croyaient pas à la possibilité d’une vraie prière en commun. Aurore tenait à ce qu’il n’y ait aucun échange, aucun consensus, juste une confrontation de visions individuelles singulières, et que chacun d’eux soit prêt d’avance à lâcher la sienne pour adopter n’importe laquelle des autres : ce serait faire confiance à l’auteur biblique qu’ils formaient ensemble. Ensuite, ils modifieraient et continueraient en commun le texte choisi jusqu’au coucher du soleil, puis décideraient enfin de lui donner ou pas leur validation de groupe pour l’inscrire dans le tome III : le fait d’y avoir passé la journée ne préjugeait pas d’avance de la qualité du résultat, il faudrait qu’ils soient convaincus à l’arrivée. La radicalité de son projet les séduisit tous ; ils s’engagèrent à accepter la décision collective. Il s’agissait d’abord d’écrire un premier jet en temps limité, de l’anonymer et de le soumettre aux votes, mais concrètement, comment faire ?
« Je peux vous aider, proposa Jason, puisque je suis là ! »
Ils n’auraient qu’à lui envoyer leurs textes : il les recevrait en expéditeurs masqués, les ferait brasser par le programme Aléa, puis leur retournerait à chacun le document entier, ou le leur lirait à voix haute. Il songea qu’il serait heureux de se rendre utile, et pas mécontent d’obliger Justine à passer par lui.
L’idée fut aussitôt chaleureusement adoptée : quelle chance d’avoir un témoin neutre ! Sœur Pirouette ne voulait pas d’examen trop détaillé de ces différents textes forcément approximatifs et imparfaits : mieux valait se fier à l’impression globale, les entendre lire et voter dans la foulée. Quant à Ludo, il préférait écouter une lecture que devoir lire tout seul six textes d’affilée, ce qui serait « grave rouillant ». Il reviendrait donc à Jason de lire les textes à haute voix, une seule fois chacun. Ils tombèrent tous d’accord sur l’exigence de ne pas voter pour soi, sans vérification : ils se faisaient confiance. Aurore aurait voulu que les votes soient anonymes, mais cette fois, le groupe ne la suivit pas ; le vote se ferait à mains levées.
« Vous voterez avec nous, dit gentiment sœur Pirouette, vous représenterez l’avis des lecteurs, qui compte aussi ! »
Il acquiesça, le cœur serré. Le vouvoiement lui rappelait son statut extérieur. Dire qu’il aurait pu faire partie de ce groupe, proposer sa version partielle ou erronée pour avoir le droit de travailler ensuite avec eux celle d’une plus sage ou d’un plus sage que lui ! Pourquoi s’était-il laissé décourager ainsi ? Même ce trublion de Ludo ne nuisait pas à l’harmonie générale !
C’était justement pour satisfaire Ludo qu’on avait limité la durée du premier jet à une demi-heure. Tandis que le ciel, parfaitement pur, passait par le bleu profond de la nuit qui s’en va, puis devenait blanc, devenait rose, faisant ressortir par contraste Justine et Aurore en silhouettes sombres devant sa lumière grandissante, chacun d’eux pianota sur son Iph avec calme ou fébrilité selon son tempérament. Jason les observait en s’efforçant de ne pas se demander ce qu’il aurait écrit à leur place. Puis l’Iph de Ludo se mit à trompeter une parade de cirque ; il cliqua en disant « Ouais ? » tandis qu’Odette se bouchait ostensiblement les oreilles.
« Ouais, je suis levé.. et non, j’irai pas à ton truc… tes “matines”… J’suis avec le journaliste d’hier… Mémé, j’écris la Bible, alors lâche moi les baskets ! »
Ludo secoua ses boucles rousses d’un air excédé et se replongea dans sa tâche auguste pendant cinq minutes. Après quoi il cria « Top ! », envoya son texte d’un pouce désinvolte, se leva en soulevant un nuage de poussière pour rejoindre Jason qui posa un doigt sur ses lèvres, et finalement alla ouvrir une fenêtre pour prendre des photos de la vue. Les six autres parurent être en train de continuer, relire, fignoler ou corriger jusqu’au bout. À l’instant fatidique, douze minutes plus tard, ils cliquèrent ensemble. Et voici que Justine en envoyant son texte releva la tête, croisa enfin le regard de Jason ! Il savait bien que cette brouille inexplicable allait se dissiper d’elle-même !
Impatient de découvrir le résultat, il se pencha sur son clavier tactile et commença à lire à voix haute : « Les graines étaient presque invisibles… ». Aussitôt, il eut conscience du miracle. C’était vraiment un inédit de la Bible, un extrait de ce Livre de l’humanité nouvelle qui prendrait place dans le Troisième Testament. Pas d’ange Gabriel pour le dicter (d’ailleurs, à la réflexion, il dictait plutôt le Coran), pas de foudre pour le graver sur une table de pierre. Il avait assisté à cela et n’avait rien vu, juste sept personnes normales en train d’écrire. Les versets inégaux évoquaient des images quotidiennes et contemporaines : des parents divorcés, un barbecue dans un jardin, les troubles de la puberté chez une fille, les premières règles. Chacun d’eux cependant pouvait être répété, commenté, médité sans en épuiser le sens. Ils disaient que l’humanité « nouvelle » était toujours aussi ordinaire, mais portait en elle la possibilité d’éclore, les germes d’une métamorphose difficile, dangereuse et infiniment riche. Il avait du mal à ne pas ralentir en lisant et à garder un ton neutre, alors qu’il avait de l’émerveillement plein la gorge, pensant à la journée du 6 juin, une rencontre de hasard dans un wagon convivial, et tout ce qui s’en était suivi, aux nuits fiévreuses dans la cuisine de l’appartement de ses cousins à écouter avec Antoine et Raoul la traduction simultanée d’un discours d’Al Bahatte toujours trop bref, et même à la possibilité de rester avec Ilena à Moscou, comme une graine non mise en terre. Et soudain, la certitude lui vint : c’était de Justine ! C’étaient ses mots, sa sensibilité, sa vision de la vie et leur expérience de l’avant-veille.
Les six autres textes n’étaient pas de même niveau tout en étant variés, originaux, sincères, et, pour plusieurs, réussis en leur genre. Il y avait une ode à la paix rendue possible par les libers, une mignonne petite histoire sur la rencontre de la brebis perdue et de la chèvre vagabonde, un apologue ironique et sinistre sur des chenilles devenues papillons de nuit qui se jetaient dans la flamme, comme si à travers la mutation le vrai but de Dieu ou de la nature avait été l’extinction de l’espèce humaine, deux réécritures différentes de la Genèse, l’une dans laquelle Dieu remplaçait Adam et Eve par un couple liber qui ne se considérait pas comme maître et possesseur de la nature et décidait de ne pas procréer (celle-là, Jason en devina sans peine l’autrice), une autre où Adam et Eve goûtaient au nouveau fruit de l’arbre de la connaissance, qui n’était autre que la mixture, seule capable de les rendre « semblables à des dieux et connaissant le bien et le mal », et enfin un texte volontairement interrompu : deux versets décrivaient l’état du monde en l’an zéro, le troisième disait « quand Omasanty survint », précédant des points de suspension et la mention « à suivre ».
On procéda au vote, texte par texte. Jason s’attendait à voir dès le premier toutes les mains se lever sauf celle de Justine ; à sa grande surprise, ils ne furent que trois, sœur Pirouette, Annabelle et lui, et quel étrange regard lui jeta alors Justine ! René, Odette et Aurore votèrent pour les papillons de nuit qui se jetaient dans la flamme, Ludo pour la mixture devenue fruit de l’arbre de la connaissance et Justine pour les trois versets interrompus.
Il y avait donc égalité, un cas qu’ils n’avaient pas prévu. Annabelle proposa de diviser la journée en deux et de travailler successivement les deux textes ; le reste du groupe voulait un texte unique. Inutile de faire revoter tout le monde, personne n’allait changer d’avis ; il fallait juste demander à Ludo et à Justine de se prononcer entre les deux finalistes. Et s’ils en choisissaient un chacun, on n’aurait plus qu’à tirer au sort.
On se tourna d’abord vers Ludo réadossé à Annabelle, qui dit en haussant les épaules qu’entre les graines et les papillons de nuit, eh bien, c’étaient les graines.

Bas relief.

Puis, tout le monde regarda Justine, illuminée par le soleil levant à en être vermeille. Elle avait une drôle d’attitude. Visage fermé, tête basse, elle tenait ses mains sur ses genoux, agrippées l’une à l’autre. « On n’a qu’à dire qu’il a choisi, fit-elle entre ses dents. Vous n’avez pas besoin de moi…
‒ Tu votes comme lui ? insista Aurore, assise près d’elle et tournée vers elle.
‒ Je m’abstiens, articula-t-elle sans relever la tête.
‒ Comment ça, tu t’abstiens ? Tu ne peux pas ! » Aurore aussi était illuminée par le soleil, les yeux étincelants. Elle restait calme en apparence, mais il suffisait de voir son regard pour savoir que son indignation de jeune autrice biblique devant ce refus de vote ne le cédait en rien à celle de Mme Diocèse devant la perspective de béatifier une vivante.
« Pourquoi ça ? demanda tranquillement René. Elle est peut-être l’autrice d’un des deux textes, et peut-être qu’elle n’aime vraiment pas l’autre. »
Oui, ce doit être ça se dit Jason, elle ne peut pas voter pour les graines, et elle est choquée par l’histoire des papillons de nuit. Mais pourquoi le vivre si mal ?
« Justement ! En ce cas elle DOIT voter pour l’autre ! C’est l’engagement que nous avons tous pris : être prêt à accepter n’importe quel autre texte si le groupe le choisit…
‒ De là à le faire choisir par le groupe en votant pour lui, il y a de la marge… »
Même sans élever la voix, René et Aurore s’affrontaient. Il était curieux de le faire au-dessus du dos rond de Justine et de sa tête baissée, en parlant de ses motivations à sa place. Ce qui était plus curieux encore était qu’elle les laisse faire, immobile, prostrée, tassée sur elle-même comme si elle voulait disparaître. Jason la regardait et découvrit avec surprise qu’il ne la comprenait pas du tout. Il avait compris et partagé son exaltation du 6 juin, mais pas sa colère de la veille ni son accablement présent.
« Moi, je crois qu’elle ne peut pas choisir parce qu’elle les aime tous les deux, commença Annabelle. Ce qui montre bien…
‒ Je ne peux pas choisir parce que je n’aime AUCUN des deux », dit Justine d’une voix étranglée qui s’affermit en parlant. Elle releva enfin la tête et les défia tous du regard, Jason compris : « Je ne veux pas choisir entre ces deux textes car ils sont tous les deux neurosuprémacistes, comme les autres, d’ailleurs. Vous avez tous écrit que la mutation était envoyée par Dieu pour sauver l’humanité…
‒ Pas moi, en tout cas ! protesta René. Moi, je me suis arrêté à “quand Omasanty survint”. Après, c’était au groupe de continuer. La vérité sur ce qui s’est passé, je considère que je ne peux pas la trouver seul.
‒ C’était toi ? C’est pour ça que j’ai voté pour ton texte. » Les yeux de Justine cherchaient désespérément un allié, comme si être seule de son avis était un problème pour elle.
« Je t’en remercie, mais dire que tous les autres sont neurosuprémacistes, c’est un peu exagéré, non ? » Après cette question, René se détacha de la scène à la façon dont Jason lui-même avait appris à le faire en se posant comme blogueur ou comme journaliste. Il recula imperceptiblement, se mit en retrait et en observation.
Jason perdit des bouts de la suite : abasourdi d’entendre Justine taxer de neurosuprémacisme « Les graines étaient presque invisibles… », il s’était projeté le texte en premier plan et le relisait en essayant de comprendre ce qui avait pu lui donner cette idée. Évidemment, si on appliquait tout à la mutation…
Pendant ce temps, à l’instar de René, Odette et Annabelle s’étaient mises à défendre leurs textes respectifs : ce n’était pas être neurosuprémaciste que de constater qu’il y avait eu un choc de décroissance après l’an zéro, ce qui nous avait sauvés du dérèglement climatique annoncé, ni de remercier Dieu pour le monde de paix instauré par les libers ! Et Aurore était revenue à la charge sur le refus de vote. Si Justine ne voulait pas croire que la mutation pouvait être une chance de régénération spirituelle sans l’être automatiquement ‒ c’était bien le message, n’est-ce pas, de « Les graines étaient presque invisibles… » ? ‒ il lui restait son assimilation à un suicide de l’espèce…
« Ce n’était pas mieux, l’interrompit Justine. Les chenilles par rapport aux papillons de nuit, c’est une forme inférieure ; le sens de leur vie, c’est de se changer en papillons…
‒ Je les voyais pas comme inférieures ! protesta Ludo. Pour moi, c’étaient juste les bestioles d’avant. Celles qui gardaient leurs pattes sur les plantes au lieu de voler n’importe où et de faire n’importe quoi… »
La nouvelle qu’un Ludo de quinze ans était l’auteur du texte qu’ils avaient presque choisi, qu’ils auraient choisi sans le fair-play de l’adolescent appliquant la règle fixée et votant pour l’autre, acheva de régler son compte à l’exigence d’anonymat, remettant au centre la personne de l’auteur. René parut revenir à la vie pour faire l’éloge de la maîtrise du texte, de son économie de moyens, Annabelle, Odette et sœur Pirouette voulurent à leur tour féliciter Ludo, savoir comment l’idée lui était venue, et le goût d’écrire… Cela fit une diversion avec laquelle Aurore ne se commit pas et qui parut braquer plus encore Justine. Elle rompit ce concert de louanges en agressant Ludo ; elle criait à présent, comme la veille : son idée, alors, c’était le grand remplacement ? Seulement Ludo était trop jeune pour avoir entendu parler du théoricien allemand popularisé naguère par Daniel MeunierRemplaçant de Daniel Goujon devenu chef du gouvernement à la tête du Parti de l’Ordre, évidemment sapiens, il incarnait la tendance neurotypiste de celui-ci, et aurait souhaité un rapprochement entre la France et l'Allemagne de Ludwig Schwarz, mais disparait malgré lui de la scène politique lorsque Daniel Goujon envoie les Français au diable. Présent dans II : V ; mentionné dans II : VIII.. Remplacement, ouais, pourquoi pas ? De toute façon, les sapiens étaient de vieux débris, bons pour la cuve de recyclage. Et si certains d’entre eux étaient encore opérationnels pour faire des gosses et que ça ne les dégoûtait pas de se démener comme ça l’un sur l’autre, tout en sueur, comme dans les vidéos pornos, eh bien, leurs gosses muteraient, donc ils étaient une espèce en voie d’extinction, ou une forme dépassée, comme les chenilles.
« Je suis sapiens » déclara soudain Justine, se redressant, les regardant tous avec défi.
Dans l’instant de stupeur qui suivit, Jason se demanda comment il avait fait jusqu’ici pour ne pas voir l’évidence. Sans doute parce qu’elle était en quelque sorte le contraire d’Ulysse.
« Et alors ? demanda froidement Odette. On l’a tous été de naissance, il me semble.
‒ La mixture est en vente libre, lui dit joyeusement sœur Pirouette. Tu peux goûter, toi aussi, au fruit de l’arbre de la connaissance, Dieu ne nous l’interdit plus ; c’est ça que je disais dans mon texte. On ne rejette personne en disant ça, puisque c’est ouvert à tous ! »
Aurore reprit la parole. Elle n’avait pas souhaité qu’on transporte le débat sur ce terrain identitaire, mais puisqu’on en était là, est-ce qu’elle pouvait poser à Justine une question personnelle ? Pourquoi est-ce qu’elle n’avait pas voulu muter ?
Elle se regardèrent en face, Justine agressive et suppliante, Aurore douce et implacable. Puis Justine affronta le groupe. Pour commencer, à l’arrivée de la mutation, ses parents s’étaient installés à Strasbourg ; pendant les dix années suivantes, elle n’avait pas eu accès à la mixture, et on l’avait élevée dans l’idée que les mutants étaient des monstres déviants. Le neurotypisme alors, elle en avait eu sa dose, et elle l’avait haï de tout son être. Et puis, quand elle était arrivée à Paris en l’an 11, à l’âge de dix-huit ans…
Elle s’interrompit. Jason, de son côté, ajustait les fragments du puzzle. À seize ans, elle avait été diagnostiquée bipolaire, donc elle savait déjà à dix-huit ans qu’elle faisait partie des catégories pour qui la mixture représentait un grave danger. Est-ce qu’il allait pouvoir intervenir, ramener le calme, rapprocher les points de vue, comme jadis avec Antoine et Barnabé ? Est-ce que sa position d’observateur extérieur pouvait devenir une chance ?
« Pourquoi est-ce que je devrais me justifier ? demanda Justine. Et si à dix-huit ans, je me suis dit que ma liberté à moi, c’était de ne pas muter ? Si je suis pour un monde où on accepte l’autre comme il est ?
‒ Et qu’est-ce que tu es ? » demanda Aurore.
Les laisser s’exprimer d’abord, se dit Jason ; attendre, comme toujours, la fin du dialogue, les points de vue inconciliables, l’impasse constatée. Et bien sûr, laisser d’abord réagir le reste du groupe ; sinon, il ne serait pas légitime.
Justine parut réduite au silence. Aurore en profita pour marquer une pause oratoire. Derrière elle, le soleil était moins rasant, moins vermeil ; elle baignait avec Justine dans une nappe de lumière où tourbillonnait la valse lente des poussières dorées. Jason la regarda : elle était jeune, belle, fervente et dure, scintillante et froide. Il avait l’habitude de se cantonner à la position d’observateur, mais elle, vraiment, il ne l’aimait pas du tout, c’étaient les gens comme elle qui étaient les fléaux de toutes les religions, il y avait en elle l’étoffe d’une inquisitrice. Il allait avoir du mal à jouer les médiateurs parce qu’il n’était pas neutre : affectivement, il était du côté de Justine.
Aurore reprit, imperturbable. Elle n’avait pas voulu, pour sa part, qu’on renonce à l’anonymat ; elle aurait voulu ne plus penser aux graines invisibles comme à son texte puisqu’il était devenu leur texte. Mais puisque par élimination chacun savait désormais qu’il était d’elle, elle tenait à dire qu’elle croyait vraiment à ce qu’elle avait écrit : le don incomparable qui leur était fait d’une possibilité d’accès. Pour tous, une destruction de l’équilibre atteint précédemment, pour certains, des fissures irréversibles ou une explosion pure et simple, et à ce prix et éventuellement, la grâce d’éclore. Est-ce qu’elle avait besoin de leur rappeler que la Bible l’annonçait déjà, que c’était le « Va vers toi-même » de Dieu à Abraham, le sénevé minuscule qui devenait un arbre immense, le fameux « si le grain ne meurt… », le choix de celui qui en perdant sa vie la rend vraiment vivante ? Justine se tenait volontairement à l’écart de cela ; elle se gardait intacte et refusait sa chance unique de devenir autre, ou plutôt, elle-même.
Est-ce que personne n’allait la contredire ? Dans le silence qui parut s’éterniser, Jason les passa en revue l’un après l’autre. Où était l’harmonie de ceux qui avaient chanté ensemble le premier soir ? René s’était retiré derrière son visage fermé, son attitude impassible. Annabelle paraissait décontenancée par l’agressivité de Justine à l’égard du groupe. Les lèvres serrées d’Odette et ses regards hostiles disaient qu’elle ne lui avait pas pardonné d’être taxée de neurosuprémaciste. Quant aux deux autres, sœur Pirouette, bouche entrouverte, fixait Aurore avec une naïve admiration, et Ludo qui avait suivi des yeux chaque réplique semblait compter les scores et attendre le game over.
Jason s’apprêtait à leur demander à tous s’il pouvait intervenir, mais trop tard : Justine s’était levée d’un bond, elle était passée près de lui comme une furie, et, bousculant Odette, elle fonçait déjà vers les marches d’escalier.
« Si tu veux partir en claquant la porte, la conseilla Ludo, n’oublie pas de nous envoyer au diable : c’est plus stylé ! »
Elle ne répondit rien ; tête baissée, elle descendit en trombe et fit claquer la porte de toutes ses forces, sans ajouter un mot.
Il y eut quelques secondes de silence durant lesquelles tout le monde s’entreregarda, les uns un peu déconcertés, d’autres légèrement amusés. L’absence de compassion était flagrante.
Sœur Pirouette prit enfin la parole : « Elle a l’air bien mal dans sa peau de sapiens, cette jeune fille…
‒ Elle doit l’être, en effet, remarqua Odette, pour vouloir aller écrire le Livre de l’humanité nouvelle, comme si elle en savait quelque chose !
‒ Même confrontés à nous, les sapiens ne peuvent pas imaginer une humanité différente, déclara calmement Aurore. Ils ne savent être que dans l’affirmation du moi, la rivalité et le conflit. Ils seront toujours incapables de s’adapter à la vie sociale. C’est moi qui suis désolée, je n’aurais jamais dû l’inviter à venir… Ce serait quand même dommage d’en arriver à demander un résultat de test avant d’accepter quelqu’un parmi les auteurs anonymes… »
Cette fois, Jason en avait assez entendu. Il se leva : « Excusez-moi… Je reviens dès que je peux », dit-il poliment.

Il referma doucement la porte. Il ne voulait pas dégringoler les marches en courant, en appelant Justine, d’autant plus qu’elle devait lui en vouloir encore : il devinait mieux à présent les raisons de sa colère de la veille, il y avait ajouté le vote de ce matin… Il s’arrêta au contraire pour réfléchir. Elle avait son grand sac en bandoulière. Elle allait chercher aussitôt à quitter le Monastier. Mais il était à peine 7 h 35 : il la retrouverait sans doute place de l’Abbatiale, à attendre le prochain car.
Il descendit l’escalier dans le calme et, une fois au rez-de-chaussée, n’eut besoin que de pousser la porte. Justine était sur l’esplanade, assise à même le sol, dans l’ombre, adossée à la tour, jambes repliées sous elle. Elle était blottie contre la courbe du mur rond, appuyant la joue droite sur les pierres d’un gris foncé tirant sur le noir. Elle ne le voyait pas, elle fumait, les yeux mi-clos, absorbée toute entière par sa cigarette ; son visage se tendait, se creusait comme si elle n’était plus qu’un vide qui aspirait à s’emplir de fumée. Exactement le geste et l’expression de Paul. Jason la sentit plus que jamais familière, comme une sœur, comme une cousine.
Sans un bruit, il se colla au mur à son tour, jambes repliées sous lui, proche à la toucher.
Justine se vida de fumée et parut seulement remarquer sa présence ; elle le fixa à travers de grosses larmes qui ne coulaient pas et s’accumulaient contre ses cils épais et très noirs. « Tu vas manquer la suite… murmura-t-elle d’une voix étranglée.
‒ Ils en ont jusqu’au coucher du soleil, je peux bien en manquer un peu… »
Elle le regarda comme s’ils se retrouvaient à distance, à travers des vitres épaisses et troubles, et qu’elle ne pouvait pas croire encore que c’était lui. « Je n’aurais jamais imaginé ce qui s’est passé… J’étais contente qu’on ne donne pas nos noms de famille, je n’avais pas envie qu’on sache que mon père a été ministre de Daniel Goujon… »
Mais bien sûr ! Comment avait-il pu ne pas faire le rapprochement ? Cette façon tout à l’heure de dire : « Je suis sapiens », c’était exactement le mouvement de tête de Jérôme BissacPère de Justine ; militaire de carrière, il s’installe à Strasbourg peu après l’an zéro ; membre du Parti de l’Ordre, il commande à son entrée dans Paris l’armée de robots de Daniel Goujon et fait partie du gouvernement de ce dernier. Présent dans I : II et dans II : V. déclarant pour corriger la présentation d’Ulysse : « Je ne suis pas seulement le commandant de l’armée de robots, je suis le gardien des codes nucléaires. » Il faudrait qu’il lui dise qu’il avait rencontré son père.
« Tandis que je croyais que rejeter les gens d’une autre race, d’une autre espèce, c’était une attitude sapiens. »
Jason fit non de la tête, amusé et amer à la fois : « C’est une attitude humaine, qui confirme bien notre unité anthropologique… Et peut-être aussi un mauvais pli des auteurs anonymes, comme de tous les mouvements religieux. Moi, je me suis fait jeter dehors hier après-midi : l’animateur m’a dit que je n’avais pas ma place parce que j’étais trop raisonnable ; aucun des autres n’a protesté. Au passage, il y avait Odette dans le lot. Pire que toi, tu vois : c’est toi qui es partie, moi on ne m’a pas laissé le choix.
‒ La différence, dit-elle amèrement, c’est que toi, ça ne peut pas t’atteindre.
‒ Ne crois pas ça. L’avis des autres ne m’atteint pas en général, mais dans ce domaine-là, j’y ai vu un signe : pourquoi penses-tu qu’après, j’ai renoncé à écrire le tome III ? Je regrette de ne pas avoir eu le courage de t’en parler hier soir… »
Un silence. Le soleil se répandait sur l’esplanade, il effleurait à présent les chevilles de Jason et son côté gauche.
« Tu pars à quelle heure ? » demanda-t-il enfin.
Justine fit tomber d’une chiquenaude l’extrémité de cendre à la fois sur le sol et sur la jambe froissée de son pantalon, puis elle porta à nouveau la cigarette à ses lèvres. « Dès que j’ai une place, dit-elle dans un nuage de fumée. Il n’y avait pas de car avant midi, alors je me suis inscrite sur le site de covoiturage, sans préciser de direction. Au fait, tu n’en veux pas, tu ne fumes jamais ? Moi, c’est seulement quand je suis déprimée. »
Il se contenta de secouer la tête. Le soleil lui chauffait le flanc. Il prit conscience que depuis leur rendez-vous de la veille sur le muret du rempart, il n’avait pas cessé d’avoir froid, dans le dortoir, sous la douche, dans les rues du Monastier, contre la paroi arrondie du sommet de la tour. Ils ne pouvaient pas se quitter comme ça, il y avait tant de sujets à traiter, tant de malentendus à dissiper ! Plus que jamais, il eut l’impression d’avoir ouvert trop de fenêtres à la fois, et de ne pas savoir les gérer toutes.
Il commença par parler de son vote : il n’aurait jamais réduit les graines à l’expérience de la mutation ! En fait, il avait fallu le commentaire d’Aurore expliquant ce qu’elle avait voulu dire dans son texte pour qu’il comprenne ce que Justine y avait lu dès le départ. Il y avait donc quelque chose de sain dans cette histoire d’auteur anonyme : si « Les graines étaient presque invisibles… » avait été adopté sans glose puis retravaillé par le groupe, ce dernier aurait été libre de lui faire dire plus de choses encore, et d’arriver à une version finale qui n’exclue en aucun cas les sapiens.
« Alors, tu crois que je n’aurais pas dû me braquer comme ça ?
‒ Je crois que tu as réagi comme tu es, faisant exploser le cadre, forçant chacun à se dévoiler. Le neurosuprémacisme que tu as senti, il existait vraiment. C’est certain en même temps qu’il y avait d’autres stratégies possibles. Moi, j’aurais pu jouer un autre rôle si je ne m’étais pas découragé au point de ne plus vouloir participer. »
Justine se détourna vers le mur sur lequel elle écrasa sa cigarette. Elle conclut avec amertume : « De toute façon, les grandes aventures avortées, c’est ma spécialité… »
Puis elle se mit à parler d’Aurore. Elle s’était inventé depuis la veille qu’elle allait devenir une amie, juste parce qu’elles s’étaient rencontrées dans la nef d’une église pour la Pentecôte, qu’elles avaient chanté et prié ensemble, et qu’en la voyant transportée par les psaumes de Glastonbury, Aurore lui avait révélé ce rendez-vous biblique. Bien sûr, c’était aussi pour compenser… Et ça n’avait rien à voir avec le partage qu’il avaient eu tous les deux : elles ne se connaissaient même pas, Aurore ne s’était pas du tout intéressée à elle. C’était surtout parce qu’elle aurait tellement voulu avoir une fille pour amie. Elle s’interrompit, fouilla dans son sac, en tira nerveusement une nouvelle cigarette, essaya à trois reprises de l’allumer. Enfin rassurée par le cylindre de papier qui se consumait entre ses doigts, elle expliqua qu’elle avait rêvé toute sa vie d’avoir une amie intime, comme les autres filles. Elle avait essayé mille fois. Toujours, la fille choisie la repoussait, ou la trahissait, ou la décevait, ou se lassait d’elle. Les autres femmes ne pouvaient pas l’aimer. Elle s’emplit à nouveau de fumée, la rejeta lentement et à regret avant de dire dans un souffle : « J’ai l’impression qu’elles sentent en me voyant que j’ai noyé ma jumelle et que c’est pour ça qu’elles me repoussent… » De nouvelles larmes affluèrent dans ses yeux, toujours sans parvenir à couler.
« Et moi je suis sûr, répliqua Jason avec force, que tu ne l’as pas noyée. » Il ne feignait pas l’assurance pour la réconforter. À tort ou à raison, l’histoire pour lui était aussi limpide que l’eau de la baignoire quand les trois petits y étaient entrés en tremblant et en riant. C’était le frère aîné de presque quatre ans qui avait chahuté avec ses petites sœurs, renversé l’une d’elles dans l’eau, peut-être même, lui avait enfoncé la tête. Il devait bien le savoir au fond, c’était pour cela que consciemment il ne se rappelait rien, pas même avoir eu un jour deux sœurs au lieu d’une, et pour cela que depuis l’adolescence il buvait comme un trou et accumulait les conduites autodestructrices. Mais il n’aurait servi à rien de le dire à Justine qui adorait son frèreJonathan Bissac : fils de Jérôme Bissac, frère aîné de Justine. Mentionné dans II : II.. « Tu ne m’as pas dit comment elle s’appelait ?
‒ Judith, répondit-elle en se frottant les yeux. C’est elle qui avait le vrai prénom ; moi, on m’en a juste trouvé un dans le même genre, quand on a su que nous étions deux. »
Judith : la femme qui tue l’homme dans son sommeil. Son rêve lui revint d’un coup, comme une déferlante. Le bébé hostile, le bébé féroce aux grands yeux noirs et à la petite bouche fermée… Il faudrait qu’il lui dise qu’il avait vu en rêve sa sœur jumelle.
« J’aimerais qu’on se revoie à Paris », fit-il sans transition.
Un silence. Elle fumait, immobile, sans paraître l’avoir entendu. Il était fendu en deux : sa moitié gauche était au soleil. Enfin Justine écrasa sa seconde cigarette et se tourna vers lui, les yeux secs, même s’ils étaient encore bien rouges.
« Donc, maintenant que tu sais que je suis sapiens, tu veux qu’on se revoie ! Qu’est-ce que ça change à ce que tu m’as dit hier soir ? »
Il s’expliqua de son mieux. S’il avait su qu’elle était sapiens, il n’aurait jamais eu l’idée de lui proposer ce qu’il appelait amitié et qui ne pouvait convenir qu’à des libers. Il aurait su d’emblée qu’il fallait l’intégrer parmi ses proches, qu’il fallait faire de la place dans sa vie pour lui en laisser. Tout en disant cela, il pensait aux conséquences. Il faudrait la présenter à ses cousins, trouver une formule intermédiaire entre l’arrivée de Paul devenu aussitôt le centre dynamique de leur groupe, et l’addition intermittente et distante d’Ulysse. Antoine serait de son côté, il apprécierait Justine. Mais il faudrait compter avec l’hétérosexualité tapageuse d’un Paul irréductiblement réfractaire au concept d’Éros exclu, et, pire encore, avec l’hostilité déclarée de Raoul, qui ne voudrait pas d’intruse, qui détestait toutes les femmes. Cependant, il était prêt à essayer. Le soleil l’avait gagné tout entier, il commençait enfin à se réchauffer.
Justine était toujours dans l’ombre et continuait à secouer la tête : « J’ai l’impression que tu n’y tiens pas plus que ça…
‒ Je ne peux pas y tenir pour l’instant : je ne suis pas encore attaché à toi. Mais je le deviendrai vite, si tu acceptes.
‒ C’est pratique, mais plutôt froid ! commenta-t-elle avec amertume.
‒ C’est dommage que tu m’en veuilles d’être comme je suis…
‒ Je ne t’en veux pas. Plus maintenant. J’ai compris que tu ne pouvais pas être autrement. C’est ce que je disais dans mon texte… qui ne t’a pas intéressé du tout, je l’ai bien vu ! »
Son texte : l’histoire de la rencontre entre la brebis perdue et la chèvre vagabonde ! « Tu parlais de nous deux ! s’écria-t-il. Désolé pour le délai entre la commande et le drone : c’est quand même plus clair maintenant que je sais qu’il est de toi et que tu es sapiens… »
Justine, plus chaleureuse, expliqua qu’elle lui avait pardonné en écrivant. En mettant des mots sur ce qui les séparerait toujours. Sur l’amitié entre eux, forcément impossible. Tout en l’écoutant, Jason avait rouvert le texte en surimpression sur l’esplanade ensoleillée. Il relisait la fin. Autant dire qu’il la découvrait. La chèvre avait appris à la brebis perdue l’indépendance et l’esprit critique.
La brebis de son côté aurait voulu lui apprendre l’amitié et la solidarité. Est-ce qu’elle retourna seule dans l’enclos ? Est-ce que la chèvre accepta de l’accompagner ? La seule certitude, c’est que le Bon Berger pouvait faire paître ses brebis dans l’enclos, ses chèvres dans la montagne, puisqu’à ses yeux à lui le troupeau était un.
Il la coupa : « Tu crois vraiment ce que tu as écrit à la fin : que l’unité de l’humanité ne peut pas être vécue à notre niveau ? »
Elle allait répondre, et s’interrompit avant d’avoir prononcé un mot : un message était tombé sur son Iph.
« C’est bon, dit-elle en se levant, j’ai une place tout de suite dans la voiture de Mgr Wauquiez. Au revoir, Jason… Peut-être qu’on se reverra un jour, si…
‒ Tu veux dire que la délégation du diocèse n’est pas encore partie ? »
Justine qui s’en allait s’arrêta dans son mouvement et dans sa phrase : « Non, pourquoi ? Hier, elle était avec nous dans l’église St-Jean, jusqu’au soir.
‒ Et elle a entendu chanter les psaumes de Glastonbury ? »
C’était trop tard, Justine était partie, elle rapetissait tout là-bas avant de disparaitre. On était loin de la capsule de perfection du 6 juin : tout dans cette fin était frustration et inachèvement, jusqu’aux dernières répliques hors-sujet. Au lieu d’une image à graver en mémoire, il ne restait plus d’elle, suspendues devant ses yeux, que les lettres évanescentes du texte qu’elle avait écrit pour parler de leur rencontre inaboutie. Une dernière fenêtre à refermer.

Plante rejetée par marée.

À présent, l’esplanade déserte était un écran vide. Devant le silence qui y régnait ce lundi de Pentecôte à 8 h du matin, une partie de Jason cherchait déjà dans ses favoris la musique du 8 juin 17. Il se surprit à le faire, s’arrêta net, et le découragement le submergea. Une vague noire. Une lame de fond. Qu’est-ce qu’il faisait ici, assis au pied du mur, sans bouger et sans envie de bouger ? (« Tu comptes rester assis comme ça jusqu’au Jugement dernier ? ») Qu’est-ce qu’il faisait sur cette place ? au Monastier ? en France ? en vie ? Son travail de journaliste ? Est-ce qu’il rimait à quelque chose ? Aller de l’avant, le précepte absurde qui lui avait fait quitter Moscou pour Irkoutsk, Sidney pour Nouméa, Nouméa pour Lifou, puis rester des mois devant l’océan désert… Brûlure du soleil sous ses paupières closes, il était toujours sur la même grève, et n’avait plus nulle part où aller. Al Bahatte assassiné, Ilena perdue, Carousse éventré, Madeline noyée : la litanie des heures sombres. Et Justine partie. À quoi bon remonter au sommet de la tour pour y éprouver son absence et observer les six autres peaufinant jusqu’au soir le texte d’Aurore et son message neurosuprémaciste ? Pour en tirer quoi ? Un article intitulé « La tolérance est-elle enfin devenue une vertu biblique ? » ‒ la réponse serait non ‒ qui raconterait que les auteurs anonymes n’avaient aucune idée du contenu de leur futur Troisième Testament, qu’ils se cooptaient dans la foule en distribuant des arcanes de tarot, ou simplement en donnant l’heure et le lieu de leur prochain rendez-vous, qu’ils admettaient les chamanes et les incroyants, mais excluaient tout de même, pour un oui ou pour un non, les rationnels, les gêneurs, les sapiens, ou plutôt, celles et ceux qui avaient le malheur de critiquer le fonctionnement de leurs groupes ? Était-ce vraiment cela qu’il avait vu, rien que cela ? Autant dire que l’humanité nouvelle était aussi rouillée que l’ancienne et le prétendu tome III, un tas de ferrailles à démolir à coups de pied ! Est-ce qu’il avait seulement vu quelque chose avant d’aller plus loin, de passer à un autre sujet ? Qu’est-ce qu’il était, au fond, capable de voir ?
La vague noire passait : elle passait toujours. Elle laissait derrière elle, comme une écume, la dernière question. Le projet du tome III le confrontait aux limites du journalisme. Il n’avait pas distingué sainte Sibylle dans l’assistance, il l’avait juste aperçue de loin au micro. Il n’avait pas vu l’ange dicter « Les graines étaient presque invisibles… », le texte qui valait mieux que son autrice. Dire ce qu’il avait vu, c’était aussi reconnaître l’étendue de ce qu’il n’avait pas pu voir, mettre des mots sur son ignorance et sur ses questions. Et enquêter ! Chercher à apprendre quel ménage bon ou mauvais la responsable diocésaine avait fait avec l’introduction d’une série de nouveaux psaumes dans le psautier. Chercher à en savoir plus sur sainte Sibylle. Puisqu’elle était vivante, puisque c’était l’une des Thélémites locales, ne pas quitter le Monastier avant de l’avoir rencontrée. Rester un soir de plus, après le départ des visiteurs de la Pentecôte, et, si possible, profiter de la foire pour s’acheter un pull, de confection et en pure laine.
L’aventure continuait. Aller de l’avant pour tout regarder et pouvoir tout raconter était redevenu non une solution mais une réponse, sa réponse au monde. Une série d’articles épars ferait de lui sa vie durant un diseur de vérités partielles, toujours à compléter, toujours à corriger ; il ne dirait jamais son dernier mot. En se relevant, il se souvint du texte bref de René pour lequel Justine avait voté : qui sait si la plus grande sagesse, biblique ou pas, n’était pas dans la phrase inachevée précédant la mention « à suivre » ?

Lune et nuages.

un texte d’Isabelle Cani.

2 Commentaires

  1. Ann

    J’avais lu une première version de cette nouvelle dans laquelle plusieurs point me gênaient et je préfère de loin le texte final et les images qui permettent de se plonger dans l’ambiance.

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    • Isabelle Cani

      Merci, Anne ! J’ai fait trois versions successives et vraiment différentes de cette nouvelle ; les deux premières s’appelaient « Les partenaires du tome III » ; il n’y était pas question du devenir de l’Eglise catholique, et dans l’avant-dernière (déjà meilleure que la première dans laquelle il ne se passait vraiment rien) les ateliers bibliques étaient officiels et sponsorisés par Myzon, comme l’écriture du Troisième Testament. Je crois aussi que cette version-là est bien meilleure.
      J’en profite pour répondre aussi à Simone qui a mis à la fin de « La mort et l’Argonaute » un commentaire qui vaut pour les deux premiers tomes. Je me doute que la plupart des lecteurs ne se donneront pas la peine de relire pour apprécier des améliorations, donc je ne peux tenir les neuf nouvelles suivantes pour finies que quand elles composent un tome qui a son unité : le tome II est autour de la confrontation entre sapiens et liber, le tome III sera autour de la transformation des individus et de la société. Bien souvent, concernant la description du monde, certains détails de moeurs ou certaines réflexions des personnages se déplacent d’une nouvelle à l’autre pour aboutir en fin de tome à leur place définitive. Donc, si certains ont envie de savoir la suite, il vous faudra encore de la patience. Et je serais heureuse en attendant d’avoir plus de commentaires !

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